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Pour lire en bateau-mouche/21

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Un cas merveilleux de chirurgie moderne

Aux états-unis. — Un homme très réduit — Le baron minimum des vestiges

Comme toujours, c’est encore des États-Unis que nous arrive aujourd’hui cette surprenante et authentique histoire qui, suivant moi, laisse bien loin derrière elle l’aventure de l’invalide à la tête de bois.

Il s’agit d’un jeune italien, M. Agénor Roublardini, qui avait passé sa jeunesse comme chanteur à la chapelle Sixtine.

Arrivé à l’âge de vingt-deux ans, il était parti aux États-Unis pour faire fortune, et un an plus tard, dans un accident de chemin de fer, il avait failli périr et on avait dû l’opérer des quatre membres d’un seul coup ; comme c’était en hiver, le sang avait gelé, il ne s’était point produit d’hémorragie et l’on était parvenu à le sauver par miracle ; une fois guéri et réduit à son simple tronc surmonté de la tête, il avait été engagé chez Barnum pour écrire et jouer du piano avec ses dents et son menton, lorsqu’une ophthalmie purulente qu’il avait gagnée dans le voisinage d’un orang-outang, força son médecin ordinaire à lui faire l’opération qui consiste à enlever les deux yeux.

Une fois guéri de nouveau, il se consola en disant :

— Du moment que je n’ai rien perdu d’essentiel, il n’y a pas de mal, la seule chose qui m’ennuie, c’est que je suis forcé de rester célibataire.

Quelques mois plus tard la balle d’un maladroit tirant à la cible vint lui traverser le cerveau et son médecin extraordinaire fut obligé de lui faire l’opération de la trépanation et même de lui enlever complètement la cervelle, se souvenant que l’opération avait parfaitement réussi sur des pigeons. En effet, six mois après sa cervelle repoussa et, complètement guéri, il s’écria joyeusement : « Tant que la place d’armes n’est pas attaquée, il n’y a pas de mal ! »

Il fut tranquille pendant deux ans et au bout de ce temps un second maladroit en voulant se suicider, lui envoya une balle en plein cœur où elle resta, et comme il avait le sang jeune et une bonne constitution, il se remit promptement et une fois sur tronc, il s’écria joyeusement : « Je ne peux pas dire que j’ai bon pied, bon œil, puisque j’en suis privé, mais il me semble que je n’ai pas à me plaindre puisque cette balle dans le cœur fait une heureuse compensation à tout ce qui me manque. »

De plus, comme son aventure commençait à faire grand bruit dans tous les États-Unis et Désunis des deux Amériques, Barnum faisait un argent fou et avait doublé le traitement du jeune Agénor Roublardini qui s’écriait gaillardement, en se frottant la langue contre le palais, puisqu’il ne pouvait pas se frotter autre chose : « Je suis tout de même un heureux mortel », et il avait envoyé à ses vieux parents 791 francs pour jouer à la Banca-loto et tâcher ainsi de faire fortune en gagnant le gros lot. Mais comme il avait pris les goûts américains, il avait l’habitude d’absorber beaucoup de boissons glacées en mangeant, son chirurgien extraordinaire fut réduit à lui enlever l’estomac et à le remplacer par une membrane en caoutchouc vulcanisé. Au contraire de ce qui arrive si souvent en Europe, l’opération réussit admirablement et à peine guéri, il s’écriait plus joyeusement que jamais : « Ça va bien, comme cela je puis tout digérer, manger de tout, et je n’ai plus besoin de me purger, un simple lavage suffit. »

Mais le malheureux n’était pas au bout de ses peines. Il ne tarda pas à être atteint de la maladie, à la mode, l’appendicite ; alors son chirurgien extraordinaire lui enleva la fâcheuse membrane et une fois rétabli, il put s’écrier gaîment : « Enfin cette fois, me voilà encore débarrassé d’une inquiétude ; maintenant que je n’ai plus ce sujet de crainte, tout va bien ! »

Mais trois ans plus tard, il eut pendant l’hiver, les oreilles gelées et son médecin dut lui en faire l’ablation et avant même d’être guéri, il pouvait s’écrier heureusement : « Maintenant me voilà bien tranquille ; car je n’aurai plus la puce à l’oreille, comme cela m’arrivait trop souvent. »

Quelques mois après, une violente attaque de pelade lui fit perdre les cheveux et la barbe jusqu’au dernier poil et comme il était optimiste, il s’écria triomphant : « Voilà autant d’argent et de temps économisés, car maintenant je n’ai plus besoin de coiffeur. »

Sur ces entrefaits il commença à prendre de l’âge et du ventre et il demanda la permission à ses médecins et chirurgiens ordinaires et extraordinaires de faire un peu de gymnastique en chambre et ils ne lui permirent que le jeu de boules, à condition qu’il ferait la boule !

Il s’en trouva fort bien, reprit sa taille svelte et au bout de trois mois ne pesait plus que 49 kilos.

C’est alors que se passa la plus belle nuit de sa vie. — Je dis nuit puisqu’il était aveugle. — Le président de la grande république étoilée ; — je dis étoilée puisqu’il était toujours aveugle et que par conséquent c’était la nuit pour lui ; — vint en personne lui rendre visite et lui remettre le parchemin qu’il avait acheté dix mille francs du pape lui-même et qui lui conférait le titre de baron Minimum des Vestiges !!!

Et alors sans larmes, puisqu’il ne pouvait plus pleurer, mais fortement ému, le brave Agénor Roublardini, maintenant baron Minimum des Vestiges, qui avait fait preuve toute sa vie d’un si bon caractère, s’écria fort joyeusement : — « Merci monsieur le Président, et vraiment il faut avouer que, tout de même, la vie a du bon ! »

En récompense de leur science admirable, ses médecins et chirurgiens, ordinaires, extraordinaires et intérimaires, furent nommés Esquires.

Et dans un grand éclat de contentement à cette nouvelle, le baron Minimum des Vestiges laissa tomber son râtelier ; car j’avais oublié de vous dire qu’il y avait belles années qu’il s’était fait arracher sa dernière dent !