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Présence de l’Asie/VII

La bibliothèque libre.
Éditions du Fleuve (p. 74-78).

VII

Si nous concentrons notre pensée sur ces deux termes Asie Europe, c’est plus précisément sous l’angle politique et économique qu’ils nous apparaissent, angle moins large que celui d’Orient et d’Occident qui nous semble comporter une zone spirituelle. Néanmoins, la comparaison s’impose encore à l’esprit, plus limitée sans doute mais tout aussi pressante.

Ces deux termes ramenés au même plan au cours des années d’abord par une évolution lente puis brusquement par les événements actuels, comment se présentent désormais les deux continents qu’ils désignent et qu’en peut-on espérer ?

On a vu dans ce qui précède que la Grande Asie Orientale était un groupement de pays indépendants appelés à développer leurs forces économiques suivant les aptitudes de chacun d’eux et à les unir. Il ne saurait être question d’un bloc occidental d’États groupés autour du plus fort ; de même il ne faudrait pas déduire de la nécessité d’une politique capable d’assurer dans chaque État une discipline économique, que tous les États collaborateurs devraient adopter le même régime politique. L’autarcie continentale ne peut vivre et s’épanouir qu’entre peuples indépendants et consentants, toute idée de domination faisant place à la volonté de coopération.

Dans l’intention des promoteurs de la Grande Asie, la guerre actuelle doit être non pas une guerre destructive, mais une guerre essentiellement constructive. Cette guerre, en effet, n’atteindra pas ses buts dans l’avenir seulement, mais elle en atteint déjà certains tandis qu’elle se déroule. Dans le même temps que l’armée nippone livre bataille à l’ennemi, le gouvernement de Tokio réorganise des territoires dévastés par le fléau. Ces territoires, qu’elle a conquis, l’armée les occupe non pas au sens que l’on donne généralement à ce mot, mais elle les administre jusqu’à nouvel ordre, comme un élément de la Grande Asie qui déjà a reçu un commencement de réalisation avec le Mandchoukouo et une partie de la Chine. Les personnes influentes de ces territoires participent à leur administration et les organisations nationales sont maintenues dans la mesure du possible. Après la guerre l’armée cessera d’administrer ces territoires qui recevront alors leur statut définitif, dans le cercle de la Grande Asie.

En Europe, l’Allemagne déclare vouloir faire profiter notre continent tout entier de l’ordre nouveau qu’elle cherche à y instaurer et n’oublions pas enfin qu’en Amérique, les Etats-Unis ont déclaré de leur côté que l’un des buts de la Charte de l’Atlantique était de rendre accessible à tous les pays bénéficiaires de la loi américaine « prêt ou bail », les matières premières du monde après la guerre.

Quel que soit le sort réservé à ces points de vue d’ailleurs concordants et continuant à nous en tenir à l’Asie et à l’Europe, avouons que nous sommes en face d’une conception nouvelle qui peut créer, à la longue, un équilibre de paix, but ultime auquel tendent les belligérants et toute l’humanité derrière eux.

Mais chassons les illusions, « ces chiffons de pourpre et d’or » comme les appelle Gœthe, qui nous feraient espérer ce résultat pour le lendemain même de la paix. Les nations appelées à coopérer à un ensemble européen plus encore que celles appelées au même rôle en Asie, sont si différentes par leur histoire, leurs traditions, leur physionomie politique et leur structure économique, qu’il leur faudra du temps pour se comprendre et se grouper utilement. Le sentiment de la solidarité doit les y aider.

Le sentiment de la solidarité n’est pas un vain mot ; en dépit de l’échec des initiatives qui auront pour objet sa mise en pratique entre les peuples, la ténacité avec laquelle ceux-ci y reviennent prouve qu’il est inné à l’homme. Mais de là à créer des règlements pour son application rationnelle, de là pour ainsi dire à le codifier, il y a évidemment une marge. Non seulement il faut y longuement réfléchir, mais il faut que toute tentative de ce genre puisse durer, que des événements ne viennent pas l’interrompre, condition sans laquelle aucune preuve forte ne prend corps. Malgré tout, la solidarité européenne, une Europe unie, a été recommandée dans l’intérêt de la paix par de grands esprits de l’époque moderne. On peut même supposer que de tous les pays européens, les meilleurs envisagent actuellement cette conclusion de la guerre.

Remarquons qu’en Europe comme en Asie, l’ordre nouveau tend à l’unité et que cela n’infirme en rien l’opinion de Kipling sur l’impossible « rencontre », car chacun des continents recherche l’unité de son côté et à son profit. Toutefois ces unités ne se détruisent pas ; elles tendent au contraire à se pénétrer réciproquement par de perpétuels échanges de toutes natures.

Ainsi, les deux continents se présentent l’un à l’autre sous la forme de deux unités ou de deux synthèses de toutes les diversités nationales. Car l’unité qui « traduit la loi la plus spirituelle de l’être, unir étant une vocation permanente de l’esprit », ne doit pas être confondue avec l’uniformité qui n’est qu’une caricature de l’unité, l’unité obtenue par voie de nivellement extérieur. L’unité européenne et l’unité asiatique seront de part et d’autre d’autant mieux cimentées qu’elles se composeront de plus de diversités, à condition bien entendu que chaque nation soit convaincue de la nécessité de maintenir l’unité et s’y applique. Car de même que l’unité de la nation, loin de souffrir de la diversité des personnalités régionales n’en est que plus cohérente, l’unité du continent est d’autant plus forte que les nations qui la composent y tiennent davantage, parce que l’unité continentale comme l’unité nationale est volonté de vivre ensemble. S’appuyant les unes sur les autres, loin de songer à se quitter, les nations deviendront indispensables les unes aux autres.

Alors, on pourra espérer voir régner entre les nations d’abord, entre les continents ensuite, la paix, la sainte paix que rêvent de gagner les hommes… Peut-être, en effet, n’est-ce qu’un rêve, mais un rêve qui les aide à vivre la réalité. « Le rêve du bonheur, a dit Fontanes, est un bonheur réel ».



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