Pour lire en bateau-mouche/13

La bibliothèque libre.

La fin de l’Angleterre

La concurrence américaine. — La fin de la houille. — Sa conquête par les États-unis. — Et Édouard ?

C’est évidemment une très grosse nouvelle, une nouvelle tout à fait sensationnelle ; mais c’est cependant l’exacte vérité : l’Angleterre est à la veille de devenir une colonie américaine !

À ce propos mon excellent confrère Grimm a publié plusieurs articles dont je veux citer les passages suivants, aussi suggestifs que concluants :

« … La suprématie de l’Angleterre, naguère encore un dogme économique sans hérétiques, est attaquée, en Angleterre même, par « frère Jonathan » et, sur certains points, conquise par lui ! En 1900, il a pu vendre, dans les Îles Britanniques, 44 000 tonnes de 43 pieds cubes d’acier brut, 84 locomotives, 128 moteurs fixes, 13 847 tonnes de fil d’acier, et enlever haut la main, en adjudication publique, la construction d’un pont de fer sur l’Atbara, affluent du Nil, des viaducs métalliques du railway de l’Ouganda, du grand pont-viaduc de Gobteik, en Birmanie, grâce aux rabais considérables des prix de revient et de la durée demandée par le travail.

« Le quasi-monopole du fer-blanc, dont jouissait jusqu’ici le pays de Galles, lui échappe, sous l’effort de la même concurrence. De 1890 à 1900, les Yankees ont entrepris cette industrie, sont passés de néant à 300 000 tonnes, et cette année même, 1901, ont importé, dans un seul mois, 2 000 tonnes de leurs produits à Cardiff même !

» Les machines à imprimer, surtout les presses automatiques, les appareils de dactylographie venus des États-Unis, ont conquis le marché anglais. Il achète pour 100 000 francs par semaine de machines à écrire américaines.

» De même pour les appareils qui emploient l’électricité à l’éclairage ou comme force motrice. Ce sont des Américains du Nord qui ont fourni l’outillage du nouveau chemin de fer souterrain électrique de Londres, le matériel de onze des principales lignes de tramways électriques du Royaume-Uni, et celui des lignes récemment établies dans les quartiers Ouest de Londres. Le Post Office anglais lui-même a récemment fait une importante commande d’appareils téléphoniques de l’autre côté de l’Océan, et des Américains ont mis en marche naguère, à Manchester, une usine où cinq mille ouvriers fabriqueront spécialement des moteurs actionnés par l’électricité… »

« Les cotonnades anglaises, les blouses pour dames, les horloges, les montres, les meubles de bureau, les balais spéciaux pour tapis, les pilules, dont la constipation anglaise fait une consommation fantastique, sont évincés par les similaires américains. De même pour les orgues, les pianos et les guitares.

» La plus célèbre fabrique yankee d’appareils photographiques a pu signifier récemment qu’elle ne constitûrait désormais de dépôt en Angleterre que chez les marchands qui s’engageraient à ne vendre que ses produits exclusivement.

» Les Compagnies anglaises d’allumettes et de tabac ont été réduites à se laisser absorber par leurs concurrents américains, pour échapper à la ruine.

» Enfin, lors du dernier emprunt, les États-Unis ont souscrit pour 250 millions de titres anglais, et tout dernièrement, le Commercial Intelligence informait le public que la direction de Cristal Palace ouvrirait en 1902 une exposition de produits américains…

« Au cours de la période décennale terminée le 31 décembre 1900, les États-Unis ont acheté de moins en moins et vendu de plus en plus.

» En 1890, ils achetaient en Europe pour 2 370 000 000 de francs ; en 1900, ils ont acheté pour 2 195 000 000.

» Par contre, leurs ventes à l’Europe ont monté de 3 410 000 000 de francs en 1890, à 5 555 000 000 en 1900. Soit une balance, en leur faveur, de 2 145 000 000 de francs. »

« C’est ainsi que M. Carnegie vend ses rails 3 dollars la tonne aux États-Unis, et 24 dollars seulement en Angleterre. À l’abri de cette barrière se sont constitués les fameux trusts, destinés à imposer à toute une industrie une échelle de prix de revient et de vente et à favoriser les accaparements… »

« Le professeur Geikie a écrit dans un article relatif aux réserves houillères de l’Angleterre :

« Nous serons dépassés par les nations qui pourront exploiter leurs ressources plus économiquement que nous. En tant que grande nation industrielle, l’Angleterre sera alors sur son déclin, un déclin qui aura commencé bien avant que nos mines de charbon soient épuisées… »

Mais ce n’est pas tout ; dans un long article que je ne puis citer tout entier, malheureusement, mon confrère revient à la charge :

« … Wake up, John Bull ! (Réveille-toi John Bull). C’est en poussant ce cri d’alarme, que des Anglais affolés demandent aux industriels et aux commerçants britanniques de tendre toutes leurs forces pour enrayer au moins les progrès de la dangereuse concurrence américaine… »

Et avec un touchant ensemble, dans toute la presse, tandis que les uns disent : tue ! les autres répondent : assomme !

« L’Angleterre a peur pour ses entrailles : les Îles Britanniques se vident et perdent tout leur charbon par des centaines de puits d’extraction.

« En 1901, les mines de houille ont produit 225 181 000 tonnes de combustible de l’autre côté de la Manche. D’autre part l’exportation de charbon britannique qui, de 1851 à 1855, n’atteignait qu’une valeur annuelle de 1 770 000 livres sterling, et de 1891 à 1895, de 16 577 030 livres sterling, s’est élevée en 1901 à 38 620 000 livres sterling.

» Au milieu de leurs déboires sud-africains, les Anglais ont donc encore cette inquiétude de se demander plus que tout autre peuple si, dans un avenir relativement rapproché, leurs mines de houille ne seront pas épuisées. Quel changement alors dans la puissance industrielle et commerciale de la Grande-Bretagne !… »

En même temps, de toutes parts, tous les jours, nous apprenons que les grands industriels américains viennent s’établir dans le Royaume-Uni pour en opérer la conquête économique et tous les matins vous lisez des dépêches dans le goût suivant :

« L’un, M. Charles W. Lynde, descendant de vieux puritains, se fera naturaliser Anglais ».

En se faisant naturaliser et en apportant des centaines de millions de dollars, on peut toujours conquérir tous les pays du monde !

Or, tandis que l’Angleterre est ruinée, empêtrée et perdue depuis trois ans par son horrible guerre contre les Boërs, le moment a paru bien choisi aux yeux des Yankees pour en opérer la conquête sans coup férir, pour ainsi dire.

Naturellement les Irlandais sont les ennemis irréconciliables de l’Angleterre et ce sont les Fénians, établis aux États-Unis, qui ont conduit les négociations et voici sur quelles bases pleines de sagesse et de justice :

1o L’Irlande fera partie de la grande république sous forme d’une nouvelle étoile ajoutée au drapeau fédératif ;

2o L’Angleterre, l’Écosse et le pays de Galles avec les Îles adjacentes seront déclarées colonies américaines et ainsi annexées aux États-Unis ;

3o Si Édouard est gentil et ne fait pas le malin, pour sauvegarder sa susceptibilité, il sera maintenu comme gouverneur sa vie durant et de plus on lui donnera un jeu de poker et un jacquet d’honneur, ce dernier en fer-blanc ciselé, avec le léopard viré de gueule, pour rappeler discrètement un passé de haute rigolade qui n’est plus…

— Mais alors, me dit un boulevardier peu au courant, vous croyez que ça va arriver ?

— Mais comment donc, incessamment, mon cher, et me tournant vers un camarade américain qui m’accompagnait pour avoir son opinion, il dit :

— Que voulez-vous, Monsieur, quand on a de vieux parents idiots et gâteux, voire même criminels comme l’Angleterre, c’est un devoir impérieux d’en prendre soin et de leur empêcher l’accomplissement de monstrueux méfaits. Voilà pourquoi nous allons faire de l’Angleterre une colonie américaine, en faisant de la vaillante Irlande une sœur émancipée. Avouez que c’est là la justice.

— Vous avez raison !

Et je rentrai chez moi songeur, en pensant aux graves évènements politiques et économiques qui se préparent et en me disant aussi que ces profondes modifications apportées à la carte du monde allaient faire la joie des éditeurs de la dite carte dans beaucoup de pays !…