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Pour lire en bateau-mouche/76

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Moyen infaillible de découvrir les criminels

Les dessins du pouce et des doigts. — Un métier dangereux. — Un grand pas dans l’anthropométrie. — L’œil photographe
À M. Bertillon.

Je n’ai, Monsieur, qu’une admiration relative pour votre système, surtout quand on a la manie de l’appliquer à tout le monde, même à des prévenus politiques ; je me souviens, avec peine pour vous, du rôle plutôt grotesque que vous avez joué dans l’affaire Dreyfus avec vos kurchs et autres inventions maladives d’un cerveau qui paraissait surprenant à plus d’un. De plus, je n’ai point l’honneur de vous connaître, cependant je prends la liberté de vous adresser directement la présente, pensant qu’entre savants, c’est ainsi que l’on doit agir à la bonne franquette, sans se soucier autrement des formes protocolaires, usitées dans d’autres mondes peut-être plus diplomatiques, mais à coup sûr moins intéressants que le nôtre.

Aussi bien mon excuse à vos yeux sera que je viens apporter un très grand perfectionnement à la méthode anthropométrique qui sera l’honneur de votre vie et dont vous resterez le père aux yeux de la postérité la moins reculée.

Donc sans plus de préambules, j’entre dans le vif de mon sujet, attention !

Lorsque vous tenez un criminel ou un pauvre diable réputé tel, simplement un homme, fidèle à la méthode classique, inventée depuis les temps les plus reculés par les tailleurs préhistoriques et continuée si brillamment par ceux de la Belle Jardinière, vous mesurez le sujet sous toutes ses formes, ce qui est sage, pratique, excellent, mais m’inciterait à risquer timidement l’hypothèse que vous n’êtes peut-être que le père putatif de la méthode anthropométrique.

Voilà je crois, comme l’on dit, si j’y ajoute le puissant adjuvant qui s’appelle la photographie et dont vous savez d’ailleurs vous servir avec une rare dextérité, l’état actuel de la question, ou si vous aimez mieux de la science, dont vous vous êtes instauré le grand pontife.

Eh ! bien, je pense que je vais pouvoir modestement vous apporter des éléments nouveaux d’information du plus haut intérêt ; veuillez donc bien me faire l’honneur de suivre ma démonstration qui, d’ailleurs sera courte.

Quand un bandit commet un crime quelconque, perpètre un assassinat, il a beau en avoir une plus ou moins grande habitude, il éprouve toujours une certaine émotion, quand ça ne serait que la crainte de faire un jour connaissance d’un peu trop près avec la veuve ! Et alors tout naturellement il se trouve que ses mains sont en moiteur.

Vous suivez bien mon raisonnement, n’est-ce pas ? Eh bien, il se trouve dans l’état le plus propice pour se faire pincer par un juge d’instruction qui a un peu de flair, doublé d’un anthropométreur — est-ce bien le mot ? — qui n’est pas archi myope comme une taupe et comme j’en ai, hélas tant connu, sans aucune allusion personnelle, croyez-le bien, cher Maître !

En effet, presque toujours, pour ne pas dire toujours, le criminel aura laissé avant, pendant ou après le crime, avec du sang, ou même sans sang, ce qui importe peu, sur les tentures, les papiers de l’appartement, ou tout autre objet, l’empreinte de son pouce, de ses doigts, de la paume de sa main, ou de ses mains.

Eh bien la justice n’a que la peine de se baisser pour ramasser ainsi, non seulement la preuve du crime, mais l’identité absolue du criminel, car autant d’hommes ou de femmes sur la terre, autant de dessins particuliers, d’empreintes personnelles du pouce, des doigts, de la paume.

Les objets qui portent et gardent l’empreinte fatale et révélatrice sont les accusateurs inconscients et mathématiques du criminel qui ne saurait échapper à cette vindicte inerte et implacable des choses — ô ironie des mots !

y Pour arriver à cet heureux résultat, capable de rassurer les bourgeois les plus craintifs, il suffit de, photographier les empreintes, de les agrandir avec soin, d’après les procédés ordinaires et de les comparer aux empreintes également agrandies du pouce, des doigts ou de la paume de la main, suivant le cas et les traces laissées du ou des criminels présumés.

Le moyen est toujours infaillible et madame de Thèbes elle-même en serait épatée : cette empreinte d’un pouce, c’est le sceau tangible, c’est la signature matérielle, c’est l’identité, invisible aux seuls yeux des profanes et des anthropométreurs myopes comme des taupes, et cependant certaine, infaillible et évidente de l’assassin.

Il n’y a pas de science sigillaire comparable à celle-là et lorsque le juge d’instruction met les deux empreintes identiques, absolument identiques, sous les yeux du criminel, en lui disant :

— Voilà votre signature, oserez-vous la nier ?

Toujours ce dernier reste confondu, effondré, baba et c’est à peine s’il garde encore un peu de sang-froid pour arriver à murmurer péniblement :

— Ça m’en bouche un coin de plusieurs kilomètres !

Il faut avouer qu’il y a vraiment de quoi.

Eh bien, mon cher Monsieur Bertillon, avouez avec moi que voilà la véritable anthropométrie et c’est dans cette voie que je vous conseille fortement de diriger à l’avenir tout l’effort de vos investigations.

Mais ce n’est pas tout ; tout à l’heure je consattais que la photographie est un auxiliaire précieux dans vos mains et je vais vous indiquer encore un truc pour vous en servir et arriver à découvrir les criminels. Ce n’est pas pour rien que mon père était juge et puis j’ai connu des assassins di primo cartello qui n’étaient pas bêtes et qui, se méfiant des juges d’instructions fouinards, ne travaillaient jamais qu’avec des gants de peau épais, de manière à ne laisser aucune espèce d’empreinte entre les mains d’une justice aussi indiscrète que gênante.

Mon truc photographique est bon, mais seulement dans le jour ou si le crime a été commis avec une forte lumière.

Vous savez qu’au moment où le bœuf, le col baissé, la face tournée contre la terre, reçoit le coup mortel, les pavés de l’abattoir, la dernière vision perçue sont photographiés et immobilisés sur la rétine de son œil. Eh bien, il en est parfois de même si l’assassin a frappé en face sa victime, on peut retrouver son portrait dans l’œil ou les yeux de sa victime. Mais il faut reconnaître que ce moyen est infiniment plus vétilleux et aléatoire !

Oui, mon cher maître, le premier moyen, celui qui consiste à recueillir la signature du criminel par l’empreinte de son pouce, de ses doigts, de sa main, en un mot, est toujours infaillible et en vous le livrant ici pour rien, avec ma précoce expérience de fils de magistrat, non seulement j’ai la conscience d’accomplir une bonne action, mais j’ai encore celle d’avoir fait faire un pas incommensurable à l’anthropométrie, cette science inventée du jour ou les hommes ont cessé de se promener tout nus et ont commencé à porter des caleçons dont on a dû prendre la mesure et que vous avez su rajeunir avec un à propos et un sens pratique de la vie au-dessus de tous éloges !

En attendant, croyez-moi, toujours votre sincère admirateur, kurch à part, dans l’intérêt d’une science qui nous est si chère à nous deux.

La chronique qui précède a été publiée le 28 septembre 1902 dans l’Ouest Républicain et le 19 Juin 1904 j’ai pu dans le même organe y ajouter, le petit post-scriptum suivant :

P.S. — Mes lecteurs se souviennent comment j’ai indiqué ici même le moyen de reconnaître les criminels, en photographiant les empreintes de leurs mains et de leurs pieds nus. Voici la République française qui me donne encore une fois raison d’une manière éclatante, en publiant la petite note suivante :

« Les voleurs anglais, qui sont de tous les voleurs les plus ingénieux, viennent de s’aviser d’un bon truc, pour embêter M. Bertillon.

On sait que le savant anthropométreur — si j’ose m’exprimer ainsi — base une partie de sa méthode sur l’empreinte des doigts. Maintes fois des assassins, voleurs et travailleurs de même espèce furent pincés pour avoir imprudemment laissé des marques de doigts chez leurs victimes, sur des verres, des glaces, des meubles ou autres objets.

Les Anglais, qui pratiquent, à notre exemple, l’anthropométrie, ont reconnu, eux aussi, l’excellence de ce procédé. Seuls, les voleurs britanniques ne partageaient point la satisfaction générale.

Ils viennent — heureusement pour eux — de découvrir le moyen d’y remédier. Aujourd’hui, ils portent des gants.

C’est ainsi que, l’autre jour, à Londres, il a été impossible de découvrir les auteurs d’un vol ou tout au moins de prouver leur culpabilité — car quelques-uns avaient été arrêtés — tout simplement parce que ces messieurs étaient gantés.

Que l’on soit volé par des individus gantés ou non, ce n’en est pas moins, entre nous, fort désagréable. Mais le gant est tout de même plus flatteur, pour un gentleman. »

Mais si la note est très flatteuse pour moi, je suis tout de même confus de voir que les voleurs anglais s’emparent et appliquent avec tant de dextérité et d’habilité mes travaux scientifiques. Pourquoi M. Bertillon n’en fait-il pas autant dans l’intérêt de notre sécurité, en photographiant les mains des criminels, comme je le demande depuis si longtemps déjà ?

À propos du crime du faubourg Saint-Honoré, le Petit Journal avait déjà dit le 1er novembre 1902 :

Mais ainsi que nous l’avons raconté, il y a une autre preuve, que Scheffer ne pourra pas discuter, c’est celle de l’empreinte de sa main sur la glace de la vitrine où ont été prises les médailles et les pièces de monnaie, dans l’appartement du dentiste Alaux.

M. Bertillon, chef du service anthropométrique, à qui revient le mérite de cette découverte, a remis hier, au juge d’instruction les photographies des empreintes prises sur la vitre de la vitrine et celles des marques des doigts relevées sur sa fiche anthropométrique remontant au mois d’avril 1902. À cette époque, il fut condamné à un an de prison pour vol avec le bénéfice de la loi Béranger.

Et moi même je publiais dans le Mouvement Industriel du 6 Décembre 1902 l’article suivant :

À propos du crime du faubourg Saint-Honoré, voici un passage à retenir et à méditer, du Petit Journal ; tout à l’heure j’expliquerai pourquoi et comment :

En racontant, hier, que Scheffer, dit l’Artilleur, l’assassin de Joseph Reibel, le domestique du dentiste Alaux, était connu de la police et que son signalement avait été expédié dans toute la France, nous disions que sa culpabilité ressortait d’une preuve positive, d’ordre scientifique, établie par un procédé des plus curieux.

Sans que Henri Scheffer s’en doutât, il avait laissé une image de lui-même sur une vitre qui, recueillie et photographiée, a permis de le reconnaître.

C’est là, un nouveau procédé de recherche dans les affaires criminelles qui est de nature à apporter une modification profonde dans la marche des enquêtes policières, telles que les entendaient les émules des Vidocq et des Claude et dont la révélation inspirera une salutaire terreur à ceux que la cupidité ou la passion poussent au crime.

La découverte dont il s’agit repose uniquement sur ce fait, maintes fois vérifié, que les mains laissent une empreinte visible ou invisible sur tous les objets quelles touchent. Point n’est besoin que les doigts soient sales ou souillés de sang : il impriment toujours le menu dessin de leur épiderme sur la feuille de papier, la vitre ou le morceau d’étoffe qu’ils ont touchés.

Des expériences ont démontré que telle feuille de papier, vierge de toute tache, gardera longtemps gravées sur sa surface les empreintes invisibles des filigranes des doigts qui l’ont pliée et mise sous enveloppe.

Il suffit alors de plonger le papier ainsi maculé dans une encre spéciale pour voir apparaître, blanche sur fond noir, cette signature involontaire.

Or, ces mille réseaux ténus dont est formée l’extrémité de nos doigts, sont ce qu’il y a de plus personnel en nous et résultent des hasards qui ont présidé au groupement de petites glandes qui secrètent des parcelles de liquides graisseux. Touchez un objet, et la marque de vos doigts y restera nette, visible ou invisible,

Certains réactifs, découverts tout récemment, réussissent plus complètement encore que l’encre dont nous venons de parler, à révéler des impressions digitales avec tous leurs inexprimables détails.

Devine-t-on maintenant ce qui s’est passé dans le crime du faubourg Saint-Honoré ?

M. Bertillon, chef du service d’identification judiciaire, appelé le jour même de la découverte de l’assassinat, faubourg Saint-Honoré, photographie le cadavre de Reibel, ainsi que les différentes pièces où des meubles avaient été fracturés et fouillés.

Au cours de ses investigations personnelles dans l’appartement, il remarqua une légère empreinte de doigts sur le carreau d’une vitrine que l’assassin avait brisée et dont il avait essayé d’arracher les débris. Une heure après, M. Bertillon pouvait désigner l’assassin.

Il avait détaché ce morceau de verre et l’avait emporté avec précaution au service anthropométrique. Il saupoudra le fragment de verre de mine de plomb pulvérisée et réussit, à l’aide d’un procédé spécial, à tirer des épreuves très nettes des empreintes des doigts.

Les individus qui sont amenés au service anthropométrique sont mesurés et photographiés. Sur leurs fiches sont reproduit à l’encre d’imprimerie les empreintes du pouce, de l’index, du médius et de l’annulaire de la main droite et l’index de la main gauche.

Dans la classification des fiches, les particularités digitales entrent pour une grande part, et c’est là le mérite de M. Bertillon d’avoir trouvé une méthode pour les décrire et les ramener à un certain nombre de types géométriques. »

C’est très Joli, mais il y a un seul point que M. Bertillon oublie de dire, c’est que j’ai été le premier en France à vulgariser cette méthode, connue depuis longtemps en Chine et que l’on peut retrouver un peu partout mes travaux et mes articles, notamment dans l’Ouest Républicain.

Ça n’a pas d’importance, mais je serais heureux de garder mon droit de priorité.

En effet, ce procédé, en permettant de retrouver souvent les criminels, donne une plus grande sécurité au commerce, au monde des affaires, aux honnêtes gens en général et je tenais à constater que j’avais bien été le premier importateur de cette idée aussi ingénieuse que pratique des Chinois.

Les bons comptes font les bons amis !

Et si j’insiste ainsi sur ce fait et si je fournis les pièces du procès, c’est que je tiens à établir péremptoirement que j’ai bien été le premier à introduire et à vulgariser en France cet ingénieux procédé d’instruction criminelle, longtemps avant M. Bertillon qui n’a fait que suivre mes indications, d’ailleurs fait sagement.

Mais enfin, c’est bon de le faire remarquer dans l’intérêt même de la vérité[1] .

FIN
  1. Enfin toujours sur le même sujet palpitant, le Petit Journal, vient de publier encore la note suivante dans son numéro du 21 février 1905, à propos du crime d’Asniére :
    Au cours de la reconstitution que M. Leydet a faite de la scène du crime, il a remarqué, en outre, que le verre à boire et surtout le litre portaient des traces humides de doigts, celles laissées par l’assassin, qui, après le crime, s’était lavé les mains dans la cuisine.
    Les deux pièces à conviction ont été remises à M. Bertillon, chef du service d’identité judiciaire, qui a fait déjà sur les empreintes laissées par les doigts des études intéressantes.
    On sait qu’il s’agit là de l’un des moyens modernes employés pour la reconnaissance des inculpés dont chaque fiche porte, outre le portrait, les empreintes digitales.
    Un exemple : Il y a quelques années, un individus qui avait assassiné le garçon de bureau d’un dentiste du faubourg Saint-Honoré dut avouer son crime à la suite de la preuve que M. Bertillon lui mit sous les yeux. Sur la glace d’une bibliothèque, l’assassin avait posé la main, et la marque qu’il avait laissée, relevée par M. Bertillon, avait suffi pour qu’on retrouvât la fiche qu’on cherchait dans les casiers de l’anthropométrie.
    Hier après-midi, le litre et le verre, dans l’intérieur desquels on a lacé un morceau de velours noir, ont été placés sous un arc électrique qui les éclairait violemment et ils ont été photographiés.
    On en a fait ensuite un agrandissement. Les traces des doigts étaient alors très visibles.

    Cette fois la démonstration est des plus concluantes et MM. les assassins en seront réduits à travailler avec des gants ! Mais ça ne fait rien le métier devient plutôt dangereux !