Pourquoi on aime la France/Discours prononcé au Canada en juin 1917

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Imprimerie de Vaugirard (p. 10-16).

Le 25 juin 1917, le Comité France-Amérique offrait au commandant Asselin, alors en permission à Paris, un dîner en reconnaissance des services qu’il avait rendus à la cause des Alliés. Les paroles qui suivent sont extraites d’un discours qu’il fit à cette occasion :


…Je vous ai, depuis le commencement, parlé de moi, de mes concitoyens, de mes compatriotes. Je veux maintenant vous parler de vous. Ce sera pour me reposer. Ce me sera d’autant plus agréable qu’il se trouve que vous, c’est, au fond, encore nous.

On lit quelquefois chez nous que cette guerre est surtout la guerre de l’Allemagne et de l’Angleterre. Cela serait vrai si l’Allemagne n’avait attaqué la France d’abord et cherché, au contraire, à tenir l’Angleterre hors du conflit. Mais, pour que cela fût vrai, il faudrait aussi que la guerre eût résulté uniquement d’un antagonisme d’intérêts commerciaux. Or, comment n’y pas voir aussi une guerre philosophique ? Je suis très peu philosophe. Sur la métaphysique, je ne suis pas loin de partager l’opinion de ce grand et séduisant coquin de Voltaire. Et je me garderai bien de faire de l’érudition métaphysique devant une assemblée où jusqu’ici tout le monde s’est si bien compris. Mais précisément parce que je vais distinguer entre un peuple qui se comprend lui-même et qui se fait comprendre, et un peuple qui se comprend peut-être lui-même, mais qu’on ne comprend pas, dès avant cette guerre où l’Allemand devait se révéler comme un barbare, je préférais passionnément la France à l’Allemagne. J’avais, en mon for intérieur, résumé mes préférences et mes antipathies en ce laconique jugement : l’Allemand sait tout et il ne comprend rien ; le Français ne sait rien et il comprend tout. À vrai dire, je me rends parfaitement compte de l’excès qu’il y a à taxer d’ignorance le peuple qui, depuis toujours, a tenu la tête du mouvement scientifique en Europe, et qui, dans son culte pour la science, est allé jusqu’à en vouloir faire le fondement de sa morale. Ce que je voulais dire, c’est que le Français comprend tout, même quand, selon la prétention allemande, il ne sait rien, et que l’Allemand ne comprend rien, même quand, selon ses prétentions, il sait à peu près tout.

Sur ce point, ma religion s’est éclairée d’une expérience personnelle. Tous, vous avez lu le livre de M. André Siegfried sur le Canada. Il est telles conclusions de cet ouvrage qui sont très discutables, mais, après deux mois passés chez nous, M. Siegfried a trouvé moyen de condenser en une lumineuse synthèse de 350 pages tout ce qu’il faut — ou du moins tout ce qu’il fallait il y a dix ans — pour se faire sur notre situation politique une opinion juste. À l’aide des faits qu’il a groupés, n’importe qui pourra, s’il le veut, rectifier ses conclusions. Cela, c’est la méthode française. Il y a quelques années, un professeur de langues romanes dans une école américaine, avec qui j’étais entré en relations par hasard, me soumit quelques fascicules d’un annuaire de littérature universelle publié chez vos voisins et censé contenir, entre autres choses, un résumé de la production intellectuelle canadienne-française. Vous connaissez le genre. De cet amas de fiches uniformes, colorées uniformément et sans égard au mérite des ouvrages, et d’où les œuvres les plus intéressantes — celles surtout qui auraient tout de suite frappé un esprit français — avaient été omises, je défierais bien qui que ce soit de dégager une impression quelconque de notre situation littéraire. Cela, c’est la méthode allemande.

Dans quelque encyclopédie teutonne, moi qui vous parle, je suis « fiché ». Je suis donc, en quelque sorte, tenu d’admettre que la fiche a du bon. (Vous comprenez tout de suite que nous restons dans le domaine scientifique.) L’erreur, c’est de croire qu’elle constitue, à elle seule, une culture. C’est aussi d’en faire une trouvaille allemande et d’y voir l’instrument de rénovation de l’esprit français parce que la pensée française, se distrayant dans la musique d’Offenbach, si l’on peut ainsi dire, avait, dans certains domaines, notamment l’histoire et la philosophie, dérogé un instant à ses traditions de labeur et de probité. Ce qui est en propre à l’Allemagne, c’est le subjectivisme de Kant et les géniales divagations d’un Nietzsche. Or, la France connaît Kant et Nietzsche, car la France, contrairement à la lourde calomnie allemande, connaît beaucoup de choses ; mais elle croit encore, Dieu merci, aux vérités objectives ; et c’est ce qui fait qu’en face de l’Allemagne, devenue par sa conception subjective, partant intéressée, des choses, champion de la force brutale, s’est dressée la France, champion éternel du droit.

Vous avez, dans le cours de votre histoire, rendu au monde d’éclatants services. Hier encore, vous le sauviez de la barbarie en arrêtant sur l’Aisne et devant Verdun les forces de destruction et de rapine du nouvel Attila. Mais ce qui vous vaudra surtout la reconnaissance de l’humanité, c’est de lui avoir fait comprendre, en le révélant peut-être à un certain nombre de vos propres compatriotes, que si le subjectivisme, surhumaniste ou autre, peut engendrer de belle musique et produire des brutes incomparables, le chemin le plus sûr vers la vérité morale est encore le respect d’une certaine discipline intellectuelle.

Grâce surtout à l’habileté et à l’impudence de sa réclame, l’Allemagne a exercé pendant cinquante ans sur la pensée du monde une influence excessive. La France, après la guerre, reprendra la suprématie intellectuelle, et cette fois son hégémonie — nous frissonnons d’orgueil à cette seule pensée — couvrira toute la terre ; n’en seront exclus que les peuples maudits qui dans la guerre actuelle auront avec l’Allemagne levé la main contre la justice. Ceux-là, pour leur châtiment, ils s’abêtiront sous le joug d’une nation arrogante, morne et triste, sans grâce, sans bonté, ou confondant avec la bonté un niais et fade sentimentalisme. À la France incombera le rôle glorieux de présenter aux sociétés nouvelles les fortes disciplines sans lesquelles ne pourra se consolider la victoire du droit. Qu’elle ouvre sans crainte sur le monde ses mains émaciées par la souffrance ; le monde, conquis par son courage, attend d’elle, comme d’une puissance surhumaine, les paroles de vie.

Oui, la France a conquis le monde. Mais elle a surtout conquis — ou plutôt reconquis — le cœur de ses enfants d’outre-mer. Je vous disais tout à l’heure que les Canadiens-Français, en 1914, étaient séparés de la France depuis déjà cent cinquante ans. À part, peut-être, M. Louis Arnould, qui avait passé deux années chez nous et qui, en outre, apportait à cette tâche la bonté de cœur indispensable, je ne connais pas un Français — tant la tâche était difficile — qui ait pleinement réussi à démêler les sentiments du Canadien-Français envers la France avant la guerre[1]. Il a existé entre nous bien des malentendus. Parmi les milliers de braves gens que vous avez envoyés au Canada et qui travaillent si admirablement à la prospérité de leur patrie d’adoption, il s’est glissé quelques marchands de pornographie, quelques messieurs de mœurs particulières, quelques demoiselles de mœurs peu particulières, et, chose encore plus grave, beaucoup d’individus qui ne vont pas à la messe. Et comme ces indésirables — ainsi qu’on dit maintenant en France — se groupent généralement dans les villes, que les gazettes se font aussi dans les villes, et qu’au surplus nous n’échappons pas à la faiblesse très humaine qui consiste à toujours se croire meilleur qu’autrui, même quand en secret l’on s’accommode assez bien de ses vices, les Français eurent parfois — dans les journaux ou ailleurs, peu importe, — une mauvaise presse. Il y eut aussi vos lois républicaines de laïcisation. Pour de multiples raisons, je me garderai bien de les apprécier ici : et ces raisons ne sont peut-être pas toutes celles que vous croyez. Mais nous fûmes du coup reportés à l’époque où notre clergé chantait des Te Deum pour fêter la chute de Napoléon, héritier des principes de 89… Certes, quand je dis nous, il faut s’entendre. De tout temps il y eut chez nous, et dans le clergé comme ailleurs, des esprits assez éclairés pour savoir aimer la France indépendamment de ses formes de gouvernement et de ses préférences électorales. Le sentiment du peuple envers la France avant la guerre, c’était celui de paysans qui compteraient dans leur famille une grande actrice. Nous étions au fond très fiers de vous, mais vous nous scandalisiez. Et je ne suis pas sûr s’il n’entrait pas aussi dans nos âmes un peu d’envie, un peu de la jalousie du parent pauvre.

Ah ! que vos souffrances, que votre vaillance ont parlé éloquemment à notre cœur ! Du jour où il éclata aux yeux étonnés du monde que celle que, sur la foi de racontars intéressés, nous avions prise pour une grande cascadeuse, était, à tous les sens du mot, la plus brave des femmes, nous avons rougi de nous-mêmes, nous n’avons plus songé qu’à nous faire pardonner nos ridicules bouderies. Nous avons éprouvé, à l’égard de notre pays d’origine, cette transformation de sentiments que subit le voyageur qui connut Paris avant la guerre et qui le revoit aujourd’hui. Alors, la Française authentique était invisible. À moins de pouvoir pénétrer dans la famille, on eût passé des mois entiers à Paris sans voir d’autres femmes que celles de Montmartre ou de chez Maxim. Mais rien qu’à voir aujourd’hui partout — dans les ascenseurs, dans les tramways, dans le Métro — la figure souriante, patiente, ferme, intelligente et propre des vaillantes petites femmes qui ont remplacé dans l’organisme économique les hommes partis pour la tranchée, on se sent pris d’une admiration attendrie pour un peuple qui sait allier, jusque dans ses classes les moins favorisées, tant de grâce à tant de vertus. Vos malheurs vous auront au moins forcés à vous montrer sous votre jour véritable. Ne souriez pas : le Métro parisien est à l’heure actuelle un des foyers de rayonnement des plus belles qualités françaises…

Nationalistes pour la plupart, les jeunes Canadiens-Français des classes plaisamment appelées supérieures se sont enrôlés en très petit nombre. Quelques-uns m’avaient précédé, plusieurs m’ont suivi. Mais depuis plusieurs années j’étais pour employer le vocabulaire à la mode — un nationaliste minoritaire, et j’eus beau répondre, à la jeunesse qui m’objectait nos propres misères, que les plus beaux sacrifices sont ceux que l’on se fait entre malheureux, je vis accourir peu de fils de famille sous mes étendards. Nos troupes se sont donc recrutées presque exclusivement dans le peuple. Or, nous avons assisté en France à un spectacle à la fois imprévu et réconfortant. Français d’Amérique et Français de France, qu’on croyait devenus étrangers l’un à l’autre, et que, la veille encore, séparaient profondément leurs dissentiments religieux, se sont mis tout de suite à fraterniser.

Il est bien parfois arrivé que les tommies canadiens-français abusassent légèrement du crédit que leur faisaient leurs cousins d’outre-mer. Mais nos gars sont avenants, ils ont la langue bien pendue, le cœur chaud et bon, et sur la main : il n’en faut pas davantage pour gagner le cœur du Français. Partout où ils ont passé, ils ont laissé des amis. Mais en retour ils subissent le charme de votre douceur, de votre humanité. Ils admirent votre industrie, votre persévérance, vos solides vertus domestiques[2]. Ils disent souvent, en parlant de vous : « Au fond, c’est du ben bon monde. » Et comme, d’autre part, ils n’ont qu’à vous écouter pour entendre toute sorte de propos bellement malicieux, ils ajoutent, très souvent aussi : « C’est du monde ben fin. » On savait déjà que vous étiez « du monde ben fin ». Nul maintenant n’ignore que vous êtes en même temps, avec le plus bel attribut de la bonté, le courage, « du ben bon monde ». Ce sera le jugement définitif des peuples sur la France.

Et parce que vous êtes « du ben bon monde », c’est-à-dire des héros, « et du monde ben fin », c’est-à-dire des héros gais, spirituels, gardant jusque dans la mort une attitude de « galanterie », comme on disait au bon vieux temps, non seulement je déplore pour mon compte personnel de n’avoir pu réaliser qu’à moitié ce que j’avais ambitionné de faire pour la France, mais je suis sûr que, dans le terrible dilemme où les mettent, d’une part leur amour pour la France et leur fidélité véritable à cette Angleterre qui a partagé avec le monde la Grande Charte qu’elle avait arrachée à ses rois, et, de l’autre, leur souci presque maladif de l’intérêt canadien, les Canadiens-Français feront, à la cause sacrée pour laquelle vos fils moururent à la Marne et à Verdun, tous les sacrifices compatibles avec l’existence même de leur pays.

Depuis la Marne, grâce à vous ils n’ont plus des âmes de vaincus, ils marchent la tête plus haute, allégés d’un poids qui pesait sur eux depuis 1759 et qui s’était encore alourdi en 1870. Ce jour-là, vous les avez grandis et ennoblis dans leur propre estime ; je ne suis pas loin de dire : vous les avez sauvés. Ou je me trompe fort, ou ils sauront vous en être reconnaissants.

  1. Cette assertion ne s’applique évidemment qu’aux publicistes. Parmi les Français qui ont séjourné chez nous, il en est (notamment tel consul que nous avons tous connu et tel autre consul qui, pour avoir moins souvent figuré en public, ne nous observa ni moins attentivement ni avec moins de sympathie, et m’a chaudement félicité de ce discours), il en est, dis-je, qui n’ont rien écrit, mais qui nous ont vus d’une vue à la fois plus pénétrante et plus large que nous ne pourrons jamais faire nous-mêmes. — O. A.
  2. Tant qu’il sera vrai que l’autorité paternelle est le fondement de la famille et que la famille est le fondement de la société, la France pourra accueillir d’une âme égale les critiques qui lui viennent, sur ce point, d’un monde où le respect des parents s’en va de plus en plus, si toutefois il a jamais existé. « Vos solides vertus domestiques » j’ai dit cela de propos délibéré, et je m’y tiens. — O. A.

    Imp. de Vaugirard. H. L. Motti, dir., 12-13, impasse Ronsin, Paris.