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Principes de la science sociale/24

La bibliothèque libre.
Traduction par Saint-Germain-Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (2p. 123-145).


CHAPITRE XXIV.

CONTINUATION DU MÊME SUJET.

§ 1. — Le système manufacturier allemand est dû à la révocation de l’édit de Nantes, son développement successif jusqu’à la fin de la guerre en 1815. Son déclin sous le système de libre-échange qui suivit la paix. Premier tarif prussien ayant pour objet la diversité d’emplois pour la population.

« L’Allemagne, dit le professeur Litz — l’homme aux labeurs patriotiques de qui l’on doit l’existence de Zollverein — L’Allemagne doit son premier progrès industriel à la révocation de l’édit de Nantes, et aux nombreux réfugiés — que cette mesure insensée jeta sur presque tous les points de l’Allemagne — et qui établirent des fabriques de laine, de soie, de bijouterie, de porcelaine, de gants et de beaucoup d’autres articles. »

« Les premiers pas pour l’encouragement des fabriques allemandes furent faits par l’Autriche et la Prusse, par l’Autriche sous Charles VI et Marie-Thérèse, mais surtout sous Joseph II. L’Autriche avait auparavant souffert considérablement de l’expulsion des protestants, les plus industrieux de ses habitants, après cet événement on ne voit plus dans les conseils de l’Autriche de sollicitude pour le savoir ni pour la culture intellectuelle. Néanmoins, grâce à des droits protecteurs, à des améliorations dans l’élève des moutons, dans la construction des routes et à d’autres encouragements, les arts industriels firent des progrès remarquables même dès le règne de Marie-Thérèse.

« Ce progrès fut encore plus rapide et prospère sous les mesures énergiques de Joseph II. Il est vrai que d’abord les résultats furent faibles, parce que l’empereur, selon son habitude, précipita sa réforme et parce que l’Autriche était fort arriérée des autres États. On vit alors que le mieux n’était pas d’entreprendre trop à la fois, et que les droits protecteurs, pour opérer conformément à la nature des choses et ne pas trop perturber les relations existantes, ne doivent pas être trop élevés dans le principe. Mais plus le système prit de durée et plus se révéla sa sagesse. L’Autriche lui doit sa magnifique industrie présente et sa prospérité agricole.

« L’industrie de la Prusse eut à souffrir plus que celle d’aucun autre pays des ravages de la guerre de trente ans. Sa principale fabrication, celle des draps, dans la Marche de Brandebourg, fut réduite presque à rien. La plupart des fabricants avait émigré en Saxe, car dès lors même l’importation de marchandises anglaises mettait à bas chaque branche d’industrie. Heureusement pour la Prusse, survinrent à cette époque la révocation de l’édit de Nantes et la persécution des protestants dans le Palatinat et dans l’évêché de Strasbourg.

« Le grand électeur saisit alors d’un coup d’œil ce qu’Élisabeth avait si clairement aperçu. Attirés par lui, grand nombre de fugitifs s’établirent en Prusse — en améliorèrent l’agriculture, y introduisirent par leur habileté plusieurs branches nouvelles d’industrie et firent avancer l’art et la science. Ses successeurs suivirent ses traces, mais aucun d’eux avec plus de zèle que ce roi qui fut plus grand par sa sagesse dans la paix que par ses succès dans la guerre. Il est inutile d’énumérer en détail les mesures sans nombre par lesquelles Frédéric II attira en Prusse une foule de cultivateurs étrangers, par lesquelles il refit ses terres dévastées, encouragea la formation des prairies artificielles, des plantes alimentaires pour le bétail, des légumes, des pommes de terre et du tabac — par lesquelles il améliora l’élève des moutons, du gros bétail, des chevaux, fournit les engrais minéraux, etc., et aida les agriculteurs par du capital et du crédit. Tout en encourageant l’agriculture par ces moyens divers, il lui rendit indirectement un service encore plus important en faisant éclore les manufactures domestiques sous un système protecteur, établi dans cette vue ; en facilitant les transports, et par l’institution d’une banque de crédit foncier. Par ces mesures et d’autres du même genre, il communiqua une impulsion plus puissante au progrès de l’industrie en Prusse que n’en ressentit aucune autre partie de l’Allemagne.

« Le blocus continental de Napoléon, vint former une ère nouvelle dans l’histoire de l’industrie de l’Allemagne aussi bien que dans celle de France ; quoique J.-B. Say, le plus célèbre des disciples d’Adam Smith, ait stigmatisé cette mesure comme une calamité. Il est reconnu cependant, en dépit des théoriciens et surtout des théoriciens anglais — tous ceux qui connaissent l’industrie allemande en témoignent et les statisticiens éclairés en fournissent la preuve — que de ce blocus date l’impulsion en avant des fabriques allemandes de toute sorte ; le progrès dans l’élève des moutons, déjà commencé, devint distinctement marqué ; l’amélioration des moyens de communication obtint alors pour la première fois, la considération due. Il est vrai que l’Allemagne perdit en grande partie son premier négoce d’exportation, notamment les toiles ; mais les nouveaux bénéfices dépassaient de beaucoup la perte, surtout pour les fabriques de Prusse et d’Autriche qui avaient devancé toutes les autres en Allemagne.

« Au retour de la paix, les manufacturiers anglais renouvelèrent, ou continuèrent leur formidable concurrence à ceux d’Allemagne ; car durant une période de restrictions les inventions nouvelles, et la possession exclusive du marché du monde leur avaient donné une immense supériorité : mieux pourvus de capital, ils pouvaient fournir de meilleurs articles et à meilleur marché, et accorder des crédits bien plus longs que les Allemands qui en étaient encore à lutter contre les difficultés d’un début. Une ruine générale et une grande détresse s’en suivirent parmi les derniers et surtout chez les fabricants du Bas-Rhin — contrée qui, après avoir été pour plusieurs années attachée à la France, se trouvait maintenant en dehors du marché de ce pays. L’ancien tarif prussien avait essayé sur plusieurs points de modifier la tendance, ou intérêt de libre échange absolu, mais sans déployer une suffisante protection contre la concurrence anglaise. La bureaucratie prussienne cependant résista longtemps à toute demande de venir en aide. Elle était trop profondément imbue par ses universités de la théorie d’Adam Smith[1] pour comprendre vite les besoins de l’époque. Il y eut en Prusse des économistes qui allaient même jusqu’à proposer de ressusciter le système Physiocrate, mort depuis plusieurs années.

Mais là encore la nature des choses l’emporta sur la théorie. On ne pouvait plus longtemps rester sourd au cri de détresse, poussé par les fabricants, surtout lorsque ce cri vint de l’industrie d’un pays qui regrettait sa précédente union à la France et où il était important pour la Prusse d’entretenir un bon esprit. L’opinion que le gouvernement anglais poussait, et très-efficacement, à inonder d’objets manufacturés les marchés du continent, afin d’étouffer au berceau l’industrie qui venait de naître, gagnait alors du terrain. On l’a tournée en ridicule ; mais rien d’étonnant que cette opinion prévalut, la conduite de l’Angleterre était précisément celle que dictait une telle politique. L’inondation eut lieu exactement comme si elle eût été préméditée. Un illustre membre du parlement, Henry Brougham, depuis lord Brougham, a pleinement déclaré en 1815 « que l’Angleterre pouvait risquer quelque perte sur l’exportation des produits anglais dans le but de ruiner les manufactures étrangères dans leur berceau cette pensée d’un homme qui depuis a été tellement vanté comme un philanthrope cosmopolite et libéral, était reproduite dix ans plus tard, dans les mêmes termes à peu près par un autre membre du parlement, non moins fameux par ses vues libérales, M. Hume, qui lui aussi émettait le vœu « que les manufactures du continent fussent étouffées dans leur berceau. »

« La réclamation des fabricants prussiens fut enfin écoutée — bien tard il est vrai, car ils avaient eu des années à lutter entre la vie et la mort — et le remède fut appliqué de main de maître. Le tarif prussien de 1818, répondit, à l’époque de sa rédaction, à tous les besoins de l’industrie prussienne, sans augmenter d’une manière indue la protection nécessaire, et sans restreindre les relations dont il était besoin avec les pays étrangers. Ce tarif était beaucoup plus modéré dans ses droits que ceux d’Angleterre et de France, comme cela devait être, car il ne s’agissait pas de passer par degrés du système prohibitif au système protecteur, mais de ce qui est appelé libre échange à la protection. Un autre mérite éminent de ce tarif, considéré dans son ensemble, fut de spécifier les droits principalement selon le poids et non pas ad valorem. Non-seulement on prévenait ainsi la contrebande et la sous-évaluation, mais de plus on atteignait un autre but : les articles de consommation générale que chaque pays peut aisément fabriquer pour lui-même, dont la production domestique importe le plus, en raison du haut chiffre de la valeur totale, encouraient les droits les plus lourds, — ces droits protecteurs se réduisant en proportion du raffinement et du plus haut prix des produits ; conséquemment, la tentation de faire la contrebande n’avait que peu ou point de possibilité d’intervenir dans l’industrie domestique.

« Ce système de droits spécifiés au poids, comme on peut l’imaginer, pesa plus lourdement sur le commerce avec les autres États allemands que sur le négoce étranger. Les petits États intérieurs de l’Allemagne, déjà exclus des marchés d’Autriche, de France et d’Angleterre, furent ainsi à peu près exclus des marchés de Prusse. Ce coup fut le plus vivement senti, parce que nombre de ces États sont entièrement ou partiellement enclavés dans les provinces prussiennes[2].

§ 2. — Formation graduelle du Zollverein ou union douanière.

L’Allemagne était, à cette époque, tout à fait désunie, — chacun de ses États avait ses douanes locales, et chacun étant jaloux d’augmenter son revenu en mettant obstacle à la voie de commerce. En 1819, cependant, la Prusse réussit à effectuer un arrangement avec quelques-uns des plus petits États, — Saxe-Weimar, Mecklembourg et autres, — en vertu duquel le tarif prussien devint le tarif général et les lignes douanières furent portées à la frontière générale — le revenu devant se partager parmi les quelques parties contractantes, au prorata de la population. Les mesures adoptées par les autres pouvoirs allemands étaient cependant, dit un écrivain récent, « de nature à causer les doutes les plus sérieux sur la possibilité d’assurer jamais leur accession aux principes du système protecteur. » Et il ajoute : « D’un autre côté, la Prusse n’avait jamais cessé de faire appel aux intérêts commerciaux des différents États allemands, et même elle était parvenue, à différentes époques, à faire tenir plusieurs congrès commerciaux, — par exemple, à Darmstadt en 1823, et à Stuttgart en 1825, — mais le résultat n’avait pas été favorable à sa cause, qui semblait parfaitement désespérée. En 1827, le Wurtemberg et la Bavière se laissèrent persuader de conclure au moins un traité de commerce avec l’Union, mais sans qu’on pût les décider à se joindre à elle.

« À la tête de l’opposition était le Hanovre, complètement dominé par l’influence anglaise ; la Saxe, dont les nobles avaient maintenu une sorte de libre échange, et la Hesse, où les intérêts féodaux étaient encore très-puissants. Sous leurs auspices, une confédération de treize États s’organisa en 1828, dans le but de s’opposer au progrès de la pernicieuse doctrine de protection. Une autre union se forma en 1830, plus cependant en opposition à la Prusse que contre ses hérésies. Toutes deux échouèrent et furent dissoutes en 1831, lorsque la Hesse abandonna leur cause pour se joindre à la ligue prussienne, qu’elle déclara lui offrir de plus grands avantages financiers. L’exemple de la Hesse ne fut pas sans avoir ses conséquences. Elle avait enfin découvert le secret de l’accroissement de la force nationale de la Prusse, et les autres États suivirent bientôt ce que leur dictaient leurs intérêts. L’événement forme dans l’histoire de l’union allemande un revirement dont on peut fixer la date à l’an 1831. Tout ce qu’elle a accompli date de cette époque récente. Quelques-uns des plus petits États, dans une succession rapide, épousèrent la cause à laquelle ils avaient longtemps fait opposition. En 1833, la Bavière, le Wurtemberg et le royaume de Saxe en firent autant ; si bien qu’en décembre de la même année, l’Union comptait une population de 14.800, 000 âmes ; le chiffre, en 1834, monta à 23.500.000. En 1835, Bade, Nassau et Francfort y joignirent le leur. En 1839, la fédération s’étendait sur 20 milles géographiques carrés, avec une population de 27.000.000 d’âmes qui, en 1852, s’élevait à 32.600.000. » En 1834, le revenu était d’environ 12.000.000 de thalers ; en 1837, de 16.000.000 et en 1852, de 22.000.000. Des traités de commerce furent conclus avec la Hollande en 1839, avec la Turquie en 1840, avec la Grande-Bretagne en 1841, avec la Belgique en 1844 et avec la Sardaigne en 1845. L’Autriche conserva une attitude hostile contre cette marche des choses jusqu’en 1853, époque où elle conclut un traité de commerce avec la Prusse, comme un pas préliminaire pour se joindre à l’Union douanière, aussitôt qu’elle aurait réussi à réconcilier les intérêts des différentes classes de sa population avec le changement. Par l’accession des possessions allemandes de l’Autriche, l’Union douanière comprendra une population d’environ 45.000.000.

Ainsi fut accompli le plus important mouvement de la première moitié du siècle, et l’un des plus importants dans les annales de l’Europe. Par lui, toute l’Allemagne du nord est devenue une grande société, avec liberté parfaite de circulation dans ses différentes parties — conservant cependant tous les centres locaux d’activité qu’elle possédait auparavant. La Saxe et la Bavière, la Prusse et le Hanovre conservent leur individualité intacte — se gouvernant elles-mêmes à leur propre manière, et combinant avec leurs voisins dans les mesures qui ont pour objet le développement plus parfait d’individualité parmi leurs différentes populations.

§ 3. — Grand accroissement de commerce étranger et domestique, par suite de l’adoption de mesures tendantes à affranchir le sol allemand de la taxe oppressive de transport.

Jusqu’à quel point le but a été atteint, et à quel degré les mesures de protection ont créé tendance à diversifier l’emploi et à rendre chaque individu plus apte à former association plus parfaite avec ses semblables, nous le voyons par les faits suivants :

Il y a quarante ans, la Grande-Bretagne ne recevait de l’Allemagne que 3.000.000 livres de laine ; mais, par suite du déclin des fabriques allemandes, l’exportation de produits bruts avait tellement augmenté, qu’en 1825 l’Angleterre n’en reçut pas moins que 28.000.000 — dont une grande partie fut payée en drap expédié d’Angleterre à l’Allemagne. Dans un tel état du négoce, il suit nécessairement que la laine, dans ce dernier pays, doit avoir été à plus bas prix que dans le premier, tandis que le drap doit avoir été plus cher. — Un écart énorme a dû se produire entre les deux prix.

En 1851, la quantité de laine et de filés de laine importés en Allemagne montait à 34.000.000 de livres, et la quantité exportée à 9.000.000 — ne laissant pas moins que 25.000.000 d’importation nette, et donnant la preuve que la laine, en Allemagne, doit avoir eu plus de valeur que dans les autres pays. Dans la même année, la quantité de drap exporté montait à 12.000.000 de livres — donnant la preuve qu’il doit être devenu à meilleur marché que dans les autres pays. Les prix des produits bruts et des articles achevés se sont fermement rapprochés, ce qui est la preuve la plus concluante d’une civilisation qui avance.

À chaque pas dans le progrès de ce rapprochement, le producteur de subsistance et de laine est mis à même de consommer plus largement toutes les utilités nécessaires pour l’entretien de ses pouvoirs. Nous allons voir, par les faits suivants, que ç’a été le cas de l’Allemagne à un degré prodigieux.

L’exportation de laine, à la Grande-Bretagne seulement, était, il y a trente ans, comme nous avons vu, de 28.000.000 livres ; mais, depuis lors, la production a tellement augmenté que, si la consommation domestique n’était pas plus grande, l’exportation aurait probablement doublé pour le moins. Non-seulement, cependant, tout le drap fait de cette laine se consomme maintenant dans le pays, mais il s’y joint une large quantité de laine étrangère — l’importation nette étant de 26.000.000 livres, tandis que l’exportation nette de drap n’est que de 7.000.000 livres. Additionnant ces deux quantités, nous n’obtenons pas moins de 50.000.000, et plus probablement 60.000.000, comme la quantité ajoutée à la consommation domestique en conséquence du rapprochement des prix des produits bruts et des utilités achevées[3].

Il y a vingt ans, l’importation, en Prusse, de coton et de filés de coton, était de 16.000.000 livres — n’ayant augmenté que de 6.000.000 dans les douze années qui s’étaient alors écoulées. Voici le mouvement qui s’est opéré dans le Zollverein pendant la période écoulée depuis.

1836. 1846. 1851.
Coton 152.264 cwts. 443.847 cwts. 691.796 cwts.
Filés de coton   244.869 574.303 676.000
------------- ------------- -------------
397.233 1.018.150 1.362.796

L’exportation de filés et de tissus dans cette dernière année montait à 159.241 quintaux — laissant pour la consommation domestique plus que 1.200.000 quintaux, et prouvant d’abord que le tissu de coton est devenu meilleur marché ; et en second lieu que le pouvoir de consommation a largement augmenté chez la population agricole. Cette augmentation était une conséquence nécessaire de l’agrandissement du marché pour le travail et pour les produits de la terre, résultat de l’extension de cette fabrication. Le poids des articles coton exportés était, comme nous l’avons vu, moins que le huitième du coton brut et des filés importés ; et pourtant la valeur de cette petite quantité était de 20.000.000 thalers — suffisante pour payer toute l’importation. Les trois quarts au moins de cette somme considérable consistaient en travail représentant la subsistance allemande, ainsi mise en état d’être expédiée facilement aux pays lointains.

Il y a vingt ans, l’Allemagne fournissait le monde de chiffons, et importait du papier, dont elle ne consommait alors que peu. En 1851, tout a changé, l’importation nette des premiers ayant été de 3.700.000 livres — l’exportation nette du dernier s’étant élevée à 3.500.000. À la première époque les chiffons étaient à plus bas prix que dans les autres pays, tandis que le papier était plus cher. Les prix des deux articles se sont beaucoup rapprochés ; aussi la consommation du papier a-t-elle augmenté tellement qu’elle absorbe non-seulement toute la quantité produite dans le pays, mais en outre, plus de 30.000.000 produits au dehors. Le lecteur appréciera pleinement la valeur de ces faits, s’il considère combien énorme doit avoir été la production domestique de chiffons, résultat d’un surcroît de consommation de coton montant à plus de 100.000.000 de livres.

En 1830, la quantité de houille exploitée n’était que de 7, 000, 000 de tonnes[4] — et en y ajoutant 1.200.000 de charbon brun, nous avons un total de 8.200.000. En 1854, la première était portée à 34.000.000 et la dernière à 12.000.000, — formant un total de 45.000.000.

En 1834, on fabriquait 76.000 tonnes de fer en barre ; en 1850 le chiffre avait monté à 200.000, et le fer en gueuse s’élevait à 600.000 tonnes[5] ; la consommation actuelle du Zollverein dans la moyenne annuelle de 50 livres par tête — c’est plus que dans aucun pays de l’Europe, excepté la France et la Belgique, et plus que dans aucun pays du globe, excepté les deux susdits, la Grande-Bretagne et les États-Unis[6] : et pourtant le premier pas est le plus coûteux et le moins productif. Chaque haut fourneau qui se bâtit, chaque mine qui s’ouvre tend à faciliter le progrès dans le même sens, car chacun d’eux tend à favoriser association et combinaison.

En 1849, on ne voyait pas un haut fourneau dans les environs de Minden, en Westphalie. Maintenant, dit un récent voyageur, « ils s’élèvent comme des tours dans la vaste plaine » — créant une vaste demande de subsistances, de vêtement et de travail. Sur 80 mines de cuivre qui s’exploitent en Prusse, on n’en compte pas moins de vingt-quatre dont l’ouverture date de quelques années. Chaque mine, chaque haut fourneau et chaque usine aide à la création de nouvelles routes et à l’amélioration des anciennes — tout en facilitant l’ouverture de nouvelles mines, l’utilisation des pouvoirs de la nature, et le développement d’intelligence, et augmentant ainsi la valeur de l’homme en même temps qu’elle abaisse la valeur de toutes les utilités nécessaires à son usage[7].

La valeur des articles de coton et de laine exportés en 1850 était 36.000.000 thalers ; la plus grande partie de cette énorme somme consistait en aliments qui avaient été combinés avec du coton et de la laine par l’opération de les convertir en tissus. D’où s’en était suivi quant à la nécessité d’aller chercher au loin un marché pour la subsistance une diminution telle que l’exportation nette, pour le pays qui, il n’y a que trente ans était le grenier de l’Europe, ne montait plus qu’à 10.000.000 de boisseaux.

§ 4. — Rapide accroissement de richesse manifesté dans le pouvoir d’obtenir de meilleurs moyens de relation tant domestique qu’étrangler.

Plus le développement des facultés individuelles augmente, plus se perfectionne le pouvoir d’association, et diminue le besoin d’aller au dehors faire des échanges ; mais plus augmente le pouvoir d’améliorer l’outillage de transportation — le mouvement de la société, quelque soit sa direction, étant un mouvement constamment accéléré. Dans tous les États prussiens, y compris la Pologne, il y a aujourd’hui un mille de chemin de fer pour moins de dix milles de superficie, et lorsque les chemins en voie d’exécution seront achevés, il y aura plus d’un mille pour chaque cinq milles. La somme annuelle qui reçoit cette application monte à 14.000.000 dollars — la somme entière est fournie par le peuple allemand, en même temps qu’il contribue à la construction de chemins de fer ailleurs.

La combinaison locale tient fermement pied à l’accroissement du pouvoir d’association dans tout l’État — des compagnies par actions se forment partout dans les divers buts d’exploiter la houille et les métaux, de fabriquer des étoffes, construire des routes, et des bateaux à vapeur et pour l’assurance contre les sinistres d’incendie. À chaque pas dans cette direction, le nombre et la force des centres locaux augmentent — des cités éclosant là où il y a peu d’années on obtenait à peine une maigre moisson du sol rebelle. À chaque pas le fermier trouve son marché plus à sa portée et il est plus apte à disposer de l’outillage amélioré nécessaire à sa profession. À chaque pas la demande pour le travail s’accroît — rendant de plus en plus nécessaire d’invoquer l’aide de la vapeur, et d’augmenter ainsi la richesse.

« Des milliers de bras robustes, » dit un écrivain récent, qui s’employaient naguère à l’agriculture, sont engagés dans des travaux mécaniques ; mais quoique les bras ne travaillent plus à la production des moyens de subsistance, les estomacs auxquels ils sont adjoints doivent tout aussi bien se remplir qu’auparavant. Le revenu de ces travailleurs ayant augmenté, ils consomment, dans leur rude travail, plus de substance nerveuse et musculaire, et il leur faut plus de nourriture et de boisson qu’auparavant ; et comme ils sont en état de les payer, ils causent un développement dans la demande des produits du sol. D’un autre côté, les rangs des gens de campagne vont s’éclaircissant et le fermier est menacé du danger de ne pouvoir obtenir à aucun prix des bras pour travailler sa terre…… Il y a dix ans, poursuit l’écrivain, nous n’avions pas ouï parler d’amélioration dans les instruments de culture — on employait pour retourner le sol la même charrue sur laquelle pesaient les Germains de Tacite, vêtus de peaux. La bêche, la pioche, la herse, la faux et le fléau, étaient les simples outils du journalier sur les grandes fermes comme sur le jardin du plus pauvre paysan. Quiconque introduisait pour son service une machine à vapeur, une machine à semer, ou une locomobile parfaite passait pour devoir avant peu faire faillite. Aujourd’hui tout cet outillage, avec des charrues de vingt sortes, est d’usage constant. Nous creusons des fossés, nous drainons, nous irriguons, nous fumons avec du guano, du salpêtre et de la poudre d’os — enfin, avec tout ce que la chimie recommande. L’assolement triennal avec ses jachères fréquentes ayant disparu devant le système rationnel de la rotation des récoltes et la culture du trèfle, nos fermiers en sont déjà à se proposer de changer leurs engrais, au lieu de changer leurs récoltes.

Le rendement de la terre est en accroissement soutenu avec élévation constante des prix. — « La vie coûte aussi cher dans une petite ville de Westphalie, nous dit le même écrivain, qu’à Berlin. » La population conséquemment s’entend mieux à régler sa vie, et devient plus raffinée dans ses goûts et ses amusements — l’habitude universelle de voyager, que les chemins de fer ont nourrie, ayant déjà augmenté l’étendue de leur horizon, et fourni de nouveaux aperçus à leur intelligence. Les provinces les plus éloignées sont mises en communication avec les points centraux de civilisation — les manières, les habitudes et les idées se répandant avec une rapidité merveilleuse, et les avantages des plus grandes cités étant mis à la portés de tous. C’était anciennement la coutume pour les apprentis de dépenser quelques années à voyager — pour acquérir quelque expérience de plus du monde et de l’humanité, et recueillir des idées qui pussent leur servir dans leur profession et dans le cours de leur vie. Durant sa vie entière, l’artisan se rappelait avec un doux regret le temps où, heureux voyageur, le sac sur le dos, il allait gaiement de ville en ville, d’un pays à un autre, sollicitant de chacun la contribution accoutumée. Aujourd’hui tout cela est changé. Tout le monde voyage plus fréquemment — et acquiert chaque jour plus d’expérience pour la communiquer à son tour à ceux que la nécessité ou leur inclination a retenus à la maison.

« Anciennement, alors qu’il fallait un voyage de plusieurs jours et même de plusieurs semaines pour venir des provinces les plus éloignées de Berlin, il arrivait souvent de rencontrer des gens qui n’avaient jamais vu la capitale. Aujourd’hui cependant on en trouverait comparativement peu parmi les gens d’une certaine éducation, et les fonctionnaires civils et les artisans de quelque mérite sont tenus d’y venir pour passer leurs examens et recevoir leurs diplômes. Les particuliers aussi ont désir de visiter la capitale au moins une fois dans leur vie. Il en a résulté, comme on peut facilement l’imaginer, d’importants changements dans les villes et les cités de province — raffinement et amélioration chez leurs habitants.

Ce tableau de l’État prussien est également vrai pour l’Allemagne du nord et du centre dans toute son étendue. La terre et le travail gagnent partout en valeur, et partout conséquemment se montrent les preuves les plus concluantes de civilisation qui avance. Le travailleur a plus d’argent à dépenser, en même temps que le prix des utilités nécessaires à son usage baisse de jour en jour. Chacun ayant plus à dépenser pour l’achat de ce qui avait été regardé auparavant comme le luxe de la vie, nous pouvons dès lors facilement comprendre la cause du grand accroissement dans la consommation de papier et d’articles de coton et de laine produits dans le pays, et dans l’importation d’utilités plus raffinées produites au dehors.

§ 5. — La protection ayant mis à meilleur marché les utilités achevées, l’Allemagne aujourd’hui les exporte. La protection ayant élevé le prix des denrées brutes, l’Allemagne aujourd’hui les importe.

Comment cela a-t-il agi sur le pouvoir d’entretenir commerce avec le monde entier ? Voici des faits qui le montrent : — En 1825, on transportait sur l’Elbe à l’aval 1l0.600 tonnes et à l’amont 66.000 tonnes — les premières composées surtout de blé et de laine, pour être payés en drap et quincaillerie ; un quart de siècle plus tard, le cours des choses avait si bien changé, que les chargements à l’aval n’étaient qu’un peu plus que la moitié en volume de ceux à l’amont — les premiers montant à 174.000 tonnes et les derniers à 315.000. Au lieu d’expédier au dehors la laine brute et la subsistance qui devaient acheter le drap ; c’est le drap lui-même qu’on expédie avec lequel acheter de la laine et du sucre.

L’effet général sur le commerce se manifeste mieux dans le tableau suivant — qui représente les contributions par tête aux revenus douaniers de l’Union, donnés en groschen d’argent.

1834. 18 ____ 1841. 24 ____ 1848. 23
1835. 21 1842. 25 1849. 24
1836. 22 1843. 28 1850. 23
1837. 21 1844. 28 1851. 24
1838. 23 1845. 29 1852. 26
1839. 24 1846. 28 1853. 23
1840. 24 1847. 28

Nous avons là un ferme accroissement dans la consommation de marchandises payant droit depuis le commencement de l’Union jusqu’à l’année de la révolution de 1848, époque à partir de laquelle le montant n’a jamais regagné le chiffre où il s’était tenu auparavant. Dans le cours naturel des choses, cependant, les revenus douaniers devraient décliner — la tendance du système protecteur étant celle d’abaisser tellement ces articles plus grossiers de fabrique qui payent les plus hauts droits, qu’en définitive leur importation s’arrête tout à fait — et d’y substituer les articles de luxe qui entrent graduellement dans la catégorie des nécessités, et sur lesquels, en raison de leur facilité à se prêter à la contrebande, on prélève des droits plus légers. Un million de dollars en tableaux ne payerait probablement pas autant de droits d’entrée au Zollverein que n’en payeraient cent tonnes de filés de coton.

§ 6. — L’accroissement de fermeté du mouvement sociétaire suit l’adoption d’un système qui tend à faciliter l’œuvre d’association et de combinaison.

Les faits ci-dessus prouvent :

1° Que les prix des produits bruts de l’Allemagne ont tendu à la hausse, à l’avantage des fermiers et à celui de l’intérêt agricole du monde entier ;

2° Que les prix de toutes les utilités manufacturées ont tendu à la baisse — permettant au fermier de profiter doublement : d’abord en obtenant plus de métaux précieux de son blé ; et, en second lieu, en obtenant plus de drap pour une quantité donnée de ces métaux ;

3° Que la réduction dans le coût de conversion a été assez grande pour permettre à la population d’Allemagne de fournir à tout le globe beaucoup de subsistances et de laine combinées sous forme de drap, et ainsi d’aider les fermiers de tous pays à obtenir des fournitures de drap ;

4° Que la condition améliorée des fermiers allemands leur a permis d’étendre considérablement leur demande aux contrées tropicales en coton, café, riz et autres produits bruts de la terre ;

5° Que sous le système de Colbert, aujourd’hui adopté dans ce pays, le commerce tend fermement à augmenter, tandis que le pouvoir du trafiquant tend aussi régulièrement a décliner ;

6° Qu’avec l’accroissement de commerce il y a eu rapide accroissement d’individualité dans la grande communauté qui vient de se former, accroissement manifesté par un ferme et régulier accroissement de revenu, sur lequel la grande crise de 1840-42 n’a point eu d’influence, et que même n’ont affecté que légèrement les mouvements révolutionnaires de l’Europe en 1848.

Ces résultats correspondent précisément, comme le lecteur s’en apercevra, avec ceux obtenus en France, Espagne et Danemark, tandis qu’ils sont directement l’inverse de ceux observés dans l’Irlande et l’Inde, en Turquie et Portugal.

§ 7. — À l’accroissement de la diversité dans la demande aux pouvoirs de la population, correspond diversité dans la demande au sol.

Dans nul pays il n’y a eu plus rapide accroissement dans la diversification d’emplois, et accroissement dans la demande pour le travail, que dans le pays que nous examinons en ce moment. Partout les hommes vont aujourd’hui se mettant en état de combiner les travaux de l’atelier avec ceux des champs ou du jardinage. « Les résultats économiques de cette combinaison, dit un récent voyageur anglais très-observateur[8] ne peuvent être évalués trop haut. L’inter-change du travail horticole avec les travaux industriels, qui est avantageux pour l’ouvrier qui travaille au logis, est un luxe et une nécessité réels pour l’ouvrier des ateliers, où le travail est presque toujours fatalement préjudiciable à la santé. Après son travail du jour à l’atelier, il éprouve d’un travail modéré en plein air une restauration de sa vigueur physique, et en même temps il en tire quelques avantages économiques. Il peut de la sorte cultiver au moins une partie des végétaux pour la consommation de sa famille, au lieu d’avoir à les acheter fort cher sur le marché. Il peut quelquefois aussi entretenir une vache qui donne du lait à la famille, et fournit une occupation salubre à sa femme et à ses enfants au sortir de l’atelier. »

Comme une conséquence de la création d’un marché domestique, le fermier a cessé d’être forcé de se consacrer lui-même exclusivement à la production de blé ou autres articles de petit volume et de haut prix, et peut maintenant « avoir une succession de récoltes comme un maraîcher » — trouvant emploi sur sa terre et pour son travail dans toute saison de l’année, et se plaçant à un très-haut degré, hors de l’atteinte de ces accidents par lesquels le fermier éloigné, qui dépend d’une seule récolte, est si souvent ruiné[9].

L’étroite proximité du marché l’exemptant de la taxe de transport, il est à même d’obtenir la pleine valeur des utilités qu’il produit, et d’en rapporter une partie dans l’engrais qui se produit à la ville ou cité voisine ; et, plus il a pouvoir de le faire, plus le produit de son sol augmente, et plus la terre gagne en valeur, et aussi l’homme qui la cultive[10].

§ 8. — Développement graduel d’une agriculture scientifique.

Dans de telles circonstances, chaque nature de sol trouve son emploi[11]. Le caractère du sol de « chaque district, » dit M. Kay, « est étudié avec soin, et on détermine un assolement qui permette d’obtenir le plus haut rendement sans nuire à la terre ; et le bétail est bien logé, tenu à ravir, étrillé et soigné comme les chevaux de nos amateurs de chasse[12]. »

L’agriculture passe ainsi à l’état de science, et c’est pourquoi le pouvoir de la terre de donner la subsistance augmente à mesure que s’accroît la perfection à laquelle les denrées brutes de la terre sont amenées, grâce aux travaux du peuple chez lequel on les cultive. Plus il y a de travail appliqué de la sorte, plus augmente partout la somme de temps et de travail qui se peut donner à utiliser les pouvoirs de la terre et à augmenter la quantité d’objets qui demandent à être convertis. « Par toute l’Allemagne, » dit le docteur Shubert, « on prend un intérêt tout particulier et croissant à l’agriculture, à l’élève du bétail ; et si dans quelques localités, en raison de circonstances spéciales ou d’un degré inférieur d’intelligence, certaines branches de la science sont moins développées que dans d’autres, on ne peut nier cependant qu’un progrès à peu près universel s’est accompli dans la culture de la terre et l’élève du bétail. Personne ne pourrait, comme il y a trente ans, dire encore que le système d’agriculture en Prusse se borne à l’assolement triennal, ni que la bonne culture ne se trouve que dans de rares localités : aujourd’hui il n’est pas de district, en Prusse, où l’intelligence, l’énergie persévérante et un emploi non avare du capital n’aient immensément amélioré une partie considérable du sol, pour l’approprier à l’agriculture et à l’élève du bétail[13]. »

La science, dit M. Kay, est partout « la bienvenue. » — « Chaque petit fermier, ajoute-t-il, est si jaloux de rivaliser et de surpasser ses voisins, que toute invention nouvelle qui donne profit à l’un est à l’instant adoptée par les autres. Tels sont les effets de ce commerce qui résulte de la diversification dans les demandes pour le pouvoir humain, tant physique qu’intellectuel, et donne valeur à la terre et à l’homme.

§ 9. — La division croissante du sol s’accompagne d’une augmentation dans la proportion de la classe agricole comparée è la masse qui compose la société.

La terre, en Allemagne, est très-divisée ; ç’a a été, comme en France, jusqu’à un certain point, l’œuvre des gouvernements ; mais, l’impulsion donnée, la chose a été poussée encore davantage grâce au système qui élève le prix de la terre en ajoutant à la valeur de l’homme qui la cultive. Là où existe un tel ordre de choses, les hommes ne peuvent réussir à tenir la terre en quantité considérable, parce qu’on ne peut lui faire rapporter autant qu’on obtiendrait sous forme de pur intérêt du prix auquel elle peut être vendue. La division de la terre parmi les hommes qui la cultivent vient donc en vertu d’une loi générale à laquelle on ne peut échapper, excepté en suivant une marche tendant à détruire la valeur du sol et de l’homme par lequel il est cultivé, comme nous avons vu qu’on l’a accompli en Irlande et dans l’Inde En tous lieux, par toute l’Allemagne, la terre est au plus haut prix là où elle est le plus divisée entre petits propriétaires, et les petits propriétaires ont prospéré en raison directe de l’élévation des prix qu’ils ont payés pour leur terre — cette élévation étant une conséquence de l’affranchissement progressif de la première et de la plus oppressive des taxes, celle du transport[14].

La disparition des grandes propriétés, en Allemagne, a marché par disparition avec celle des petites dans la Grande-Bretagne — l’une étant une conséquence nécessaire de l’accroissement du pouvoir d’entretenir commerce, et l’autre de l’asservissement croissant à la domination du trafic. Dans l’un de ces pays, l’individualité prend un ferme développement, avec augmentation constante dans la quantité de produits obtenus du sol ; tandis que dans l’autre elle va déclinant constamment, avec une diminution rapide dans la proportion de subsistances produite à ce qui est nécessaire pour l’accroissement de population[15]. Dans le premier, la terre va constamment changeant de mains, et « le peuple de toutes classes, » dit M. Kay, « est apte à devenir propriétaire. Les boutiquiers et les ouvriers des villes achètent des jardins hors de la ville, où ils travaillent en famille dans les belles soirées, à faire pousser des légumes et du fruit pour le ménage. Les boutiquiers qui ont fait une petite fortune achètent des fermes, où ils se retirent avec leur famille pour se reposer du travail et oublier la vie de la ville. Les fermiers achètent les fermes qu’ils tenaient à bail des grands propriétaires, tandis que la plupart des paysans ont acheté un faire-valoir ou bien économisent et mettent de côté tout ce qu’ils peuvent épargner de leurs gains, afin d’acheter un champ ou un jardin aussitôt que possible[16].  »

« La vie du paysan dans ces pays où la terre ne rencontre pas dans les lois obstacle à la subdivision est, comme le dit avec très grande raison M. Kay, une vie d’éducation de la plus haute moralité. Sa condition nullement entravée le stimule à se faire une condition meilleure, à économiser, à être industrieux, à ménager ses ressources, à acquérir des habitudes morales, à user de prévoyance, à augmenter ses notions d’agriculture, et à donner à ses enfants une bonne éducation, qui leur permette d’améliorer le patrimoine et la position sociale qu’il leur laissera[17]. » Aussi l’agriculture va-t-elle donnant d’année en année plus de produits ; d’où suit qu’il n’existe pas là de plainte, comme dans la Grande-Bretagne, au sujet du paupérisme grandissant. Le système dans un pays vise à développer l’habitude de compter sur soi ; dans l’autre il vise à l’anéantir[18].

Où cependant, dans l’Allemagne elle-même, ces effets sont-ils le plus pleinement manifestés ? Dans la contrée où existe le plus grand développement industriel, l’Allemagne centrale. « Dans le nord, dit un écrivain récent, nous voyons une suite monotone de champs de blé ou de pommes de terre, des prairies et de vastes bruyères : c’est la même uniformité de culture que sur les larges surfaces des plateaux du sud, et des pâturages alpestres. Dans l’Allemagne du milieu au contraire, continue-t-il, un court espace vous offrira une perpétuelle variété de culture. La diversité des sols et la variété correspondante dans les espèces de plantes, sont une invitation à diviser les domaines et un encouragement de plus au caractère mélangé de la culture. Dans le premier pays, nous avons terre centralisée, dans l’autre terre décentralisée « distinction, dit le même écrivain, bien représentée par ce fait que le nord et le sud de l’Allemagne possèdent les grandes lignes ferrées qui sont le medium du trafic du monde ; tandis que l’Allemagne du milieu est beaucoup plus riche en lignes pour les communications locales et possède la plus grande longueur de voies ferrées sur une superficie moindre. » L’une est la terre de trafic ; tandis que l’autre est celle du commerce[19].

§ 10. — Le respect pour les droits de la propriété s’accroît à mesure qu’elle se répand plus généralement dans la population.

Les admirables effets du développement de commerce se montrent partout dans le travail de plus en plus allégé, et dans l’amélioration morale physique et intellectuelle du peuple. On donne là moins de temps qu’en Angleterre au simple travail, et plus à une récréation saine et améliorante ; en même temps que les amusements sont d’un caractère supérieur et plus hygiénique. « On peut affirmer, dit M. Kay, que les amusements du pauvre en Allemagne sont d’un caractère plus élevé que ceux de la partie inférieure de la classe moyenne en Angleterre[20]. » Tout le monde à peu près a de l’éducation — le chiffre des jeunes hommes de vingt ans qui ne savent ni lire et écrire, n’est que de deux pour cent. Cinq ou six familles d’ouvriers se cotisent pour avoir un abonnement aux journaux, les classes les plus pauvres lisent les romans de Walter Scott et d’autres ouvrages étrangers, en outre de ceux des principaux écrivains de l’Allemagne. « Pris ensemble, dit le même écrivain, la condition morale et sociale des paysans et ouvriers de ces parties de l’Allemagne, de la Hollande, de la Suisse et de la France, où le pauvre a reçu de l’éducation, où la terre a été affranchie des lois féodales et où les paysans ont été mis à même d’arriver à la propriété, est beaucoup plus élevée, plus heureuse et plus satisfaisante que celle des paysans et ouvriers de l’Angleterre ; et tandis que ceux-ci se débattent dans la plus profonde ignorance, dans le paupérisme et la dégradation morale, les premiers atteignent d’un pas progressif et soutenu une condition, considérée sous le rapport moral et social, d’un caractère plus élevé, plus heureux et animée de plus d’espoir[21]. »

La diffusion de la possession foncière engendre ici, comme partout ailleurs, le respect des droits de la propriété. « Autour des villes, dit M. Kay, la terre est à peine plus enclose, sauf les petits jardins qui entourent les maisons, que dans les districts les plus agricoles. Cependant on abuse rarement de ce droit. Un champ qui avoisine une ville allemande, suisse ou danoise, est aussi en ordre, aussi propre, aussi respecté des passants, que dans la partie la plus retirée et la plus strictement préservée de nos districts ruraux. Tous les pauvres ont des parents ou amis qui sont propriétaires. Chaque individu, quoique pauvre, sent que lui-même un jour ou l’autre il peut devenir propriétaire. Tous par conséquent sont immédiatement intéressés à la conservation de la propriété et à veiller sur les droits et les intérêts de leurs voisins[22].

§ 11. — Avec le ferme accroissement dans la liberté de l’homme marche celui dans la puissance de l’État.

Là où il y a diversité d’emplois la terre gagne en valeur et se divise ; et c’est alors que les hommes deviennent libres. Le système anglais du trafic tend dans la direction contraire — vers la consolidation de la propriété foncière ; et c’est pourquoi « le travailleur anglais, dit M. Howit, « est tellement séparé de l’idée de propriété qu’il arrive d’ordinaire à la regarder comme une chose dont il reçoit avis par les lois des grands propriétaires et conséquemment il devient sans activité, sans initiative. » — Le paysan allemand au contraire, ajoute-t-il, « voit la contrée comme faite pour lui et ses compagnons. Il se sent lui-même un homme. Il a un enjeu dans le pays aussi bon que celui de la masse de ses voisins ; personne ne peut le menacer de le chasser ou de l’envoyer au Workhouse, tant qu’il est actif et économe. Aussi marche-t-il d’un pas fier, il vous regarde en face du regard d’un homme libre et cependant respectueux[23]. »

Il y a quatre-vingts ans l’électeur de Hesse vendait bon nombre de ses pauvres sujets au gouvernement d’Angleterre, pour l’aider à établir une domination illimitée sur notre pays, qui était alors les colonies américaines. Alors Frédéric de Prusse, entretenait partout des émissaires chargés de saisir de force les hommes ayant la taille d’ordonnance pour son régiment de grenadiers. La poursuite était si active qu’il était dangereux pour un homme de toute nation bien que libre, mais ayant six pieds, de se tenir à portée d’eux. Les peuples étaient esclaves, mal nourris, mal vêtus, mal logés, ayant pour chefs des tyrans. Les classes supérieures parlaient français, l’allemand passait pour une langue grossière et vulgaire, bonne seulement pour le serf. La littérature allemande n’en était qu’à s’efforcer d’éclore. On ne savait que bien peu des arts mécaniques, la population était presque toute entière agricole, et les instruments de culture étaient de l’espèce la plus primitive. Peu de commerce domestique ; celui du dehors, se bornait à l’exportation des produits bruts de la terre pour les échanger contre les objets de luxe de Londres et de Paris, demandés par les plus hautes classes de la société.

Quarante ans plus tard, la traite humaine fournissait des cargaisons à beaucoup, sinon à la totalité des vaisseaux qui passaient entre les États-Unis et Brème ou Hambourg. Hommes, femmes, enfants étaient achetés et vendus pour des baux de quelques années, à l’expiration desquels ils devenaient libres ; et nombre des hommes les plus honorables dans nos États du milieu sont descendus de ces allemands serviteurs « par contrat. » Aujourd’hui l’Allemagne marche en tête de l’Europe sous le rapport du développement intellectuel, et elle avance dans la condition physique et morale de sa population avec une rapidité plus grande que dans aucune partie de l’hémisphère oriental[24].

Il y a trente ans, l’Allemagne était une collection de petits États constamment en opposition l’un à l’autre. Aujourd’hui son système a revêtu cette forme naturelle dans laquelle l’attraction locale s’accroît rapidement — balançant l’action centrale et maintenant l’ordre et l’harmonie dans le tout. Alors l’Allemagne était encore exposée à voir son système dérangé par des influences étrangères, mais les événements des trois dernières années ont prouvé qu’avec l’accroissement d’individualité dans la population, avait marché, de compagnie, l’individualité correspondante du gouvernement prussien — qui le met en état de maintenir la paix en dépit des menaces des grands pouvoirs qui bordent l’Allemagne du Nord à l’est, à l’ouest et au sud.

  1. Nulle part, dans l’ouvrage d’où nous tirons cet extrait, l’auteur ne rend justice à Adam Smith, dont le livre est partout une protestation contre le système qui vise à avilir le prix des matières premières de manufactures, en créant une nécessité de les expédier au dehors, et d’élever le prix des articles manufacturés en empêchant l’artisan de prendre place à côté du laboureur. Le docteur Smith n’avait pas toujours raison, cependant il l’avait très-généralement. L’économie politique moderne, comme nous l’avons dit, l’a très-généralement rejeté lorsqu’il avait raison ; on s’est servi de lui de manière à le rendre responsable de l’inexactitude de vues, que s’il eût vécu, il eût dénoncées avec indignation comme complètement erronées.
  2. List. Système national d’Économie politique, p. 153-158.
  3. La consommation des étoffes de laine en Prusse, en 1805, était 3/4 d’une ell par tête. En 1842, elle s’est élevée à 13 ells. » Der Wolkswohlstand in Preuss Staate, cité par Kay, vol. I, p. 265.
  4. La tonne de Prusse est d’environ 200 kilog.
  5. Hewitt. Statistics of the Production of Iron, p. 12.
  6. Ibid., p. 13.
  7. En 1820, le revenu que l’État tirait des mines prussiennes était de 572.000 th. ; il s’élève aujourd’hui à 2.489.188, ayant plus que quadruplé. Au taux d’achat pour vingt-cinq fois le revenu, nous aurions là une création de capital de près de 50 millions de thalers.
  8. Kay. The social condition and Education of the People of England and Europe, vol. I, p. 256.
  9. On n’épargne aucun moyen pour faire rendre à la terre le plus possible. Pas un mètre carré ne reste en friche ou sans emploi. Les pierres ne restent pas mêlées au sol. Le terrain est nettoyé des mauvaises herbes et broussailles, et les mottes sont pulvérisées avec plus de soin que dans un jardin anglais. Si c’est une prairie, on la nettoie des plantes nuisibles, on n’y laisse venir que les douces plantes qui sont bonnes pour le bétail. Social Condition etc., vol. I, p. 118.
  10. « À midi, les marchés ferment, et avant une heure les places sont nettes, chaque trace est balayée, sans qu’il reste une feuille ou une cosse de pois pour en déposer. Vous trouvez-vous hors de la ville, vous rencontrez les paysans et les petits fermiers retournant par centaines à leurs villages à trois, cinq ou dix milles delà. Leurs paniers et leurs charrettes sont pleins de quelques débris de légumes, que la vache ou le cochon peut consommer ; aussi, ne voyez-vous jamais, — quant à moi, je ne l’ai jamais vu, — des piles de trognons de choux, ou de turneps et d’autres constituants de ces pyramides d’ornementation si communes à New-York. — Je n’ai jamais manqué, dans une ville allemande, de visiter les marchés. C’est un des meilleurs moyens d’étudier le peuple, outre que c’est un spectacle plein d’intérêt et amusant — dans les villes du Rhin surtout. » Correspondance of the New-York, Tribune.
  11. « Le fait que chaque demi boisseau de pommes de terre, ou une platée ou deux de fèves ou de pois se peut porter à la ville et se vendre au prix de détail, si bien que tout le profit à tirer va dans la poche du producteur, conduit à une perfection de culture sur chaque pouce de terrain, dont nous ne pouvons dans notre pays nous faire une idée. Point de terre au repos. Je visitais l’autre jour une petite suite de lots de terrain à bâtir, juste en dehors du rempart, près de la station du chemin de fer de Settin, et je liai conversation avec un homme qui butait des pommes de terre. Bien que le sol fut tout sable, il me dit que si les jardiniers pouvaient prendre possession de ces lopins de terre pour deux ou trois saisons, ils en donneraient un bon prix de loyer. Et d’après un gros tas d’engrais qui se formait dans un coin, il était clair pour moi que même un banc de sable peut se cultiver là où il y a stimulant suffisant. » Sur un côté de ce lot, on avait enlevé du sable à une profondeur de dix pieds, mais les pommes de terre (sur billons) étaient fort belles. Ceci me rappelle un jardinier allemand que j’ai connu à Brooklyn. Il prit un morceau de terre « une langue de chat, » — dans des lots à bâtir, — à loyer pour trois ans. C’était un sol dur, sec, foulé, ne promettant rien, qui aurait fait le désespoir d’un Yankee. La première année tout alla mal. La seconde il fit à peu près ses frais ; la troisième, l’homme et sa femme firent assez pour payer leur temps, leurs avances et les indemniser du premier travail. Je dois dire qu’il cultivait surtout des fleurs. — Dans de telles données, les légumes ne paieraient pas les frais. » Ibid.
  12. Social Condition, etc., vol. I, p. 118.
  13. Handbuch der Allgemeinen Staatskunde. Vol. II, p. 5. (Cité par Kay.)
      En parlant de cette partie de l’Allemagne qui borde le Rhin et le Neckar, le professeur Rau, de Heidelberg, s’exprime ainsi : — Le voyageur qui traverse le pays même àla hâte, admire avec plaisir la végétation luxuriante des champs, les vergers et les vignes qui couvrent les collines, l’étendue des villages, la largeur de leurs rues, l’élégance de leurs bâtiments officiels, la propreté, le bon aspect des maisons, les bons vêtements du peuple aux jours de fête, enfin les preuves universelles d’une prospérité engendrée par l’industrie et l’habileté et qui a survécu à tous les changements politiques des temps… Il est aisé de voir que le paysan de cette contrée comprend sa profession. Il peut donner la raison d’un insuccès dans ses opérations, il connaît et énumère fort bien ses ressources pécuniaires, il arrange son choix de fruits, suivant leurs prix, il fait ses calculs d’après les signes généraux et les nouvelles de la saison. » Landwirthshaft der Rheinpfalz.
      Le peuple de ce pays, « n’a pour professeur que l’expérience, dit M. Kay et il ajoute : « — Que le touriste cause sur ce sujet avec ces hommes en blouse et en grosses guêtres, il sera surpris de la masse de connaissances pratiques qu’ils possèdent, et de la prudence et aussi de la sagacité avec laquelle ils étudient ces avantages. De tout cela il peut être assuré qu’à partir des hauteurs de l’Eifel, où la culture villageoise prend un caractère individuel et tout local, on lui donnera bonne raison de la manière dont chaque pouce de terrain est cultivé et pour chaque herbe, racine ou arbre qui le couvre. » Social Condition, etc., vol. I, p. 130.
  14. « Ils acquièrent peu à peu un capital et leur grande ambition est d’acheter de la terre. Toute occasion d’acheter une petite ferme est vite saisie ; et le prix a tellement haussé par la concurrence que la terre paye très-peu plus que deux pour cent de l’intérêt du prix d’achat. Les grandes propriétés disparaissent graduellement et sont divisées en parcelles qui se vendent à un taux élevé. Mais la richesse et l’industrie de la population vont constamment croissant, plus répandues dans les masses qu’accumulées sur des individus. » — Social Condition, etc., vol. I, p. 183.
  15. « Nul doute que cinq acres, appartenant en propriété à un paysan intelligent, qui cultive lui-même dans un pays où les paysans ont appris à cultiver, rendra toujours beaucoup plus, par acre, que le même nombre d’acres exploité par un simple tenancier. Dans le cas du paysan propriétaire, son activité et son énergie accrues, le profond intérêt qu’il sent améliorer son bien, qui accompagnent toujours le fait de la propriété, compensent et au-delà l’avantage attaché au fait qu’il faut moins de capital pour l’exploitation d’une grande ferme, proportion gardée avec la quantité de terre, que pour une petite. » Social Condition, vol. I, p. 113.
  16. Ibid., p. 58.
  17. Ibid., p. 200.
  18. « Le système anglais et irlandais de tenure de la terre, sèvre le paysan de toute induction mondaine à pratiquer le non-égoïsme, la prudence et l’économie ; il le fait complètement insouciant sur son amélioration, sur les institutions de son pays, et sur l’assurance contre la pauvreté ; il détruit toute son indépendance de caractère ; il le fait compter sur le Workhouse ou sur la charité qu’il pourra obtenir en mendiant à la grande salle ; et il le rend le plat valet de tout puissant propriétaire. » — Ibid., p. 290.
  19. Rielh : Land und Leute. (Cité dans la Revue de Westminster, juillet 1855.)
  20. Social Condition, etc., vol. I, p. 235.
  21. Social Condition, etc., p. 7.
  22. Ibid., vol., p. 249.
  23. Rural and Domestic Life in Germany, p. 27.
  24. Pour apprécier convenablement le progrès extraordinaire qui, dans les dernières trente années, a été accompli par l’Allemagne en masse, le lecteur doit se rappeler l’incessante spoliation à laquelle ce pays fut soumis par les envahisseurs de l’est, de l’ouest et du nord. Le chevalier Bunsen, qui écrivait en 1855, dit que ce pays, pris dans son ensemble, « s’est aussi peu rétabli de la dévastation de la guerre de trente ans, que les districts de l’est de la Russie se sont rétablis des effets de la guerre avec la France dans le siècle présent. — Laissons les fautes et les erreurs de notre caractère national allemand, continue-t-il, quelles qu’elles puissent être (et nous aimerions à savoir quelle nation a subi telle spoliation et partage et y a survécu) le plus grand péché de l’Allemagne dans les deux derniers siècles, a toujours été sa pauvreté — qui est la condition de toutes les classes, à peu d’exceptions. » — Néanmoins ce pauvre pays de l’Union allemande, fait aujourd’hui lui-même ses routes, sans secours étranger ; tandis que l’Union américaine, pays favorisé à un haut degré, en est réduit à inonder le monde de son papier, lorsqu’il s’agit de faire des routes. Le premier pays suit une politique qui vise à développer le commerce. La politique de l’autre, comme nous pourrons voir, vise seulement à augmenter, chez le trafiquant, le pouvoir de diriger les mouvements du fermier et du planteur.