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Pour lire en bateau-mouche/54

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La voie foudroyante

Le cocher malin. — Un truc éventé
Sévère condamnation

Dans la capitale de l’Empire de l’Extrémité, voisin comme l’on sait de celui du Soleil-Couchant, des ingénieurs, plus ou moins magiciens, venaient d’installer un genre de locomotion très distingué, quoiqu’il fût en commun, et qu’ils nommèrent tramways à transmission électrique souterraine par contact.

C’est-à-dire que de temps en temps un petit balai en fil de laiton — quoi ? — ramassait l’électricité qui, aussitôt, à cet appel, sortait d’un pavé métallique placé ad hoc et appelé plot, ainsi nommé du philosophe grec Plotin qui l’aurait inventé le premier en 267 de J.-C., trois ans avant sa mort.

Quoi qu’il en soit, ça fonctionnait très bien, surtout dans une rue qui portait le nom d’un grand savant, dans la rue Lignaumur, lorsque les pataches, coches, guimbardes et diligences, furieux d’être détrônés — Corinthum omnibus adire licet — voulant démentir le proverbe, affirmérent qu’un cheval ferré, en passant sur un plot non déchargé avait été foudroyé par le fluide et qu’il en était mort, malgré tous les soins qui lui avaient été donnés par un vétérinaire appartenant au Parlement.

Naturellement on n’avait pas trouvé ça beau et la Compagnie poursuivie par le propriétaire du vieux canasson qui était simplement tombé sous le coup de la rupture d’un anévrisme, car tout le monde sait que les chevaux ne manquent pas de cœur, avait été condamnée à lui payer une forte indemnité.

Malheureusement cette histoire n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd et un vieux cocher finaud, malin et roublard, quoiqu’il ne fût pas normand, et qui conduisait sa vieille rossinante chez Macquard cahin-caha, tout à coup, avait rebroussé chemin, se disant qu’il y avait là pour lui un coup de fortune, une mine à exploiter…

Donc tous les jours, à partir de ce moment, sa détermination prise, il refusait le client bénévole et rare et il se promenait sur les rails du tramway d’un bout à l’autre de la rue Lignaumur, en ayant soin de faire marcher toujours son cheval sur tous les plots.

Comme tous les matins il astiquait bien les fers de son cheval, ce dernier à tout bout de chant tombait — je dis de chant et l’on verra pourquoi tout à l’heure — mais de la foule, un sergent de ville se précipitait, relevait la pauvre bête, très anémiée par l’âge, les misères, le travail et peut-être des peines de cœur, mais pas du tout foudroyée. C’est à ce point que deux ou trois sergents de ville avaient fini par remarquer cette curieuse coïncidence qui faisait toujours tomber la même voiture de place sur les plots.

Flairant qu’il serait reconnu à la fin, le cocher entêté changea de ligne de tramways à contact souterrain et ne fut pas plus heureux, il lui était tout à fait impossible d’arriver à tuer ainsi, à faire foudroyer son cheval.

La forte indemnité allait donc lui échapper et cela petit à petit l’exaspérait, le rendait fou.

Il avait fini, à ce jeu, par manger ses dernières économies. Comment faire ? Il prit une grande résolution, les mesures nécessaires et une fiole et alla faire un tour sur une des lignes où il était le moins connu.

C’était à la tombée de la nuit, entre chien et loup, par une journée triste de décembre, à l’heure propice pour les crimes audacieux…

À un moment où la rue était à peu près déserte, il sauta à bas de sa voiture, saisit la ganache de son cheval et lui fit ingurgiter sa fiole.

À peine terminée, l’opération réussit, car au bout de dix pas le cheval tomba foudroyé sur un plot

Enfin le cocher touchait au comble de ses rêves, il allait pouvoir encaisser la forte indemnité : cependant les choses n’allèrent pas toutes seules.

Il avait fait dresser séance tenante un procès-verbal de constat par deux agents, mais la Compagnie qui savait bien que ses plots ne pouvaient tuer personne, pas même un cheval, se rebiffa, demanda l’autopsie de la bête, fit une enquête, retrouva les agents qui avaient remarqué le manège du cocher rue Lignaumur et l’on finit même par retrouver la fiole révélatrice qu’il avait jetée dans une bouche d’égout.

Horreur, le malheureux avait empoisonné son cheval avec une décoction de graines d’if, toujours mortels pour la plus belle conquête de l’homme, après le chien bien entendu.

Il n’y avait plus à hésiter, le cocher fut arrêté et passa en jugement pour tentative d’escroquerie.

L’audience fut roulante et le bonhomme se défendit comme un beau diable.

— Mais, Messieurs les juges, j’allais conduire mon cheval chez Macquard, c’était un vieux compagnon, je l’aimais — ici larmes, trémolo, voix mouillée — c’était bien mon droit de le tuer doucement pour l’empêcher de mourir. Vous connaissez le pouvoir de l’if, je n’ai pas menti en disant qu’il était mort foudroyé.

— Oui, mais pas par les plots et vous avez voulu faire chanter la Compagnie des Tramways, l’escroquer en un mot, et c’est là votre faute.

— Ah ! Monsieur le Président, j’ai tué mon pauvre cheval par humanité — sanglots à la clef !

— Par chevalerie, vous voulez dire !

La salle se gondole, le procureur en est malade et un jeune stagiaire en profite pour pincer une petite femme qui pousse un cri perçant comme si elle était une compatriote du Schah !

Tumulte, le cocher pleure comme un veau et le président menace de faire évacuer la salle et il ajoute d’un ton sévère :

— Que la salle s’y fie !

Cette fois, le municipal qui a des lettres, s’évanouit.

Le président après avoir entendu l’avocat, demande au cocher ce qu’il a à ajouter pour sa défense ; celui-ci sèche ses larmes et se tournant vers l’avocat de la Compagnie de tramways, dans un geste superbe, l’apostrophe et s’écrie :

— Oh ! la canaille, la propre à rien qui ne peut seulement pas tuer les chevaux des pauvres gens ! Alors à quoi que ça sert vos plots ?

La salle se gondole tellement que le tribunal est très indulgent et comme il avait été question de chant, se souvient à temps de la loi Bérenger, l’immortel chansonnier…

Et comme je descendais tranquillement les marches du palais de justice, derrière deux petites femmes, l’une d’elles disait :

— Allons marcher un peu sur les plots du tramway de la rue Lignaumur, pour voir ; c’est notre chemin.

— Oh non, par exemple.

— Tu as peur ?

— Non, mais je n’aime pas à me laisser ploter !

Cette chronique à paru dans l’Ouest Républicain le 24 février 1901 et le 3 mai 1902 le Petit Journal publiait l’information suivante :

« Après avoir fait des victimes, juste retour des choses d’ici-bas, voici que les tramways à plots deviennent victimes à leur tour. Mais pour eux, la chose est moins brave, car ils ont trouvé tout de suite le moyen de couper court à ce renversement des rôles, tandis que le public n’a d’autre ressource que de continuer ses plaintes vaines.

Donc, la Compagnie générale d’exploitation des plots s’est aperçue qu’elle était exploitée.

Depuis quelque temps, au secrétariat général, rue de l’Arcade, on s’apercevait que le nombre des chevaux électrocutés grossissait d’une façon inquiétante et que les indemnités à payer progressaient d’une façon intolérable pour la caisse de la Société.

Une dénonciation vint dévoiler le mystère, et un juge d’instruction, M. Leydet, a été chargé d’étudier l’ingénieux stratagème par lequel un trio de gredins, tout en volant la Compagnie, augmentait encore le danger que courait le public.

Un nommé Luxemburger et un maquignon connu sous le nom du Grand-Paul s’étaient associés à un nommé C…, employé de la Compagnie, récemment révoqué, et qui en partant avait conservé une clé spéciale pour ouvrir les plots et procéder aux réparations courantes.

Cette clé toute seule ne pouvait pas beaucoup servir à C…, mais il rencontra sur son chemin son ami Luxemburger, qui découvrit, lui, un merveilleux parti à tirer de l’instrument. Il ne s’agissait que de trouver un maquignon malhonnête. La chose fut aisée, et un troisième personnage, une sorte de marchand de chevaux déclassé, connu sous le nom du Grand-Paul, compléta l’association.

Chacun eut alors sa mission. Luxemburger parcourait les lignes de tramways à plots et choisissait les endroits encombrés où il était possible de faire naître un accident ; C… choisissait son heure, ouvrait le plot, cassait l’appareil destiné à faire dériver le courant après le passage des tramways et créait ainsi un courant continu ; alors le Grand-Paul entrait en scène.

Il amenait un cheval bon pour l’équarrissage, mais qu’il avait maquillé et auquel il savait donner, grâce à ses connaissances particulières, un petit air fringant. Il faisait passer la malheureuse bête sur le plot travaillé par C…, et l’animal électrocuté s’abattait pour ne plus se relever.

On courait alors à la Compagnie et Luxemburger ou un autre, car il fallait changer souvent de personnages, venait réclamer le prix du cheval tué par le plot.

La bête était nécessairement estimée fort cher et la Compagnie, pour éviter des réclamations trop bruyantes, payait en demandant le silence.

Mais tout à une fin et le trio de gredins a été mis à la disposition du juge d’instruction, M. Leydet, qui a interrogé hier Luxemburger en présence de Me Bonzou, son défenseur. »

J’avoue que cela est bien de nature à me donner des remords ; aurais-je été trop bon professeur, par hasard ?