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Préservatif contre l’anglomanie

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PRÉSERVATIF
CONTRE
L’ANGLOMANIE.

Maxime sapientis est veritatem ab
Opinione sejungere,
Cic.


À MINORQUE,
1757.

PRÉSERVATIF
CONTRE
L’ANGLOMANIE.


LES préjugés dont on revient le plus difficilement sont ceux que les gens d’esprit nous font adopter. L’Éloquence a sur nos cœurs des droits d’autant plus certains qu’ennemie en apparence de toute tiranie & de toute contrainte, elle n’employe pour nous maîtriser que la seule persuasion.

Les Poëtes ont coutume de représenter Mercure avec des chaînes d’or qui lui sortent de la bouche, pour nous apprendre que par la douceur de l’élocution & le charme de la parole on fait des hommes ce que l’on veut.

Philippe de Macédoine, craignoit plus les foudroïantes harangues de Demosthènes que les armes des Athéniens ; ce n’étoit pas sans raison. En effet, par l’art séducteur du discours, par la beauté & l’énergie du langage, il n’est rien que l’on ne puisse persuader aux autres ; & il n’est point de mal qu’un génie supérieur ne soit capable de causer, s’il abuse de ses talens & en fait un mauvais usage. Aussi l’éloquence fut-elle plus d’une fois proscrite chez les Romains. Sous l’empire de Domitien, tous les Orateurs furent banis de Rome par un décret autentique du Sénat.

On a remarqué de tous temps que les Novateurs, les chefs de secte & de parti, les esprits inquiets, & séditieux, entre leur premieres qualités possédoient celle de s’énoncer parfaitement. C’est par une abondante facilité & par les graces de l’expression, que le Cardinal de Retz trouva le secret d’ameuter tout Paris sous le ministére de Mazarin. Mais sans remonter aux siécles passés, n’avons-nous pas sous nos yeux mille exemples vivants du pouvoir que les esprits du premier ordre exercent sur le commun des hommes ? Leurs sentimens & leurs goûts sont la régle absolue des nôtres : nous avons besoin de leur attache pour penser & juger ; & s’ils semblent quelquefois nous laisser la liberté de notre raison, c’est pour leur en faire hommage & nous soumettre à la leur.

Que de comptes le célèbre, l’illustre, le grand Volt. n’aura-t-il pas à rendre à Dieu au sujet du nombre prodigieux de cervelles qu’il a renversées ! il n’est pas douteux que si cet homme incomparable se fût avisé de faire un nouvel Évangile, il n’eût trouvé des Apôtres pour le prêcher, des Confesseurs & des Martirs pour le défendre. Arbître souverain de l’opinion, c’est à son tribunal suprême que sont cités & jugés en dernier ressort, le mérite, les vertus & les talents. Il fait sortir à son gré les Héros & les Demi-Dieux de son cerveau creux & profond, comme Jupiter fit autrefois sortir du sien Pallas toute armée.

Ne l’a-t-on pas vû prêter à d’ingénieuses fictions, le nom d’Histoire, changer les faits, renverser l’ordre des temps & instituer le régne des Anachronismes ? Mais, son plus grand miracle est la Métamorphose surprenante qu’il a faite des Anglois.

Ce peuple que l’on avoit toujours connu pour le plus orgueilleux, le plus jaloux du succès de ses voisins, le plus intéressé, le plus ingrat & le plus féroce qui soit au monde, est, selon M. de Volt. le peuple le plus généreux, le plus magnanime, le plus fidéle à ses engagements, le plus reconnoissant, le plus humain ; en un mot, le vrai modéle de perfection en tout genre. Le bon sens à son avis n’habite que dans la grande Bretagne : c’est le Sanctuaire de la raison : la Patrie des Sages.

Une si respectable décision gagna aux Anglois des partisans inombrables : on se mit à lire leurs Auteurs, à les traduire. Dieu sait, si on les entendit. N’importe, on les trouva merveilleux. De plus, à l’imitation des Grecs qui passoient en Égypte, en Perse, & jusque dans le fonds de l’Inde pour puiser à la source des Sciences & des Arts, plusieurs milliers de nos Citoïens volérent chez ces fiers Insulaires : mais ils n’en rapportérent que des vapeurs, des élixirs pour détruire l’estomac & quelques étincelles de cet esprit philosophique qui enseigne aux gens dégoûtés de la vie le beau secret de se pendre.

La conscience ne devroit-elle pas reprocher à M. de Volt. de nous avoir conté tant de merveilles sur le chapître de ces prétendus Catons ? Nous avons maintenant parmi nous un tas de fanatiques atrabilaires qui se feroient martiriser pour les Anglois. L’Académie même n’a pas été exempte de la contagion. Un fameux Grammerien de cette illustre Compagnie me dit un jour d’un ton très positif qu’il n’y a de véritables hommes qu’en Angleterre. On observera que c’est un Païs où il n’a été de sa vie & dont il n’entend pas la Langue. Lui feroit-on injure de le comparer à un aveugle né, qui sans aucune notion des couleurs se mêleroit de juger des différents effets du Prisme ?

Quelques-uns de nos beaux esprits fortifiés de l’autorité de M. de Volt. ont publié des observations sur les Anglois. M. l’Abbé le B.… a été de ce nombre. Il reproche à M. de Muralt d’avoir ajouté foi à des oui-dire, & d’avoir osé prononcer sur des témoignages si suspects : sa critique est très judicieuse ; mais je suis surpris qu’en la faisant, il ne se soit pas apperçû qu’il fournissoit à ses Lecteurs des armes contre lui-meme.

On sait que M. l’Abbé le B… n’a pas assez demeuré en Angleterre pour se flater de connoître un peuple qu’il n’est pas aisé d’approfondir dans plusieurs années d’études. D’ailleurs supposé qu’il l’eût pû dans le court espace qu’il y est resté : étoit-il à portée de le faire à la campagne du Duc de Kinston où il a presque toujours été ? Croira-t-on jamais que ce sera chez un Seigneur & quelques particuliers de son voisinage que l’on verra le fort & le foible d’une nation ; que l’on découvrira ses usages, ses coutumes, ses vertus & ses vices ; en un mot, ses bonnes qualités & ses ridicules ? Assûrément, si M. l’Abbé l’a pensé, on peut dire malgré tous les égards qui lui sont dûs, qu’il s’est trompé.

Que M. le B… se soit mis au fait de la vie Œconomique, ou de la façon dont on chasse le Renard : qu’il ait vû dans ces sortes de divertissements des nobles campagnards franchissant sur leurs coursiers fossés & barriéres se rompre le cou, comme la chose arrive fréquemment, personne ne le contredira là-dessus. Mais que d’un ton décisif & affirmatif il prétende nous éclairer & nous apprendre ce qu’il n’a pû savoir par lui-même, c’est ce qui ne s’accorde pas avec la modestie que chacun lui connoît. Ne valoit-il pas mieux pour son honneur & la satisfaction du Public qu’il avouât ingénûment dans un petit bout de préface que la matiére ne lui appartenoit pas, qu’il ne faisoit que lui prêter les ornements & les graces de la diction ; enfin qu’il n’étoit point garant de l’exactitude & de la vérité des remarques de l’Abbé H.… ? un pareil aveu l’auroit mis à couvert de toute censure, & il n’auroit pas moins joui de la gloire que lui a si justement mérité un livre aussi bien écrit que le sien.

Quelques traits suffiront ici pour donner une idée exacte de la profondeur & de la sagacité de ses découvertes.

M. l’Abbé le B… dit que les Anglois sont nos maîtres dans les connoissances les plus utiles à la Société.

Il auroit dû, ce me semble, nous apprendre quelles sont ces connoissances. Quant à moi, j’avoue que j’ai l’esprit assez bouché pour ne le pas deviner. S’il prétend désigner l’agriculture qui est en effet la plus essentielle & la plus nécessaire de toutes les sciences, il devroit savoir que les Anglois nous doivent en partie les progrès de la leur. S’il veut parler des Manufactures, des Arts ; peut-il ignorer qu’avant la revocation de l’Édit de Nantes on ne savoit pas faire un chapeau en Angleterre ; que ce sont nos Citoïens expatriés qui l’ont enrichie de notre travail & de notre industrie ; que ce sont eux qui ont éclairé l’Europe, & qu’avant cette triste époque nous étions les pourvoïeurs de tout le monde. M. l’Abbé le B… devroit savoir encore que malgré la plaie considérable qu’un tel événement a fait au corps de la Nation, nous l’aurions oublié il y a long-temps, si la sensibilité & la compassion qu’on doit aux malheurs de ses semblables ne nous en rappelloit le souvenir.

Nos Entousiastes s’évertuent envain à nous déprimer & nous rabaisser. De quel poids peuvent être leurs déclamations & leurs clameurs contre l’évidence ? Le moïen le plus sûr de les convaincre d’entêtement & d’opiniâtreté, c’est d’entrer dans le détail des matiéres de discution. Soutiendront-ils que les draps d’Angleterre valent mieux que les nôtres ? On sait par expérience que nos draps sont plus maniables & de meilleur user, & que ceux de fabrique Angloise sont durs & se coupent d’abord. Prétendront-ils qu’ils sont plus beaux ? Il faudroit n’avoir jamais vû ni entendu parler des draps de la fameuse manufacture de Mrs de Vanrobès pour défendre raisonnablement une pareille opinion. De l’aveu de tout le monde, il n’y en a pas qui leur soient comparables en beauté. Ils ont encore cet avantage sur les autres ; ils sont plus moëleux, plus souples, plus doux & durent plus long-temps. Je pourrois, je crois, me dispenser de parler de nos étoffes de soye, d’or & d’argent, & des desseins inimitables sur lesquelles elles sont travaillées. Chacun est convaincu de la perfection des ouvrages de Lion & de Tours. Les Étrangers se sont donné jusqu’à présent des soins & des peines inutiles pour les contrefaire : il ne leur a même servi de rien de nous débaucher nos fabriquants & nos dessinateurs.

Ne sembleroit-il pas à voir le peu de succès de leurs dispendieuses tentatives, que c’est ici le terrein où germent les vrais talents, & que transplantés ailleurs, ils dégénérent comme certaines graines dont les fruits ne sont bons que dans le sol qui leur est propre. Ce qui me feroit croire que mon observation à cet égard n’est pas sans fondement, c’est qu’il a beau nous déserter du monde, les autres peuples ne s’en trouvent pas mieux & nous ne nous en trouvons pas plus mal…

Cependant, ne perdons pas de vûe l’objet que nous nous sommes proposé & poursuivons notre examen.

Je ne dirai rien de l’écarlate, de nos galons, de nos bas de Paris & de nos chapeaux. Personne n’ignore aujourd’hui que ces marchandises sont incomparablement plus belles & d’un meilleur user que celles des Anglois. Mais, qui ne sera pas émerveillé à l’aspect de notre manufacture des Gobelins ? Est-il possible de pousser l’art à un dégré de perfection plus éminent ? Quelle noblesse, quelle correction, quelle varieté dans les desseins ! que de vivacité dans les couleurs ! que d’ame dans les figures ! ne diroit-on pas que Minerve elle-même préside à ces Ouvrages divins & conduit la main des Ouvriers ? Quant à notre porcelaine de Vincennes, si les suites ne démentent pas les espérances que ses premiers succès nous ont mis en droit de former, il y a tout lieu de croire qu’elle pourroit un jour faire considérablement baisser de prix celles de Saxe & du Japon. Autrefois les glaces de Venise étoient les seules à la mode : maintenant ce sont les nôtres que l’on estime le plus. Nous surpassons tout ce qu’on fait de mieux en ce genre, tant pour la blancheur & le poli que pour la grandeur. Il y a quelques années qu’il n’étoit pas permis d’avoir une bonne montre qui ne vînt d’Angleterre : aujourd’hui les Horlogers de Paris en fournissent à toute l’Europe. Le célébre Julien le Roy ne sauroit y suffire ; & ce qui doit bien le flater c’est qu’à Londres même chacun veut avoir des montres de sa façon.

L’empressement que les Étrangers témoignent pour nos bijoux, est, je crois, une preuve assez convaincante qu’on ne réussit pas ailleurs aussi parfaitement que nous en cette partie. Où trouvera-t-on un homme tel que le fameux Germain pour l’Orfèvrerie ? Quelle délicatesse, quel goût, quelle noblesse régnent dans ses ouvrages ! tout en est fini, tout en est beau. Les Anglois n’opposent à ces chef-d’œuvres de l’art que des morceaux en filigrane surchargés d’ornements gotiques & confus.

Si j’ai poussé ces observations un peu plus loin que je ne devois, c’est à mon zéle extrême pour la vérité & pour mes compatriotes qu’il faut en attribuer la cause. Un motif si louable porte son excuse avec soi.

Revenons aux judicieuses réflexions de M. l’Abbé le B… après avoir calculé le mérite & les suprêmes qualités des Anglois, il décide que quelques vertus de plus les rendroient le premier peuple de la terre. Ne seroit-on pas en droit de lui demander combien il leur faudroit de vices de moins ? M. l’Abbé ajoute qu’on veut aujourd’hui que nous les regardions comme nos modéles. Je suis très assuré que personne ne le veut & ne le voudra jamais. On voit, je l’avoue, depuis quelque temps nombre de fous afficher à l’imitation des Anglois l’indécence & la malpropreté & se montrer effrontément dans les lieux les plus respectables, empaquetés d’une grande vilaine casaque, crotés jusqu’aux épaules, les cheveux retroussés avec un peigne sous le chapeau, & un couteau de cuisine colé sur la cuisse. Mais que peut-on inférer de cela ? que ce sont des fous qui en imitent d’autres ; & que des fous n’étant comptés pour rien dans la société, leur impertinent exemple n’est pas une régle à laquelle les gens raisonnables soient obligés de se conformer.

M. l’Abbé le B… qui vraisemblablement n’a pas dessein de nous gâter, dit que nous sommes le plus léger & le plus inconstant de tous les Peuples. À la bonne heure : notre inconstance nous tiendra lieu de raison : l’inconstance nous a guéri des Pantins ; il faut espérer qu’elle nous guérira des Anglois.

Je ne sais où notre observateur a peché qu’une perruque courte sans poudre un mouchoir autour du cou, une veste de Matelot, un baton noueux, un ton & des discours grossiers, l’affectation des airs & l’imitation des mœurs du plus bas peuple constituent le petit maître Anglois. C’est tout le contraire. Un petit maître Anglois est une espéce de charge, une imitation ridicule & mal-adroite des nôtres.

M. l’Abbé le B… n’est assurément pas mieux instruit lorsqu’il prétend qu’un Gentil-homme brigue comme une faveur d’être reçû dans la Société des porteurs de chaise. S’il parloit des cas où il s’agit de l’élection d’un membre du Parlement, il auroit raison. Tel qui aspire à cette dignité est souvent obligé de se familiariser & de boire avec les gens de la plus basse condition pour en obtenir les suffrages : mais une pratique crapuleuse dont l’intérêt est le motif, ne prouve pas qu’un Seigneur recherche le commerce de la canaille, ni que les porteurs de chaise soient admis dans le Club[1] des Pairs du Roïaume.

Voici, par exemple, ce que M. l’Abbé ne persuadera à personne, qu’un François est mieux accueilli à Londres qu’un Anglois à Paris. Qu’on se soit empressé à le voir comme il le témoigne, cela est dans l’ordre. Un Philosophe de sa trempe est fait pour des distinctions auxquelles bien peu de gens ont droit de prétendre. Le mérite supérieur a le privilége de se faire jour par-tout. Nous lisons dans la Fable, qu’Orphée avoit l’art d’apprivoiser les Ours & les bêtes les plus féroces par les sons enchanteurs qu’il tiroit de sa Lire. Le vrai sens de cette ingénieuse fiction est qu’Orphée possédoit au plus haut degré le talent de la parole & que par la douceur de ses discours il captivoit les esprits & triomphoit des cœurs. À qui l’application de cette moralité est-elle plus légitimement dûe qu’à M. l’Abbé le B… ? Son éloquence a fait en Angleterre ce que l’éloquence du Chantre de la Thrace fit dans la Gréce.

M. l’Abbé veut que la fumée & les brouillards l’aïent empêché pendant huit mois de voir Londres. Ne diroit-on pas que cette Ville est un four à chaux, ou un de ces lieux à une certaine latitude méridionale que les brumes éternelles rendent inaccessibles. Voilà ce qui s’appelle pousser l’Hiperbolle un peu au de-là des bornes de la bonne Rhétorique.

Il cite ailleurs comme une marque d’aisance qu’un Valet prenne son thé avant d’aller à la charue. S’il eût vécu en Hollande il sauroit que les Mendiants des rues le prennent de même. On seroit aussi bien fondé de dire que tout le monde est à son aise en France parce que chacun y mange la soupe : mais la soupe que nos gueux mangent à l’Hôpital est bien différente du potage succulent mitonné à grands frais dans la cuisine du Fermier Général ; & le thé dont le petit peuple fait usage en Hollande & en Angleterre est assurément fort au-dessous de celui que consomme le riche Citoïen. N’est-il pas ridicule de s’attacher à de pareilles minuties pour prouver l’opulence d’une Nation ?

Mais n’abusons pas de la patience du Lecteur par une plus longue énumération des bévues de M. l’Abbé. Il est temps d’exposer aux yeux de nos Anglomanes ce que ma propre expérience m’a appris de ce Peuple dont ils honorent les qualités les plus indifférentes, les vices même du titre respectable de sagesse & de vertus.

J’ai beaucoup vêcu avec les Anglois : je me suis fait une étude particuliere de les connoître. J’avoue que malgré mon application & mes soins, il ne m’a pas été possible de découvrir comment ils ont pû trouver & trouvent encore aujourd’hui tant de Partisans.

Je suis bien éloigné de leur refuser la justice qui leur est dûe. Ils ont, sans doute, chez eux des personnes d’un mérite distingué dans plusieurs genres ; mais la Nature les a-t-elle favorisés exclusivement à tout autre Peuple, & cette mere commune d’ailleurs si sage auroit-elle traité en marâtre le reste du genre humain par prédilection pour ceux-ci ? Il n’y a que des insensés qui puissent se le persuader. Les talens & l’esprit n’ont point de Patrie ni de demeure fixe ; l’Univers entier est leur domaine.

Que l’aveugle préoccupation cesse de nous étourdir par les fastidieux éloges qu’elle prodigue aux Anglois. Qu’elle ne nous vante pas les progrès miraculeux qu’ils ont faits dans la pénible carriere des Sciences & des Arts. Le bénéfice & le fruit de leurs laborieuses veilles ne déposent pas en leur faveur. Je veux qu’ils soient les premiers spéculateurs du monde ; que les calculs les plus abstraits & les plus fatiguans leur servent de délassement & de jeu ; qu’à force de méditations & de raisonnemens métaphisiques ils évoquent, pour ainsi dire, la Nature, & l’obligent à leur révéler ce qu’elle a de plus sécret. D’accord ; mais, que revient-il à la société de leurs doctes & profondes spéculations ? Les ouvrages les plus méthodiquement obscurs, les systèmes les plus frivoles, & les rêves les plus extravagans qu’il soit possible d’imaginer. Rendons graces au Ciel de ne nous avoir pas fait naître avec des dispositions si contraires au repos de la vie & si peu nécessaires au bien général. Il est étonnant que des gens qui se sont donnés jusqu’aujourd’hui tant de peines pour acquerir des connoissances, ayent si peu de part aux inventions qui ont fait le plus d’honneur à l’esprit humain. Il est encore bien plus étonnant qu’on nous rompe sans cesse les oreilles du prétendu mérite des Anglois, & qu’on ne dise jamais mot des Italiens & des Allemands à qui l’on doit les plus sublimes & les plus utiles découvertes.

Si la célébrité de quelques particuliers en Angleterre influe sur toute la Nation, il me paroît juste que la réputation de ceux qui se sont rendus recommandables ailleurs réjaillisse de même sur le corps entier de leurs concitoyens. La prérogative doit être égale. Cela posé, les Prussiens seront tous Astronomes, puisque Copernic est né parmi eux. Tyco-brahé naquit en Dannemarc, Galilée à Florence : donc les Danois & les Florentins seront indistinctement en état de raisonner avec justesse du cours des Astres & du mouvement des Corps Célestes. Un bossu ne seroit-il pas aussi-bien fondé de se piquer de belle taille, parce qu’il aurait pour parent ou pour compatriote l’homme du monde le mieux fait ?

En s’appropriant ainsi le mérite d’autrui, les Anglois ouvrent à notre amour propre un champ plus flateur qu’ils ne pensent. Nous avons chez nous tant de personnages illustres à leur opposer, que je ne vois pas qu’on puisse avec raison nous contester le droit de prééminence.

La Philosophie & la Géométrie ont fait, à la vérité, depuis environ deux siécles de très-grands progrès en Angleterre. On seroit bien injuste ou bien aveugle de ne pas reconnoître le fameux Newton pour un des plus grands hommes qu’il y ait jamais eu : mais sans Gassendi & sans Descartes auroit-il percé aussi loin qu’il a fait ? Il ne m’appartient pas de décider entre des Philosophes de cette classe. Je me contenterai de dire que si Gassendi & Descartes ont erré, Newton leur a peut-être l’obligation d’avoir pris la meilleure voye & de ne s’être pas égaré.

Il ne fut jamais, dit M. de Volt., un esprit plus sage, plus méthodique, un Logicien plus exact que M. Locke. Cela est vrai ; mais de tous ceux qui ont cultivé la Philosophie morale, je ne crois pas qu’il ait jamais existé un génie tel que Montagne. Malgré le désordre qui régne dans ses essais ; malgré le Scepticisme qui en fait la base, ses réfléxions sont si judicieuses & si solides, son stile est si hardi, sa façon de s’exprimer a tant de graces & de naturel, que je ne suis point surpris qu’une infinité d’Écrivains célébres se soient efforcés de l’imiter, & que M. Locke même l’ait assez estimé pour lui emprunter diverses pensées dont il a paré ses écrits.

Je craindrois avec justice de profaner un nom tel que celui du Chancelier Bacon, si après le témoignage équitable que M. de Volt. rend à sa mémoire, je m’avisois de vouloir sémer des fleurs sur ses cendres. Le lot des esprits médiocres est d’applaudir dans le sécret du cœur, & de laisser aux hommes extraordinaires le soin de célébrer leurs semblables.

Il seroit à souhaiter que notre illustre Compatriote distribuât toujours aussi judicieusement ses louanges, & que le seul mérite en fût toujours l’objet. C’est avilir son encens que de le faire fumer pour ceux qui n’en sont pas dignes. On ne sçaurait rien ajouter aux traits sublimes dont il a peint M. Pope. Le juste tribut qu’il paye aux talens de M. Addisson & du Doyen Swift fait l’éloge de son discernement : mais ne peut-on pas lui reprocher de prostituer sa plume, lorsqu’entraîné par la fantaisie de trouver tout admirable, il loue indistinctement ce qui s’offre à son imagination, & nous donne pour de grands Poétes Milord Halifax, les Ducs de Buckingham & le Comédien Cibber ?

Si nous prenions la peine d’inscrire dans nos fastes littéraires tous les Grimauds & les Roquets qui ont essayé d’avoir commerce avec les Muses, les beaux esprits seroient trop communs en France, & les gens raisonnables se feroient presque honneur d’être réputés des sots, afin de se tirer de la foule & de n’être pas confondus.

Supposons pourtant que ces Écrivains qu’on ne connoîtroit peut-être pas sans M. de Volt., soient tous dignes des applaudissemens qu’il leur prodigue, qui sont-ils au prix des nôtres ? Les plus célébres même, ceux du premier rang sont-ils comparables à la Roche-foucauld, à Pascal, à la Bruyere, à Bayle, à Bossuet, à Fenelon ; en un mot, à l’inimitable Montesquieu ? J’en pourrois citer une infinité d’autres dont les noms précieux sont empreints du sceau de l’immortalité ; mais quand on peut accabler son ennemi par la seule valeur, qu’a-t-on besoin du nombre ?

Une chose bien glorieuse pour nous, c’est que nos bons Livres sont répandus par toute l’Europe. Le charmant & naïf Lafontaine, Despreaux & le fameux Rousseau, le Grand Corneille, Racine & Moliere sont en tous Pays : les meilleurs Auteurs Anglois se trouvent à peine dans quelques cabinets de Curieux. Leurs Partisans objecteront que la Langue Angloise n’est pas aussi générale que la Françoise. Donc notre Langue vaut mieux que la leur ; ou si ce n’est pas notre Langue, c’est nécessairement nous qui valons mieux qu’eux. En effet, quelle apparence que les Étrangers prissent gratuitement la peine d’apprendre le François, & le préférassent sans raison à tout autre Langage ?

N’en doutons pas, c’est le bon goût qui régne dans nos ouvrages, c’est la douceur de notre commerce, & notre affabilité, ce sont nos usages & nos modes qui nous méritent cette distinction de leur part.

Aujourd’hui la Langue Françoise est en Europe ce que la Langue Grecque fut autrefois en Asie après les Conquêtes d’Alexandre, & ce qu’elle fut depuis à Rome. Enfin, que dirai-je de plus à notre avantage ? Il n’est presque pas une Cour au monde où l’on ne parle François, & il en est peu dans notre Continent où l’on ne se pique d’en avoir l’air & les maniéres. Je défie qu’on m’en cite une où l’on se soit jamais avisé d’imiter la politesse, la galanterie, la gayeté & la noble démarche des Anglois.

Avant de changer de matiére n’oublions pas leurs Spectacles. Nous n’avions encore que des treteaux, dit M. de Volt., que les Anglois avoient un théâtre. Oui, mais le changement de nos treteaux en Scénes honnêtes & décentes prouve que nous ne sommes pas un Peuple incorrigible. Il s’en faut bien qu’on puisse dire la même chose de ces Messieurs. Ils sont encore à présent ce qu’ils étoient il y a près de deux siécles. La férocité & la bizarerie de leur caractere, la licence & l’irrégularité se sont perpétuées dans leurs drames. La Comédie en France est l’école des bonnes mœurs, de la bienséance & de la vertu. En Angleterre, c’est l’école du libertinage, de la débauche & de la corruption.

Ceux qui voudront s’instruire plus à fonds sur ce sujet peuvent lire les traductions que nous avons de plusieurs Piéces Angloises. Ils verront malgré les soins qu’on s’est donnés de les purger de ce qu’elles ont d’obscéne & de grossier, & d’en rectifier le goût & le mauvais ton, que ce sont plutôt des farces pour amuser la lie du peuple, que pour récréer les honnêtes gens.

La Cabale Anglomane voudroit vainement élever Shakespear au premier rang des Auteurs dramatiques : le mélange monstrueux de sublime, de frappant & de terrible, de rampant, de boufon & de puerile dont ses ouvrages sont tissus, ne sçauroit présenter aux yeux de tout homme sensé qu’un fou qui a quelquefois de bons momens.

Je finis cet article par une décision en notre faveur à laquelle je ne sçache pas de réplique. On joue aujourd’hui la Comédie Françoise dans toutes les Cours d’Allemagne & du Nord. Il seroit ridicule de penser que les Étrangers fussent des dupes ; & sur-tout que l’élite des personnes du plus haut parage & les Souverains de ces vastes Contrées n’eussent ni goût ni bon sens. Il ne seroit pas moins absurde de croire que les suffrages réunis, l’unanimité de tant de Nations diverses fussent équivoques. On peut donc décider avec assurance que la Comédie Françoise étant plus universelle & plus suivie doit être la meilleure. Le même argument donne gain de cause aux Musiciens Italiens sur les nôtres. L’Opera Italien est applaudi & reçû par-tout, l’Opera François ne l’est nulle part : donc la Musique Italienne est supérieure à la Françoise. Je ne vois point de réponse à cela.

J’aurois envie de passer sous silence les vertus belliqueuses des Anglois ; aussi-bien que pourrois-je en dire qui ne tournât à leur confusion ? On sçait que de tous les Peuples du monde ils sont les plus ignorans dans la science de la Guerre, & que personne n’est plus borné qu’eux dans la Tactique & les évolutions, dans l’Art de camper & de se poster avantageusement, dans les moyens de faire subsister une Armée ; en un mot, que ce sont de vrais apprentifs dans la maniere d’attaquer & de défendre les Places. Néanmoins, croiroit-on qu’avec si peu de suffisance ces orgueilleux Insulaires qui ne sont à proprement parler que des Marchands comme les Holandois, & qui comme eux, s’ils étoient raisonnables, ne devroient s’appliquer qu’à connoître le prix & la qualité des marchandises, à distinguer celles que l’on peut le mieux débiter & le plus promptement ; à calculer, à tenir des livres dans un comptoir, enfin à étudier les moyens les plus surs & les plus courts de faire fortune ? Croiroit-on, dis-je, qu’ils se donnassent aujourd’hui pour les enfans chéris de Mars, & qu’ils prétendissent que tout l’Univers doit trembler & plier sous l’effort de leurs armes ? Mais, ce qu’il y a de plus incroyable, c’est que malgré l’état d’humiliation actuelle où ils sont réduits, les injures les plus grossieres & les plus outrageantes soient le texte ordinaire sur lequel ils exercent leur mélancolique éloquence dans les infames & froids libelles qu’ils composent contre nous. Qu’est devenue, s’écrient-ils, cette valeur Bretonne à laquelle rien n’osoit résister autrefois ? Avez-vous oublié le tems où vos illustres Peres comptoient leurs jours par les plus brillantes actions ? Ne vous souvient-il plus des siécles glorieux où ce Peuple effeminé, assoupi par la molesse & livré à toutes sortes de sensualités gémissoit sous la pésanteur de nos fers & nous reconnoissoit pour ses Maîtres ? Est-il plus courageux maintenant qu’il ne l’étoit ? Le seriez-vous moins à présent que ne l’étoient vos Ancêtres ?

Voici bien de la Réthorique en pure perte. Cette fastueuse Oraison aboutit à dire qu’ils nous ont souvent battus, quand ils possèdoient à titre de Vassaux les meilleures Provinces de la France. C’est un fait qui mérite d’être éclairci.

On seroit bien peu versé dam la connoissance de nos Annales si l’on ignoroit que lorsque les Anglois jouissoient du Ponthieu, de la Normandie, du Perche, du Maine, de l’Anjou, de la Touraine, du Limousin, d’une partie de l’Auvergne, du Poitou tout entier & de la Guyenne jusqu’aux Pyrenées, l’Etat étoit dans une agitation & dans un désordre continuels. On sçait aussi que les Feudataires de la Couronne étoient toujours prêts à se révolter sous le moindre prétexte, & ne manquoient pas de se liguer avec les ennemis du Roi dès qu’ils croyoient y trouver leur avantage. Mais dans toutes ces guerres, quels soldats avions-nous à combattre ? nos propres Compatriotes. Et quelque fût alors l’événement de nos querelles, c’étoient toujours des François qui battoient des François.

Au reste, laissons aux Anglois l’honneur de nous avoir battus eux-mêmes. Que leur en est-il resté ? La mortification d’être enfin dépouillés de tout ce qu’ils occupoient chez nous, & de se voir chassés & relegués honteusement dans leur Isle. Ne vaudroit-il pas mieux pour leur gloire qu’ils n’eussent jamais mis les piés en France ? J’ai peine à me persuader qu’on nous eût délogés d’un semblable domaine à si bon marché.

Quoiqu’il en soit il me paroît que les reproches des déclamateurs d’Albion[2] n’ont pas trop reveillé le courage de leur milice dans cette circonstance cy. Nous n’avons pas lieu de nous plaindre d’eux, & l’on peut dire qu’à leur Piraterie & à leur brigandage près ce sont des gens fort traitables & de très bonne composition. Il y a pourtant des babillards de par le monde qui soutiennent que le siége de Minorque auroit été beaucoup plus long & plus meurtrier si les Anglois n’eussent pas manqué d’Eau-de-vie. On les taxe, à la vérité, de ne jamais combattre sans s’être préalablement muni l’estomac de quelques rasades de ce puissant confortatif. Ils n’ont donc qu’un courage factice & artificiel ? Cela étant, on peut les appeller des braves à l’Eau-de-vie. Plût à Dieu leur manquât-elle souvent pour le bien de nos affaires !

Jettons maintenant un petit coup d’œil sur le gouvernement tant exalté de ces Précepteurs du Gente humain.

Si l’on veut les en croire, ils sont le Peuple de la terre le plus libre & le plus heureux. Je ne vois pas trop que leur liberté & l’avantage qui en résulte puisse faire envie à aucune Nation de l’Europe. Ils seroient peut-être bien embarrassés d’expliquer en quoi consiste leur indépendance & leur félicité. N’auroient-ils point pris jusqu’aujourd’hui l’ombre pour le corps ? Et Idolâtres aveugles d’un phantôme séducteur n’auroient-ils pas adoré le nom pour la chose même ? En effet quelle est cette Liberté qui les rend si fiers ? Est-ce le droit féroce de pouvoir insulter impunément à la Majesté Roïale ? Est-ce cette égalité parfaite & si bien établie entre les premiers Citoïens & la plus vile populace, que le Crocheteur ait le privilège de se coleter avec l’honnête homme, qu’un Pair du Roïaume qui souvent est le soutien de sa Patrie, descende de son carosse pour répondre au défi d’un malheureux que le gibet attend ? Est-ce enfin le privilége infâme de violer le droit sacré des Nations par les avanies éternelles que la Canaille fait aux Étrangers ? En bonne foi, si c’est là ce qu’on appelle Liberté, ne seroit-il pas plus avantageux pour les honnêtes gens que l’on vécut sous un joug paisible ? Au moins le mérite, le rang, & la naissance seroient distingués, & le Peuple effréné, assujetti à la rigueur des Loix, trouveroit dans la subordination & l’obéïssance pour lesquelles il est fait, le bonheur qu’il n’est point capable de se procurer lui-même. Quoi, diront les partisans de la Démocratie, peut-on s’assurer du bien général sur le caprice d’un seul homme ? Je ne dis pas que cela n’ait ses inconvénients : mais sans entrer dans une discution si souvent agitée de l’Excellence de l’État Monarchique ou du Républicain, le Gouvernement populaire des Anglois est-il plus tranquille que celui des diverses autres Puissances ? L’est-il même autant ? Si l’on considére les troubles qui regnent éternellement dans les deux Chambres, la brigue, la perfidie des Membres envers ceux qui les ont élus, les vues d’intérêt & d’agrandissement des uns & des autres, le partage en un mot, de ce fameux Sénat vendu à la Cour ou à la République par des motifs également injustes, toujours couvers du Vernis de l’équité : quelle idée, je le demande aux Anglois même, doit-on se former de leur bonheur ? Et quels fonds osent-ils faire sur des hommes qui moins occupés du bien général que du leur propre, sont éternellement divisés, & ne semblent jamais s’accorder que pour écraser le Citoïen, & profiter de ses malheurs ?

Personne ne révoque en doute que la liberté ne soit de tous les biens humains le plus précieux dont on puisse jouir : mais elle doit avoir ses bornes, sans quoi elle dégénere bientôt en licence, & les désordres affreux qui l’accompagnent nécessairement sont mille fois plus funestes au bonheur commun, que ne sçauroient être les suites du plus odieux esclavage. Avouons-le, s’il est en Angleterre une Liberté, elle n’existe que pour la Canaille. Il semble que les Constitutions du Roïaume aient toutes été faites en sa faveur. On pourroit dire même que le Bas Peuple à Londres est au-dessus de la Loi par l’abus continuel qu’il en fait. Ne soyons donc pas surpris que les façons grossiéres & sauvages régnent si généralement dans un pais où l’excrément des humains a tant de prérogatives & où les honnêtes gens en ont si peu. Dès que les petits donneront le ton & seront les plus forts, leurs mœurs seront les mœurs dominantes, & la Rusticité percera jusqu’au plus haut rang. En France & partout ailleurs, il est rare qu’un homme de qualité ne paroisse pas ce qu’il est : son extérieur le décéle presque toujours. En Angleterre, rien n’est plus facile que de s’y méprendre. Souvent le Lord & le Rustre ne différent que par la naissance.

On ne doit pas s’attendre que la Jeunesse Angloise soit élevée d’une maniere fort distinguée : l’éducation qui a pour principe un caractere vicieux ne sauroit être bonne. Je conviens que la nôtre est encore bien éloignée de la perfection. Le temps considérable que nous sacrifions au Collége pourroit mieux s’emploïer. Heureusement on n’y perd pas de vûe la partie essentielle & la plus nécessaire ; je veux dire la science du monde & le savoir vivre. Si nous sortons des Écoles moins chargés d’érudition classique que les Anglois, nous avons sur eux l’avantage d’être mieux éduqués & de ne point paroître tombés des nues, lorsque nous entrons dans la Société.

La qualité de bon écolier suppose toutes les autres chez ces Messieurs. Quelqu’un qui aura passé un tiers de sa vie dans l’Université d’Oxford ou de Cambridge à s’enivrer, fumer, jurer & ce qui s’ensuit, pourvu qu’il entende son Homére, on le regardera comme un sujet du premier mérite : ce ne sera pourtant au pié de la lettre, qu’un sot, qu’un sauvage sans contenance qui ne dessérera les dents que pour dire des miseres.

À propos d’Originaux de cette espéce : le célébre Bentley lorsqu’il étoit à Paris fit une visite à la Comtesse de Ferrers. Elle avoit ce jour-là grande compagnie. Notre Docteur qui n’étoit rien moins qu’accoutumé au beau monde, se trouva si embarrassé, qu’il ne savoit quel maintien garder, ni comment se tenir sur sa chaise. Quand il fut sorti on demanda à Madame de Ferrers qui il étoit. C’est un homme, répondit-elle, si savant qu’il peut vous dire en Grec & en Hebreu ce que c’est qu’une Escabelle, mais qui ne sait pas s’en servir. On ne sauroit mieux apprécier par un seul trait d’esprit la valeur intrinsèque de ces débrouilleurs d’Idiomes. À quoi se réduit en effet leur mérite ? À bien peu de chose. Je ne doute pas qu’un bon Cordonnier ne soit plus utile à sa Patrie que de pareils gens. Quoiqu’il en soit, la sotte manie des Langues mortes est tellement dominante en Angleterre, qu’un Mylord sera plus glorieux d’entendre les différents Dialectes Grecs que de savoir vivre.

Je ne conçois pas qu’une Nation qui prétend être la plus raisonnable, s’applique à des connoissances si frivoles, & semble tirer vanité d’ignorer les plus importantes ; c’est-à-dire, celles qui façonnent les hommes & concourent aux agréments la Société dans le commerce de la vie. La complaisance, les égards mutuels sont au sentiment des Anglois des vertus grimaciéres dont la pratique ne convient qu’à des Esclaves. Ils veulent être libres jusques dans la grossiéreté. Au reste, ce qui nuit le plus à leur éducation, c’est le mauvais choix que l’on fait des personnes à la conduite desquelles on les livre. Souvent leurs Mentors seroient plus propres à les habiller, & servir au buffet, qu’à les instruire des usages du monde, & à leur inspirer des sentiments dignes de leur naissance. Un échapé des Montagnes de la Suisse, ou un Prédicateur de l’Évangile de Calvin, est d’ordinaire le digne compagnon de leurs voïages, & presque toujours le Ministre complaisant de leurs débauches, & de leur crapule. De-là vient que tant de Seigneurs après plusieurs années d’absence ne rapportent chez eux pour tout fruit de l’argent qu’ils ont sottement prodigué, que des vices de plus & une brillante garde-robe.

Quoiqu’il n’y ait point de Peuple qui voïage autant que les Anglois, il n’y en a pas de moins instruits des coutumes & des mœurs étrangères. La raison de cela, c’est qu’ils ne fraient communément qu’avec les gens de leur Nation, & que l’Angleterre & Londres les suivent, pour ainsi dire, par tout où ils vont. Aveuglément préoccupés contre ceux qui n’ont pas le bonheur d’être nés dans la grande Bretagne, ils se regardent comme une espéce intermédiaire entre les Héros & les Dieux, & croiroient déroger à la Noblesse de leur être, s’ils se prêtoient au commerce des Étrangers. Aussi, à quoi cette orgueilleuse & ridicule manie les reduit-elle ? À boire mélancoliquement entr’eux les trois quarts du jour, à fréquenter sans goût les Spectacles, & se réjouir avec flegme dans quelque Sérail public. La belle occupation pour des gens qui veulent éclairer le monde ! on ne doit pas être surpris qu’après un temps si mal emploïé, ils regagnent le Païs natal l’esprit plein de préjugés : mais, ce qui doit étonner ; c’est de les entendre faire le Procès à tous les Peuples de l’Europe d’un ton plus positif, que s’ils les avoient sérieusement étudiés : quoiqu’à dire le vrai, ils n’aïent vu dans le cours de leurs voïages, que des grands chemins, des édifices & des rües.

En vérité, quand je fais réflexion sur tant d’impertinences, je ne saurois m’imaginer que ceux qui les ont baptisés du nom de sages aïent été de bonne foi, ou bien il faut avouer que les Parains ne sont guéres moins dignes des Petites Maisons que les Filleuls.

Nous sommes la seule nation de l’Univers que les Anglois ne méprisent pas. En revanche ils nous font l’honneur de nous haïr avec toute la cordialité possible. Leur aversion pour nous est un sentiment qu’on leur inculque dès le berceau. Avant de savoir qu’il y a un Dieu à servir, ils savent qu’il y a des François à détester, & les premieres paroles qu’ils peuvent bégaïer, ce sont des imprécations contre nous, le Prétendant & le Pape. Une chose qui doit nous flater, c’est que tout étranger à Londres, est toujours un French dog[3], lorsqu’il se fait remarquer par sa bonne mine & ses ajustements. Comme il est généralement décidé que les grâces & la politesse sont l’appanage des Françoise : quiconque a la hardiesse de montrer en Public une démarche aisée, un air noble & distingué, des manieres prévenantes, est sûr d’exciter la risée, non seulement de la plus méprisable canaille ; mais même de ce qu’on appelleroit en tout autre endroit d’honnêtes gens. Le seul moyen de se dérober à leurs avanies, c’est de prendre, s’il se peut, avec leur habit leur grossiéreté ; de copier cet air brusque, gauche & maussade qui accompagne toutes leurs actions ; de tordre le poignet en signe d’amitié aux personnes que l’on connoît, d’être civil avec impolitesse, d’affecter le négligé jusqu’à paroître aux Spectacles en papillotes : en un mot, de se moucher avec les doigts, & d’exhaler en pourceau le superflu de l’air par les extrémités opposées. Il est certain qu’un homme qui peut prendre sur soi d’imiter toutes ces gentillesses est à couvert de l’insulte. J’avoue que la délicatesse & le savoir vivre répugnent à une pareille contrainte ; mais nécessité n’a pas de loi. Il faut heurler avec les loups, ou si la comparaison est meilleure, avec les Ours.

Nous avons un Proverbe trivial qui dit qu’il n’y a plus d’amis quand la riviere est passée. Cette façon de parler ne sauroit mieux s’appliquer qu’aux Anglois. Lorsque, contre leur coutume ils ont contracté quelques liaisons dans les Païs Étrangers, elles sont oubliées pour toujours dès qu’ils ont repassé le détroit de Calais. Les eaux de ce petit trajet font sur eux le même changement que produiroient celles du fleuve Lethé. Transportez-vous dans leur Isle aussi-tôt qu’ils y sont arrivés ; on ne vous connoît plus ; & si par cas fortuit on se retrace quelque foible idée de votre personne, c’est pour vous accabler de l’indifférence la plus humiliante, ou vous proposer un mauvais picquenic à la Taverne. Tout homme né sensible & délicat se récriera d’abord contre des procédés si étranges, & taxera les Anglois de la plus basse ingratitude. Mais, voici ce qu’ils répondront à ses reproches. S’il est vrai qu’un Souverain qui dédaigne de reconnoître les égards, les soumissions, & le zéle respectueux qu’on s’empresse de lui témoigner, ne peut être mis au rang des ingrats, par la raison qu’on lui doit tout & qu’il ne doit rien ; qu’ose-t-on attendre de nous qui par la supériorité de notre esprit, de notre valeur, & de nos talents nous sommes acquis une sorte de souveraineté sur le monde entier ? Avoir de la déférence, des attentions pour nous, aller au-devant de ce qui peut nous flatter, nous prévenir en tout, c’est s’acquitter de ce qu’on nous doit, & païer un tribut légitime à notre mérite.

Ne soïons cependant pas dupes des gasconnades de ce Peuple fanfaron : son orgueil ne sauroit lui dérober la connoissance de ce que nous valons. Il ne nous haïroit pas tant s’il pouvoit avec raison nous mésestimer. Le moïen de nous vanger & de le désespérer, c’est de ne pas cesser de lui fournir des motifs de jalousie, & de nous rendre s’il se peut, plus dignes que jamais d’une haine dont le principe nous est si glorieux.

Je suis très persuadé, comme l’illustre M. de Montesquieu l’a crû, que la nature du climat & la qualité des aliments influent beaucoup sur le caractere & les affections particulieres des hommes. L’expérience est plus convaincante que tous les raisonnements de la Logique. J’ai senti pendant mon séjour en Angleterre qu’il n’est presque pas possible de s’habituer à l’air qu’on y respire. Il y a une sorte de malignité repandue sous l’Atmosphere qui met l’esprit aussi mal à l’aise que le corps. Les variations continuelles du temps y entretiennent sans cesse la mauvaise humeur & les infirmités. Le sang épaissi & coagulé pair la grosse viande, la bierre & les brouillards, n’y circule pour ainsi dire que par artifice. On n’y digére qu’à force de mouvement & d’agitation : ce n’est enfin qu’en s’y noïant d’eau chaude que l’on réveille son estomac paresseux, & qu’on lui rappelle ses besoins. Tout ceci considéré, faut-il s’étonner que des gens qui ne sauroient faire de bon chile, qu’en observant un éternel régime soient si atrabilaires, & si sauvages. L’affinité de l’esprit & du corps est telle, qu’il est bien rare que l’un ne se ressente du mauvais état de l’autre. Regardons les Anglois comme un Peuple de Valétudinaires, le désagrément de leur commerce cessera de nous révolter & nous ne pourrons nous empêcher d’en avoir pitié.

Le seul avantage que je sache à ces gens-là, sur nous ; c’est qu’ils ont d’excellens chevaux & de très bons chiens ; & n’ont ni Moines ni Loups.


FIN.



  1. Cabaret où plusieurs personnes à peu près de même état se trouvent une fois la semaine pour manger & converser ensemble.
  2. L’Angleterre.
  3. Chien de François.