Aller au contenu

Pour lire en bateau-mouche/68

La bibliothèque libre.

Le pick-pocket-cambrioleur repenti

Un honnête industriel qui désire se marier. — Demande de fonds à acheter — Curieuse lettre au syndicat des prestidigitateurs-illusionnistes.

Tout arrive dans la vie, même les choses les plus extraordinaires et je dirai surtout celles-là, car je ne connais rien de fantaisiste et d’inattendu comme le train-train ordinaire de la vie ; c’est ainsi que l’autre jour je me trouvais dans une vieille patache, qualifiée de diligence dans le pays, par un excès de politesse et de courtoisie vraiment intempestif, le long de la frontière de la République d’Andorre, au flanc du col escarpé de Puymorens, lorsque je crus sentir un corps dur sous la partie inférieure de ma personne. Comme je savais que les vieux coussins, remontant à la branche aînée des Bourbons, étaient rembourrés avec des noyaux d’abricots, tout d’abord je ne m’en souciai guère.

Cependant instinctivement je finis par porter la main dans la direction de l’objet provocateur et j’en retirai une boule de papier que je développai machinalement entre deux admirations de pic et de précipice.

La boule de papier renfermait plusieurs feuillets, lesquels étaient recouverts d’une belle écriture régulière constituant la missive, la lettre ou la pétition suivante, comme il vous plaira, et que j’ai résolu de transcrire ici, sans y changer un seul mot :

Paris, le 23 septembre 1902.
À Monsieur le Président du Syndicat des Prestidigitateurs-Illusionnistes de France.

Monsieur le Président,

J’ai eu l’honneur de vous voir et de vous admirer plus d’une fois au cours de ma carrière ; aussi c’est avec une pleine et entière confiance que je m’adresse à vous pour vous demander un grand et réel service, à l’un des moments les plus graves et les plus solennels de mon existence.

Mon histoire est courte : né d’un père espagnol et d’une mère française, j’ai passé mon enfance à Londres, où mes parents étaient établis et tout jeune j’y ai appris à fond le métier de cambrioleur et de pick-pocket qui jouit de l’autre côté de la Manche d’une considération beaucoup plus grande qu’ici.

Dès l’âge de dix-sept ans, je faisais partie du syndicat de la corporation, et à dix-huit ans, j’étais même membre du bureau ; puis en qualité de syndic, je fus chargé de plusieurs missions délicates en France.

Mes parents en profitèrent pour me faire terminer mes études et, au bout de trois ans, possédant tous mes grades et étant majeur, je manifestai à mes parents qui commencaient à vieillir et gagnaient modestement leur vie en Angleterre, mon ardent désir de venir travailler à Paris.

J’étais jeune, élégant, bien découplé, instruit, adroit et souple à rendre des points à tous les Robert Houdin, à tous les frères Isola du monde, fussent-ils japonais, et je résolus de ne me livrer qu’à la grande cambriole, au cambriolage vraiment supérieur et artistique, comme celui de l’hôtel Panis-Panis, ou à la profession de pick-pocket dans les grands bars et les cercles politiques, où j’avais pu voir travailler des hommes du meilleur monde, des diplomates de marque, habitués à crocheter les consciences les plus fermées en cinq sec.

Cela me permettait d’abord de me faire de jolis revenus et ensuite de mener officiellement une vie d’homme du monde désœuvré, en gardant simplement le beau titre d’hidalgo que je tenais de mon père, confiant dans mon étoile et persuadé que je finirais bien par grandir un jour ou l’autre, comme tous ceux de ma race !

Tout cela marcha ainsi à souhait pendant des années et un jour, à trente ans, je me trouvais à la tête d’assez jolies économies, de sept décorations exotiques et membre des clubs les plus en vue, lorsque je tombai amoureux fou d’une jeune péruvienne aux yeux de feu, qui a la bonté extrême de me payer de retour.

Mon futur beau-père n’est pas exigeant sur la profession, mais il veut que j’en ai une, disant que l’homme ne doit pas rester oisif.

Or, comme j’aime sa fille, Manuéla-Dolorès Conception, et qu’elle est riche, naturellement, moi, j’ai celle de l’épouser !

Vous voyez d’ici mon embarras. Avec mon titre de marquis et mes grades, vous me direz que je n’ai que l’embarras du choix. Hélas ! non ! j’ai toujours exercé mon métier de cambrioleur de la haute et de pick-pocket en artiste, en philosophe, et il y a une foule de professions soi-disant libérales, que je ne voudrais pas embrasser pour un empire, tellement je les trouve méprisables.

Ainsi vous pensez bien que, dans ma partie, je connais à fond la police ; aussi, je ne voudrais pas y rentrer pour tout l’or du monde. La police, pouah ! quelle horreur !

Je ne voudrais pas entrer davantage dans la magistrature, ce rôle de pantin automatique à condamnation m’écœure et celui d’avocat me donne des nausées.

Médecin ? outre que je n’ai point fait d’études en ce sens, mais seulement mon droit, je considère comme vraiment trop canaille de faire croire à un tas de pauvres diables que l’on va les guérir, quand on ne fait, les trois quarts du temps, qu’activer leur mort.

Fabricant, industriel, commerçant, marchand, boutiquier, trafiquant ?

Allons donc, je ne pourrais jamais de ma vie. Passer son temps à filouter la clientèle, à lui vendre à faux poids, à la tromper sur la qualité et la provenance. C’est impossible, vraiment c’est impossible.

J’ai bien pensé à me faire couturier pour dames ; j’ai du goût, du coup-l’œil, tout ce qu’il faut, mais je me suis dit que passer son temps à corriger les imperfections de la nature, et donner des charmes, des appas aux femmes qui n’en possèdent point serait encore une véritable tromperie, une lâche trahison envers mon sexe, et j’y ai également renoncé.

Vous allez peut-être me dire que je suis bien chatouilleux sur l’honneur pour un pick-pocket-cambrioleur, même de la haute.

À cela, je vous répondrai, Monsieur, que je ne me suis jamais adressé qu’à des gens très riches, ayant plus ou moins mal acquis leur immense fortune et que ma profession ainsi comprise, avec cette hauteur et cette indépendance de vue, devient une véritable fonction publique, destinée à rétablir l’équilibre entre les classes. La portée profonde de cette simple observation au point de vue économique et social, ne saurait certainement pas vous échapper !

Mais je poursuis : c’est l’ensemble de ces considérations, aussi variées que sérieuses, qui m’a incité en cette grave occurrence à m’adresser à vous pour acheter un fonds de prestidigitateur-illusionniste. Je vous l’ai dit, je connais le métier aussi bien que le plus malin des professionnels. Ce que je veux, c’est simplement avoir une profession aux yeux de mon beau-père et aussi une profession honorable à mes propres yeux, or c’est vraiment la seule où je pourrai en donner pour leur argent à mes clients et ne pas les voler outrageusement comme dans la plupart des autres professions. Vous savez comment le matériel de Robert-Houdin s’est vendu quatre-vingts ou cent mille francs.

Voilà, Monsieur le Président, ce qu’il me faut et je compte sur vous pour me le procurer dans le plus bref délai possible, car nous n’attendons pas après autre chose pour publier les bans.

Après le mariage, je ferai une tournée dans le pays de ma femme et je gagnerai facilement un million avec mon métier encore ignoré dans ces pays naïfs et colorés, si j’ose m’exprimer ainsi.

Je compte donc sur votre obligeance, vous réservant la commission traditionnelle et vous prie de me croire votre dévoué et reconnaissant,

Mis de TRAS-LOS-MONTES,
Rue Vide-Gousset, no 7.

Je n’ai rien à ajouter à cette lettre qui nous révèle des côtés si curieux et encore si ignorés de ce que l’on est convenu d’appeler la grande vie. Quant à l’authenticité de la lettre et des personnages, elle est absolue. Je n’ai fait que changer les dates et les noms, pour éviter des ennuis à de braves gens qui ont fait une fin des plus honorables et font encore à l’heure présente, très bonne figure dans le grand monde !