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Prime Jeunesse/00

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Calmann-Lévy (p. i-ii).

UN COURT PRÉLUDE

Avec une obstination puérile et désolée, depuis ma prime jeunesse, je me suis épuisé à vouloir fixer tout ce qui passe, et ce vain effort de chaque jour aura contribué à l’usure de ma vie. J’ai voulu arrêter le temps, reconstituer des aspects effacés, conserver de vieilles demeures, prolonger des arbres à bout de sève, éterniser jusqu’à d’humbles choses qui n’auraient dû être qu’éphémères, mais auxquelles j’ai donné la durée fantomatique des momies et qui à présent m’épouvantent… Oh ! quand j’aurai fait ma plongée dans le néant, les mains pieuses chargées d’exécuter mes volontés suprêmes ne se lasseront-elles pas de visiter toutes les cachettes de ma grande maison pour anéantir tant et tant de pauvres reliques, ensevelies dans des tiroirs, des sachets scellés, des coffrets, — reliques de chères mortes qui, après ma disparition, vont être encore plus mortes ?… Aujourd’hui, où pour moi tout va finir, je reconnais combien j’ai eu tort de m’entêter à ces luttes inutiles ; ne rien garder eût tellement mieux valu, brûler, brûler, puisque le dernier mot appartiendra toujours à l’oubli, à la cendre et aux vers !…

Un peu moins déraisonnable est ce moyen, auquel ont eu recours des milliers d’âmes humaines, dans l’angoisse de finir : laisser un journal que des survivants liront peut-être… C’est ce que j’ai fait ici, et je prie ceux qui jetteront les yeux sur ce livre, de l’excuser, comme la tentative désespérée d’un de leurs frères qui va sombrer demain dans l’abîme et voudrait, au moins pour un temps, sauver ses plus chers souvenirs.