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LITTÉRATURE ÉLECTORALE

programmes et déclarations. — quelques-uns des plus célèbres. — souvenirs personnels.


Comme tous ceux qui commencent à vieillir, qui votent depuis trente-cinq ou trente-six ans et qui ont toujours fait de la politique militante toute leur vie, j’ai été mêlé depuis la guerre à toutes les élections, d’abord comme spectateur, ensuite souvent comme acteur, c’est-à-dire comme candidat. C’est affirmer aussi que j’ai beaucoup vu et retenu à ce point de vue spécial, et c’est pourquoi j’ai résolu aujourd’hui de présenter à mes lecteurs quelques échantillons, parmi les plus intéressants, de la littérature électorale, souvent fort curieuse et parfois très pimentée ; cela tient à ce que beaucoup de candidats sont, hélas ! les plus brillants élèves de ces dames de la Halle — ancienne manière.

Beaucoup de journaux ont cité des programmes détachés ; aucun n’a fait un travail d’ensemble un peu sérieux et c’est justement cette lacune que je veux combler aujourd’hui dans la mesure modeste de la place qui m’est impartie.

Voici d’abord la profession de foi la plus célèbre et je dirai la plus éloquente par certains côtés, celle d’Alexandre Dumas père, lorsqu’il fut candidat à un siège législatif :


Aux travailleurs

« Pednant vingt ans, expliquait-il aux travailleurs, j’ai composé 400 volumes et 35 drames.

« Je me porte candidat à la députation, je demande vos voix. Voici mes titres :

« Sans compter six ans d’éducation, quatre ans de notariat et sept années de bureaucratie, j’ai travaillé vingt ans, à dix heures par jour, soit 73 000 heures. Pendant ces vingt ans, j’ai composé 400 volumes et 35 drames.

Les 400 volumes, tirés à 4 000 et vendus 5 francs l’un, ont produits 11 835 000 francs, soit :

Aux compositeurs 264.000
Aux pressiers 528.000
Aux papetiers 633.000
Aux brocheuses 120.000
Aux libraires 2.400.000
Aux courtiers 1.600.000
Aux commissionnaires 1.600.000
Aux messageries 100.000
Aux cabinets littéraires 4.580.000
Aux dessinateurs 28.000
Total 11.853.0000

« En fixant le salaire quotidien à 3 francs, comme il y a dans l’année 300 journées de travail, mes livres ont donné pendant vingt ans le salaire à 692 personnes.

« Les 35 drames, joués 100 fois chacun, l’un dans l’autre, ont produit 6 184 000 francs, soit :

Aux directeurs 1.400.000
Aux acteurs 1.250.000
Aux décorateurs 210.000
Aux costumiers 149.000
Aux propriétaires des salles 700.000
Aux comparses 350.000
Aux gardes et pompiers 70.000
Aux marchands de bois 70.000
Aux tailleurs 50.000
Aux marchands d’huile 525.000
Aux cartonniers 60.000
Aux musiciens 157.000
Aux pauvres (droits des hospices) 630.000
Aux afficheurs 80.000
Aux balayeurs 10.000
Aux assureurs 60.000
Aux contrôleurs et employés 140.000
Aux machinistes 180.000
Aux coiffeurs et coiffeuses 93.000
Total 6.184.0000
« Mes drames ont fait vivre à Paris, pendant dix ans, 347 persones 347
« En triplant le chiffre pour toute la France 1.041
Ajoutez les ouvreuses, chefs de claquet, fiacres, etc 1.458
Total 6.184.0000

« Drames et livres, en moyenne, ont donc soldé le travail de 8 160 personnes. Ne sont pas compris là dedans les contrefacteurs belges et les traducteurs étrangers. »

Hélas ! Ces 8 160 personnes ne lui manifestèrent point la reconnaissance attendue, car jamais Alexandre Dumas ne fut nommé.

Grimm l’autre jour rappelait le souvenir de quelques candidats intéressants à des titres divers. «

Les uns cherchent dans la politique un dérivatif à leurs ennuis domestiques : tel le citoyen Lamiral, sonneur de cloches à Saint-Eustache, qui, en 1848, se recommandait aux électeurs en ces termes :

« Votez pour moi ! J’ai été trop malheureux en ménage pour ne pas être heureux en politique… »

Paris a connu dans ce genre le citoyen Théodore Jaudet, dont la proclamation débutait ainsi :

« Citoyens, je me présente avec une supériorité virile plus forte que jamais, malgré mes cinquante-quatre ans… »

Et Brive-la-Gaillarde (Corrèze) n’a point oublié, à coup sûr, Pradier-Bayard qui, de 1869 à 1885, se présenta, sans peur et sans reproche, à toutes les élections, avec un programme qui témoignait à souhait de la fougue et de l’originalité de son éloquence.

« Nommez et acclamez Pradier-Bayard, s’écriait-il c’est un rude à poil qui ne boude jamais dans la polygamie jumentalière de la dialectique, ayant autant de raisons spécieuses que les coursiers ont de frénétiques hennissements. »

Celui-ci s’appelait Louis-Gontard il s’intitulait candidat provincial et il aspirait à représenter la province à lui tout seul ; celui-là se nommait Bastier : il se déclarait « menuisier, barde du 71e régiment de mobiles, consécrateur des hautes œuvres municipales et gouvernementales. » Cet autre, nommé Rue-d’Estrem, était le candidat célibataire :

« Je suis célibataire, disait-il, aussi la nation sera ma famille et les lois équitables seront mes enfants… »

Mais le plus célèbre dans ce genre, ce fut Bertron, Adolphe Bertron, « le candidat humain ».

Il avait fondé un journal sous ce titre, et il y insérait, en 1885, l’appel suivant adressé aux électeurs de arrondissement de la Flèche :

« Travailleurs des champs, travailleurs des villes, exprimez votre volonté : remplacez le suffrage universel de l’infortuné Ledru-Rollin par l’unique vrai suffrage universel, celui des deux sexes. Dès lors, le seul gouvernement du genre humain saura faire ce qu’il faut pour que tout soit parfait, par l’amitié, la gratuité, l’unanimité. »

Mais, hélas les électeurs restèrent insensibles aux objurgations de ce partisan de l’égalité politique des deux sexes, et le « candidat humain » fut battu à plate couture.

C’était cependant le précurseur de mon excellente amie, le Docteur Madeleine Pelletier.

L’idée du citoyen Pacault, qui se présenta aux élections de 1893, c’était la défense des journalistes. Pacault déclarait « qu’aussitôt élu, il exigerait que les journalistes fussent invités à tour de rôle à la table du Président de la République. On établirait un roulement pour cette faveur insigne… »

Malheureusement, Pacault ne fut pas nommé. La presse elle-même, la presse ingrate, se gaussa de cet ami désintéressé plutôt que de le soutenir.

Le sieur Isidore Cochon, dit Chambertin, candidat dans la première circonscription de Laon, avait une idée plus originale et non moins généreuse.

Ce dit Cochon était, en effet, l’inventeur du « tube vinicole sous-marin d’Alger à Marseille ».

Il proposait de creuser sous la Méditerranée une canalisation au moyen de laquelle on aurait refoulé en France tout le vin de notre grande colonie africaine.

Cette idée, très américaine, n’eut pas l’heur de recueillir l’approbation des électeurs laonnais. Isidore Cochon, dit Chambertin, échoua. Mais, pourquoi diable aussi se présentait-il à Laon au lieu d’aller solliciter les suffrages des viticulteurs algériens ?…

Les élections de 1885 firent connaître l’un des plus ingénieux parmi ces aimables fumistes : il s’appelait Gagne.

C’est lui qui, le premier, projeta « d’établir des communications entre les peuples à l’aide d’un chapelet d’escargots sympathiques ».

Plus tard, nous eûmes Rodolphe Salis, « seigneur de Chatnoirville-en-Vexin », dont la proclamation qui figura longtemps sur les murs du fameux cabaret de la rue Victor-Massé, réclamait avant tout « la séparation de Montmartre et de l’État ».

C’est encore Montmartre, « ce cerveau de Paris, » qui vit éclore les candidatures du fameux colonel Lisbonne, l’inventeur des « frites révolutionnaires » ; de l’anarchiste Marius Tournade, un joyeux compagnon, et du Captain Cap, candidat antibureaucratique et antieuropéen.

L’affiche de ce candidat extraordinaire était pleine de métaphores audacieuses. Le Captain Cap y déclarait qu’il voulait être le « saint Georges du dragon de la bureaucratie » et « qu’il saisirait la barre du paquebot de nos revendications pour renverser la Bastille des cartons verts ». Il réclamait, entre autres travaux urgents, la « surélévation de Paris à la hauteur de Montmartre », protestait contre « l’abandon des tunnels sans lumière sur la voie publique » et proposait « la création d’un Conseil des Disques pour punir les accidents de chemins de fer… »

Qui sait si ce n’est pas lui qui a inspiré les cartons verts de Lecomte ? Souvent les fous sont les professeurs des sages.

Mais Montmartre n’eut pas le monopole des candidatures facétieuses. Il s’en produisit dans les départements et même dans nos plus lointaines colonies. Jugez-en par la profession de foi suivante, signée du citoyen Louis Vinson, candidat aux élections municipales d’Hanoï en 1901.

Elle est extraite du Petit Tonkinois :

« Électeurs, vous devez être dégoûtés des promesses qui vous sont faites, que vous savez parfaitement ne jamais être tenues par ceux qui les font.

« Je prends envers vous l’engagement formel d’employer mon temps et tous mes efforts à soutenir mes intérêts, à faire progresser ma fortune, plutôt vague pour le moment.

« Une fois servi et mon avenir assuré, ce qui n’est que juste après dix-sept années de Tonkin, je jure devant Dieu et devant les hommes de m’occuper de vous dans mes moments perdus. — Électeurs, votez pour moi ! »

Encore un sage professeur des fous — pardon, je voulais dire l’opposé — à la suite de cette proclamation que nos députés convaincus (en un seul mot s. v. p.) résolurent de commencer par se faire voter pour eux-mêmes 15 000 francs. Les pauvres, comme on dit dans le Midi ! leur manque de doigté leur coûtera cher ; j’en ai du moins bien peur.

Les élections législatives de 1902 ne manquèrent pas de faire éclore maintes candidatures fantaisistes. Paris eut notamment celle du citoyen Fénelon Hégo, qui réclamait entre autres choses « l’extinction du paupérisme à partir de huit heures du soir pour assurer la sécurité des rues », et terminait sa proclamation par ce cri plein d’à-propos : « Vivent les Hégoïstes ! »

Nous connûmes aussi la profession de foi du citoyen Laurent, lequel se disait « républicain, radical, socialiste et révolutionnaire, anarchiste, nationaliste, mabouliste, galettiste, pognoniste et surtout fumiste ».

Il faut croire que le sujet avait bien vivement intéressé ses lecteurs, car mon confrère fut contraint d’y revenir et, cette fois, je me vois dans la nécessité de le citer presque intégralement, tant ces seconds documents sont vraiment curieux.

Et d’abord, c’est la carte du candidat perpétuel Pradier-Bayard dont j’ai cité plus haut la profession de foi. Savourez ce document :


PRADIER-BAYARD
polyglote littéraire
parlant le grec, un peu l’arabe, l’italien,
l’espagnol, et le français si doucereux
et imagé
Membre de l’Académie de Voltri (Italie)
et, dans la mélodieuse et redoutable Espagne,
Chevalier
de l’Ordre Émérite d’Isabelle la Catholique,
Première Sémiramis de toute la terre.


Et dire que les électeurs se refusèrent obstinément à envoyer siéger au Palais-Bourbon un personnage aussi savant et aussi illustre… à l’étranger.

Nous avons reçu encore quelques professions de foi de candidats aux élections actuelles. Sans faire oublier celles des fantaisistes de naguère, des Gagne, des Bertron ou des Captain Cap, certaines d’entre elles contiennent quelques vues originales :

Louis-André Gaspard, savetier de profession, homme de lettres, professeur de philosophie, de droit, d’économie sociale et de médecine spéciale, déclare « qu’il a toujours été honnête et juste, qu’il veut l’être toujours et que, s’il est nommé, il votera toujours raisonnablement… » LouisAndré Gaspard ne se compromet pas.

Raymond Bayle était candidat le 6 mai dernier à Annonay. Il est vrai que, depuis quelques années, dès qu’un siège devient vacant dans Ardèche, la Loire, la Drôme, voire même dans le Vaucluse, qu’il s’agisse de nommer un conseiller général, un député ou un sénateur, notre homme se met sur les rangs.

« Puisque je suis tant aimé du public et que je suis tant désiré, s’écrie-t-il dans sa dernière profession de foi, je serai très heureux de représenter le département de l’Ardèche au Palais-Bourbon… »

Et Raymond Bayle expose son programme, lequel, en somme, n’est pas plus sot qu’un autre. Il s’occupera du sort des malheureux en créant des maisons d’hospitalité de nuit dans chaque commune, des boîtes aux lettres, téléphone, télégraphe, cinématographe, etc. Il facilitera le mariage en fondant une agence matrimoniale gratuite dans chaque commune, afin de faciliter le « repeuplement ».

Favorable aux inventions et aux « innovations nouvelles », il veut voir créer de toutes parts des tramways, diligences, ponts tournants, machines à refouler les créanciers, etc. »

Mais Raymond Bayle est célibataire. En préparant son élection, il songe aussi à se marier. Et il dit à ses électeurs : « Ne vous contentez pas de me choisir pour votre représentant, choisissez moi aussi mon épouse…

« Certainement, ajoute-t-il, l’un d’entre vous sera désireux de m’avoir pour gendre, et une de vos demoiselles, riche et charmante, sera très heureuse de s’appeler Mme Bayle. Si elle est aussi bonne qu’elle sera Bayle, elle jouira avec moi d’un parfait bonheur jusqu’à la fin de nos jours… »

Hélas ! Raymond Bayle ne recueillit l’autre dimanche qu’un nombre infime de voix. Et pour comble, aucun électeur cossu ne se présenta pour être son beau-père. Candidat au mariage et à la députation, il échoua doublement… Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois.

Paris a eu, le 6 mai, un candidat-poète dans le 6e arrondissement. Et quel poète que le poète Bonnery ! En voilà un qui ne peut pas dire « mon vers n’est pas grand ». Vous allez en juger tout à l’heure.

Le poète Bonnery se présentait comme candidat de la « régie égalitaire ». S’adressant aux seuls intellectuels, il refusait d’être élu « par des voies antiques et retardatives ».

« Je ne suis, disait-il, ni nationaliste, ni internationaliste, je suis intermondial. »

Après avoir annoncé qu’il allait faire paraître « une nouvelle planète qui éclairera les morphinomanes du pendule Jérusalem, et qui fera descendre dans l’ombre des nuits le reste des antiques croisades », il terminait son affiche par ces quelques « vers » :

Ah ! peuple, il te faut la justice dans la régie.
Et il nous faut la Mort ou la Liberté dans la vie.
Le poignard à la main nous couperons les épines qui empêchent l’égalité.
Et vos enfants, un beau jour, cueilleront les roses sur cette route d’égalité.
Allons ! que tous ces dieux noirs, on les f… à la marmite,
Sans distinction de couleur, même les Barnabites.

J’ignore si le poète Bonnery est partisan de toutes les libertés. Du moins il en est une qu’il apprécie, à coup sûr, c’est celle de la poésie.

Mais, cette fois encore, il me paraît que la palme de la fantaisie revient au candidat Fénelon Hégo, dont le Petit Journal citait l’autre jour quelques extraits de la profession de foi en 1902, et qui s’est présenté de nouveau dans le quartier de la Goutte-d’Or.

Fénelon Hégo, ouvrier tapissier, matelassier, orateur, inventeur, déclamateur, décorateur, masseur, guérisseur, rebouteur, candidat socialiste patriote, républicain impartial impérialiste, très résolument indépendant, était recommandé aux suffrages des électeurs par un comité enthousiaste qui le déclarait « appelé aux plus hautes destinées ».

Son programme ?… Comment songer à le résumer ?… Sans préjudice d’une affiche qui contient une bonne trentaine de projets, Hégo en aurait encore 367 autres en réserve. Contentons-nous de signaler les plus originaux :

« Suppression de la présidence de la République, à moins qu’Hégo lui-même n’y soit élu.

« Caisse des retraites alimentée par le dégrèvement du tabac qui sera vendu 4 fr. le kilo au lieu de 12 fr. 50. À quarante-cinq ans chaque citoyen aura une rente de 25 fr. par jour comme les députés (tous Hégo).

« Nouvelle loi sur les loteries. Les gagnants des gros lots seront tenus de verser la moitié à la caisse des retraites, 5/10 à l’Assistance publique et le reste à la Société protectrice des animaux.

« Nomination des commissaires de police par le suffrage universel.

« Établissement à tous les coins de rues de poteaux-refuges munis de fauteuils pour les poivrots.

« Création de Paris port de mer et prolongation de la Seine jusqu’à la Méditerranée.

« Obligation pour les propriétaires de ne choisir comme concierges que des somnambules extralucides… » Et vingt autres fariboles de même acabit.

Vous pensez si l’on s’est amusé à la Goutte-d’Or.

Le candidat fantaisiste a, d’ailleurs, recueilli le bénéfice des joies qu’il avait semées à travers le quartier… Contre toute attente, le citoyen Fénelon Hégo a eu des voix, plus de voix que son comité n’en eu osé espérer…

D’un autre côté, Dijon vient de posséder le capitaine Petit (Alexandre), qui collait lui-même son programme, plein d’une aimable franchise et aussi piquant que la célèbre moutarde de Dijon

Avant tout, il invoque le « respect aux dames » et il rappelle « sa vieille et personnelle devise » :

Vive le vin, l’amour et le tabac !

Et c’est cette devise qu’il entend faire triompher au Parlement, si ses concitoyens ont la sagesse gauloise de l’y envoyer.

D’abord, vive le vin !

À ce cri joyeux, ont répondu d’inqualifiables manœuvres.

On a traité le capitaine Petit (Alexandre) d’alcoolique.

À cette insinuation, il répond de victorieuse façon :

« Alcoolique ! Voilà le grand mot lâché mais, pauvres gens, ce mot, employé de telle manière, est un titre de gloire car, si vous êtes sobre, c’est que votre estomac est trop débile.

« Avec un mauvais estomac, on ne peut être un grand homme. Ah ! pauvres gens qui vous croyez appelés à régir les destinées d’un peuple, qui lui criez : Sois libre ! et qui êtes l’esclave de votre gosier.

« Vous nous direz que vous avez voté des lois en faveur de l’alcool mais avez-vous pensé à son débouché ? Non ; vous n’en buvez pas, vous en êtes incapables. Quand on veut faire tuer son chien, on dit qu’il est enragé ; vous me lancez un mot auquel vous donnez la valeur d’une injure et que nous prenons pour un compliment. Injuriez-vous un moteur en lui disant que c’est un moteur à alcool ? Non, le moteur est une force comme nous ».

Puis, vive le tabac !

Et, d’après une affiche sensationnelle, 4 000 électeurs réclament par la bouche du capitaine Petit (Alexandre) la « suppression du monopole sur le tabac qui sera gratuit et obligatoire, comme l’enseignement ».

Et le candidat développe sa pensée avec un remarquable souci du détail :

« À partir de treize ans, le tabac sera réparti proportionnellement au poids de chacun ; pour les dames, ce poids sera réduit des deux tiers. Toutefois, sur demande spéciale et motivée, une part entière leur sera accordée (tabac à priser, chiquer ou fumer.) »

Enfin, vive l’amour !

Mais vive l’amour, sans cependant négliger la palpitante question de la dépopulation.

« La dépopulation, écrit avec une rondeur charmante le prévoyant capitaine, préoccupant à juste titre tous les bons citoyens, il importe, pour conserver à notre cher pays son bon renom de galanterie et d’idéal antédiluvien, que le mariage soit facilité ; des primes spéciales seront accordées aux familles nombreuses. Si, au bout de trois ans de mariage, aucune naissance n’a été enregistrée dans le ménage, un ou plusieurs coadjuteurs seront adjoints au mari présumé incapable. Si l’incapacité provenait du fait de la femme, le mariage serait dissous, et la femme, afin de lui permettre de goûter, dans la mesure du possible, les douces joies de la maternité, serait enrégimentée dans un corps spécial de nourrices sèches à la disposition des familles nombreuses. »

Cette fin de programme est tout à fait charmante et pleine de patriotisme pratique ; aussi on m’affirmait, qu’à sa lecture, M. Piou, l’apôtre de la repopulation, aussi bien que son gendre M. Guyot de Villeneuve pleuraient d’attendrissement et y trouvaient une forte fiche de consolation !

Le Temps qui devient aussi grincheux que les Débats et qui n’aime pas les gens qui ont de l’esprit, consacre un article qui voudrait être savant, aux candidats qu’il traite simplement d’aliénés ! Comme ils ont des voix, ces candidats, c’est peut-être une manière peu respectueuse de parler du corps électoral.

Cependant voici la partie que l’on peut citer de cet article :


élections du 16 octobre 1887
Conseil Municipal
Quartier de la Monnaie

« Je suis pour qu’on remette debout dans l’État, Dieu, aujourd’hui absolument oublié… qu’on remette debout cette sainte, saine et grande croyance de la rémunération éternelle, des peines et récompenses éternelles, aujourd’hui absolument à terre et « sans laquelle pas une nation n’a vécu ».

« Je sais bien qu’on n’a pas encore commencé à placer » d’immenses, de gros numéros sur les églises, avec en plus l’inscription antique : Hic habitat felicitas… (Ici habite le plaisir.) Mais on n’en est pas absolument loin.

« Je suis pour qu’on prenne la sœur de charité par le bras » et qu’on la fasse rentrer dans l’école et dans l’hôpital.

…Et non pas pour quelques jours ou semaines, mais absolument et définitivement, comme tous les peuples d’Europe et du globe, compris l’Amérique et la Suisse…, lesquels sont croyants.

« Et alors si un danger public se présente, on ne sera plus obligé », comme il y a quelque temps, lors du ministère Goblet, « d’envoyer de la porcelaine de Sèvres au saint père » en le suppliant d’intervenir :

« On aura pour soi, comme tous les peuples, la chose religieuse » du pays tout entière, et, en plus, une nation virilifiée par la croyance en la vie future.

Gardez Dieu,

Et Dieu vous gardera.

H…,
architecte, prix de Rome.

Nota. — Si pressé, ne lire que les petits caractères.


Ce dernier trait est charmant. Ça prouve surtout à quel degré d’abrutissement un homme peut être réduit par la fréquentation des curés.

Plus cocasse, et plus avancé aussi dans l’évolution de son délire, est le candidat Cotton qui se présenta aux élections législatives contre Joffrin et Boulanger. Ce candidat, homme pratique et économe, avait imaginé de supprimer les frais d’affichage en se transformant lui-même en homme-sandwich. C’est ainsi qu’il promenait, avec ce grand sérieux que mettent les aliénés à tout ce dont ils s’occupent, un double tableau que nous regrettons de ne pouvoir reproduire à cause de ses arabesques compliquées. On peut en trouver une reproduction dans un récent volume du docteur A. Marie sur la Démence. Le candidat se proclamais sur ce tableau : Dictateur sans lecteurs, autres que ses vingt-huit magnanimes concurrents et collègues en candidature joffrinboulangerale. » Et, de plus, le pauvre homme affirmait, en caractères. capitaux, qu’il avait conservé, malgré son âge, une vertu que l’on reconnaît volontiers à Jeanne d’Arc, mais que l’on n’avait jamais songé à exiger des candidats ! Nous reproduisons le texte d’une de ses proclamations. Ici le délire est très avancé, l’objet de la proclamation est niais, les allitérations sont nombreuses et l’incohérence évidente.

Au haut du placard, le candidat affirme de nouveau avec ténacité son absolue chasteté et commence :

Je, Pie Dix, je

Fais défense à tout Français baptisé, sans. exception aucune, de l’un comme de l’autre sexe, d’oser à partir de ce jour, cinq mai 1889…, anti-patriotiquement et sataniquement faire usage de ce mot lugubre, sinistre, néfaste…, infâme à jamais, infâme, proscrit et maudit, — Paris, — imperavit ventes et mors et facta est tranquillitas magna, maxima magna.

Quiconque « en France… et à l’étranger… désire le retour de Strasbourg et de Metz à la France doit, selon le candidat Cotton, se faire « un inviolable devoir de ne plus jamais prononcer le mot, proscrit et maudit qui jusqu’à ce jour, depuis la disparition du mot Lutèce, a désigné la capitale de la R. F… et que toujours quand il devra prononcer le mot Paris, il fasse entendre Apiqa, lequel n’est pas autre (il incombe à chacun de savoir le démontrer à tous) que ce nom même, Paris transfiguré, mais transfiguré, je dis transfiguré, par le chimiste du langage devant rester le plus légendaire de ses contemporains en paraissant à toutes les générations futures… le plus… sagement sage… de tous les grands législateurs passés, présents et à venir… ayant été… l’instaurateur du sortège et l’organisateur du remanat dans les cinq parties du monde sublimaire — À mon… Carnot en élection et en action dans son Élisée principalement et princirongement. »

L’examen de ce document révèle un fait assez intéressant, c’est que l’aliéné semble avoir remarqué les néologismes qui paraissent dans son vocabulaire. Du reste, grâce à son délire, il ne voit là pour lui qu’une gloire nouvelle il n’est pas seulement le plus grand législateur de l’univers, l’instaurateur du sortège et l’organisateur du remanat, il est encore le chimiste du langage. Titres dérisoires, marotte sonnante, grelots funambulesques qu’on ne peut entendre sans mélancolie, malgré l’accoutumance.

Nous donnerons en exemple ce vieil ouvrier, à la vue fatiguée par le travail, qui venait dans les réunions publiques avec une petite lampe qu’il plaçait sur la tribune pour mieux lire ses professions de foi.

C’était un exalté, un mystique assez inférieur. Ses proclamations étaient écrites soit en prose, soit en vers, en vers dans le genre, de ceux-ci, que nous citons d’ailleurs de mémoire :

Je suis l’homme qui vous agace
Parce ce que je vous dis à tous :
Vous n’êtes qu’un tas de paillasses !


Ses camarades lui avaient dit un jour, en plaisantant, de se présenter. Il prit la chose au sérieux, et depuis se présente régulièrement à toutes les élections. Il a du reste imaginé un système d’artillerie extraordinaire qui, mis par lui au service de la France, doit rendre toute guerre impossible. Une seule revendication essentielle à son programme : le pain gratuit (4 livres par jour et par individu). Nous ne pouvons préciser plus ce cas psychologique : le psychologue est obligé à la discrétion professionnelle.

Eh bien, j’ai le regret de n’être pas du tout de l’avis de mon grave confrère qui voit des aliénés partout. Ces candidats sont simplement, pour la plupart, ou des gens de bonne humeur, ou des patriotes et des philosophes qui, sous une forme aimable, littéraire et allégorique, ont le sentiment du devoir à accomplir et le courage de rappeler les députés à un peu plus de pudeur, de dignité et de vrai patriotisme.

C’est ainsi qu’à une des dernières législatures, un candidat demandait spirituellement que l’on remplisse d’eau le fossé des fortifications et que l’on y établisse un service de bateaux-mouches autour de Paris !

Les gens malins, ceux qui croient tout savoir, parce qu’ils ne sont pas complètement idiots, se sont écriés :

— Mais qu’est-ce qu’il faisait des passages à toutes les portes et poternes de la ville et qu’il aurait fallu supprimer ?

Les malheureux ne voyaient pas dans ce projet la plus sanglante et la plus spirituelle des critiques de nos parlementaires qui n’ont ni le cœur, ni l’intelligence, ni le patriotisme de voter Paris Port de Mer et le canal des Deux Mers !

Je crois bien que si le neveu de Rameau revenait sur la terre, personne ne le comprendrait plus, parce que le bourgeois épais qui forme aujourd’hui la clientèle du Temps ou des Débats a totalement perdu le sens de l’ironie qui constituait pourtant une des plus charmantes qualités de notre esprit national. Mais comme en France tout doit finir par des chansons, c’est Jacques Ferny qui va nous donner le mot de la fin et de la situation, avec sa profession de foi d’un député sortant :

Citoyens, je m’représente à vos suffrages ;
 De nouveau, je suis candidat.
Plus fort de l’indépendance et du courage
 Déployés durant mon mandat.
Consultez mes vot’s, je fus irréductible !
 J’ai toujours bien fait attention
À voter dans le sens le plus susceptible
 D’assurer ma réélection.
   (Roulement de tambour.)


Ce qui me distingue et marque la distance
 Entre mes concurrents et moi,
C’est la grande solidité, la constance
 De mes opinions, de ma foi !
Je vous fis, depuis quatre années que j’vous aime,
 De superbes promesses ; or,
Citoyens, ce sont exactement les mêmes
 Qu’aujourd’hui je vous fais encor
   (Tambour à l’orchestre).

Ces promess’s, on dit que je ne les tiens guère
 Je ne les tiens pas ! Soyons franc.
Mais il n’en est pas moins vrai qu’à vous les faire
 Je m’esquinte depuis quatre ans.
Vous s’rez donc plus avancés dans vos affaires
 De quatre ans, de quarante huit mois
En votant pour moi, puisque mes adversaires
 Vous les l’ont pour la première fois !

J’ai fini, mais je veux encore citer cette dernière phrase d’une affiche qui ne manquait pas de candeur ;

« M. X… endosse sur sa livrée royaliste le bourgeron du peuple et met sur son visage un large masque tricolore et se coiffe d’un bonnet phrygien. »

Et dire que ce sont ces cocos-là ou leurs congénères qui siègent au bout du pont ! Il y a des moments tout de même où tous ces faiseurs de belle littérature électorale ne vous inspirent qu’une médiocre confiance ! D’autant plus que j’ai tenu à ne citer ici que les programmes ou professions de foi des plus sincères, laissant de côté, tous les saltimbanques qui forment l’imposante majorité des candidats.

Mais ce qui est amusant, c’est de penser comment le Figaro a noté, d’après des affiches de la récente campagne électorale, toutes les qualifications qu’amis et adversaires ont appliqués à un même candidat, qui d’ailleurs a été élu.

Il en résulte que ce député a été durant trois semaines traité sur les murailles de son quartier de :

Noble esprit — Sombre canaille — Homme d’État dans la plus large acception du mot — Sinistre raseur — Grand citoyen — Brute avinée — Économiste distingué — Satyre — Penseur — Alcoolique — Éloquent orateur — Boueux individu — Parfait honnête homme — Valet du pouvoir — Intelligence ouverte à tous les progrès — Apache — Pâle noceur — Honneur de l’arrondissement — Honte de la circonscription — Espoir de la France — Résidu du suffrage universel — Cœur vaillant — Lâche froussard — Colonne de la démocratie — Suppôt de l’obscurantisme.

— Et quel homme est-ce, en somme, dit le Figaro, que ce député, un grand esprit ou un idiot ? C’est un homme absolument quelconque et qui paraît fort satisfait de ce qui lui est arrivé.

Cette fois les représentants du peuple ont au moins tous les éléments pour bien travailler ; nous allons voir si, enfin, ils sauront être à la hauteur de leur belle et noble mission de députés et de défenseurs des intérêts supérieurs de la nation !

Depuis nous avons encore vu une fois de plus, hélas, que cette belle espérance n’était qu’une naïve et vaine illusion et que c’était, en vérité, leur faire trop d’honneur que de les croire capables d’un effort.