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Pour l’honneur/14

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ÉPILOGUE


« Comme te voilà beau ! Tu n’es pas fatigué, Greg ? On ne peut plus te nommer petit Greg ; tu m’arrives au front, moi qui suis très grande.

« Alors, tu reviens d’assister au mariage du comte de Trop ? Qui nous l’eût dit, il y a quelques années, que tu assisterais à son mariage et que tu rapporterais de la noce une figure épanouie ? »

Catherine Dortan le regardait dans les yeux en disant cela.

Et Greg riait, l’air parfaitement heureux.

Il allait sur seize ans et portait avec élégance l’uniforme du collège Bretennière, où Pierre le faisait élever.

On le nommait Grégorio là-bas, comme au IVe siècle les jeunes étudiants d’Athènes appelaient son saint et illustre parrain : Grégoire de Naziance ; ou bien encore : docteur Chaverny.

Car il n’était pas un bobo qui ne passât par ses mains avant d’aboutir à l’infirmerie, rendue inutile bien souvent, grâce à l’intuition qu’avait Greg des premiers soins à donner.

C’est en retournant à Dijon qu’il s’était arrêté à Beaune entre deux trains, afin d’embrasser sa vieille amie Catherinette et de lui conter ses impressions.

Premier garçon d’honneur avec Jeanne Lavaur, voilà quel avait été son rang à la cérémonie.

Venaient ensuite Omer Nochard, de Mortagne, Dolmer, Courtois : tous, au bras, les amies de la radieuse épousée.

Lorsqu’ils se disaient au revoir, là-bas, à Dôle, les sous-officiers de dragons, ils n’avaient pas prévu que ce serait le mariage du comte de Trop qui les réunirait…

Un seul d’entre eux avait pu assister à celui de Pierre, deux ans auparavant, expliquait Greg à Catherinette, tout en revenant lentement vers l’hôpital, où elle lui avait préparé, dans sa chambre, un bon petit goûter, le croyant encore un bébé sensible aux friandises.

« Reprends donc de plus loin, depuis le commencement, veux-tu ? Il y a des détails que je n’ai jamais connus, d’autres que j’ai oubliés…

— Nous nous sommes si peu vus l’année dernière ! Toutes les vacances, vous les avez passées aux Égrats ?

— Oui. J’avais profité du moment de répit que me donnait ma santé pour aller tenir compagnie à mon père durant une absence de mon frère Alban et de sa femme.

— Le commencement, fit Greg, secouant sa tête brune avec un vieux regain de mélancolie, au souvenir de ce temps-là : il n’est pas gai, le commencement !

« Quelle semaine, celle qui a suivi notre retour de Paris, Catherinette ! »

Greg différa un instant d’entreprendre le récit que lui demandait la vieille fille pour lui offrir son bras, disant :

« Appuyez-vous bien, ma bonne Catherinette ; je suis fort, allez ! »

Elle se redressait, toute fière de marcher au bras de ce gentil cavalier. Et lui souriait, fier aussi de servir de soutien à l’amie de sa maman.

Il reprit :

« M. Pierre voulait à toute force avoir l’air satisfait. J’aurais mieux aimé qu’il pleurât du matin au soir que de lui voir la figure qu’il avait !

« Et je ne savais rien de rien ! si ce n’est ce que m’avait dit en sanglotant l’oncle Charlot :

« — Pas… possible… »

« De ma vie je ne me suis senti si malheureux. Non, non ; pas même après la mort de mon grand-père ; pas même après que j’eus enterré ma mère Norite et que j’étais, seul avec mes oies, en chemin pour l’inconnu…

« La vieille dame s’en allait, pleurant tout bas son argent : aucun ne parlait. On aurait cru qu’il y avait la mort dans la maison à nous voir marcher pareils à des ombres et fermer les portes en grand silence.

« Nous n’apercevions même plus Mlle Gabrielle. Son père les avait fait venir à Chalon, elle et bonne maman.

« La femme de chambre prétendait bien que c’était pour quelques jours ; mais la cuisinière affirmait avoir entendu parler d’un grand voyage…

« Au résumé, on ne savait rien de précis.

« C’est moi, maintenant, qui lissais les cheveux de l’oncle Charlot et fleurissais sa boutonnière. Je ne le quittais pas, ne devant plus retourner à l’école, puisque, à Pâques, j’entrais au collège.

« Un matin, je conduis M. Saujon dans son fauteuil roulant jusqu’aux pelouses, à l’entrée du labyrinthe, où, la veille, j’avais vu des violettes en fleur.

« Je me souviens qu’il faisait un joli temps, un temps gai, Catherinette, un de ces jours où, sans savoir pourquoi, on a envie de rire, malgré soucis et chagrins.

« C’est le soleil du printemps qui vous entre dans la peau, je me figure, et qui s’en va jusqu’au fond, dans le noir du cœur, y porter l’envie de se réjouir.

« Encore un peu, j’aurais chanté.

« Ça me mettait si bien en colère de me sentir presque joyeux qu’il me prenait des tentations de me battre.

« Pour me forcer à être triste, je me tournai vers l’oncle Charlot, qui, lui, gardait sa figure désolée, et je lui dis :

« — Ces violettes embaument ; je vais vous en cueillir un bouquet. »

« Il me faisait presque autant pitié que M. Pierre.

« J’étais accroupi dans l’herbe, à deux pas de lui, quand j’entends grincer la porte du jardin. Je lève un peu la tête pensant que c’était peut-être bien notre chasseur. Il était parti dès l’aube pour aller tirer des bécasses dans les bois ; il ne devait pas revenir déjeuner ; mais, l’ennui le gagnant partout, rien d’étonnant qu’il eût changé d’idée…

« Et qui est-ce que j’aperçois au lieu de M. Pierre ? Mlle Gabrielle qui venait vers nous.

« Elle n’avait pas l’air joyeux, tant s’en faut ! Et la voilà qui dit à l’oncle Charlot en l’embrassant :

« — Mon vieil ami, j’ai pris une grande détermination. Il le fallait… puisque tout le monde, M. Pierre comme les autres, juge que je devais dire oui… Je me suis fiancée hier à mon cousin Marc.

« Il mérite bien qu’on l’aime, le cher garçon, mais… »

« La voilà qui se met à pleurer, la tête sur l’épaule de l’oncle Charlot, auprès de qui elle s’était assise.

« Si j’étais embarrassé de savoir quoi faire, vous vous en doutez, Catherinette !

« Après qu’elle s’est un peu remise, elle reprend :

« — J’ai de la peine à la pensée que je quitterai Dracy, bonne maman, vous tous…

« Je n’aurais pas cru que l’on pût pleurer quand on se fiançait ; mais bonne maman, qui m’a vu les yeux rouges ce matin, m’a assurée qu’elle avait pleuré toute la nuit, elle, quand on lui avait fait promettre d’épouser mon grand-père, parce que c’est très grave une pareille résolution, et que, après tout, on entre dans une vie nouvelle où beaucoup de peines nous attendent » : ce sont ses propres paroles.

« Vous ne le direz à personne, oncle Charlot, absolument à personne ! que je suis venue vous confier cela et que j’ai encore un peu pleuré. Voilà que c’est fini. Au fond, je suis très contente.

« Ce pauvre Marc… Il m’a dit ce matin, dans sa joie de voir son avenir fixé : « Il y aura donc au monde quelqu’un pour qui je ne serai pas le comte de Trop » !

Greg s’interrompit de faire parler Gabrielle, observant à Catherine Dortan :

« Et moi, je pensais : il se fourre le doigt dans l’œil jusqu’au coude ! S’il a jamais été le comte de Trop, c’est bien aujourd’hui.

« Puis, ennuyé à la fin d’avoir l’air d’écouter sans qu’on le sût, je me relève et je vais offrir mes fleurs à Mlle Lavaur.

« — Comment ! ami Greg, tu étais là ? »

« Elle paraissait un peu fâchée ! Je réponds : « oui » de la tête, en larmoyant, mais en larmoyant si fort que ça ressemblait à des beuglements : on aurait dit qu’on m’écorchais. Elle était loin, mon envie de chanter !

« Et pas moyen de me taire : plus j’essayais, plus je criais fort.

« Je me mets à protester :

« — Eh bien, s’il l’a dit, M. Pierre, qu’il fallait que vous épousiez votre cousin, il a menti une fois dans sa vie, et c’est ce jour-là. »

« Et me revoilà à beugler de plus belle. Je crois que ça l’ennuyait, ce que je venais de dire. Elle avait l’air de ne savoir quoi répondre.

« Après avoir embrassé bien fort l’oncle Charlot et pris le bouquet que je lui offrais, elle insista :

« — Je n’ai prévenu personne que je venais ; n’en parlez ni l’un ni l’autre : Marc fera sa visite à Mme Saujon cet après-midi. »

« Bien vite elle se sauva.

« Moi, je beuglais toujours.

« Ainsi, c’est son cousin qu’elle allait épouser !… Voilà surtout ce qui me mettait en fureur, car, si je l’eusse appris à temps, il y aurait eu du remède.

« J’en vins à ne plus pouvoir tenir ma langue. Me plantant droit devant l’oncle Charlot, que cette nouvelle paraissait avoir pétrifié, tant il restait immobile et muet, je lui dis :

« — C’est un malheur ! et un malheur pour tout le monde, que ce mariage-là. Je sais, moi, qui M. Marc aurait dû épouser. Il n’aurait pas été « le comte de Trop » pour elle !

« Oui, je le sais. »

« L’oncle Charlot me fit signe de parler.

« — Eh bien, voilà ce que je sais. L’autre jour, quand Mlle Blanche était ici avec sa sœur et qu’elles m’ont appelé pour jouer au croquet, nous avons vu tout à coup arriver M. Marc. Il descendait de voiture devant la maison. On a jeté là les maillets, naturellement.

Et, avant de rejoindre tout le monde au salon, en arrangeant ses cheveux, que le jeu avait pas mal défrisés, Mlle Blanche s’est exclamée :

« — L’uniforme lui va-t-il assez bien ! C’est fâcheux que je n’aie pas voix au chapitre : il ne le quitterait jamais. Quel superbe officier cela ferait ! Et si brave ! »

« Il ne devait pas être encore question de fiançailles avec sa sœur ; en tout cas, elles n’étaient point au courant de ce maudit projet, car Mlle Jeanne a répliqué en riant :

« — Tu es sans cesse à chanter les louanges de Marc ; songerais-tu à l’épouser ? »

« Mlle Blanche est devenue plus rouge qu’une cerise. Et je ne pense pas que ce qu’elle a répondu veuille dire non ; le voici :

« — Cela ne regarde que mon cousin, ma petite. Si tu supposes qu’il tienne à le savoir, dis-lui qu’il s’en informe. »

« — Qu’en pensez-vous, oncle Charlot ? »

« Alors, lui, tout de suite me fait un signe, et commande :

« — Va… »

« Aller où ?…

« Il m’indique la grille du regard.

« — C’est Mlle Gaby que vous réclamez ?

« — Non, non, non…

« — Mais qui alors ?… »

« Enfin, j’arrive à comprendre qu’il désirait parler au comte de Trop.

« Je vole !…

« Celui-ci me suit sans se faire prier.

« Une fois devant le fauteuil de M. Saujon, nous voilà tous les deux à le regarder pour essayer de deviner ce qu’il veut dire.

« Alors le pauvre vieux bégaye :

« — Greg… est… ma voix. »

Et, à moi : « Parle. »

« Si cela m’allait ! vous le pensez, Catherinette. Je ne me suis pas fait prier, je vous l’assure, et j’ai répété tout ce que Mlle Blanche avait dit devant moi.

« Le comte de Trop écoutait, bien surpris.

« Après que j’eus débité mon histoire, l’oncle Charlot joignit ses mains, les souleva, ce qui demande un effort terrible de sa part, et, s’y reprenant à dix fois, finit par articuler en pleurant lui-même :

« — Gaby pleure… Pierre… malheureux. »

« M. Marc nous regardait l’un après l’autre, l’air indécis…

« Enfin, il me commanda d’une voix très douce :

« — Dis tout ce que tu sais, mon petit Greg, tout ! »

« Ça me délie la langue de la belle façon, ce commandement-là !

« Et je me mets à lui conter ce qu’avait rêvé l’oncle Charlot, et que M. Pierre et Mlle Gaby avaient l’air de si bien s’entendre que l’oncle se croyait déjà à la noce, et tout le reste…

« — Voilà donc pourquoi ma cousine a pleuré… Ah ! les braves cœurs qui se sacrifiaient pour moi ! J’y vais mettre bon ordre, rassurez-vous », s’écrie le comte de Trop.

« Et il part en courant.

« Comment s’y est-il pris, je n’en sais rien, ni personne…

« Le soir, M. Pierre et lui ont eu une grande explication. Puis, le lendemain, le comte de Trop est rentré à son régiment.

« Alors ont eu lieu les vraies fiançailles ! Malgré les peines de la vie prévues par bonne maman, à celles-là personne n’a pleuré !

« M. Pierre et Mlle Gaby se sont mariés au mois d’août suivant, vous vous le rappelez, Catherinette : je vous l’ai écrit.

« M. Nochard est venu de Vendée pour assister à la noce, et M. Marc a été garçon d’honneur avec Mlle Blanche.

Il avait été admis à Saumur le mois précédent.

« Elle paraissait si fière et si ravie d’être au bras de son cousin, Mlle Blanche ! Ils ont passé les vacances à la Foussotte. La moitié du temps, ils étaient chez nous pendant le voyage de noce de M. et Mme Pierre, et on voyait qu’ils s’aimaient bien.

« Savez-vous par où M. Marcenay a ramené sa femme ? Par la Bretagne. Ils ont choisi ensemble, l’emplacement où sera construit le sanatorium projeté.

« C’est le comte de Trop et sa fiancée qui ont été parrain et marraine de la petite chérie née il y a deux mois.

« Oh ! Catherinette ! quel trésor que cet amour de petite fille ! Jusqu’à la vieille dame qui en raffole, si bien qu’elle en a oublié presque ses maux d’estomac.

« On l’a nommée Marie-Blanche-Hélène : et c’est le nom d’Hélène qu’elle portera…

« Lorsque M. Pierre me l’a dit en la déposant sur mes genoux, à mon arrivée, l’autre jour, j’ai été tout saisi. Je l’ai regardé sans rien répondre ni demander…

« Mais il faut croire que mes yeux ressemblaient à deux points d’interrogation… Il a ajouté tout de suite en caressant les cheveux dorés de la mignonne :

« — C’est un nom qui doit te plaire, puisque c’était celui de ta mère, Greg. Mais il a existé une autre personne qui s’appelait ainsi… Celle-là ! il faut absolument qu’elle protège ma fille pour que la chérie soit heureuse… »

« J’ai pensé :

« — N’ayez crainte ! Il y a quelqu’un qui le lui demandera soir et matin, toute sa vie… »

« Mais je ne pouvais pas le dire, n’est-ce pas, Catherinette ?…

« Mme et M. Marc Aubertin vont habiter Lyon ; c’est dans cette ville qu’est le régiment du comte de Trop ; — il n’a pas perdu son nom dans la famille, encore qu’il n’y ait plus aucun droit, — fit Greg en riant.

« L’année prochaine, on posera la première pierre du sanatorium que M. Marcenay et lui ont décidé de fonder là-bas, où est né mon grand-père et sous son nom, afin de réhabiliter sa mémoire.

« Nous avons comploté quelque chose avec Mlle Jeanne, qui, elle, veut être sœur hospitalière. Elle entrera à l’hôpital de Beaune, et, une fois professe, obtiendra d’essaimer à Rokyver avec vous et quelques religieuses, pour m’aider à soigner nos petits malades.

— Cela pourra se faire, murmura Catherinette Dortan ; en tout cas, ce n’est pas moi qui y contredirai. »

Greg releva la tête, un rayonnement attendri dans ses yeux noirs, en reprenant :

« Lorsque le nom calomnié de Jean-Baptiste Legonidec brillera en lettres d’or au fronton du sanatorium fondé en partie avec l’argent qui lui eût appartenu, et que moi, son petit-fils, par la protection de mon père adoptif, — je peux bien appeler M. Marcenay ainsi après ce qu’il a fait pour moi, — je serai devenu le médecin de ces petits enfants qui apprendront à vénérer le nom de mon grand-père, c’est alors que tout sera pardonné, oublié, réparé, dites ? Catherinette… »


P. Perrault
FIN