Aller au contenu

Précoce/5

La bibliothèque libre.
PrécoceÉditions modernes (p. 59-80).
◄  IV
VI  ►


V


L’automne était venu avec son cortège de frimas et de mélancolie.

Mariées depuis quatre mois, Line et Jeanne s’étaient revues dans Paris, au hasard de leurs courses. Elles s’étaient tendrement enlacées, Line rendant les caresses avec une fougue qui en disait long sur son abandon. Jeanne, maîtresse d’elle-même, mais naturellement lascive, ne restait pas indifférente à ces caresses, que d’autres, plus puissantes, ne lui faisaient tout de même pas dédaigner. Ce bavardage de quelques instants leur était doux à toutes deux et, toujours, Jeanne en riant gaiement se disait contente, tandis que Marceline s’affirmait heureuse.

Mais ensuite, Line regagnait le logis songeuse, mécontente, ayant mal aux nerfs, mal à la chair. Cette exubérance puérile de son amie la frappait, elle aurait voulu être comme elle, vivre légèrement, être heureuse, vibrer… toute… longtemps. Hélas ! il n’en était pas ainsi. Durant les longues solitudes de la journée, elle se jurait qu’il lui manquait quelque chose et alors son imagination s’en allait follement sur les ailes du rêve, lui faisant entrevoir dans son existence mille lacunes insupportables.

Dans la cuisine, elle écoutait Félicie, leur jeune bonne, qui chantait, heureuse. Elle avait un ami qui, tous les soirs, elle le savait, la rejoignait dans sa chambrette, au sixième ; le matin, elle descendait, les yeux cernés, mais si heureuse… Elle avait envie de l’interroger, de lui demander des détails, des précisions. Elle n’osait pas, par pudeur, par respect des convenances.

En cachette, elle lisait des livres défendus, mais n’y trouvait pas ce qu’elle cherchait ; malgré leur crudité révoltante, ces romans, trouvait-elle, manquaient de précision. Ils l’émouvaient cependant. Elle s’enfermait dans sa chambre, tirait les rideaux, à la hâte se dévêtait, lisait avec frénésie, et bientôt sombrait anéantie, mais pas heureuse… elle espérait mieux que ces plaisirs solitaires.

Pendant toute sa jeunesse surveillée, elle avait espéré des joies extrêmes, des plaisirs troublants, des affolements de passion et, soudain, dès le mariage, elle se voyait plongée dans une vie quiète, sans hauts violents comme sans imprévus. Ce n’était point ainsi, pourtant, qu’elle s’était figuré l’amour, l’union avec le prince charmant qui, en l’occurrence avait revêtu la forme de René. Certes, elle ne reprochait rien encore au mari, il se montrait doux, prévenant, paternel presque à son égard. Mais elle était désenchantée. Elle avait tout espéré ! Et rien n’avait vibré, réellement en elle, malgré ses efforts, sa bonne volonté. Elle attendait, elle était prête à toutes les fantaisies… à toutes les perversions ; mais lui, semblait ignorer ces désirs secrets et se contentait de répéter le même geste, pour le seul assouvissement de ses sens. Non, vraiment, ce n’était pas l’époux, le maître, celui qui commande, mais qui sait, qui sait donner du bonheur ! Qui sait Jouer de cet instrument capricieux qu’est le corps de la femme, qui sait en tirer des sons profonds qui l’ébranlent de la tête aux pieds. Or, il ne l’ébranlait pas du tout, mais là pas du tout. Un peu d’énervement, puis de l’agacement, les nerfs qui se crispaient… c’était tout… L’apaisement ne venait pas.


 

Les jours avaient fui après les jours sans apporter de changement dans cette situation et, de plus en plus, se creusait entre eux le fossé de l’indifférence.

Si la gaieté de Jeanne l’avait d’abord étonnée, bientôt elle la rendit curieuse. Comme l’amie l’avait invitée à passer la voir, elle s’y résolut enfin, espérant, par cette compagnie, échapper un peu à la monotonie qui l’enveloppait comme un linceul. Et une après-midi elle sonna chez Jeanne. Maurice était là, libre par hasard.

La visiteuse trouva donc le couple au salon et se sentit aussitôt ragaillardie par l’affabilité de ses hôtes. Sans bien s’en apercevoir, elle devint subitement gaie comme eux, d’une exubérance légère, un peu sceptique, un peu nerveuse aussi. Elle admirait surtout la tendresse câline qui unissait les deux époux, leur liberté d’allure vis-à-vis l’un de l’autre. Pas une minute elle ne douta que l’amour le plus sincère les unît et elle les envia.

Puis, par un juste retour de sa féminité qui se refusait à admettre une supériorité chez une rivale, elle attribua cette bonne entente, cette camaraderie franche à Maurice, qu’elle vit brusquement paré de toutes les qualités. Longtemps, elle s’attarda auprès d’eux, ne se lassant point d’un bavardage amusant et futile.

Et, quand elle rentra au logis, elle compara mentalement les deux hommes. Avec un sourire triste, elle découvrit soudain mille défauts à René. Il n’avait point, en sa présence, cet abandon, cette franchise de l’autre… Que lui manquait-il encore ? Elle ne savait plus exactement, mais assurément il était dépourvu des nombreux avantages qui faisaient tout le charme de Maurice.

En réalité, les deux hommes se ressemblaient, ils n’étaient ni meilleurs, ni plus mauvais l’un que l’autre. Seulement, ils avaient trouvé des femmes différentes. Marceline, domptée, tous ses instincts réfrénés par une éducation étroite, n’avait connu que la crainte sournoise, d’abord des parents ensuite du mari. On croit, par une surveillance constante réfréner les instincts sexuels… comme s’il était possible de tromper la nature ! Et tous les désaccords conjugaux, tous les détraquages proviennent de cette éducation hypocrite qui veut ignorer les besoins sexuels des filles. Dans ces conditions, Line, dès la première minute de leur union, avait eu ce manque de confiance qui avait tenu le mari à l’écart de sa vie intime. Avouer qu’elle restait frigide ou presque sous les caresses un peu brutales de son mari ? Elle n’avait jamais osé. Lui demander d’essayer de lui faire partager son bonheur ? Rien que d’y songer, elle sentait le rouge lui monter au front. Et, cependant, un peu de franchise eut amené l’harmonie dans ce ménage voué à la désunion.

N’osant pas manifester d’affection, elle n’avait pu aimer réellement, et son cœur, peu à peu, s’était comme refroidi. L’époux restait pour elle le maître, le mâle. Elle n’était que la femelle, l’inférieure qui dirige l’intérieur. René n’avait pas insisté, n’avait pas cherché à faire jaillir l’étincelle… il l’avait tout de suite classée dans la catégorie des femmes frigides… et cela ne l’empêchait pas de trouver les apaisements que réclamait sa chair. Froide ! quand elle renfermait un brasier ardent qu’un peu de passion suffisait à enflammer. Satisfait cependant dans son égoïsme d’homme, il n’avait pas réclamé davantage et conservait cette situation supérieure que flattait sa vanité.

Huit jours durant, Line rêva de Maurice, il représentait pour elle le mari idéal, l’amant qui procurait à la compagne l’amour violent et les caresses secrètes auxquels elle aspirait. Il devait les connaître, lui, tous les gestes d’amour qui éveillent la sensualité… il devait être câlin, patient, puis fougueux… il devait tout oser, lui… toutes les caresses, toutes les caresses qui faisaient se tordre de plaisir les femmes caressées. Rien que d’y songer, son jeune corps se révulsait, se tordait, et elle passait de longues heures nue, allongée sur son lit, les bras crispés sur sa chair qu’elle torturait pour essayer, en vain, de l’apaiser.

Cette semaine écoulée, elle ne put se maîtriser plus longtemps et retourna chez Jeanne. Elle choisit un samedi après-midi, sachant que Maurice ne travaillait pas et, de même, au risque de se montrer indiscrète, arriva de bonne heure, afin de ne pas les manquer.

Ils allaient sortir, ils l’entraînèrent donc au dehors, gaiement, sans arrière-pensée, la traitant en camarade, comme ils se traitaient mutuellement eux-mêmes. Elle fut heureuse et les suivit docilement, cachant avec sa sournoiserie habituelle le plaisir que lui causait cette escapade. Ils s’arrêtèrent au Pavillon chinois, le jeune homme s’assit entre les femmes. Encouragé par la présence d’une étrangère, d’une femme, il se montra brillant, eut des saillies vives, quelquefois un peu osées, qui ancrèrent dans l’esprit de Marceline l’idée qu’il possédait l’art précieux de l’amour. Elle l’examina à la dérobée, osant s’arrêter sur un point qui l’intéressait particulièrement ; elle osa même, feignant une maladresse, le palper, s’excusant aussitôt avec une feinte confusion.

Aussitôt, elle le désira instinctivement, mais alors ne sut plus se défendre aussi habilement de l’attirance qu’il éveillait en elle. Son regard s’attachait à lui, languide et trouble, avec, au fond des prunelles, une flamme nouvelle. Elle était absente, regardait, ne voyait pas… Maurice la prenait… la dénudait… toute nue… à ses genoux, il parcourait de baisers fous son corps ému qui se tendait vers la bouche de l’aimé, tandis que ses mains nerveuses emprisonnaient la tête de l’aimée, pour la plaquer contre sa chair brûlante.

Jeanne ne remarqua rien, ayant confiance en son mari, et Maurice fut encore plus aveugle, manquant autant de fatuité que de désirs. Ils restèrent donc camarades jusqu’au bout avec, cependant, un peu plus d’intimité.

Line les quitta tristement et retourna au logis, en proie à une émotion violente. Soudain, elle se disait qu’elle avait manqué sa vie, que son ignorance l’avait empêchée de choisir justement l’homme qui devait être le compagnon de son existence. Bien vite, elle méprisa le mari ; non seulement elle le jugea inférieur à l’autre, mais à tous les hommes en général. Le cœur douloureux, elle se lamenta, se jugeant incomprise auprès d’un époux qui ne savait éveiller en elle le feu de la passion profonde qui la laissait toujours dans l’attente d’un spasme qui ne venait pas.

Dès le soir, elle perdit de son allure craintive et devint subitement hautaine, avec une attitude empreinte d’ironie. Cela déplut à René, qu’elle avait habitué à une sorte de soumission machinale. Toutefois, il ne se plaignit pas, croyant à une mauvaise humeur passagère. Il s’inquiéta cependant, lorsque, certain soir, voulant caresser sa femme, il fut tout étonné de la trouver rebelle, tenant à pleines mains son pyjama ; il voulut insister, avec un rire moqueur, elle le laissa… le bec dans l’eau. En vain, il supplia, commanda, exigea, elle resta insensible…

— Mais pourquoi…

— Pour rien…

La semaine s’écoula ainsi, Line fuyait le logis où elle croyait se déplaire, errant par les rues, les magasins, les salons amis, se répétant inlassablement que son malheur avait atteint son apogée. Les rêves reprirent avec plus d’acuité, elle aspira à des étreintes affolées, elle rêva à toute une gymnastique compliquée, à des caresses bizarres… elle se gava d’une littérature pleine de lyrisme qui exaltait encore ses désirs. Et sans cesse, elle pensa à Maurice, elle se vit dans ses bras et se jura que lui, au moins, saurait lui arracher le cri suprême de la passion heureuse. Elle revit Jeanne, qui l’invita pour le samedi suivant. Elle n’eût garde de manquer à ce rendez-vous, y courant, le cœur étreint par une angoisse morbide. Maurice s’étonna de la continuelle absence de René. Elle la mit sur le compte du travail. Alors, Jeanne les pria à dîner tous les deux pour le lendemain. Elle accepta, préférant encore avoir son mari à côté d’elle, plutôt que de se priver de voir Maurice.

Son exaltation s’accrut cette après-midi, elle étudia le jeune homme, lui découvrit des qualités nouvelles, envia et détesta Jeanne.

La gaieté naïve du couple, qui ne croyait pas au mal, parce qu’il ne le pratiquait pas, augmentait encore leur intimité, qui se doubla d’un laisser-aller charmant. Alors, Marceline eut une idée perverse, elle souhaita que René plut à son amie, afin d’avoir une liberté entière auprès de Maurice. Dès cet instant, elle fut impatiente d’être au lendemain pour entamer ce chassé-croisé.

Elle lisait en cachette des romans très osés, elle n’ignorait pas ce que l’on appelait des parties carrées. Il lui était donc doux de songer à ces horreurs… tous les quatre, nus, dans une chambre… à même le sol… sur un tapis… elle… Maurice. Jeanne… avec son mari… cela serait excitant… cette grosse Jeanne, elle avait des ressources extraordinaires de volupté… elle ferait quelque chose de son apathique mari, elle le dresserait, le dégauchirait, lui apprendrait des mignardises !

René avait entendu parler de Jeanne par la mère de sa femme, il fut donc mécontent de cette invitation, et reprocha à Line d’avoir renoué des relations avec l’ancienne amie.

Pour toute réponse, elle haussa dédaigneusement les épaules. Son mépris s’accrut, elle le jugea mesquin, n’admettant pas qu’on jugeât les autres par ouï-dire.

René s’étonna de cette liberté grandissante que prenait Line et l’attribua avec aigreur à ses visites à Jeanne. Une discussion — la première — surgit entre eux et, au fond de leur cœur, à tous deux, subsista ensuite un peu de rancune et de mauvaise humeur.

Mais, le lendemain, René changea vite d’avis, lui aussi fut aussitôt conquis par le charme franc et désinvolte de Jeanne, lui aussi la compara mentalement à sa compagne et l’avantage ne fut point pour cette dernière.

Ils furent reçus aimablement, avec cette gaieté exubérante que le jeune couple heureux apportait à tout ce qu’il faisait. N’ayant aucune arrière-pensée, ils s’abandonnaient librement à leur plaisir, ne souhaitant pas le mal, se contentant l’un de l’autre. Il n’en était pas de même pour René et Line, tous deux avaient pris lentement l’habitude de l’hypocrisie, n’extériorisant jamais leurs pensées, ils les retournaient inlassablement en eux, créant ainsi des désirs et des aspirations mauvaises.

Lui aussi désira donc Jeanne, mais moins ardemment que Marceline désirait Maurice. Il souhaitait seulement un divertissement qui eût changé la monotonie de son existence. Il examinait la jolie fille avec insistance, très attiré par un mollet rebondi, il eut même la joie d’apercevoir un peu d’une cuisse nue, ronde, rose, charnue, affriolante. Il n’avait point peur de désunir un ménage, parce qu’il ne croyait plus à l’union dans le mariage ; il se persuadait que ce bonheur serein, étalé par ses nouveaux amis, n’était qu’une façade derrière laquelle il y avait la même aigreur rageuse que chez lui.

Le repas fut d’une gaieté particulière, et ensuite, tout en prenant le café, René se rapprocha de Jeanne et flirta aimablement. Elle rit, sans craindre le danger, ne doutant point de l’amour unissant l’autre couple.

Line, voyant le succès de sa tentative, s’installa près de Maurice. Jambes croisées, elle le frôla, se pencha, lui laissant apercevoir sa poitrine avec ses seins menus, dont les pointes turgides se gonflaient de désirs. Elle le frôla de si près qu’il la sentait trembler de désirs. Les yeux mi-clos, très près du spasme, elle était émouvante. Il ne resta pas insensible, il flirta, mais avec une légèreté amusée, simplement pour la satisfaction de dire quelques fadaises à une jolie femme en mal d’amour. Mais Marceline se prenait à ce jeu, plus naïve encore qu’elle ne voulait l’admettre, elle acceptait pour argent comptant les compliments qu’il lui débitait.

De là à s’affirmer être aimée, il n’y avait qu’un pas, rapidement franchi. Elle ne se retint plus, laissa deviner la passion qui la rongeait. Son regard avait une flamme chaude qui perçait Maurice, et qui, à force, arrivait à mettre en lui un émoi réel. S’il n’avait point de fatuité, il possédait assez de clairvoyance pour comprendre la mimique hardie de sa voisine.

Si un homme se persuade d’être désiré par une femme, il ne tarde pas à la désirer ardemment à son tour. C’est un fait presque mécanique qui se produit à peu près toujours. Il résulta donc de tout cela que Maurice n’attendit plus qu’une occasion de gagner son premier chevron dans la carrière de Don Juan. Lorsque les invités se retirèrent, il était absolument en effervescence, sa poignée de main à Line fut plus vigoureuse que de coutume, avec quelque chose de mystérieux qui indiquait qu’ils s’étaient compris.

Marceline revint donc au logis, radieuse, certaine de toucher au bonheur. Vis-à-vis de son mari, elle continua de se montrer hautaine et méprisante.

René fut vexé et jura de se venger, quand ce ne serait que pour montrer à sa femme à quelle valeur l’estimaient les autres. Il ne la méprisa point, parce que ce n’est pas là, d’ordinaire, le sentiment de l’homme, mais il la considéra avec moins d’attachement, la jugeant encombrante et inutile.

La scission entre eux s’accentuait, chaque jour apportait un peu plus de mauvaise humeur de part et d’autre. Au lit, le drame devenait poignant, Line s’éloignait, le repoussant lorsque de ses mains désireuses il cherchait à l’émouvoir. Il questionnait toujours, haletant :

— Dis, Line, je veux… laisse… voyons.

Muette, elle le repoussait, les cuisses serrées.

— Mais enfin, c’est mon droit… tu ne peux refuser…

Elle riait, mauvaise :

— Et si je ne veux pas…

Il luttait, voulant prouver sa force, sa supériorité. Elle se défendait, le griffait, il arrachait, déchirait le pyjama, et comme un fauve dans la jungle, maîtrisait la femelle qui, les dents serrées, luttait, et n’était vaincue que par la force, laissant le mâle se débrouiller tout seul.