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Pour lire en bateau-mouche/47

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Le truquage & les faux artistiques

Fausses antiquités. — Fausses peintures. — Mœurs nouvelles. — Curieuses transformations.

Aimez-vous les faux ? on en a mis partout et depuis les révélations, aussi contradictoires que sensationnelles — oh ! combien sensationnelles ! — sur la tiare de Saïtapharnès, le faux, le chiqué, l’imitation, le truquage sont devenus l’unique préoccupation de mes contemporains qui n’ont même plus le temps de parler des bouilleurs de cru.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que l’on fabrique de toutes pièces des antiquités en Allemagne, en Égypte et autres contrées et je l’ai même conté ici, si j’ai bonne mémoire, mais enfin la tiare de Saïtapharnès a été, si j’ose m’exprimer ainsi, la goutte d’eau, pardon, la goutte d’or qui a fait déborder le vase.

Aujourd’hui la question se pose, tout le monde la pose ; il n’y a même jamais eu autant de poseurs qu’en ce moment, ce dont je m’étais toujours un peu douté et si ça continue, l’obsession du faux va devenir la neurasthénie la plus à la mode.

Je me trouvais hier chez mon médecin qui est un savant doublé d’un homme d’esprit ; et comme j’admirais dans son bureau deux jolis cabinets italiens, je lui dis en manière de plaisanterie :

— Quel malheur que ce soit encore du faux et du chiqué.

— Non, mon ami, répliqua-t-il, sans s’émouvoir, ils sont authentiques ; je les ai payés trop bon marché, pour que l’on se soit donné la peine de les fabriquer dernièrement.

Pensée profonde qui devrait être le phare lumineux — si une pensée peut jamais se transformer en phare — qui devrait bien éclairer la faible jugeotte de tous les amateurs et collectionneurs qui ne sont pas encore tombés en enfance — sauf le respect que je dois à leur famille et surtout aux marchands de curiosités qui savent les chambrer dans les grands prix !

Dernièrement, on nous a appris comment les Anglais fabriquaient des momies archi-authentiques au plus juste prix, après avoir fait de la couleur, du bitume pour tableaux tristes, pendant de longues années avec celles qui remontaient vraiment aux Pharaons, comme j’ai eu l’insigne honneur de le conter ici-même[1]. La vie a de ces ironies aussi amères qu’irrespectueuses envers ceux qui furent nos ancêtres.

Mais je m’aperçois que ces considérations d’un ordre général m’entraînent infiniment trop loin et j’ai hâte de pénétrer dans le cœur de mon sujet. Brrr ! pourvu qu’il ne soit pas trop palpitant le cœur de mon sujet. Enfin allons-y toujours.

Donc, oyez un tantinet cette note qui vient de circuler librement dans la plupart des journaux sérieux :

« Le célèbre peintre John-Mac Whisler vient d’éveiller l’inquiétude du public artistique en déclarant qu’il y a quantité de pastiches des maîtres dans les diverses galeries d’Angleterre et d’Europe. Il existerait, en Belgique, de véritables fabriques de faux Ronneys, de faux Reynolds et de faux Gainsborough. M. Whisler assure la présence, dans certains musées et chez certains

collectionneurs, d’une multitude de faux Turner, de faux Corot, de faux Constable, etc. Enfin, M. Whisler a rencontré, par ci, par là, des faux de M. Whisler lui-même.

« La morale à tirer de ces assertions, c’est, avant tout, nous semble-t-il, l’éloge des artistes inconnus qui ont eu le talent d’imiter les maîtres avec une perfection à tromper les experts les plus érudits. »

Il va donc falloir procéder à la grande révision, à la suprême liquidation d’une partie de nos œuvres d’art dans les musées nationaux. Quelle catastrophe, bonnes gens ! Pour moi, je ne m’en alarme pas outre mesure, car je sais bien que les experts, les conservateurs et autres gens de la partie n’avoûront jamais que l’on ait pu les tromper ; on restera donc dans un doute commode et capable de sauvegarder tous les amours-propres et toutes les susceptibilités et puis, tenez, voulez-vous mon avis, mais là, mon avis sincère, au risque de me faire passer pour le dernier des Philistins et des paysans du Danube, de l’ancien, avant qu’il ne fût bleu ? Eh bien, je vous avoûrai franchement que si les malins sont mis dedans pour une simple réplique, c’est qu’elle est rudement bien faite, la susdite réplique et ma foi, valeur conventionnelle à part, elle me donne, jusqu’à preuve du contraire, une sensation d’art aussi pure et aussi intense que l’original que je n’ai jamais connu et ne connaîtrai jamais.

Et puis ce n’est pas tout ; n’oubliez point que, dans l’espèce, ne s’agit même pas d’une réplique servile, mais bien d’une simple réplique du talent même, du faire, de la patte, du génie du maître et du moment que je suis capable de me laisser tromper par l’imitation, c’est qu’elle vaut l’œuvre du maître et alors, ma foi, je déclare qu’il n’y a que demi-mal. Je ne dis pas que cela me suffise, pour ne pas me faire arracher les yeux. Mais, où c’est véritablement bien amusant et bien curieux, c’est que cette histoire de faux est tout simplement en train de créer des mœurs nouvelles. Vous avez entendu dire que chez les peuples en décadence, comme les Arabes et surtout les Persans, on s’en allait travailler avec sa besace sur le dos, chez le particulier. L’artisan ne connait tout au plus que son échoppe et les grandes usines, la division du travail ou même tout simplement sa dignité et son indépendance deviennent chose inconnue, lettre morte pour lui. Loin de moi la prétention de vouloir affirmer que l’incident de la tiare de Saïtapharnès va nous ramener d’un seul coup à cet état de primitive décadence, si ces deux mots ne hurlaient pas de se voir accouplés ou, si vous aimez mieux, de décadence finale ; mais il est bien certain cependant qu’il va nous y ramener, du moins partiellement, pour tout ce qui touche à la peinture, à la sculpture, aux Beaux-Arts et au monde de la curiosité et voici comment :

Pour être sûr et certain d’avoir un tableau authentique d’un grand artiste, d’un maître renommé, pour être sûr et certain que l’on n’a pas été « roulé » par un homme travaillant dans le truquage, le faux et la curiosité, on que le tableau n’a pas été en partie exécuté par les élèves du dit maître, les banquiers en vue, les milliardaires américains, les Chauchards, aussi bien qu’Édouard et que Léopold sont, paraît-il, en train d’installer dans leurs palais respectifs une pièce spéciale pour l’artisse, comme disait cette bonne Madame Cibot et quand on voudra lui commander une œuvre, au lieu de la lui acheter 50 000 fr., je suppose qu’on lui en donnera le double, avec le sucre et le savon, à condition qu’il vienne travailler chez vous et exécuter son œuvre dans votre home.

Ceux qui sont mariés pourront même amener avec eux leur famille et de plus ils seront chauffés, blanchis et éclairés ; seule la polygamie, du moins officiellement, restera interdite.

Enfin, quand l’œuvre sera terminée, le propriétaire réunira le juge de paix, le président du tribunal, le capitaine de gendarmerie, le notaire et le garde-champêtre et invitera l’artiste à signer son œuvre devant ces témoins réunis, en foi de quoi il sera dressé un acte authentique sur papier timbré, avec une description minutieuse de l’œuvre et la photographie, le tout en triple exemplaire, un au tribunal de première instance du pays, l’autre chez le notaire et le troisième dans un tube de verre dûment scellé à la cire-pucelle et qui devra toujours rester attaché à la toile.

De la sorte, on espère arriver à éviter les fraudes et surtout le déshonneur des conservateurs de nos musées nationaux.

D’aucuns — les plus féroces amateurs — craignant encore les substitutions de personnes, proposent de marquer les artistes à l’épaule d’un numéro d’ordre correspondant à leur acte de naissance et qui leur serait appliqué, soit à leur sortie de l’école des Beaux-Arts, soit à leur premier Salon.

À cela je ne vois rien à répliquer ; tout de même, c’est bien le cas de le dire.

Mais ces mœurs nouvelles, à propos de la tiare de Saïtapharnès, sont tout de même amusantes et mériteraient d’être contées par le menu, n’est-il pas vrai ?

Et puis voulez-vous que je vous dise encore ma dernière pensée, mais celle-là de derrière les fagots, ce qui est bien plus épatant que derrière la tête ? Eh bien, je crois bien que devançant le printemps, elle a fait — je parle de la tiare — joliment germer de hannetons dans les cervelles de nos contemporains !

  1. Ce chapitre paraissait le 12 Avril 1903, après bien d’autres sur le même sujet, depuis des années, dans l’Ouest Républicain et ailleurs, et le 30 octobre 1904 la Réforme Économique, faisant allusion à mes travaux, publiait la curieuse note suivante :
    En Angleterre, certain commerce est dans la consternation, en raison de l’avilissement des prix. Là aussi, y aurait-il surproduction ? Il s’agit d’un commerce très spécial : celui des cadavres qu’achètent les étudiants et même les médecins pour étudier l’anatomie où se livrer à des expériences de diverses natures. Le Rappel se fait, sur un ton un peu ironique, l’écho des doléances des vendeurs :
    Après la guerre des Boers, un cadavre complet auquel ne manquait aucun membre, aucun organe, était tombé à 87 fr. 50 ; aujourd’hui, à Dublin, un cadavre semblable ne coûte pas plus de 50 fr., et l’on prévoit que ce chiffre baissera encore. Si l’Extrême-Orient n’était pas si loin, le cadavre ne vaudrait pas, cette année, plus de deux à trois shellings.
    La baisse semble encore plus sensible lorsqu’on compare les cours actuels à ceux qui étaient pratiqués tout récemment :
    Quand on pense que, ces temps derniers, on ne pouvait pas trouver à Londres un cadavre à disséquer à moins de 150 francs ?
    À Cambridge, c’était encore plus cher : 270 ou 300 francs pour le moins ; À Oxford, c’était hors de prix : 650, 662 et même 680 francs.
    Il est vrai que si le cadavre baisse, la momie augmente de prix, mais cela ne fait pas compensation.