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Principes d’économie politique/II-2-VI-q-III

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III

CRITIQUE DES ARGUMENTS PROTECTIONNISTES.


Des quatre arguments que nous venons d’indiquer, plusieurs n’ont pas grande valeur et ne sont que spécieux.

Reprenons-les.

L’argument de la concurrence produit toujours un grand effet. Le libre-échange doit être, semble-t-il, une lutte à armes égales, et si l’une des deux parties est dans des conditions d’infériorité marquée, la lutte cesse d’être équitable. Mais voyez quelle singulière déviation a subi cet argument !

Autrefois on disait : il faut protéger les faibles contre les forts, les jeunes contre les vieux ; c’est ce qu’on appelait la protection tutelle. On faisait remarquer que les industries naissantes ont à lutter contre de grands désavantages. Il ne leur est pas facile de tenir tête à des industries déjà anciennes, en possession de vastes marchés, et qui, grâce à l’étendue de leur production, peuvent pousser au dernier degré les perfectionnements de la division du travail et de la production sur grande échelle. La lutte est d’autant plus difficile que dans ces pays neufs les salaires sont plus élevés et les ouvriers moins expérimentés. On sait bien qu’il n’est pas facile de faire pousser de jeunes arbres dans le voisinage des vieux, parce que ceux-ci ayant déjà accaparé toute la lumière du ciel et toute la sève du sol, ne leur laissent guère la place d’étendre leurs racines ni leurs branches.

L’argument paraissait plausible. Il semblait confirmé par l’expérience des pays neufs, par exemple par celle des jeunes colonies anglaises, telles que l’Australie et le Canada, qui ont sucé le lait de la pure doctrine libre-échangiste et pourtant n’ont pas hésite à élever, comme d’instinct, contre la mère-patrie elle-même un rempart protectionniste.

On invoquait surtout l’exemple des États-Unis. L’industrie américaine aurait-elle grandi si vite, si elle avait eu à lutter dès ses débuts contre les manufactures anglaises, et n’aurait-elle pas été écrasée dans l’œuf par sa puissante rivale ?

Très bien : mais aujourd’hui voici que les États-Unis ont brillamment fait leur évolution économique et sont devenus un des premiers pays manufacturiers du monde. Aujourd’hui que les voilà grands et forts, ont-ils renoncé à l’abri du rempart qui a protégé leur enfance ? Nullement. Ils continuent à être protectionnistes tout en repoussant du pied, comme outrageant, l’argument de la « protection-tutelle ». Ils déclarent maintenant, par un argument inverse, qu’un pays avancé en civilisation, riche et payant à ses ouvriers de hauts salaires, doit se protéger contre les États à civilisation arriérée et à bas salaires : c’est de notre Europe qu’il s’agit[1].

Et de notre côté nous entendons les pays d’Europe déclarer que la protection leur est indispensable précisément parce qu’ils sont vieux et qu’ils ont besoin d’être protégés contre la concurrence des pays nouveaux et des terres vierges !

Alors que conclure et qui trompe-t-on ici ? À qui la protection est-elle nécessaire ? Est-ce aux faibles contre les forts ou aux forts contre les faibles ? Est-ce aux jeunes contre les vieux ou aux vieux contre les jeunes ? Et que penser d’un argument qui peut servir indifféremment à des thèses contradictoires ?

Chassons aussi cette crainte vaine qu’un pays se trouve jamais dépeuplé par le commerce international ! Ce tableau effrayant d’un peuple délogé successivement par la concurrence étrangère de toutes les branches de la production, réduit à laisser sa terre en friche et à aller chercher un asile sur le territoire même de ses vainqueurs, est fantastique. Jamais un pays, si déshérité qu’il soit, ne sera inférieur aux autres dans toutes les branches de la production. Et si par aventure un tel cas se présentait, si un peuple était si maltraité par la fortune qu’il dût plus peiner sur son sol et y vivre plus mal que partout ailleurs, ce n’est certes pas la prohibition des produits étrangers qui le rendrait plus riche ! En ce cas les travailleurs et les capitaux sauraient bien trouver le chemin de contrées plus heureuses et, pour les en empêcher, il faudrait élever non pas une barrière de douanes mais un mur de prison.

On oublie d’ailleurs, en raisonnant de la sorte, la loi générale du commerce international qui tend toujours au troc. Toute importation appelle une contre-partie : comment donc supposer qu’un pays achète tout de l’étranger sans lui rien donner en retour ? — à moins d’admettre que l’étranger ne lui fournisse gratis tout ce qu’il lui envoie, auquel cas la situation du pays importateur serait plus enviable que pitoyable et on ne voit pas comment elle aurait pour effet de le ruiner ! En réalité, si l’on suppose un pays trop pauvre pour pouvoir rien fournir à l’étranger, qu’on se rassure ! l’étranger se gardera bien de lui rien envoyer.

Il est même peu à craindre dans des conditions normales qu’un pays se trouve dépouillé de son numéraire par le jeu du commerce international. Nous avons expliqué pourquoi, et même dans les exemples qu’on peut citer (Républiques Sud-Américaines) la cause doit en être cherchée plutôt dans les abus des achats à crédit et du papier-monnaie que dans les importations étrangères[2].

Il est absurde surtout de prétendre, en thèse générale, que les droits protecteurs sont payés par l’étranger et que loin d’imposer aucune charge au pays, ils constituent au contraire un supplément de revenus pour l’État ! Ce serait vraiment trop commode si un pays pouvait se procurer ainsi des revenus en les prenant dans la poche des États voisins ! Du reste en admettant qu’il eût ce singulier pouvoir, comme ce ne serait pas un secret, il est clair que chaque pays s’empresserait d’en profiter à son tour pour faire payer ses impôts par ses voisins, et dès lors aucun n’en serait plus avancé.

Cette éventualité peut se réaliser pourtant dans des circonstances exceptionnelles[3]. Mais en règle générale et en vertu d’une loi connue en matière d’impôts sous le nom de loi de répercussion, tout impôt payé par un producteur ou un commerçant est ordinairement reporté par lui sur sa facture et vient frapper le consommateur. À plus forte raison en sera-t-il de même du producteur étranger. En fait, les droits à l’entrée ont pour effet ordinaire de s’ajouter non seulement au prix des marchandises importées, mais au prix de toutes les marchandises similaires consommées à l’intérieur, en sorte que le public se trouve payer de sa poche, sous la forme de supplément de prix, dix fois ce que perçoit l’État. Supposons qu’il entre en France 10 millions de quintaux de blé étranger valant 20 francs au débarquement. Par suite de la concurrence de ce blé étranger, les 80 millions de quintaux de blé (qui représentent à peu près la production de la France) ne se vendent aussi que 20 francs, et c’est justement ce dont on se plaint. Mettons alors un droit de 5 francs à l’entrée du blé étranger. L’État touchera par la main de l’administration des douanes (en supposant que ce droit n’ait pas pour effet de réduire les quantités importées) 10 x 5 = 50 millions de francs. Mais regardons maintenant au public non seulement il paiera 5 francs de plus pour chaque quintal de blé étranger, soit 50 millions ce qui représente déjà précisément l’équivalent de ce que l’État a perçu mais de plus, les producteurs français s’efforçant naturellement de vendre leur blé au même prix que les producteurs étrangers, il paiera 5 francs de plus pour chaque quintal de blé produit en France, soit donc 80 X 5 = 400 millions de francs. C’est-à-dire en somme que ces droits protecteurs auront rapporté 50 millions à l’État et 400 millions aux producteurs nationaux, mais ils auront coûté 450 millions aux consommateurs.

Enfin admettons même l’argument dans toute sa force. Supposons que les droits protecteurs soient supportés par les étrangers. Qu’en résultera-t-il ? Évidemment alors les prix des produits étrangers ne seront pas modifiés, par conséquent leur concurrence et l’influence déprimante qu’ils pouvaient exercer ne sera pas atténuée, et finalement l’industrie nationale n’obtiendra point du tout ce qu’elle souhaitait, à savoir un relèvement du prix : elle ne sera donc nullement protégée, et aux critiques que nous venons d’adresser au système des droits protecteurs, il faudra en ajouter une dernière et plus décisive encore : celle de ne servir à rien !


    manufacturier étranger qu’il peut écouler ses produits chez nous, mais qu’il lui faut payer ce privilège. Il est ainsi forcé de réduire ses prix et ses profits et de contribuer à la formation de ce revenu qui nous permet d’acquitter notre dette publique et de servir des pensions à nos soldats mutilés ou blessés pendant la guerre civile. Ceci est de la justice distributive, puisque de la sorte nous forçons l’Angleterre et la France de prendre leur part des dépenses d’une rébellion qu’elles avaient méchamment encouragée » ! (Cité par l’Économiste français, 1882, 1er volume, p.411).

  1. De même, disent les économistes américains, que l’Europe et l’Asie abaissent notre civilisation et notre standard of life par l’envoi de leurs émigrants pauvres et faméliques, blancs ou jaunes, de même font-ils en nous envoyant leurs produits à bas prix ; et il faut défendre notre état de civilisation et nos hauts salaires à la fois contre l’invasion des travailleurs pauvres et contre l’invasion des marchandises qui sont le produit d’un travail pauvre.
    On trouvera cette thèse d’un nationalisme féroce exposée d’une façon savante dans Patten (The economic basis of protection) oppose les sociétés à forme « dynamique » comme les États-Unis, aux sociétés à forme « statique » comme celles d’Europe.
  2. M. Poinsard, dans son livre déjà cité, range au contraire cette catégorie de pays parmi ceux auxquels le libre-échange serait indispensable !
  3. Voici quel est le cas, qui a été signalé en particulier par Stuart Mill. Toute élévation de prix entraîne une réduction dans la consommation. Le producteur étranger aura donc à se demander s’il n’est pas de son intérêt de consentir un sacrifice, en abaissant le prix de ses articles d’une somme égale au montant du droit, afin de conserver sa clientèle en lui maintenant ses anciens prix. Le droit qui frappe ses produits le met dans cette fâcheuse alternative, ou de restreindre le chiffre de ses ventes ou de faire un sacrifice sur le prix. Il n’est pas impossible que, tout compte fait, son intérêt l’engage à choisir le second parti, c’est-à-dire à prendre à sa charge tout ou partie du droit. C’est ainsi qu’actuellement certains producteurs de vins espagnols, plutôt que de perdre le marché français, se résignent à supporter (c’est-à-dire à rabattre sur leur prix de vente) les droits considérables dont ces vins sont frappés depuis 1892 : leur prix ne s’est pas élevé en France. C’est ainsi que beaucoup de fabricants français, pendant la guerre commerciale franco-suisse de 1893 à 1895, pour ne pas perdre leur clientèle suisse, avaient pris à leur charge tout ou partie des droits établis par le nouveau tarif.
    Toutefois pour que des producteurs étrangers se résignent à cette extrémité, il faut deux conditions préalables : 1° que leur prix de revient le leur permette ; 2° qu’ils ne trouvent pas le moyen d’écouler leurs produits sur un autre marché. — Ce serait donc une chimère de se baser sur cette éventualité. En tout cas, comme nous le disons dans le texte, en admettant qu’elle se réalise, le but visé par l’établissement du droit protecteur se trouve alors manqué. C’est un dilemme auquel il est impossible d’échapper.