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Pour lire en bateau-mouche/33

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Un nouveau jeu de tonneau

Les fantaisies d’un grand empereur. — La vérité sur la mort d’un constructeur célèbre de canons. — Un jeu épatant

On l’a souvent dit, à l’heure présente chaque sexe à un représentant vraiment génial et tout à fait extraordinaire, c’est-à-dire sortant de l’ordinaire, comme l’on n’en avait certainement pas vu depuis Pic de la Mirandole et la Curne de Sainte-Palaye.

Par galanterie pure commençons par le sexe auquel la plupart des hommes doivent leur mère, et tout le monde sait qu’à l’heure présente il est étonnamment représenté et personnifié par la grande, la sublime, la seule, la dernière des Sarah Bernhardt ! Tout le monde sait également qu’elle est tragédienne, comédienne, artiste lyrique, compositeur de musique, femme de lettres, poétesse, peintresse et sculpteuse, aéronaute, dompteuse et chauffeuse, aquarelliste et pépiniériste, etc., etc., quel talent, quel génie, mes amis !

Eh bien tout cela n’est rien encore, et ça se comprend, puisque ce n’est hélas, qu’une faible femme, à côté du jeune, grand, fougueux et brillant Empereur qui éclaire le centre de l’Europe comme un phare lumineux et l’éblouit vraiment de son omniscience. Jugez-en un peu par cette trop courte nomenclature : à toutes les sciences et à tous les arts que possède la divine Sarah, il joint l’art de gouverner les hommes et même les femmes et les bonnes d’enfants, l’art militaire, l’art maritime et l’art got, tout comme Visigoth ou Ostrogoth, de plus il est relieur, encadreur, numismate, archiviste et puériculteur — ses nombreux enfants sont là pour l’attester.

Mais voilà que dans un groupe d’amis plus particuliers, de ceux que l’on est convenu de considérer perchés sur les marches du trône, comme des perroquets, s’en trouvait un qui était le plus grand fondeur, constructeur, artilleur du monde et, par un de ces capri… ces fantasques et singuliers dont le jeune et brillant Empereur est coutumier, il eut bientôt l’idée d’étudier à fond la noble science de la balistique avec un tel maître, dont tout le monde disait le plus grand bien à travers l’univers.

Comme il avait gagné des centaines de millions, il pouvait faire très bien les choses et l’Empereur était toujours assuré d’être très bien reçu et de pouvoir pénétrer à toute heure de jour ou de nuit par l’entrée des artistes dans ses vastes usines où s’élaborait sans cesse dans un antre de fer ou de feu, les longs tubes d’acier, les sinistres instruments de mort, destinés à porter la dévastation et le carnage sur l’aile des boulets et des obus, si cette figure ne paraît pas trop audacieuse à mes lecteurs et surtout à mes aimables lectrices. Que si par hasard il s’en trouve une parmi elles aussi érudite que la toujours divine Sarah, ce dont je ne doute nullement, elle sera à coup sûr de mon avis, car enfin il n’y a pas que l’aile du poulet, il y a aussi celle du palais, d’un corps de bâtiment, ce qui est tout de même une figure un peu lourde et alors figure pour figure, il me semble que j’ai bien aussi, moi, le droit de dire : l’aile d’un obus, l’aile d’un boulet !

Et maintenant que cette intéressante question de philologie qui n’a pas besoin d’être comparée, est terminée, je reprends le fil de ma narration.

Après de longues recherches et une collaboration assidue de plusieurs années avec son grand constructeur — j’allais écrire constrictor — le jeune Empereur était arrivé à faire des découvertes, a mettre sur pieds des inventions tout à fait merveilleuses et que ma bonne foi et mon impartialité me font un devoir impérieux de qualifier de géniales, quoique germaniques.

C’est ainsi qu’il était arrivé à enfermer dans des obus en platine fin et naturellement d’un prix très élevé, des gaz hilarants à la puissance de 491 atmosphères, pour arriver, en temps de guerre, à faire mourir de rire les ennemis. Il avait encore inventé des obus renfermant des odeurs insupportables et celui dont il était le plus fier à juste titre et qu’il avait appelé très spirituellement l’indiscret était un obus rempli de poil à gratter, également comprimé et qui devait obliger une ville à se rendre immédiatement.

Avec ce système admirable, il ne pouvait plus y avoir de longues résistances, de sièges épiques, de belles couronnes obsidionales en herbe verte et tendre, comme les Romains en décernaient aux généraux qui avaient fait lever le siège d’une ville.

Et l’Empereur tout joyeux s’écriait :

— Ah ! si mon grand père et ce vieux rossard de Bismarck avaient seulement connu mon invention, ma double invention, Paris n’aurait pas pu résister vingt-quatre heures, surtout étant donnée la forme expansive fabuleuse de mes obus.

Avec quatre obus hilarants et quatre obus de poil à gratter tous ces satanés Parisiens étaient f… lambés !

En effet, comment voulez-vous que se défendent deux millions d’hommes, de femmes et même d’Auvergnats qui sont pris d’un fou rire et passent leur vie à se gratter ?

— Vous avez raison, mon Empereur, disait le grand chef du groupe et, comme une petite folle, le jeune Empereur se gondolait, rien qu’à l’idée de lancer ses obus de poil à gratter et hilarants sur une ville assiégée.

— Tiens, à la prochaine occasion, il faudra tout de même que je commence à essayer ces nouveaux trucs sur ces satanés porte-queue, sur les Chinois et il se tire-bouchonnait de nouveau avec conviction…

Mais un jour qu’il avait travaillé longuement à de savantes et patientes recherches sur la poudre avec fumée intense pour dérober votre marche aux ennemis et qu’il était fatigué, il s’écria à brèle-pourpoint :

— Mon vieux Groupe, j’ai une idée épatante.

— Ça ne m’étonne pas, sire.

— Oui, mais plus épatante que de coutume.

— Ça m’étonne de moins en moins.

— Tais-toi, voilà de quoi il s’agit.

— J’écoute.

— Tu connais bien le vieux jeu de tonneau, avec la grenouille au milieu, dans la gueule de laquelle il s’agit de lancer les palets ?

— Parfaitement.

— Eh bien, suis bien mon raisonnement.

— Je suis, sire.

— Non tu n’es pas sire, tu n’es que pékin, mais je poursuis. Je prends deux de tes canons qui portent à douze kilomètres, je les place en face l’un de l’autre, soit en plaine, soit même de chaque côté d’une colline, d’une petite montagne, ce qui sera plus difficile et bien plus amusant. Je mets, de chaque côté, des officiers d’artillerie, malins, très forts en calculs, ferrés sur la balistique — ce qui est bien le cas… balistique — et je leur dis :

— Mes enfants, décrivez une belle trajectoire, une parabole, dans le ciel, après avoir pointé et celui qui fera entrer son boulet exactement dans la gueule de l’autre canon placé à 8, 10 ou 12 kilomètres, suivant les nécessités de la résistance et de la portée, pour ne pas faire éclater le canon, recevra un joli cadeau de bibi — bibi c’est moi, l’Empereur, — une montre ciselée en fer battu ou une jumelle en celluloïd à son choix, car ce sera un fameux lapin…

— Sire, vous m’en bouchez un coin !

Et dès le lendemain, les expériences ou plutôt le nouveau jeu commença dans une vaste plaine aux portes des usines du célèbre Groupe.

Après maints calculs ébouriffants, l’Empereur et plusieurs officiers d’artillerie encore tout jeunes, stimulés par la nouveauté du jeu, étaient arrivés à lancer à coup sûr un boulet d’un canon dans la gueule de l’autre à trois lieues, sans se tromper d’un millimètre dans leurs calculs ; il n’y a pas à dire, c’était vraiment curieux et il n’était plus question, dans toutes les armées de Germanie, que de ce nouveau jeu de tonneau inventé par l’Empereur et qui allait faire de ses officiers les premiers artilleurs du monde, les pointeurs les plus extraordinaires que l’on ait jamais vus.

Seul, le malheureux Groupe avait jamais pu parvenir à lancer un boulet dans la gueule du vis-à-vis ; décidément il n’avait pas le compas dans l’œil et son empereur l’en blaguait doucement.

— Vous pointez toujours trop bas !

Un jour, de belle humeur, l’Empereur dit à ses officiers et à son État-mineur rassemblés autour de lui :

— Messieurs, voici assez longtemps que nous jouons au tonneau avec notre superbe artillerie et que nous sommes devenus presque tous très forts à ce noble jeu ; maintenant nous allons jouer au billard avec ces mêmes canons.

— Comment cela ?

— C’est bien simple, il suffira de faire des carambolages. Je remplace les boulets par des obus ; mes deux canons partent en même temps, avec la même trajectoire ; c’est là le hic, et s’ils se rencontrent au sommet de la trajectoire, dans le ciel, ils éclatent : il y a carambolage.

— Sublime ! s’écrièrent en chœur tous les officiers.

— Caramba ! s’écria le pauvre Groupe, sire, vous n’avez pas la trouille, sauf votre respect.

— Et toi tu n’es qu’une gourde.

Il faut bien le reconnaitre, ce jeu de carambolage de deux obus dans le firmament pouvait être coûteux, mais c’était vraiment bien passionnant, surtout la nuit, car l’Empereur avait eu soin de les faire remplir de feux de Bengale qui s’enflammaient au moment du carambolage aérien.

Il me faudrait écrire tout un volume sur ces admirables découvertes de haute balistique réalisées par l’empereur de Germanie, mais la place me fait défaut.

Tout ce que je puis dire, c’est que le pauvre Groupe n’ayant pas été plus heureux à ce nouveau jeu de billard qu’au jeu de tonneau par l’artillerie, alla trouver le repos éternel dans l’île de Capri…

Mais ça ne fait rien, comme il le disait si éloquemment dans un mouvement de légitime enthousiasme, il faut bien reconnaître tout de même que le jeune Empereur germain n’a pas la trouille !…