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DERNIÈRE BORNE MILLIAIRE DANS PARIS

un curieux témoin des routes d’antan. — rue de Vaugirard.


Rien n’est intéressant, amusant et instructif pour les vieux Parisiens, comme les expéditions à travers les rues de la Grand’Ville, à la recherche des souvenirs, des restes, des traces de plus en plus rares des choses et des mœurs du passé.

C’est ainsi que j’ai cité autrefois dans mes travaux antérieurs parus dans les Journaux d’Arrondissements les deux derniers culs-de-sac de Paris du moins à ma connaissance — celui de Saint-Fiacre et celui du Bœuf, et c’est ainsi que je veux aujourd’hui consacrer le présent chapitre à la dernière borne militaire de Paris.

On sait comment, par une vieille tradition qui est toujours restée en vigueur, toutes les routes royales, puis impériales et aujourd’hui nationales qui se dirigeaient vers la province, étaient censées partir du parvis de Notre-Dame ; c’était le point central, initial, d’où l’on commençait à compter les lieues autrefois et les kilomètres aujourd’hui.

Cependant, dans l’intérieur de Paris, peu à peu cet usage est tombé en désuétude, et l’on ne commence à rencontrer les bornes, les pierres milliaires, comme disait nos pères, qu’en dehors des fortifications.

Dans mon enfance il y en avait encore pas mal dans l’ancienne banlieue, entre le mur d’enceinte démoli en 1860, si je ne m’abuse, et qui est remplacé aujourd’hui par ce que l’on appelle les boulevards extérieurs et les fortifications bâties par M. Thiers, sous Louis-Philippe, toujours si mes souvenirs sont exacts, lors du fameux incident de Méhémet-Ali.

Il est vrai qu’à cette époque je n’étais pas encore au monde ; mais comme tout cela paraît déjà loin de nous.

De cette enceinte intérieure démolie en 1860 restent encore deux entrées bien connues des Parisiens et vraiment imposantes dans leurs formes lourdes, massives et quelque peu babyloniennes, celle qui subsista, à Montrouge, au Lion de Belfort, devant l’ancienne gare de Sceaux et où se trouve une des entrées des catacombes et celle qui se trouve sur le boulevard de la Villette, là-haut, près du canal.

Quand aux bornes milliaires dans Paris, elles ont toutes disparu ; il me semble en avoir vu une, il y a encore quelques années, dans la grande rue de La Chapelle, mais à l’heure actuelle je n’en connais plus qu’une, une seule, témoin unique des moyens de transport d’autrefois et des diligences, et elle se trouve rue de Vaugirard, encastrée à demi dans le mur du jardin de l’école laïque communale des garçons et des filles, au no 85.

Elle est imposante, carrée à la base, circulaire comme un poteau géant et tronqué, haute et massive, et l’indication qui était à sa surface a été enlevée mais laisse un trou circulaire comme un nombril — le nombril de la distance aurait dit Victor Hugo !

Ce bloc de pierre est gros, laid, lourd, banal, et je ne sais pourquoi je ne puis passer devant lui sans voir tout à coup surgir devant mes yeux la subite, vivante et obsédante vision de tout le passé de la France elle-même !

Et cependant je ne me crois pas plus borné qu’un autre.

Les carrosses du roi-soleil, de Madame de Sévigné, de la Pompadour et de bien d’autres gentes femmes ont passé devant cette borne, et, impassible, elle a vu défiler devant elle de longues suites de générations passant cahotées, empilées et serrées dans les diligences, dans les coches, dans les pataches et les guimbardes du bon vieux temps, et elle a souri dans son âme bornée, et elle a palpité dans son cœur de pierre, en voyant passer des milliers de freluquets se rendant dans leur cabriolet à quelque joli rendez-vous d’amour dans les petites maisons de la banlieue !

Et, ému moi-même jusqu’aux larmes, devant tout ce passé qui chante dans ma mémoire, je reste là planté comme une borne devant cette borne — ça en fait deux — et je suis pris d’une envie, folle de l’interviewer ; puis une idée m’obsède : écrire les mémoires de cette dernière borne milliaire de Paris !

Faites comme moi, chères lectrices, allez contempler la dernière borne milliaire de Paris au no 85 de la rue de Vaugirard, et vous verrez qu’elle est vraiment évocatrice et vénérable comme une borne ancêtre qui en sait long, mais qui est muette, hélas ! car elle est en pierre !