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Principes de la science sociale/12

La bibliothèque libre.
Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. 351-385).


CHAPITRE XII.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire du Portugal.

La splendeur du Portugal au XVIe siècle, résultant de l’exercice de sa puissance d’appropriation dans l’Orient, a été, ainsi qu’il arrive toujours, suivi d’une faiblesse croissante ; et la fin de ce siècle même l’a trouvé, ainsi que l’a vu le lecteur, réduit à la condition d’une province espagnole. Quarante ans plus tard, il réussit à recouvrer son indépendance, et, à la fin du XVIIe siècle, on le vit faire de vigoureux efforts pour continuer à s’en assurer la possession, en établissant, parmi les individus qui formaient sa population, l’habitude d’association nécessaire pour développer leurs facultés et étendre leur commerce. Depuis une époque reculée, le Portugal avait été renommé pour la qualité de ses laines, mais pendant longtemps il avait manqué des moyens de la convertir en drap. Maintenant, cependant, dans le but de réaliser l’idée si bien exprimée par Adam Smith que, pour arriver à développer le commerce, il est nécessaire de condenser « non-seulement les quatre-vingts livres de laine, mais encore les milliers de livres de blé nécessaires à l’entretien des ouvriers, en une pièce de drap, » le Portugal avait importé des artisans étrangers, à l’aide desquels la fabrication des étoffes de laine s’était développée assez rapidement pour répondre complètement aux demandes de drap à l’intérieur ; et pouvoir ainsi, tout en développant le commerce, diminuer considérablement sa dépendance des chances et des vicissitudes du trafic extérieur.

Cependant l’administration du pays passa en d’autres mains, et, en 1703, fut signé le fameux traité de Méthuen, par lequel, en retour de la faveur accordée à ses vins, l’idée de créer dans son sein, un marché pour les substances alimentaires et la laine, et de développer ainsi son commerce, fut entièrement rejetée. Immédiatement, ses marchés furent inondés de produits, ses manufactures ruinées, et les métaux précieux disparurent[1].

Ainsi transformé de nouveau en pays purement agricole, l’épuisement du sol devint une conséquence nécessaire ; et l’épuisement du sol fut suivi à son tour de la diminution de la population, diminution qui continua si longtemps, que cette population n’est aujourd’hui que de trois millions, la décroissance, au siècle dernier seulement, ayant presque atteint le chiffre de 700.000. Avec la diminution de la population et de la puissance d’association, il se manifesta un accroissement dans la difficulté d’effectuer les changements de lieu, des produits et des individus. Dans un pays qui, même au temps de César, était pourvu de routes, on transporte maintenant les dépêches à dos de mulet, à raison de trois milles par heure, entre la capitale et les villes de province. Comme il n’y a de moyen de transport d’aucune espèce, si ce n’est sur la route de Lisbonne à Oporto, les voyageurs sont forcés de louer des mulets, s’ils veulent se rendre d’un lieu dans un autre. « Non-seulement, dit un voyageur moderne, il n’existe aucune route digne de ce nom, mais les rues mêmes et les lieux de passages sont convertis en pépinières pour l’engrais, et le seul mode de transport pour les marchandises d’un poids considérable consiste à se servir de charrettes traînées par des bœufs, et, pour les marchandises plus légères, des mulets ou des épaules des Galiciens ; la valeur de l’homme, en ce pays, étant regardée comme tellement insignifiante, qu’il est assimilé à une simple bête de somme. »

L’isolement arrive, nécessairement, à la suite de la dépopulation, et le développement des facultés humaines diminue ; la qualité des instruments de production diminue, en conséquence, et la puissance de la nature augmente aux dépens de celle de l’homme.

« On est surpris de voir, au rapport d’un autre voyageur, à quel point les Portugais ignorent, ou du moins connaissent superficiellement, toute espèce de main-d’œuvre ; le charpentier est maladroit, et gâte toute besogne qu’il entreprend ; et la façon dont sont finies les portes et les boiseries de maisons, ayant une belle apparence, aurait été digne des siècles les plus grossiers. Leurs véhicules de toute nature, depuis le carrosse de famille de l’hidalgo jusqu’à la charrette qui conduit le paysan, leurs instruments agricoles, leurs clefs et leurs serrures sont ridiculement mal confectionnés. Ils semblent dédaigner le progrès et sont placés si énormément au-dessous du pair et à un degré d’infériorité si frappant, relativement au reste de l’Europe, qu’ils forment une sorte de honteux sujet d’étonnement au milieu du XIXe siècle. »

L’utilité de la terre et de ses produits diminue conséquemment, en même temps qu’il y a constante augmentation dans la valeur des denrées nécessaires pour les besoins de l’homme et diminution dans la valeur de l’homme lui-même ; c’est là précisément le contraire de ce qu’on observe, dans les pays où celui-ci peut satisfaire ce premier besoin de sa nature qui le porte à rechercher l’association avec ses semblables.

Le système a duré un siècle et demi, et pendant tout ce laps de temps le pouvoir de commander les services de la nature a diminué, ainsi qu’on le voit manifestement par la difficulté constamment croissante de se procurer les subsistances, les vêtements et l’abri nécessaires pour entretenir l’existence de l’homme. La part proportionnelle des produits du travail, nécessaire pour payer les frais de transport, a constamment augmenté, à mesure que la quantité des choses produites a diminué ; et le résultat peut se constater maintenant dans ce fait, qu’avec la décadence du commerce à l’intérieur, le pouvoir de l’entretenir au dehors a diminué à tel point, que le Portugal a cessé de compter parmi les nations, même pour ceux qui, en 1703, convoitaient si vivement le trafic avec ce pays. L’individualité de la communauté sociale a disparu avec l’individualité du peuple qui la constitue ; et, ainsi que nous le voyons rapporté dans un ouvrage récent qui jouit d’une grande réputation : « Les finances sont dans le plus déplorable état, le trésor est à sec, et tous les services publics sont eu souffrance. Une insouciance et une apathie réciproques règnent dans toutes les administrations, et, il faut le dire aussi, dans la nation. Pendant que partout, en Europe, on cherche à améliorer, le Portugal reste stationnaire. Le service postal de ce pays en offre un curieux exemple ; il faut encore 19 à 21 jours à une lettre, pour aller et revenir de Lisbonne à Bragance ; la distance est de 423 kilomètres (soit environ 300 milles américains). Toutes les ressources de l’État sont épuisées aujourd’hui, et il est probable que les recettes provenant des ventes, redevances, fermages, pensions censitaires, droits sur ventes, dettes à l’État, ne donneront pas le tiers du montant pour lequel on les fait figurer au budget[2]. »

Tel était l’état des affaires, il y a quelques années ; mais les résultats épuisants d’une culture exclusive deviennent, chaque année, plus évidents. Le marché intérieur pour le blé s’est transformé en un marché étranger pour la vigne ; mais aujourd’hui ce dernier lui-même a cessé d’exister, parce qu’on a enlevé sans relâche au sol tous les éléments constitutifs de la vigne. Des classes entières d’individus, en Portugal, sont maintenant réduites à une complète pauvreté, en même temps qu’à Madère des individus périssent faute de subsistance, ainsi qu’il arrive en tout pays, à défaut de cette diversité de travaux, qui est la cause du commerce et développe les facultés latentes de l’individu. La nation qui commence par exporter les produits bruts du sol doit finir par l’exportation, ou l’extermination des individus.

Lorsque la population s’accroît et que les hommes se réunissent, un terrain ingrat même peut devenir fécond ; et c’est ainsi que « la puissance fertilisante de l’engrais fait rapporter, aux terres de pauvre qualité du département de la Seine, trois fois autant que celles des bords de la Loire[3]. » Lorsque la population diminue et que les hommes sont, par cette raison, forcés de vivre à de plus grandes distances les uns des autres, les terres riches elles-mêmes s’appauvrissent, et il n’est pas besoin d’en chercher une meilleure preuve que celle qui s’offre ici. Dans le premier cas, chaque jour rapproche davantage les individus de cette parfaite liberté de pensée, de parole et d’action indispensable au développement du commerce. Dans le second, ces mêmes individus deviennent, de jour en jour, plus barbares et plus asservis, et sont de plus en plus la proie des classes qui « vivent, se meuvent, et n’ont d’existence » qu’en vertu de l’exercice de leur puissance d’appropriation, — c’est-à-dire les soldats et les trafiquants. La force des nations est en raison inverse des proportions où se trouvent ces classes par rapport à la masse dont la société se compose. Ces proportions augmentent avec la décroissance du commerce. Le commerce augmente toutes les fois qu’il y a diminution dans la nécessité d’effectuer des changements de lieu et de dépendre des services de ces individus qui ne subsistent, qu’en transportant des armes, équipant des navires ou mettant des véhicules en mouvement. Il diminue toutes les fois que cette nécessité augmente. Si l’on voulait une preuve de cette assertion, on la trouverait en comparant l’état passé et l’état présent du Portugal, pays naturellement riche, si longtemps soumis au système de cet autre pays où la théorie de l’excès de population a pris naissance.

§ 2. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire de l’empire Turc.

De toutes les contrées de l’Europe, il n’en est aucune dotée d’avantages naturels comparables à ceux qui constituent l’empire turc, en Europe et en Asie. Avec une culture convenable, on pourrait y produire, en quantités presque illimitées, la laine et la soie, le blé, l’huile et le tabac ; en même temps que la Thessalie et la Macédoine, depuis longtemps renommées pour la production du coton, sont couvertes de terres en friche, susceptibles d’en fournir une quantité suffisante pour vêtir l’Europe entière, la houille et le fer s’y trouvent abondamment, et en qualité égale à celle d’un pays quelconque ; tandis qu’en certaines parties de l’empire « les collines semblent une masse de carbonate de cuivre. » La nature a tout fait pour ce pays, et cependant, parmi toutes les populations de l’Europe, c’est celle des rayas turcs qui se rapproche le plus de la condition d’esclaves ; et parmi tous les gouvernements européens, celui de la Turquie se trouve le plus réellement contraint de se soumettre aux lois que lui imposent, non-seulement les nations étrangères, mais encore les trafiquants étrangers et indigènes en argent et autres marchandises. Nous pouvons maintenant examiner pourquoi il en est ainsi.

Il y a deux siècles, le trafic avec la Turquie constituait la partie la plus importante de celui qu’entretenait l’Europe occidentale ; et les négociants turcs prenaient rang parmi les plus riches entre ceux qui fréquentaient les marchés de l’Occident. Un peu plus tard, son gouvernement s’unit à ceux de France et d’Angleterre par un traité, en vertu duquel il s’engagea à ne pas frapper leurs importations d’un droit supérieur à 3 pour % ; et comme leurs navires, aux termes de ce même traité, étaient affranchis de tous frais de port, le système ainsi établi était, en réalité, celui de la liberté commerciale la plus absolue et la plus complète.

Pendant plus d’un siècle après, la Turquie fut encore capable de soutenir la concurrence avec les manufactures de l’Occident et de conserver parmi ses sujets la puissance et l’habitude de l’association. «   Ambelakaia, dit M. Beaujour, approvisionna l’industrieuse Allemagne, non par la perfection de ses métiers à filer le coton, mais par le travail de ses quenouilles et de ses fuseaux. Elle enseigna à Montpellier l’art de la teinture, non pas avec le secours des professeurs de chimie expérimentale, mais parce que l’art de la teinture était pour elle une industrie domestique et qui s’étudiait, pour ainsi dire, chaque jour sur les fourneaux de chaque cuisine. Par la simplicité et la loyauté, mais non par la science de son système, elle a donné au monde une leçon d’association commerciale ; elle a donné l’exemple sans pareil, dans l’histoire commerciale de l’Europe, d’une compagnie de capital et de travail tout ensemble, administrée avec habileté, économie, succès, et dans laquelle les intérêts du travail et du capital furent longtemps également représentés. Et cependant le système d’administration, auquel tous ces faits se relient, est commun aux nombreux hameaux de la Thessalie qui ne sont pas sortis de leur obscurité ; mais pendant vingt ans Ambelakaia fut laissée parfaitement tranquille[4]. »

Les revenus que l’on tirait des douanes ayant cessé d’être perçus, tout le vide que le traité avait créé avait besoin, naturellement, d’être comblé, au moyen de l’impôt direct ; et, en conséquence, le gouvernement a, depuis cette époque, jusqu’à nos jours, reposé entièrement sur les impôts de capitation, les impôts sur les maisons et les terres, ce dernier perçu d’abord sous la forme d’une taxe sur la terre elle-même, et, en second lieu sous la forme de droits à l’exportation[5]. Le trafic était affranchi de tout empêchement ou obstacle ; mais le commerce intérieur était entravé par de continuelles interventions.

En dépit de celles-ci, le système des centres locaux, neutralisant la force d’attraction des grandes capitales, politiques et commerciales, continua d’exister, ainsi que nous l’avons vu, jusqu’à la fin du dernier siècle ; et, comme conséquence de ce fait ; le pays demeura, ainsi qu’il l’est encore, à la fois riche et puissant. Même à cette époque, cependant, l’Angleterre avait inventé des machines pour filer le coton, et en prohibant l’exportation de ces machines aussi bien que l’émigration de tous les artisans à l’aide desquels, autrement, le travail aurait pu s’accomplir, elle avait pris des mesures ayant pour but de faire apporter à ses métiers tout le coton de l’univers pour y être converti en tissus. La Turquie ayant du coton à vendre, avait été accoutumée à le vendre sous cette forme ; et la possibilité d’agir ainsi lui avait permis d’entretenir le commerce à l’intérieur et au dehors. A cette heure cependant, le commerce devait cesser pour faire place au trafic ; et le commerce cessa en effet ; Ambelakaia et divers autres sièges de manufactures ayant été complètement abandonnés, dans l’intervalle des vingt années postérieures à la date du tableau que nous avons retracé plus haut. Sur 600 métiers qui existaient à Scutari en 1812, il n’en restait plus que 40 en 1821 ; et sur les 2.000 établissements de tissage que l’on trouvait à Tournovo en 1812, il n’en restait que 200 en 1830. Depuis lors l’industrie, à ce que l’on croit, a complètement disparu.

Pendant un certain temps, le coton fut exporté, pour revenir sous la forme de fil, faisant ainsi un voyage de plusieurs milliers de lieues pour trouver le petit fuseau ; mais ce trafic même a disparu, et comme conséquence de ce fait, il y a eu diminution considérable dans le salaire qui a affecté tous les genres de travail. « Les profits, il y a vingt ans, dit M. Urquhart qui écrivait en 1832, ont été réduits à la moitié, et quelquefois au tiers par l’introduction des cotons (filés) anglais, qui, bien qu’ils aient fait baisser les prix à l’intérieur et arrêté l’exportation des cotons filés turcs, n’ont cependant pas supplanté l’industrie domestique d’une manière sensible ; les ouvriers ayant été forcés de continuer à travailler, seulement pour gagner leur pain, et réduisant leurs demandes de salaires pour soutenir une concurrence désespérée. Cependant les habitudes laborieuses des femmes et des enfants, continue-t-il, sont très-remarquables ; dans les moments que leur laissent les travaux domestiques, pendant qu’ils gardent le bétail, ou portent de l’eau, la quenouille ou le fuseau, comme au temps de Xercès, ne sortent jamais de leurs mains. Les enfants sont constamment occupés, dès l’instant que leurs petits doigts peuvent tourner le fuseau. Aux environs d’Ambelakaïa, le premier centre de fabrique de coton filé, la classe agricole eut à souffrir terriblement de cet état de choses, bien qu’autrefois les femmes pussent, dans leurs maisons, gagner autant que les hommes dans les champs ; maintenant le gain quotidien d’un homme ne s’élève pas au-delà de 20 paras ; et encore faut-il pour cela qu’il le réalise ; car souvent il ne trouve pas à se défaire du coton qu’il a filé[6]. »

Le salaire des femmes n’était alors que de quatre cents par jour. « Il fallait le travail continu de toute une semaine pour gagner un quart de dollar (1 fr. 25 c.). » Les hommes employés à récolter des feuilles de mûrier et à soigner des vers à soie, pouvaient gagner, lorsqu’ils avaient de l’emploi, cinq cents par jour ; mais à Salonique, port maritime de la Thessalie, le salaire s’élevait jusqu’à 50 cents par semaine. Le commerce avait cessé, et avec la diminution dans la puissance d’association, la valeur de l’individu et l’utilité de la terre avaient été presque complètement anéanties ; tandis que la valeur des denrées était devenue assez considérable pour faire périr, faute de subsistance, hommes, femmes et enfants.

Tant que les manufactures existèrent et que le commerce put se maintenir, l’agriculture fut dans un état florissant ; et par la raison, que le marché où elle pouvait écouler ses produits étant très-rapproché, elle était soumise à peu d’impôts résultant de la nécessité d’effectuer des changements de lieu. Les routes et les ponts pouvaient alors être bien entretenus ; et à mesure qu’il devint de plus en plus nécessaire de transporter les produits encombrants de la terre au marché éloigné, le besoin de routes augmenta ; mais le pouvoir de les entretenir diminua ; résultat toujours inévitable du sacrifice du commerce sur l’autel du trafic. « L’augmentation des frais de transport, dit un voyageur moderne, a permis à un petit nombre de capitalistes de monopoliser tout le trafic sur tous les articles d’exportation ; la conséquence de ce fait, c’est-à-dire la ruine des propriétaires terriens et des agriculteurs, ne tarda pas à se produire, des familles entières furent réduites à la pauvreté et des villages cessèrent d’exister ; en même temps que dans un grand nombre de districts fort étendus, toute la population rurale abandonna la culture du sol natal pour émigrer vers les villes commerciales les plus rapprochées[7]. » C’est ainsi qu’à mesure que la dépendance du marché éloigné augmente, la faculté de s’y rendre diminue, tandis qu’à mesure que cette dépendance diminue, la faculté d’avoir recours à ce même marché augmente dans une proportion également constante. Dans le premier cas, la nature obtient constamment un pouvoir plus considérable sur l’homme, tandis que dans le second il obtient, aussi constamment, le pouvoir sur la nature. Dans le premier cas, l’utilité diminue et la valeur des denrées augmente, tandis que dans le second, les utilités augmentent et la valeur diminue. Dans le premier cas, l’homme devient de jour en jour plus esclave, tandis que dans le second il devient plus libre.

« Aucune amélioration, nous apprend le même auteur, ne peut être tentée aujourd’hui que dans le voisinage des grandes villes (qui offrent un marché constant et immédiat pour toute espèce de produits agricoles) » ou, en d’autres termes, des parties du pays où le commerce existe encore. On ne peut espérer rien de semblable dans ces districts, hors desquels « les articles même les plus lourds doivent être transportés par des chevaux de charge » avec des frais pour le transport, « qui ont augmenté constamment pendant ces dernières années ; ce qui a fait diminuer la culture et l’exportation de plusieurs denrées, particulièrement adaptées au sol et au climat ; » et cependant ce sont ces portions de pays qui l’exigent le plus. La part proportionnelle du travail national consacrée à l’œuvre du transport s’accroît constamment, et, comme conséquence nécessaire, celle qui est consacrée à la production décroît, en même temps qu’a lieu une diminution constante dans la puissance de la société et des individus dont elle se compose.

La dépopulation et la pauvreté ayant été, dans tous les pays du monde, la conséquence de l’accroissement de la puissance du trafiquant et de la diminution du pouvoir d’entretenir le commerce, il n’y a pas lieu d’être surpris que tous les voyageurs modernes aient dépeint la nation turque comme marchant constamment à sa ruine, et la population à la servitude la plus complète ; résultat inévitable d’un système qui repousse les ouvriers et empêche le développement de l’individualité parmi les hommes. Au nombre de ces voyageurs les plus modernes, il faut citer M. Mac Farlane[8]. A la date de sa visite en Turquie, non-seulement les manufactures de soieries avaient complètement disparu, mais les filatures mêmes, pour apprêter la soie grège, étaient fermées ; les tisserands s’étaient faits laboureurs, les femmes et les enfants n’avaient aucune espèce de travail. Les sériciculteurs étaient devenus complètement dépendants d’un marché éloigné, où il n’existait point de demande pour les produits de leur terre et de leur travail. L’Angleterre, se trouvant alors en proie à l’une de ses crises périodiques, avait jugé nécessaire de réduire les prix de tous les produits agricoles, dans le but d’en arrêter l’importation. En certaine circonstance, pendant les voyages de M. Mac Farlane, le bruit se répandit que la soie avait haussé de prix en Angleterre, ce qui produisit instantanément un mouvement et une animation qui, dit-il, « flattèrent sa vanité nationale, en songeant qu’un choc électrique partant de Londres, ce siège puissant du commerce, pût être ressenti en quelques jours en un lieu tel que Biljek. » Voilà ce qu’est la centralisation trafiquante ! Elle fait, des agriculteurs répandus sur la surface du globe, de purs esclaves, dépendant pour leur subsistance et leur vêtement de la volonté de quelques individus, propriétaires d’une petite quantité de machines au centre puissant du commerce. A un moment donné, la spéculation étant maîtresse du terrain, les denrées haussent de prix, et l’on s’efforce, par tous les moyens possibles, d’engager à faire d’immenses chargements de matières premières. L’instant qui suit, on dit que l’argent est rare et les expéditeurs sont ruinés.

On peut voir partout en Turquie, les ruines de villages autrefois florissants, et les résultats de cette diminution dans la force d’attraction locale se révèlent dans la décadence générale de l’agriculture. La charrue, le pressoir et le moulin à huile, qu’on met en œuvre aujourd’hui, sont tous également d’une construction barbare. Les champs de coton de la Thessalie restent incultes ; il n’existe aucune terre cultivée dont on puisse parler dans un espace de vingt milles, et de cinquante milles, en suivant certaines directions. Les choses les plus nécessaires à la vie viennent de points éloignés ; le blé nécessaire au pain de chaque jour, d’Odessa ; le gros bétail et les moutons, d’endroits situés au-delà d’Andrinople, ou de l’Asie mineure ; le riz, dont il se fait une consommation si considérable, des environs de Philippopolis (Filèbe) la volaille, principalement de la Bulgarie, les fruits et les légumes, de Nicomédie et de Mondanie (Mondania). C’est ainsi qu’il y a épuisement constant du numéraire sans qu’il y ait aucun revenu évident, si ce n’est pour le trésor, ou provenant de la propriété de l’Uléma[9].

Il faut maintenant que la soie fabriquée, — mal apprêtée à cause de la difficulté de se procurer de bonnes machines, — arrive en Angleterre à son état le plus grossier pour y subir une préparation et être expédiée en Perse ; et c’est ainsi que le commerce avec les nations étrangères diminue, en même temps que le pouvoir de maintenir le commerce à l’intérieur.

Non-seulement l’étranger est libre d’introduire ses marchandises ; mais il peut, en payant un droit insignifiant de 2 %, les transporter dans toute l’étendue de l’empire, jusqu’à ce qu’il les ait vendues complètement. Voyageant à la suite de caravanes, il est logé gratuitement. Il apporte ses marchandises pour les échanger contre du numéraire, ou toute autre chose dont il a besoin, et l’échange accompli, il disparaît aussi subitement qu’il est venu. Comme résultat nécessaire de cette complète liberté du trafic, il arrive que le commerce local n’existe en aucune façon ; le marchand, qui payait une rente et des impôts, s’est trouvé hors d’état de lutter contre le colporteur ambulant, qui ne payait ni l’une ni les autres[10]. Le pauvre cultivateur se voit donc dans l’impossibilité d’échanger ses produits, quelque faibles qu’ils soient, excepté à l’arrivée fortuite d’une caravane, qui généralement se montre bien plus disposée à absorber le peu de numéraire qui est en circulation qu’aucun des produits plus encombrants, et de moins de valeur, de la terre.

Ainsi que cela arrive d’ordinaire dans les pays purement agricoles, la masse entière des cultivateurs est endettée sans espoir de pouvoir rembourser, et le prêteur d’argent les rançonne tous. S’il vient en aide au paysan avant la moisson, il doit percevoir un intérêt exorbitant et se faire payer en produits, en prélevant un escompte considérable sur le prix de marché. La faiblesse et la pauvreté qui existent parmi les classes agricoles, se retrouvent dans toutes les sociétés où l’on n’a pas laissé l’agriculture se fortifier elle-même, au moyen de cette alliance naturelle, entre la charrue et le métier, entre le marteau et la herse, si admirée d’Adam Smith ; et c’est par suite de la ressemblance réciproque qui se rencontre, sous ce rapport, entre le Portugal, la Jamaïque et la Turquie, que nous pouvons constater aussi les causes de leur ressemblance dans ce fait, que la valeur de l’individu y diminue constamment, et que lui-même y devient, de jour en jour, plus asservi à la nature et à ses semblables. Le gouvernement, aussi faible que la population, dépend si complètement de la volonté des trafiquants indigènes et étrangers, que ceux-ci peuvent se considérer comme les véritables propriétaires du pays, possédant le pouvoir de taxer à discrétion ceux qui l’occupent ; et c’est à eux certainement que reviennent tous les profits de la culture.

II suit de là que la masse des biens immeubles est presque complètement sans valeur. Dans la grande vallée de Buyukderé, autrefois connue sous le nom de la belle région et située tout à fait dans le voisinage de Constantinople, une propriété de douze milles de circonférence avait été vendue, très-peu de temps avant la visite de M. Mac Farlane, pour moins de 5.000 dollars, tandis qu’ailleurs, une autre presque aussi considérable l’avait été pour une somme bien inférieure. Quelque faibles même que soient de pareils prix de vente, ils ne peuvent manquer de baisser encore, sous l’influence d’un système qui force le malheureux cultivateur d’épuiser le sol, dans les efforts auxquels il se livre pour approvisionner un marché éloigné. Aux environs de Smyrne, on peut acheter facilement la terre à raison de six cents l’acre ; mais ceux qui se contentent d’aller résider à peu de distance de la ville peuvent acquérir cette terre tout à fait libre d’impôt. Le commerce intérieur y existant à peine, il suit de là, comme partout, que le commerce étranger est tout à fait insignifiant. Tout récemment, la somme totale des exportations n’était que de trente-trois millions de dollars, soit environ deux dollars par tête ; tandis que le total des exportations de l’Angleterre pour la Turquie n’était que de 2.221.000 liv. sterl. ou 11.000.000 de dollars ; ce qui donne un peu plus de 50 cents par tête ; et cependant une portion considérable de cette quantité si faible n’arrivait là que se trouvant en route pour les marchés étrangers. Dans toute l’étendue de l’univers, le commerce s’est développé, la terre s’est divisée et a augmenté de valeur, les hommes sont devenus libres et les sociétés fortes, en raison directe du pouvoir de s’associer pour obtenir l’empire sur les forces de la nature. Partout ce pouvoir a augmenté avec l’augmentation de la demande des diverses facultés des individus, demande résultant de la variété dans les modes d’emploi, et conduisant au développement de l’individualité parmi les membres qui ont formé la société. Avec le progrès de ce développement, on a constaté une économie croissante de la force humaine intellectuelle et physique ; et la force ainsi économisée, à un certain moment, a constitué le capital à employer dans le moment qui a suivi. Plus cette économie a été considérable, plus l’a été également le pouvoir de se procurer de nouvelles machines à l’aide desquelles on a obtenu un empire plus étendu sur la nature ; l’eau, le vent, la vapeur et l’électricité ont été forcés d’accomplir l’œuvre qui, jusqu’à ce jour, avait exigé l’effort des bras humains. A mesure que le progrès a diminué, et que les différences parmi les individus sont devenues moins nombreuses, l’individualité a diminué, en même temps qu’il y a eu accroissement constant dans la déperdition de la force humaine, chaque pas dans cette voie n’étant que le prélude d’un nouveau pas plus considérable. Quand les usines se sont arrêtées et que les manufactures ont décliné, les individus qui y avaient travaillé ont été contraints de chercher au dehors les moyens de subsistance qui leur étaient refusés à l’intérieur. Avec la diminution de la population, a diminué le pouvoir d’entretenir les routes et les ponts ; et lorsque les ponts ont disparu, les terres fertiles ont été abandonnées. La Malaria ne tardant pas à décimer la population disséminée qui reste encore, nous constatons, avec chaque phase du progrès, une diminution dans la quantité des denrées produites, accompagnée d’une augmentation dans les obstacles placés entre le producteur et le marché où il peut vendre ses produits ; augmentation qui exige, pour être annulée, une proportion constamment croissante d’efforts, et qui permet au voiturier et au trafiquant de s’enrichir aux dépens des pauvres individus qui veulent encore cultiver la terre. C’est ainsi que le trafic tend d’une façon aussi certaine à l’esclavage que le commerce à la liberté.

Dans les intérêts réels et permanents des nations il n’existe point de discordances. Tout ce qui tend au préjudice de l’une tend également au préjudice de l’autre, et le jour viendra peut-être où l’on admettra qu’il en est ainsi ; et où l’on admettra également que, parmi les nations de même que parmi les individus, un intérêt personnel éclairé impose l’observation constante de cette règle si précieuse, base même du christianisme : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît à toi-même ! Il n’y a qu’un siècle, la Turquie, le Portugal et les Antilles étaient pour l’Angleterre les acheteurs les plus avantageux entre tous, les pays avec lesquels le trafic était recherché avec le plus d’ardeur ; et cependant où sont aujourd’hui ces acheteurs et que sont-ils ? La cause de guerres, de difficultés et de dépenses de toute sorte : pauvres par eux-mêmes, négligés et dédaignés par toutes les autres nations et plus particulièrement par l’Angleterre elle-même. Contraints de suivre un système qui anéantissait le commerce parmi eux, ils sont devenus de plus en plus, et d’année en année, de purs instruments que le trafic met en œuvre, jusqu’à ce qu’enfin ils ont cessé complètement d’inspirer aucun respect parmi les sociétés répandues sur le globe. Telle est la cause réelle de la décadence et de la chute de l’empire turc, dont la puissance serait aujourd’hui plus considérable qu’elle n’a jamais été, si sa politique eût été dirigée vers le développement des facultés latentes de sa population et de son sol, ainsi que vers l’encouragement du commerce.

A mesure que le Portugal, la Turquie et la Jamaïque sont devenues plus complètement dépendantes du trafic, il y a eu diminution dans leur pouvoir de consommer les produits du travail et de l’industrie britanniques ; et c’est ainsi que de nos jours, on a vu se reproduire la fable d’Ésope de la poule aux œufs d’or. De là vient qu’en même temps que nous avons eu occasion, d’un côté, de constater la décadence dans tous les pays étrangers où le commerce était sacrifié au trafic, nous avons vu, de l’autre, le développement prodigieux du paupérisme en Angleterre ; c’est là ce qui a enfanté la doctrine de l’excès de population et conduit à cette croyance, que les nécessités du trafic exigent que le travail soit à bon marché, afin que le capital puisse commander ses services ; ou en d’autres termes, que l’homme doit être asservi pour permettre au trafic de s’enrichir. Telle est la morale de cette économie politique moderne qui ignore l’existence de toutes les qualités distinctives de l’homme, et se borne à tenir compte des qualités physiques qui lui sont communes avec le bœuf, le cheval et les autres animaux. La science réelle — nous dirigeant dans une voie tout opposée — nous permet de trouver, à chaque page de l’histoire, la confirmation de cette proposition : que dans le monde moral ainsi que dans le monde physique l’esclavage et la mort se donnent constamment la main ; et que cette vérité s’applique aussi bien aux nations qui exercent la puissance, qu’à celles qui la subissent.

§ 3. — Phénomènes sociaux, tels qu’ils se présentent dans l’histoire de l’Irlande.

A l’époque de la révolution de 1688, la fabrication des étoffes de laine faisait de rapides progrès en Irlande[11]. Mais le gouvernement de Guillaume et Marie, pour répondre à la requête qui lui était adressée par les marchands de Londres, s’engagea à décourager cette fabrication dans le but d’amener forcément en Angleterre l’exportation des matières premières, tandis qu’on en prohibait l’exportation dans les pays étrangers. On ne permit l’importation des étoffes ou des fils de laine, de l’Irlande en Angleterre, qu’en passant par certains ports ; mais leur exportation aux colonies aussi bien que celle des autres produits manufacturés, fut complètement prohibée. Les navires irlandais furent ensuite privés de toute participation aux bénéfices des lois sur la navigation, en même temps qu’on leur interdisait les pêcheries. Le sucre ne put être importé que par la voie de l’Angleterre ; et comme on n’accordait pas de prime pour son exportation en Irlande, celle-ci se trouvait ainsi taxée pour l’entretien du gouvernement étranger, en même temps qu’elle entretenait le sien propre. Tous les produits coloniaux devaient être transportés d’abord en Angleterre, après quoi ils pouvaient être embarqués pour l’Irlande ; on exigeait que le voyage d’importation se fit sur des navires anglais, manœuvrés par des matelots anglais et possédés par des négociants anglais ; on augmentait ainsi, dans la proportion la plus élevée, la taxe de transport, en même temps qu’on refusait au peuple irlandais toute participation à l’emploi des taxes ainsi perçues.

En même temps que, dans les limites du possible, on leur interdisait tous les travaux tendant à la diversité des industries, et qu’on leur ôtait ainsi la faculté de s’associer au profit de leurs intérêts, on les engageait, par toute espèce de moyens, à se borner à la production des denrées demandées par les manufacturiers anglais ; la laine, le chanvre et le lin étaient admis en Angleterre sans payer de droits. Les hommes, les femmes et les enfants étaient regardés comme des instruments que le trafic avait à mettre en œuvre ; et là, comme à la Jamaïque, on leur refusait tout emploi de leurs bras autre que le travail des champs, et toute occasion d’accomplir des progrès intellectuels, telle qu’elle résulte ailleurs de l’association de l’agriculture et des arts mécaniques.

Toutefois, pendant la guerre de la révolution américaine, la liberté du commerce fut réclamée pour l’Irlande, et sous l’empire de circonstances qui firent accueillir favorablement la demande ; comme conséquence de ce fait, des changements s’opérèrent peu à peu, jusqu’à ce qu’enfin, en 1783, on en vînt à reconnaître complètement son indépendance législative. La première des mesures adoptées à cette époque, fut l’imposition de droits sur divers articles de fabrication étrangère, dans le but avoué de permettre à la nation irlandaise d’employer l’excédant de son travail à convertir en drap son blé et sa laine ; et à la rendre ainsi capable de mettre en pratique le système si admiré par Adam Smith. A partir de ce moment, le commerce fit de rapides progrès, qui furent suivis d’un développement correspondant des facultés intellectuelles ; ainsi qu’on peut le déduire de ce fait, que, bien que la population fût peu nombreuse, il y existait une demande de livres assez considérable pour avoir justifié la reproduction de tous les principaux rapports du jour sur les lois anglaises, d’un grand nombre de rapports anciens ainsi que des principaux romans, voyages et ouvrages sur divers sujets. Une seule maison de librairie, à Dublin, publia plus de livres qu’on n’en demande aujourd’hui, probablement, pour les besoins du royaume, malgré l’accroissement de la population.

Avec l’année 1801, la centralisation étant établie, il survint un changement. Par l’Acte d’Union, les lois relatives aux droits d’auteur s’étendirent à l’Irlande, et aussitôt la fabrication des livres, déjà considérable, et qui prenait des accroissements rapides, fut complètement anéantie. Les lois sur les patentes ayant été également appliquées par extension à ce pays, il devint, tout d’abord, évident que les manufactures irlandaises de toute sorte devaient suivre un mouvement rétroactif. L’Angleterre possédait le marché national, le marché étranger, et celui de l’Irlande lui était ouvert ; tandis que les manufacturiers irlandais étaient forcés de lutter pour leur existence, et sous l’influence des conditions les plus désavantageuses sur leur propre sol. La première disposait des moyens nécessaires pour acheter des machines coûteuses, et pour adopter tous les perfectionnements réalisables, de quelque nature qu’ils fussent, tandis que la seconde était hors d’état de le faire. Il arriva, comme conséquence naturelle, que les manufactures irlandaises cessèrent peu à peu d’exister, à mesure que l’Acte d’Union eut son effet. En vertu des dispositions de cet Acte, les droits établis par le parlement irlandais, en vue de protéger les fermiers de l’Irlande dans leurs efforts pour rapprocher d’eux plus étroitement les artisans, devaient diminuer graduellement, jusqu’à ce que le libre échange fût complètement établi ; ou, en d’autres termes, Manchester et Birmingham devaient accaparer le monopole de l’approvisionnement de l’Irlande en drap et en fer. La perception du droit sur les laines anglaises devait continuer pendant vingt ans. Les droits presque prohibitifs, dont étaient frappés les calicots et les mousselines de l’Angleterre, devaient être prorogés jusqu’en 1808 ; après cette époque ils devaient diminuer graduellement, pour cesser, finalement, d’être perçus en 1821. Les droits sur le fil de coton devaient être abolis en 1810. L’effet produit par ces mesures, pour diminuer la demande du travail irlandais, se révèle dans ce fait, que les chefs de manufactures de Dublin, dont le nombre, en 1800, ne s’élevait pas à moins de 91, était tombé à 12 en 1840 ; que le nombre de bras employés avait diminué dans la proportion de 4.918 à 602 ; et que les cardeurs de laine et les fabricants de tapis avaient presque entièrement disparu. Il en était de même à Cork, à Kilkenny, à Wicklow et dans tous les autres centres manufacturiers. Dans la première de ces villes, se trouvaient en grand nombre les filateurs de coton, les blanchisseurs d’étoffes et les imprimeurs sur calicots, en même temps que, dans la dernière, les tisseurs de tresse et de laine grossière, les bonnetiers et les tisseurs d’étoffes de laine se comptaient par milliers ; tandis qu’en 1834, la totalité des individus se livrant à ces travaux ne dépassait pas le chiffre de 500[12].

Se trouvant privé de tout emploi de ses bras excepté dans le travail agricole, la terre devint naturellement le but principal de ses poursuites. « La terre est la vie, a dit avec tant de vérité et d’énergie le premier Juge Blackburn, » et la population avait maintenant, devant elle, le choix entre l’occupation de la terre, moyennant un fermage quel qu’il fût, ou la mort par la faim. Le seigneur de la terre put ainsi imposer ses propres conditions ; et c’est ainsi que nous avons entendu parler d’une acre de terre payée jusqu’à cinq, six, huit et même jusqu’à dix liv. sterl. « Des fermages énormes, des salaires bas, des fermes d’une étendue excessive, louées par des propriétaires rapaces et indolents à des spéculateurs fonciers monopoleurs, pour être sous-louées par des oppresseurs intermédiaires à une valeur quintuple, au milieu de misérables mourant de faim, ne mangeant que des pommes de terre et ne buvant que de l’eau, » tous ces faits amenèrent une série constante d’attaques contre la propriété, suivie de la promulgation d’actes contre l’insurrection, d’actes contre la détention des armes, d’actes de coercition, lorsque le véritable remède se trouvait, dans l’adoption d’un système qui eût permis aux Irlandais d’associer leurs efforts, et d’entretenir ainsi le commerce qui était alors sacrifié sur l’autel du trafic.

Pour que le commerce puisse naître ou se maintenir en quelque lieu que ce soit, il faut qu’il existe, en effet, des différences entre les positions des individus ; car les fermiers n’ont pas besoin d’échanger entre eux des pommes de terre, quelque besoin qu’ils aient des services du forgeron, du charpentier, du mineur, ou du meunier. La centralisation anéantit toutes les différences qui avaient existé, et força toute la population de se livrer à la culture de la terre ; et les résultats obtenus furent précisément ceux auxquels on pouvait s’attendre avec raison. La demande d’efforts humains, intellectuels ou physiques, cessant graduellement d’avoir lieu, des millions d’individus se trouvèrent acculés à la position de consommateurs de capital sous la forme d’aliments, en même temps qu’ils étaient complètement hors d’état de vendre le travail qui en était le produit. Quelque part que se transportât le voyageur, il trouvait des centaines et des milliers d’individus désireux de travailler, mais n’ayant pas de travail ; tandis que des dizaines de milliers erraient à travers l’Angleterre, cherchant à vendre leur travail, pour gagner le maigre salaire qui devait leur permettre de payer leur fermage dans leur pays. Tous les travaux leur étant interdits à l’exception d’un seul, ils étaient contraints de dépenser, en pure perte, plus de force cent fois qu’il n’en eût fallu pour payer tous les produits des manufactures anglaises qu’ils consommaient aujourd’hui, et c’est ainsi qu’ils devinrent, ainsi que s’exprime le Times de Londres, « les fendeurs de bois et les tireurs d’eau du Saxon[13]. »

Les écrivains anglais nous affirment que l’Irlande a manqué du capital indispensable pour l’industrie manufacturière ; mais il doit toujours en être ainsi à l’égard des pays purement agricoles. Dans un pays quelconque, il ne faut, pour rendre le capital abondant, que l’existence de cette puissance d’association qui permet à tout individu de trouver un acheteur pour son propre travail, et de devenir acheteur de celui des autres. Le pouvoir de rendre des services corporels ou intellectuels résulte d’un capital consommé, et il constitue le capital que le travailleur peut offrir en échange. Lorsque la diversité des travaux existe, le mouvement de la société est rapide, et tout ce capital reparaît sous la forme de denrées ; mais lorsqu’il n’y a d’autre occupation que l’agriculture, le mouvement est lent, et la plus grande partie se trouve perdue. Des millions d’Irlandais dissipaient chaque jour leur capital, et c’est ainsi, conséquemment, que ce capital faisait défaut. On n’avait pas éprouvé une pareille insuffisance de ressources dans la période qui s’écoula entre 1783 et 1801, parce qu’alors le commerce prenait un accroissement constant, donnant lieu à la demande de toutes les forces physiques et intellectuelles de la société. Depuis cette époque, le commerce déclina peu à peu, jusqu’au moment où il cessa complètement d’exister ; et c’est ainsi qu’il y eut déperdition, chaque année, d’un capital irlandais, qui eût pu suffire, appliqué convenablement, à la création de toutes les machines employées à la fabrication des étoffes de coton et de laine existantes en Angleterre. C’est cette déperdition forcée de capital que nous devons considérer, si nous voulons trouver la cause de la décadence et de la chute de la nation irlandaise.

A mesure que le commerce déclina, le pouvoir du trafiquant augmenta ; et les intermédiaires amassèrent des fortunes qu’ils ne pouvaient placer dans des machines d’aucune sorte, et qu’ils ne voulaient pas appliquer à l’amélioration du sol de l’Irlande ; d’où il résulta que des quantités considérables de capital furent chaque année transportées en Angleterre. D’après un document officiel, il fut démontré que pendant les treize années qui suivirent le triomphe définitif du trafic sur le commerce en 1821, le transfert des cautionnements publics, de l’Angleterre en lrlande, s’éleva presque au même nombre de millions de liv. sterl. ; et c’est ainsi que le travail et le capital à bon marché furent contraints de servir à élever « les grands ateliers de l’Angleterre. » En outre, il fut ordonné par une loi que toutes les fois que de pauvres gens contribueraient aux fonds de réserve, la somme ne serait employée d’aucune façon calculée pour fournir un travail local, mais serait transférée pour être placée dans les fonds publics anglais. Les landlords émigrèrent en Angleterre et leurs revenus les y suivirent. Les agents intermédiaires firent passer leur capital en Angleterre. Le trafiquant ou l’ouvrier qui put amasser un petit capital, le vit envoyer en Angleterre et fut alors obligé de le suivre.

Que la centralisation, l’esclavage, la dépopulation et la mort marchent toujours ensemble, c’est un fait dont la preuve se retrouve à chaque page de l’histoire ; mais nulle part elle n’est aussi complète que dans les pages où se trouve retracée l’histoire de l’Irlande, depuis le jour où elle cessa d’avoir un Parlement, et ne fut plus qu’un appendice de la couronne d’Angleterre.

La forme sous laquelle s’en allèrent au dehors les revenus, les profits et les épargnes, aussi bien que les impôts, fut celle des produits bruts du sol devant être consommés ailleurs, ne rapportant rien qui dût retourner à la terre, laquelle en conséquence s’appauvrit. L’exportation du blé, dans les trois premières années qui suivirent la promulgation de l’Acte d’Union, donna en moyenne environ 300.000 quarters ; mais le marché national cessant peu à peu d’exister, cette exportation augmenta, jusqu’au moment où, trente ans après, elle atteignit une moyenne annuelle de 2 millions et demi de quarters, ou 22.500.000 de nos boisseaux. Les pauvres gens vendaient, en réalité, leur sol pour payer les tissus de coton et de laine qu’ils auraient fabriqués eux-mêmes, la houille abondante leur pays, le fer dont tous les éléments existaient chez eux à profusion, et enfin une petite quantité de thé, de sucre et d’autres denrées étrangères ; tandis que la somme nécessaire pour payer la rente aux seigneurs absents et l’intérêt aux créanciers hypothécaires était évaluée à plus de 30 millions de dollars. Il y avait là un moyen d’épuisement qu’aucune nation ne pourrait supporter, quelque considérable que fût sa puissance productive ; et l’existence de ce moyen était due à un système qui, interdisant l’application du travail, du talent ou du capital à toute autre chose que l’agriculture, empêchait le progrès de la civilisation. Ceux qui pouvaient vivre sans travailler, voyant que l’organisation de la société avait changé, émigrèrent en Angleterre, en France ou en Italie. Ceux qui voulaient travailler, et se sentaient capables de faire quelque chose de plus qu’un simple travail manuel, émigrèrent en Angleterre ou en Amérique ; et c’est ainsi que, peu à peu, ce malheureux pays fut dépouillé de tout ce qui pouvait en faire un séjour où l’on se plût à demeurer, en même temps que ceux qui ne purent partir « mouraient de faim par millions[14]. » et se trouvaient heureux lorsque, parmi eux, un individu parvenu à l’âge adulte pouvait trouver du travail à raison de 6 pence par jour, sans être ni vêtu, ni logé, ni même nourri.

L’existence d’un pareil état de choses, disaient les défenseurs du système qui tend à transformer tous les pays situés hors de l’Angleterre en une seule et immense ferme, devait s’expliquer par ce fait, que la population était trop nombreuse pour la terre ; et cependant un tiers de la superficie, renfermant les terrains les plus fertiles du royaume, restait inoccupé et inculte. « Parmi les comtés particuliers, dit un écrivain anglais, Mayo, avec une population de 389.000 individus et un état de revenus qui n’est que de 300.000 liv., possède une superficie de terrain de 1.364.000 acres sur lesquelles 80.000 sont en friche. Une étendue qui n’est pas moindre que 470.000 acres, c’est-à-dire presque égale à la totalité de la superficie cultivée aujourd’hui, est déclarée revendicable. Galway, avec une population de 423.000 individus et un revenu évalué à 433.000 liv. sterl., a plus de 700.000 acres de terres incultes, dont 410.000 sont revendicables. Kerry, avec une population de 293.000 individus, possède une superficie de 1.186.000 acres, dont 727.000 sont incultes et 400.000 revendicables. Même l’Union des Glenties, appartenant à lord Monteagle, et le nec plus ultrà d’une population surabondante, possède une superficie de 245.000 acres, sur lesquelles 20.000 sont incultes, et dont la plus grande partie est revendicable pour sa population de 43.000 individus. La baronnie d’Ennis, cette abomination de la désolation, contient 230.000 acres, pour ses 5.000 pauvres, proportion qui, ainsi que le fait remarquer M. Carter, un des principaux propriétaires, dans son avertissement circulaire à ses tenanciers, constitue le chiffre d’une famille seulement par 230 acres ; de telle façon que si un seul membre de la famille était occupé sur une étendue de 230 acres, il n’y aurait pas un seul pauvre en proie au besoin dans toute l’étenduedu district ; ce qui prouve, ajoute-t-il, qu’il ne manque que le travail pour rendre à ce pays sa situation normale, opinion à laquelle nous nous rallions complètement. »

Il ne fallait rien autre chose que du travail, — rien autre chose que le pouvoir d’entretenir le commerce ; mais le commerce ne pouvait exister sous l’empire d’un système qui, en peu de temps, avait anéanti la fabrication des tissus de coton de l’Inde, malgré l’avantage d’avoir le coton sur les lieux mêmes, affranchi de tous frais de transport. Ainsi qu’à la Jamaïque, ainsi que dans l’Inde, la terre ayant été peu à peu épuisée par l’exportation de ses produits à leur état le plus grossier, le pays avait vu tarir son capital ; et il en était résulté, comme conséquence nécessaire, que le travail des hommes mêmes n’était pas demandé, tandis que les femmes et les enfants mouraient de faim, afin que les femmes et les enfants de l’Angleterre pussent filer le coton et tisser le drap que l’Irlande, trop pauvre, ne pouvait acheter.

Quelque déplorable, toutefois, que fût l’état de choses constaté par nous jusqu’à ce moment, un état pire encore était presque imminent. La pauvreté et la misère forçant la malheureuse population irlandaise de traverser la Manche par milliers, — suivant ainsi le capital et le sol transférés à Birmingham et à Manchester — les rues et les caves de ces villes et celles de Londres, de Liverpool et de Glasgow se trouvèrent remplies d’hommes, de femmes et d’enfants, hors d’état de vendre leur travail et périssant faute de nourriture. Dans la campagne, on vit des hommes offrir de faire le travail des champs, pour la nourriture seule ; un cri s’éleva parmi le peuple anglais, les ouvriers, disait-on, allaient être débordés par ces Irlandais affamés. Pour obvier à cet inconvénient, il fallait que les landlords Irlandais fussent contraints d’entretenir leurs pauvres, ainsi qu’ils en furent immédiatement requis par acte du Parlement, bien que pendant près d’un demi-siècle, antérieurement, l’Angleterre eût retenti de publication de lois sur les pauvres, comme étant complètement en contradiction avec tous les principes d’une saine économie politique. Et cependant le système — visant ainsi qu’il le faisait en réalité, à l’anéantissement de la puissance d’association, — était lui-même en opposition avec tous ces principes ; et conséquemment il arriva que l’action de la législation fut requise, pour être opposée directement à tout ce qu’on avait enseigné dans les écoles. La pratique, sous l’empire d’un bon système, peut être compatible avec la théorie, mais elle ne peut l’être sous l’empire d’un système mal ordonné.

Avec la promulgation de la loi irlandaise sur les pauvres, il se manifesta naturellement un plus grand désir de débarrasser le pays d’une population qui, incapable de vendre son travail, l’était aussi de payer aucune rente ; et depuis cette époque jusqu’à nos jours, l’Irlande a offert à l’observateur les scènes les plus repoussantes, par suite de la destruction des maisons et de l’expulsion de ses habitants, scènes dignes bien plutôt des parties les plus sauvages de l’Afrique, que d’une nation faisant partie intégrante de l’empire britannique[15].

Jusqu’à ce moment l’agriculture irlandaise avait été protégée sur le marché Anglais, et c’était une sorte de petite compensation pour le sacrifice du marché national ; mais aujourd’hui, cette faveur même, tout insignifiante qu’elle fût, lui était enlevée. Comme la population de la Jamaïque, la population de l’Irlande est devenue pauvre et le trafic avec elle a cessé d’avoir de la valeur, bien que les Irlandais, il n’y a guère que 70 ans, fussent les meilleurs chalands de l’Angleterre. Ce système ayant épuisé tous les pays où le commerce avait été sacrifié au trafic, — tels que l’Inde, le Portugal, la Turquie, les Antilles et l’Irlande elle-même, — il devint nécessaire de faire effort pour se créer des marchés parmi ceux qui, jusqu’à un certain point, avaient rapproché le consommateur du producteur, à savoir : les États-Unis, la France, la Belgique, l’Allemagne et la Russie ; et pour atteindre ce but, on leur offrit de mettre en pratique le même système qui avait épuisé l’Irlande. Partout les fermiers furent invités à appauvrir leur sol en expédiant les produits en Angleterre pour y être consommés ; et les lois sur les céréales furent rapportées, dans le but de permettre à ces pays d’entrer en concurrence avec l’Irlandais affamé, qui fut ainsi privé immédiatement du marché de l’Angleterre, ainsi qu’il avait été privé du sien propre par l’Acte d’Union. La coupe de la misère, déjà bien près d’être pleine fut alors comblée. Le prix des subsistances baissa et le travailleur fut ruiné ; car tout le produit de sa terre pouvait à peine payer son fermage. Le landlord fut ruiné ; car en même temps qu’il ne pouvait percevoir de revenu, il se trouvait taxé d’une façon onéreuse pour entretenir ses tenanciers appauvris. La terre était grevée d’hypothèques et de constitutions de rentes créées, à l’époque où les subsistances étaient à un prix élevé ; mais maintenant il ne pouvait continuer à payer l’intérêt. Ce fut dans cette intention que le peuple anglais eut recours à la mesure révolutionnaire de la création d’un tribunal spécial, pour la vente de toutes les propriétés hypothéquées et la distribution des produits de cette vente ; donnant ainsi la preuve la plus claire des mauvais errements du système qui avait régi l’Irlande.

Le propriétaire terrien appauvri, éprouvait maintenant le même sort auquel avait succombé son malheureux tenancier ; et à partir de cette époque, la famine et la peste, les arasements de maisons et les évictions ont été à l’ordre du jour. Leur effet ayant été partout de faire expulser les pauvres gens de la terre, les conséquences se révèlent dans ce fait, que la population comptait en 1850, un million six cent cinquante-cinq mille de moins qu’en 1840, tandis que la population famélique des villes avait augmenté considérablement. La population du comté de Cork avait diminué de 222.000 individus, tandis que celle de Dublin avait augmenté de 22.000. Le comté de Galway en avait perdu 125.000, tandis que la ville en avait gagné 7.422 ; Connaught avait perdu 414.000, tandis que Limerick et Belfort en avaient gagné 30.000. Le nombre des maisons habitées était tombé de 1.328.000 à 1.047.000, soit une diminution de plus de 20 %. En annonçant ces faits saisissants, le Times de Londres établissait que, pendant toute une génération, l’homme n’avait été qu’un poison en Irlande, et la population une plaie. « L’inépuisable approvisionnement d’Irlandais, avait, continuait-il, maintenu à un taux bas le prix du travail anglais ; » mais ce bon marché du travail « avait contribué immensément aux progrès et à la puissance de l’Angleterre, et considérablement aux jouissances des individus qui avaient de l’argent à dépenser. » Maintenant, toutefois, un changement semblait imminent, et il était à craindre que la prospérité de l’Angleterre, fondée, ainsi qu’elle l’avait été, sur le bon marché du travail irlandais, ne se trouvât interrompue, la famine et la peste, les évictions et l’émigration, éclaircissant la population de ces mêmes Celtes qui avaient si longtemps, disait-on, formé « cette masse stagnante » d’une population sans ouvrage, grâce à laquelle le capital anglais avait obtenu une domination si complète sur le travail de l’Angleterre.

C’est à l’état de stagnation résultant de l’absence de diversité dans les travaux, parmi les différentes parties de la société, qu’il faut attribuer tous ces effets. Le système tout entier tend à isoler le consommateur du producteur, et à augmenter au plus haut degré l’impôt inhérent à la nécessité d’effectuer des changements de lieu ; et c’est à lui que sont dus l’épuisement de l’Irlande, la ruine de ses propriétaires terriens, la misère de sa population affamée et la dégradation du pays qui a fourni au Continent non-seulement ses meilleurs soldats, et à l’Empire ses ouvriers les plus actifs et les plus intelligents, mais encore des hommes tels que les Burke, les Grattan, les Sheridan et les Wellington. Cependant les journaux anglais se félicitent de voir disparaître peu à peu la population indigène, et trouvent dans « la disparition de la race celtique, dans la proportion d’un quart de million d’individus par an, un remède plus sûr pour le mal invétéré de l’Irlande qu’aucun autre que pourrait avoir imaginé l’esprit humain. » Le mal dont nous parlons ici, c’est l’absence complète de la demande du travail, résultant de cette malheureuse détermination prise par le peuple anglais de détruire la puissance d’association dans le monde. Le remède infaillible au mal se trouve dans les pestes, les famines et l’expatriation, résultats nécessaires de l’épuisement du sol, qui suit l’exportation de ses produits à leur état le plus grossier. On n’imaginerait guère une confirmation plus énergique du caractère funeste d’un tel système pour le peuple anglais lui-même, que celle qui se trouve renfermée dans le paragraphe suivant :

« Lorsque le Celte a traversé l’Océan, il commence pour la première fois de sa vie, à consommer les produits de l’Angleterre et à contribuer indirectement au revenu de ses douanes. Nous verrons peut-être arriver le jour où le principal produit de l’Irlande sera le bétail, et où les Anglais et les Écossais formeront la majorité de sa population. Les neuf ou dix millions d’Irlandais qui, à cette heure, se sont établis aux États-Unis, ne peuvent être moins amis de l’Angleterre, et seront assurément pour elle de bien meilleurs chalands, qu’ils ne le sont aujourd’hui[16]

Lorsque le Celte quitte l’Irlande, il quitte un pays presque entièrement agricole, et dans de semblables pays, l’homme n’est guère autre chose qu’un esclave. Arrivé en Amérique, il se trouve dans un pays où, à quelque faible degré, on a mis à même de se rapprocher le fermier et l’artisan ; et là il devient un homme libre et un acheteur pour l’Angleterre.

Que la nation qui commence par exporter les matières premières doive finir par exporter les hommes, c’est ce qui est prouvé par les chiffres suivants, fournis par les quatre derniers recensements de l’Irlande :

En 1821, la population était de 6.801.827.
En 1831, 7.767.491. Augmentation 965.574
En 1841, 8.175.124. id. 407.723
En 1851, elle n’était plus que de   6.515.794. Décroissance 1.659.330

A quelles causes faut-il attribuer cette marche extraordinaire des événements ? Assurément ce n’est pas à ce que la terre manque en aucune façon ; car près du tiers de sa superficie — contenant des millions d’acres des sols les plus riches du royaume, — reste à l’état de nature. Ce n’est pas à l’infériorité primitive du sol sous le rapport de la culture ; car il a été, de l’aveu général, un des plus riches de l’empire. Ce n’est pas au manque de minerais ou de combustible, car la houille abonde et les minerais de fer, de la plus riche nature, aussi bien que ceux d’autres métaux, y existent répandus avec profusion. Ce n’est à l’absence d’aucune qualité physique chez l’Irlandais ; il est établi en fait qu’il est capable d’exécuter une bien plus grande somme de travail que l’Anglais, le Français ou le Belge. Ce n’est pas au défaut d’aptitude intellectuelle, puisque l’Irlande a donné à l’Angleterre ses militaires et ses hommes d’état les plus distingués, et qu’elle a, dans le monde, fourni la preuve que l’Irlande est capable du développement intellectuel le plus élevé. Et cependant, en même temps qu’il possède tous les avantages naturels, l’Irlandais est esclave dans son propre pays, esclave du maître le plus rude, et réduit à une condition de misère et de détresse telle qu’on n’en voit dans aucune autre partie du monde civilisé. N’ayant à choisir qu’entre l’expatriation et la famine, nous le voyons partout abandonnant la demeure de ses pères, pour chercher en d’autres contrées la subsistance que ne peut plus lui donner l’Irlande, si richement dotée sous le rapport du sol et des substances minérales, de ses rivières navigables et de ses facilités de communication avec le monde.

La valeur de la terre et du travail étant complètement dépendante du pouvoir d’entretenir le commerce, et ce pouvoir n’existant pas en Irlande, on comprendra, facilement pourquoi l’une et l’autre sont à peu près sans valeur, aussi bien qu’en Turquie, en Portugal et à la Jamaïque. Ils ne peuvent être utilisés, à raison de l’énorme proportion dans laquelle ils sont soumis à cette taxe la plus lourde de toutes, celle qui résulte de la nécessité d’avoir recours aux navires, aux véhicules et à tous les autres instruments mis en usage par le trafiquant et l’agent de transports. Dans un ouvrage qu’il a publié récemment sur l’Irlande, le capitaine Head cite une propriété, d’une contenance de 10.000 acres qui avait été achetée à cinq cents l’acre ; et dans un mémoire lu à la section statistique de l’Association Britannique, il a été démontré que les domaines achetés en ce moment en Irlande, avec les capitaux Anglais, embrassaient un espace de 403.065 acres ; le prix d’achat avait été de 1.095.000 liv. sterl. soit environ 2 liv. 15 schell. (ou 13 doll. 20) par acre ; ce qui est un peu plus que ce qu’on paye pour des fermes, où l’on a fait des améliorations peu importantes, dans les États de la vallée du Mississippi.

Le sucre fabriqué par l’ouvrier à la Jamaïque s’échange à Manchester pour 3 schell. sur lesquels il en reçoit peut-être un seulement, et il meurt à cause de la difficulté de se procurer des vêtements, ou les machines à l’aide desquels il pourrait les confectionner. L’Hindou vend son coton à raison d’un penny la livre et il le rachète dix-huit ou 20 pence sous la forme d’étoffe ; le nègre de la Virginie produit du tabac qui s’échange pour une valeur, en denrées, de six schellings, sur lesquels lui et son maître reçoivent 3 pence ; toute la différence entre ces deux chiffres est absorbée par les divers individus qui vivent du trafic et interviennent dans les transactions du commerce. L’Irlandais élève des poulets qui se vendent à Londres plusieurs schell. sur lesquels il reçoit quelque pence ; et c’est ainsi que le sucre qui a rapporté au nègre libre de la Jamaïque un penny, peut payer dans l’Ouest de l’Irlande une paire de poulets, ou une douzaine de homards[17]. Après avoir étudié ces faits, le lecteur ne sera pas embarrassé pour comprendre les fâcheux effets que produit sur la valeur de la terre et du travail l’absence de marchés, tels qu’ils s’en forme naturellement dans les pays, où, conformément aux doctrines d’Adam Smith, on laisse la charrue et le métier à tisser se mettre en contact réciproque. Il y a aujourd’hui plus de 70 ans que ce grand homme dénonçait, comme cause d’une excessive iniquité, le système qui tendait à imposer par la force l’exportation des matières premières ; et sans aucun doute l’histoire de la Jamaïque et de la Virginie, de l’Irlande et de l’Inde, depuis ce temps, ne lui fourniraient, s’il vivait aujourd’hui, que bien peu de raisons de renoncer aux opinions qu’il exprimait alors.

§ 4. — Cause réelle de la décadence de l’Irlande.

On a coutume d’attribuer la situation actuelle de l’Irlande à l’augmentation rapide de la population ; et l’on met celle-ci à son tour sur le compte de la pomme de terre, dont l’usage excessif, ainsi que M. Mac Culloch l’apprend à ses lecteurs, a abaissé le niveau des moyens d’existence, et a tendu à accroître la multiplication des hommes, des femmes et des enfants. « Les paysans de l’Irlande, vivent, dit-il, dans de misérables huttes en terre, sans fenêtre ni cheminée, on aucun autre objet qu’on puisse appeler ameublement », et se distinguent de leur compagnons de travail qui vivent au-delà de la Manche, « par leur malpropreté et leur misère » et de là vient, suivant son opinion, qu’ils travaillent pour un salaire peu élevé[18]. Nous voyons ici l’effet substitué à la cause. Le défaut de demande de travail fait que les salaires sont tellement bas que le travailleur ne peut habiter que des huttes de boue, et se procurer d’autre aliment que des pommes de terre. Il est admis partout sur le continent de l’Europe que l’introduction de la pomme de terre a contribué considérablement à améliorer la condition du peuple, mais aussi, il n’est aucune portion du Continent dans laquelle une partie essentielle de la politique nationale consiste à interdire, à des millions d’individus, toute autre occupation que l’agriculture, en les plaçant ainsi à une telle distance d’un marché, que la part la plus importante de leur travail et des produits de ce travail est anéanti dans l’effort qu’ils font pour arriver à ce marché ; et que leur terre s’épuise, par suite de l’impossibilité de restituer au sol aucun des éléments dont se recomposent les récoltes. La centralisation trafiquante produit tous ces effets. Elle vise à l’anéantissement de la valeur du travail et de la terre, et à l’asservissement de l’individu. Elle tend à partager toute la population en deux classes, séparées par un abîme infranchissable, le simple travailleur et le propriétaire du sol. Elle tend à détruire le pouvoir de s’associer, dans un but quelconque de progrès, soit en traçant des routes, soit en fondant des écoles, et conséquemment à empêcher le développement des villes, ainsi que nous l’avons vu à la Jamaïque, si barbare sous ce rapport, lorsqu’on la compare avec la Martinique ou l’île de Cuba, ces îles où les gouvernements n’ont pas cherché à établir un divorce éternel entre l’artisan et l’agriculteur.

La décadence des villes en Irlande, qui suivit l’Acte d’Union, amena l’absentéisme et augmenta ainsi l’épuisement de la terre, le blé irlandais étant maintenant nécessaire pour payer non-seulement les tissus, mais encore les services anglais ; plus fut considérable la centralisation résultant de l’absentéisme, plus fut grande, nécessairement, la difficulté inhérente à l’entretien de la puissance productive du sol. Cependant M. Mac Culloch affirme à ses lecteurs « qu’on ne peut guère imaginer de motifs pour décidersi la dépense des revenus à l’intérieur est plus avantageuse pour le pays que si elle avait eu lieu à l’étranger[19]. »

Un autre économiste distingué s’exprime ainsi :

« Un grand nombre de personnes se trouvent dans un état de perplexité, en considérant que les denrées qui sont exportées comme des remises prises sur le revenu du propriétaire absent, sont des exportations en échange desquelles on ne reçoit rien en retour ; qu’elles sont perdues pour le pays aussi bien que si elles constituaient un tribut payé à un état étranger, ou même que si on les jetait périodiquement dans la mer. C’est là une vérité incontestable ; mais il faut se rappeler que tout ce qui est consommé d’une façon improductive est, aux termes mêmes de la proposition, anéanti sans produire aucune chose en retour[20]. »

Cette manière de voir, ainsi que le lecteur s’en apercevra, est fondée sur l’idée de la destruction complète des denrées consommées. Lors même qu’elle serait exacte, il en résulterait, cependant, qu’il y aurait eu transfert, de l’Irlande en Angleterre, de la demande de services de toute sorte, tendant à amener une hausse du prix du travail dans l’un des deux pays, et une baisse de ce même prix dans l’autre ; mais si elle est complètement inexacte, il en résultera nécessairement que la perte pour un pays sera aussi considérable que si les remises en question « étaient un tribut payé à un État étranger, ou même que si elles étaient jetées périodiquement dans la mer. » Le lecteur peut se convaincre facilement que ce dernier cas est le cas réel. L’homme consomme beaucoup, mais il n’anéantit rien. Lorsqu’il consomme de la nourriture, il agit simplement comme une machine destinée à préparer les éléments dont elle se compose, pour une production ultérieure ; et plus il peut enlever à la terre, plus il peut lui restituer, et plus sera rapide le progrès de la puissance productive du sol.

Si le marché est rapproché, il recueille d’une acre de terre des centaines de boisseaux de navets, de carottes et de pommes de terre, ou des tonnes de foin, variant chaque année la nature des produits qu’il cultive ; et plus il emprunte à la terre, cette vaste banque, plus il peut facilement la rembourser, plus il peut perfectionner et son intelligence et sa culture, et plus il peut facilement disposer des machines à l’aide desquelles il obtiendra des revenus encore plus considérables. Si le marché est éloigné, il ne doit produire que les denrées qui supporteront le transport, et de cette façon il est borné dans sa culture ; et plus il est borné, plus rapidement il épuise la terre, moins est grand son pouvoir d’obtenir des rentes, de s’associer avec ses semblables, de perfectionner son mode de penser, d’acheter des machines ou de construire des voies de communication. C’est ainsi que les choses se passent, même lorsqu’il est forcé de vendre et d’acheter sur des marchés éloignés ; mais elles deviennent encore pires lorsque rien n’est restitué à la terre, ainsi que cela a lieu dans le cas de revenus payés à un propriétaire absent. La production diminue alors, sans une diminution correspondante dans la rente. Le pauvre travailleur se trouve alors chaque jour, et de plus en plus, à la merci du propriétaire du sol ou de son agent, et, de plus en plus, soumis à sa volonté. La proportion de la rente s’élève alors, mais sa quantité diminue. La valeur des denrées augmente, mais celle de l’homme diminue ; et, à chaque pas dans cette direction, nous constatons une tendance croissante à la dépopulation, telle qu’elle nous est apparue en Turquie, en Portugal, à la Jamaïque et surtout en Irlande.

On nous parle du principe de population en vertu duquel la quantité des individus s’accroît plus rapidement que celle des subsistances ; et, pour nous prouver que les choses doivent toujours se passer ainsi, on nous signale ce fait, que lorsque les individus sont en petit nombre, ils cultivent constamment les sols fertiles, et qu’alors les subsistances surabondent ; mais qu’à mesure que la population s’accroît, ils sont forcés de s’adresser à des sols ingrats au moment où les subsistances deviennent rares. Que le contraire de cela soit la vérité, c’est ce qui est démontré par l’histoire de l’Angleterre, de la France, de l’Italie, de la Grèce, de l’Inde et surtout par ce fait, que l’Irlande possède des millions d’acres du sol le plus fertile, qui demeurent à l’état de nature, et resteront probablement à cet état, jusqu’au jour où elles trouveront des marchés pour leurs produits, qui permettent à leurs propriétaires d’échanger les navets, les pommes de terre, les choux et le foin contre du drap, des machines et de l’engrais.

Il est singulier que l’économie politique moderne ait si complètement négligé ce fait, que l’homme n’est qu’un simple emprunteur à l’égard de la terre, et que, s’il n’acquitte pas sa dette, elle agit à la façon des autres créanciers, en le chassant de sa possession. L’Angleterre fait de l’étendue de son sol un grand réservoir pour la déperdition causée par le sucre, le café, la laine, l’indigo, le coton et les autres produits bruts de presque la moitié de l’univers, se procurant ainsi un engrais qui a été évalué à cinq millions de dollars par an, soit cinq fois plus que la valeur de la récolte de coton produite aux États-Unis par les bras de tant de milliers d’individus ; et cependant l’engrais est un produit qui offre des avantages si considérables qu’elle importe dans une seule année plus de deux cents mille tonnes de guano, au prix d’environ deux millions de livres sterling, soit dix millions de dollars. Cependant ses écrivains enseignent aux autres nations que le véritable moyen de devenir riche consiste à épuiser le sol en lui arrachant et en exportant tous ses produits à leur état le plus grossier ; et, conséquemment, lorsque les Irlandais s’efforcent de suivre le sol, expédié, pour ainsi dire, en Angleterre, M. Mac Culloch vient assurer au monde, que « la misère sans exemple du peuple irlandais est due immédiatement au développement excessif de sa population, et que rien ne peut être plus complètement inutile que d’espérer aucun amendement réel ou durable dans leur situation, » si l’on n’oppose un obstacle efficace au progrès de la population. « Il est évident également, continue l’auteur, que l’état d’avilissement et de dégradation dans lequel est tombé le peuple irlandais est l’état auquel doit se trouver réduit tout peuple dont la population, pendant une longue période de temps, continue à s’accroître plus rapidement que les moyens de pourvoir à sa subsistance d’une manière décente et confortable[21]. »

Telle est la manière de voir erronée à laquelle sont amenés des hommes éminents, en adoptant la doctrine de Malthus, à savoir que l’homme, — cette créature qui peut atteindre le développement le plus élevé, — tend à croître plus rapidement que les pommes de terre, les navets, les poissons et les huîtres, créatures placées au degré le plus infime de l’échelle du développement, et dont il fait sa nourriture ; et la doctrine de Ricardo, c’est-à-dire que les hommes commencent l’œuvre de la culture sur les sols fertiles. L’Irlande tout entière prouve que les terrains les plus riches n’ont pas encore été drainés et restent en friche ; que les terrains cultivés ont été épuisés à raison de la nécessité, pour ceux qui les possèdent, d’expédier au dehors leurs produits à leur état le plus grossier, et que la cause réelle de la difficulté se trouve dans l’annihilation du pouvoir d’entretenir le commerce et l’anéantissement qui en résulte, du capital consommé chaque jour pour entretenir tant de millions de créatures humaines, forcées de perdre leurs journées dans l’inaction, lorsqu’elles se livreraient au travail avec tant de joie. « Comment, demande le Times, les nourrir et les employer ? C’est là, continue-t-il, une question faite pour confondre un siècle où l’on peut transmettre un message autour du monde en quelques minutes, et signaler la place précise d’une planète qu’on n’avait pas encore aperçue. C’est une question contre laquelle viennent échouer à la fois l’homme téméraire et l’homme sage. »

C’est pourtant une question à laquelle il est facile de répondre. Qu’on leur permette le commerce, qu’on les émancipe de la domination du trafic, et ils obtiendront immédiatement une demande pour leurs facultés intellectuelles ou physiques. Tous trouvant alors des acheteurs pour ce qu’ils peuvent céder aux autres, tous pourront devenir acheteurs du travail de leurs semblables, — de leurs amis et de leurs voisins, et des femmes et des enfants de ces amis. Ce dont l’Irlande a besoin, c’est le mouvement de la société, — la puissance d’association, — qui résulte des différences dans les modes de travaux. Qu’elle possède tout cela, et elle cessera d’exporter des subsistances, tandis que sa population périt à l’intérieur par la famine[22]. Qu’elle possède tout cela, et sa terre, cessant d’être appauvrie par l’extraction et l’exportation de ses éléments les plus précieux, sa population sera à la fois « nourrie et employée ; » et alors la doctrine de l’excès de population cessera de s’appuyer sur les détails déchirants de l’histoire de l’Irlande.

  1. « Mais après la levée de la prohibition nous leur enlevâmes une telle quantité de leur argent que nous ne leur en laissâmes que très-peu pour leurs besoins indispensables ; puis nous commençâmes à exporter leur or. » (Le Marchand anglais, t. III, p. 15).
  2. Annuaire de l’économie politique et de la statistique pour 1849, p. 322.
  3. Moreau de Joannès. Statistique de la France, p. 129.
  4. Tableau commercial de la Grèce, par le baron Félix de Beaujour, cité par Urquhart. Ressources de la Turquie, etc, trad. de l’anglais par Xavier Raymond, Paris, Arthus Bertrand, 1836, ? vol. in-8o, t. II, 1re partie, p. 100-101.
  5. Le lecteur qui réfléchit à ce fait, que le prix des denrées exportées est fixé sur le marché général du globe, et n’est, en aucune façon, affecté par la distribution des produits entre la population et le gouvernement, s’apercevra facilement que ces droits sont, en réalité, une taxe sur la terre, à laquelle se joint l’inconvénient d’entrainer une constante immixtion dans les transactions commerciales ; en ce qui concernait les étrangers, le système était, et est réellement, celui d’un libre trafic et d’un impôt direct parfait.
  6. Urquhart, La Turquie, ses ressources, etc., trad. de l’anglais par Xavier Raymond, etc., t, II, 2° part. p. 48-50.
  7. Blackwood’s Magazine, décembre 1851.
  8. La Turquie et sa destinée, par C. Mac Farlane. Londres 1850.
  9. Voyages de Slade, en Turquie, II, p. 143.
  10. « Il est impossible de voir arriver la caravane polyglotte à son campement pour la nuit, de voir décharger et empiler l’un sur l’autre des ballots venus de pays si divers, de parcourir de l’œil leurs enveloppes mêmes, les signes et les caractères étranges dont ils sont marqués, sans être étonnés du démenti si éloquent qu’un pareil spectacle donne à nos idées préconçues, sur le despotisme aveugle et l’absence générale de sécurité en Orient. Mais lorsqu’on observe avec quelle avidité nos produits sont recherchés, la préférence accordée maintenant aux mousselines de Birmingham sur celles de l’Inde, aux toiles perses de Glasgow sur celles de Golconde, aux aciers de Sheffield sur ceux de Damas, aux châles de laine anglaise sur ceux de Cachemire ; et lorsqu’en même temps les facultés énergiques de l’esprit commercial de ces marchands se déploient devant nous d’une façon si réelle, il est assurément impossible de ne pas regretter qu’un abime de dissension ait si longtemps séparé l’Orient de l’Occident ; il est également impossible de ne pas se livrer à l’espérance anticipée d’un trafic avec l’Orient, développé sur une immense échelle et de tous les avantages qui suivent, jaillissant rapidement, le réveil du commerce. » (Urquhart. La Turquie, ses ressources, ete., t. II, 2o part., pp. 21-22.) — Quoi qu’il en soit, toutes les parties de l’ouvrage de M. Urquhard ne font que constater la décadence du commerce, résultant de l’ascendant croissant du trafic et des trafiquants.
  11. « C’est alors qu’a disparu le numéraire enlevé au trafic en Angleterre et transporté en Irlande ; et notre peuple également avec ce numéraire fabrique du drap et le fournit à bon marché dans tous les endroits où nous expédions notre drap, et porte en Hollande des étoffes de laine et des vivres à bon marché et paye l’argent de nouveau en retour en quatre années. » (Yarranton. Progrès de l’Angleterre, par terre et par mer, Londres, 1673, p. 182.)
  12. « Pendant près d’un demi-siècle l’Irlande avait entretenu le trafic parfaitement libre avec le plus riche pays du monde ; et qu’est-ce que ce libre trafic a fait pour elle, dit l’auteur d’un ouvrage récent très-remarquable. Même aujourd’hui l’Irlande n’a d’autre travail, pour sa population si féconde, que celui de la terre. Elle devrait avoir, et pourrait avoir eu facilement, d’autres travaux variés et en grand nombre. Devons-nous ajouter foi, dit l’auteur, à cette imputation calomnieuse, que les Irlandais sont paresseux et ne veulent pas travailler ? La nature humaine, en Irlande, est-elle différente de celle de tout autre pays ? Les Irlandais ne sont-ils pas les plus laborieux de tous les ouvriers, à Londres et à New-York ? Les Irlandais sont ils inférieurs à d’autres en intelligence ? Nous, Anglais, qui avons connu personnellement des Irlandais dans l’armée, le barreau et l’église, nous savons qu’il n’y a pas de meilleur sujet qu’un Irlandais discipliné. Mais dans tous les cas, l’organe qui régit l’activité, l’estomac a été satisfait convenablement. Supposez qu’un Anglais échange son pain et sa bière, son rosbif et son gigot, contre l’absence de déjeuner, contre une chère froide à diner, et point de souper. Avec un tel régime vaudra-t-il beaucoup plus qu’un Irlandais, qu’un Celte, ainsi qu’il l’appelle ? Non. La vérité est qu’on ne doit pas attribuer la misère de l’Irlande à la nature humaine, telle qu’elle se développe en ce pays, mais à la législation perverse de l’Angleterre, dans le passé et de nos jours. » (Sophimes du Libre-Échange, par J. Barnard Byles.)
  13. « Il existe des nations d’esclaves, mais par suite d’une longue habitude, elles ont perdu la conscience du joug de l’esclavage. Il n’en est pas de même des Irlandais, à qui ont en eux-mêmes le sentiment énergique de la liberté, et sentent parfaitement le poids du joug qu’ils ont à subir. Ils sont assez intelligents pour connaître l’injustice qui leur est faite, par les lois faussées auxquelles leur pays est soumis ; et tandis qu’ils endurent eux-mêmes toutes les extrémités de la misère, ils ont souvent sous les yeux, dans le genre de vie de leurs landlords anglais, le spectacle du luxe le plus raffiné que l’esprit de l’homme ait encore imaginé. » (Kolb. Voyages en Irlande.)
  14. « Dans l’ouest et dans le sud de l’Irlande, le voyageur est obsédé par le spectacle d’une population qui meurt de faim. Ce n’est pas un cas exceptionnel, c’est la condition habituelle du peuple. Dans ce pays, le plus beau et le plus riche de la terre, on voit des hommes en proie à la souffrance et mourant de faim par millions. À l’heure où je parle, des millions d’entre eux sont couchés au soleil à la porte de leurs cabanes, n’ayant pas d’ouvrage, ayant à peine de quoi manger, et à ce qu’il semble sans aucun espoir. De robustes paysans s’étendent dans leur lit, parce qu’ils ont faim, parce qu’un homme couché a moins besoin de nourriture qu’un homme debout. Un grand nombre de ces malheureux ont arraché de leurs petits jardins les pommes de terre avant leur maturité, et, pour exister aujourd’hui, doivent songer à l’hiver où ils auront à souffrir, en même temps, et de la faim, et du froid. » (Thackeray.)
  15. « Dans l’union de Galway, des rapports récents déclarèrent que le nombre des pauvres inscrits et de leurs maisons rasées, dans les deux dernières années, était égal au chiffre indiqué pour Kilrusb ; 4.000 familles et 20.000 créatures humaines furent jetées sur le grand chemin, sans maison et sans asile. Je puis facilement ajouter foi à ce document ; devant moi certaines parties du pays apparaissaient comme un immense cimetière, les nombreux pignons des habitations sans toiture semblaient de gigantesques pierres tumulaires. C’étaient assurément des souvenirs de ruine et de mort bien plus tristes que ceux d’un tombeau. En les considérant, un doute venait m’assaillir : Suis-je en effet dans un pays civilisé ? Possédons-nous réellement une constitution libre ? Trouverait-on le pendant de pareilles scènes en Sibérie ou dans le pays des Cafres ? » (Journal Irlandais.)
  16. Le Times de Londres.
  17. La perte énorme inhérente à l’intervalle immense qui sépare le consommateur du producteur nous est révélée, en ces termes, par le capitaine Head :
      « Les poulets valent environ 5 pence la paire ; les canards 10 pence. Une paire de jeunes oies 10 pence ; et lorsqu’elles sont vieilles, pas moins d’un schelling ou 14 pence ; et les dindons, demandai-je ? Je ne puis vous dire, nous n’en avons pas beaucoup dans le pays, et je ne voudrais pas faire un mensonge à votre honneur. Du poisson, peu ou point. Un beau turbot, pesant 30 liv., se vend 3 schell. On a une douzaine de homards pour 4 pence. Les soles pour 2 ou 3 pence la pièce. L’autre jour j’ai acheté pour un gentleman un turbot pesant 15 livres et l’ai payé 18 pence. » (Promenades et conversations en Irlande, p. 178.) — Combien payez vous ici pour votre thé et votre sucre ? demandai-je. — Très-cher, monsieur, répondit-il, Nous payons le thé 5 schell., 5 pence la cassonade et 8 pence le sucre blanc ; c’est-à-dire si nous n’en achetons qu’une livre. (Ibid., p. 187.)
  18. Traité sur les salaires, p. 33.
  19. Principes d’Économie politique, trad. par Aug. Planche, p. 114-175.
  20. Senior, Esquisse de l’Économie politique, p. 160.
  21. Principes d’Économie politique, trad. de l’anglais par Aug. Planche, t. II, p. 32.
  22. Les exportations de subsistances de l'Irlande, en 1849, 1850 et 1851, années pendant lesquelles la famine et la peste concoururent à restreindre le développement de la population, présentent le résultat suivant :
    Blé. Farine. Têtes de bétail.
    1849 84,000 quarters. 1,176,000 quarters. 520,000
    1850 151,000 1,055,000 473,000
    1851 850,000 823.000 472,000