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LE MOYEN DE SE PROCURER DE LA PUBLICITÉ À L’ŒIL


Tout le monde sait que la publicité est devenue une des grandes industries de cette fin de siècle et tout le monde sait que cette publicité depuis l’affiche murale aux couleurs provocatrices, aux femmes affriolantes, jusqu’aux filets insinuateurs des journaux, coûte fort cher.

Les américains sont allés fort loin dans cette voie, et nous marchons rapidement sur leurs traces, grâce à l’imagination de nos imagiers et de nos enlumineurs, grâce à l’esprit toujours en éveil des fabricants de réclames.

Mais l’appétit vient en mangeant et maintenant les grands journaux font tout payer dans leurs colonnes, même l’annonce d’une œuvre d’art, d’une pièce de théâtre ou d’un volume, ce qui est fort coûteux pour les éditeurs, et mortel pour les pauvres diables de débutants qui n’ont pas le sou et qui, de la sorte, ne peuvent plus arriver au grand public.

Les journaux répliquent avec assez de raison qu’ils ne forcent personne à prendre leur marchandise, c’est-à-dire à payer leur publicité, et qu’en somme, étant débordés par la marée montante des quotidiennes productions, littéraires ou non, en imposant un tarif uniforme pour tout un chacun, c’est encore le meilleur Moyen de ne pas faire de favoris. Le raisonnement est admissible ; en tous cas il faut bien s’y soumettre.

La question étant ainsi nettement posée, les malins et les décavés devaient chercher tous les moyens de se faire faire de la publicité à l’œil, autrement dit ils devaient chercher le moyen de mettre dedans les journalistes.

Au premier abord le problème paraissait insoluble, cependant il s’est trouvé trois hommes forts qui l’ont résolu victorieusement et qui se sont fait octroyer une publicité dans les grands prix dans tous les journaux, sans débourser un centime.

Ce sont MM. Rodolphe Salis, Joséphin Péladan et Léon de Rosny. Nous allons donc dévoiler ici leur truc en procédant par ordre.



à tout seigneur tout honneur

Salis, le gentilhomme cabaretier du Chat noir, voyant ses recettes baisser, était fort marri, il cherchait en vain une combinaison géniale pour se débarrasser de ses bocks sans trouver, quand son vieux copain Péladan la lui fournit.

C’est bien simple lui dit le sâr, nous allons nous disputer comme deux chiffonniers dans ton journal et ça amusera la galerie ; c’est le vieux jeu, le soir sur les boulevards extérieurs, un Alphonse fait semblant d’assommer sa marmite, les bons bourgeois se rassemblent, protestent et l’on en profite pour les dévaliser, ça réussit toujours ; nous, nous allons rassembler, ameuter les journalistes, ils tomberont dans le Piano et ils nous feront de la publicité gratis pro Deo.

— Ton idée est épatante.

— Oui, seulement il faudra trouver quelque chose de tout à fait transcendant pour retenir des gens aussi blasés et aussi sceptiques que les journalistes.

— Au contraire, mon cher, pour les épater, il faudra trouver quelque chose de très bête, de tout à fait idiot.

— Tu as raison, mon vieux, topons-là.

Et l’on est parti en guerre et voilà comment Salis a traité Péladan de derrière récalcitrant, ce qui est idiot, affirmant que, très mystique, le Sâr dîne à l’huile, ce qui est encore plus idiot.

Là-dessus Péladan envoûte l’image de Salis en mie de pain durcie et lui perce le flanc avec une épingle enchantée.

C’est tellement bête que toute la presse prend feu, on leur fait une réclame de tous les diables, l’un vend ses bocks et l’autre ses bouquins, et tous deux le soir, après ce rude labeur et ces engueulades, se regardent comme deux augures, hermétiquement enfermés dans le sanctuaire et se tordent les côtes de rire en pensant comment ils ont mis dedans la presse qui n’y a vu que du feu.

Elle est bien bonne.



voilà que d’un autre côté, à la Sorbonne, survient un troisième larron ; M. Léon de Rosny a trouvé plus fort qu’eux, il a découvert le comble de l’abrutissement et de la stupidité : le néo-bouddhisme et les Tchangkcramanas, aussi la presse est-elle tombée là-dessus comme sur du gâteau.

Péladan et Salis sont furieux contre cette concurrence, mais ils admirent tout de même de Rosny ; quant à ce dernier il a une envie folle de s’entendre avec le maître du Chat noir qu’il considère comme un homme fort.

Avec mon ésotérisme, la magie de Péladan et l’abreuvoir de Salis, nous devons conquérir le monde !

Ce qu’il voudrait surtout, s’il n’avait pas peur d’être reconnu par ses élèves, ce serait se payer la volupté suprême d’aller endosser au Chat noir pendant une soirée, l’habit d’académicien à palmes vertes ; quelle douce illusion quand on ne peut pas se payer la réalité.

Comme un professeur de la Sorbonne ne peut pas aller au cabaret de la rue Victor-Massé, il espère pouvoir faire entrer à la Sorbonne Péladan et Salis en qualité de suppléants de ses cours sur le Bouddhisme.

Il y a là évidemment la trilogie des trois plus grands penseurs de cette fin de siècle : le gentilhomme cabaretier Rodolphe Salis, le mage et sâr Joséphin Péladan et le néo-bouddhiste Léon de Rosny.

Ils ont mis dedans les journalistes, la presse tout entière, avec une rare audace et cependant, beaucoup de gens méconnaissant encore leur génie, s’entêtent à ne voir en eux que trois malins et trois fumistes de premier ordre.