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Pour lire en bateau-mouche/50

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Modistes & fabricants de chapeaux pour dames et demoiselles

Les fleurs envahissent tout. — Les jardins ambulants. — Le beau sexe en péril
Nouvelle menace de dépopulation.


ii

Mon cher ami,

J’ai déjà eu le plaisir dernièrement de vous dédicacer une de mes dernières chroniques sur les modistes pour les chevaux. Eh bien, aujourd’hui, je viens vous demander la permission de vous en dédier une seconde sur l’intervention du cheval, toujours dans cet art si délicat de la modiste parisienne ; et si vraiment je me livre à ce travail de cheval, c’est bien le cas de le dire, c’est purement dans l’intérêt de la vérité et pour sauver mes contemporaines d’un grand péril.

Oui, les temps sont révolus, comme disait le chanoine Rosemberg à Madame Civet, lorsqu’il voulait lui poser un lapin, et il est temps qu’un homme de cœur et de courage dénonce l’immense péril, le danger de mort affreuse que font courir à toutes les parisiennes leurs chapeaux à fleurs. Du reste, ce danger existe dans toutes les grandes villes, où l’on est très pressé, où il y a beaucoup de voitures encore trainées par des chevaux et de fréquents embarras de circulation.

Là le cheval — cette plus belle conquête de l’homme après le chien, dit-on — joue un rôle néfaste, et il faut bien avoir le courage de le dévoiler tout haut, malgré mes idées chevaleresques ou de chevalerie ou chevalines bien connue, c’est ici le cas de le dire !

Donc voici tout d’abord la petite histoire qui nous est contée par les gazettes et qui met en l’air toutes les dames, quoiqu’elle se soit passée de l’autre côté de l’eau :

« Il vient d’arriver une aventure bien désagréable à une dame de San-Francisco qui avait voulu réparer des ans l’irréparable outrage.

Elle attendait tout tranquillement sur le trottoir l’arrivée du tramway, quand tout à coup, pendant qu’elle tournait le dos à la rue, elle sentit derrière sa tête une mâchoire qui fourrageait dans ses cheveux.

La dame poussa un cri de terreur : elle était chauve, et un cheval paisible mâchait les derniers fils de ce qui avait fait le doux ornement de son visage.

La pauvre élégante, ayant perdu ses cheveux très tôt, les avait remplacés par des postiches fabriqués avec une plante ligneuse, le soup-root, qui les imite à la perfection.

Aucun homme n’avait découvert le subterfuge, mais le cheval ne s’était pas laissé tromper et il n’avait pas raté l’occasion de faire un bon déjeuner. »

Il ne s’agit que d’une aventure héroï-comique, mais il n’en est pas de même hélas, à Paris, où la mode de mettre des fleurs à profusion sur les chapeaux pour les transformer en véritables parterres, amène et provoque chaque jour les accidents les plus tragiques, les catastrophes les plus douloureuses et les plus irréparables.

Ah ! quand on est au grand air, dans la campagne, je sais bien qu’il n’en va pas de même et le danger est à peu près nul ; ainsi chaque année, lorsque je vais passer un mois au fond des Pyrénées, à Ax-les-Thermes, c’est avec une joie indicible que j’assiste aux fêtes des villages voisins, à Sorgeat, à Wachy, à Tignac, à Ascoux, où les jeunesses, les demoiselles viennent danser sur la place avec des chapeaux qui recouvrent leurs bonnes figures hâtivement hâlées par l’air vif de la montagne. Ces chapeaux sont tout un poème criard et provocateur de fleurs aux couleurs crues et brutales.

Ce spectacle épatant ne me rince pas l’œil, je vous assure, mais le plus souvent me l’écorche et cependant cette réunion, le concours de jardins ambulants, marchant et tournoyant sur toutes ces jeunes Sémiramis, forment bien le spectacle le plus curieux que l’on puisse imaginer. Mais là il n’y a pas de danger ; les vaches passent à la cantonade, en ruminant, la tête basse, et l’on n’est pas, comme dans les grandes villes, constamment en promiscuité plus ou moins dangereuse avec les chevaux de fiacre, toujours plus ou moins mourant de faim, comme disait un de mes amis qui, en parlant de la Compagnie des Petites Voitures, certainement a ri d’elle !

Mais je poursuis, mon cher ami, pour bien vous démontrer toute la gravité de la situation actuelle : à Paris, certes, nos femmes savent se coiffer délicieusement, comme elles savent s’habiller, et leurs chapeaux sont de véritables pièces montées… avec art ! Nonobstant, la plupart de ces chapeaux sont couverts de fleurs et c’est précisément là où, tout à la fois gisent l’erreur et le danger et pour ne pas être taxé d’exagération, je vais vous le démontrer en cinq sec.

Prenez justement, non pas les grandes dames qui sont souvent des dames grandes et passent plus haut que la tête des chevaux, mais toutes les demoiselles de magasins, les petites bourgeoises, les trottins pressés, les femmes qui vont à pied, comme la légendaire ouvrière de la chanson, portent toutes d’immenses chapeaux couverts de jolies fleurs. C’est charmant, mais mortellement dangereux, car, à la moindre bousculade, à la moindre presse, les pauvrettes se trouvent poussées à la tête d’un cheval, le long de la chaussée, les plus audacieuses passent même sous la tête des chevaux arrêtés le long du trottoir pour traverser la rue et crac, Le cheval aguiché par les couleurs vives, et poussé par le démon tentateur de la gourmandise, ouvre une large bouche, referme sa ganache et dévore le chapeau… Mais, horreur, s’il a saisi les cheveux avec et que, par hasard ce ne soient pas des postiches, la malheureuse est horriblement défigurée et ensanglantée, quand elle n’est pas scalpée sur le coup, comme ça ne s’est vu que beaucoup trop souvent.

Oui, tous les jours, les femmes perdent ainsi leurs chapeaux, mangés par les chevaux de fiacre ou d’omnibus aux stations où il y a encombrement, oui, à tout bout de champ, elles sont scalpées ou tout au moins défigurées pour le restant de leurs nuits, et les jeunes filles ne trouvent plus à se marier, et ça fait encore baisser le niveau déjà à sec de la natalité.

Comme vous le voyez, il y a donc là une situation tout à fait intolérable, si intolérable que les cochers (le fiacre eux-mêmes, qui paient une assurance pour tout risque d’écrasement des piétons, sont, paraît-il, décidés à payer une prime un peu plus forte pour s’assurer également contre les risques que leur font courir leurs rossinantes en mangeant continuellement les couvre-chefs — avec un S, comme l’exige l’Académie, ce qui est absurde, car on n’a jamais qu’une tête — des séduisantes citoyennes de Paris la Grand’Ville !

Et pour me résumer :

J’accuse les Parisiennes d’être d’une imprudence impardonnable, en continuant à porter des chapeaux à fleurs.

J’accuse les chevaux d’être d’une gourmandise aussi indécente que folichonne ;

J’accuse les compagnies de transport par traction animale de laisser mourir leurs braves serviteurs à moitié de faim, en les forçant à manger les chapeaux de dames pour se remplir l’estomac ;

J’accuse le préfet de police de ne pas prendre des mesures énergiques pour empêcher ces épouvantables accidents, ces scalpements aussi tragiques que journaliers, de la plus belle moitié du genre humain ;

J’accuse même le Parlement de ne pas voter une loi pour interdire les chapeaux à fleurs dans les grandes villes au-dessus de 50 000 habitants et tant que la traction mécanique ne sera pas devenue un fait tellement général que l’on n’aura pas à redouter le contact subit et inattendu des chevaux dans la rue.

J’accuse la société protectrice des animaux de n’avoir pas su inventer à temps une muselière hygiénique pour chevaux, de manière à leur éviter la terrible vindicte des femmes qui est encore beaucoup plus redoutable que la vindicte publique ;

J’accuse la mode, cette mode imbécile et anonyme, de s’entêter à faire toujours les chapeaux couverts de fleurs ;

J’accuse toutes nos grandes modistes et fabricants de chapeaux pour dames et demoiselles de ne l’avoir pas compris encore et de ne pas trouver autre chose.

J’accuse… Mais la place me manque et je m’arrête. Les remèdes ? Mais il y en a vingt, trente, que je connais bien également et que je pourrais citer, toujours si j’avais de la place : cependant, en voici quelques-uns pris au hasard : supprimer les chevaux et les remplacer par la traction mécanique ; en attendant, leur mettre la muselière hygiénique et obligatoire — que ceux qui se sentent morveux se mouchent — supprimer les fleurs sur les chapeaux de dames et demoiselles…

— Jamais de la vie, diront les coquettes !

— Attendez donc, avant de m’interrompre ; laissez les fleurs sur vos chapeaux, mes toutes belles, mais n’employez que des fleurs en perles ou en celluloïd. Allez, les chevaux, avec leur flair, vous laisseront bien tranquilles !

— Tiens, mais c’est une idée cela, seulement peut-être un peu lourde ?

— Comment donc, dites que c’est une idée géniale, et que c’est la seule solution pour contenter tout le monde.

— C’est aussi mon avis.

Et sur ce, mon cher ami, faites-en votre profit et croyez toujours, avec mes sentiments d’amitié personnelle, à mon entier dévoûment à la grande cause de notre industrie nationale, surtout dans ces questions capitales !