Problèmes internationaux et la guerre/4

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CONCLUSIONS




Les diverses parties de ce livre contenant déjà leurs conclusions particulières, nous nous bornons ici à quelques conclusions tout à fait générales sur l’internationalisme, la sociologie internationale, les causes de la guerre et les conditions corrélatives d’une paix durable, sur l’avenir.

41. Sur l’internationalisme.

1. À la veille des hostilités, il s’était opéré presque partout des transformations profondes dans la mentalité publique. L’étranger avait passé d’être considéré comme l’ennemi. La richesse nationale était définitivement fondée sur le travail et sur l’échange. Aux produits, aux hommes, aux idées, les frontières ne faisaient plus obstacle. Le commerce mondial chiffrait par près de 200 milliards, devenait aussi important que le commerce extérieur. Les voyageurs et les émigrants atteignaient des millions. La pensée imprimée, les découvertes scientifiques, les œuvres d’art comme les sites pittoresques de la nature étaient devenus un patrimoine commun. C’étaient là des faits, les faits produits par l’activité libre et spontanée des individus. Ils faisaient naître une aspiration : donner une structure définitive et amplificatrice à la vie ainsi universalisée ; défendre la ruche humaine contre les cataclysmes sociaux par une solide armature de droit ; réaliser la Société des nations décrite par les poètes et les penseurs, lui faire prendre la forme tangible d’institutions et d’organes internationaux.

2. La guerre est venue bouleverser cet état de chose. Universelle par son étendue, sa durée, sa répercussion dans toutes les sphères d’activité, elle n’est vraiment comparable qu’aux plus grandes révolutions. La société tout entière et dans tous les sens est soumise aux forces de transformation et d’adaptation, agissant derrière l’attaque et la défense. En apparence la lutte se poursuit entre deux groupes combattants. En réalité, telle qu’elle a fini par s’orienter, elle est engagée entre deux groupes de principes. Mais dominant le tout, « au-dessus de la mêlée » s’impose cette question : le monde, ses territoires, ses richesses, ses populations, ses possibilités infinies appartiendra-t-il à quelques-uns qui le domineront, ou écherra-t-il en partage à tous sous l’égide d’une organisation qui fera un sort à chacun ? L’antagonisme véritable est donc entre les anciennes structures d’un nationalisme qui isole les nations, les oppose dans des luttes irréductibles, et la structure nouvelle de l’internationalisme qui cherche à les rapprocher, à les faire coexister pacifiquement, et coopérer dans une organisation d’ensemble.

3. Nous avons démontré la réalité de la vie internationale et de la solidarité des peuples dans tous hs domaines ; nous en avons dégagé les facteurs et cherché à mesurer leur importance relative. L’internationalisme ne repose ni sur de vagues sentiments de fraternité universelle, ni sur la vision d’une humanité édénique. Il a son fondement dans l’intérêt, et dans la mise en œuvre des ressources et des facultés. Les résultats constituent un patrimoine commun a toutes les nations, fait des apports de chacune d’elles mais amalgamées si intimement que ce serait folie de vouloir faire des reprises ou des sorties d’indivision pour mieux se cantonner ensuite dans l’isolement. À la vérité, les fruits de l’organisation internationale sont devenus des biens impersonnels. La terre, les forces de la nature, l’intelligence, l’œuvre accumulée des générations antérieures appartiennent à tous, et il n’est du pouvoir d’aucun belligérant, d’aucun triomphateur de les monopoliser. Il est dès lors sage d’admettre l’internationalité comme un fait social fondamental, un postulat, et de composer avec lui, de chercher à l’organiser et à en tirer le maximum d’avantages.

4. La guerre a pu détruire l’unité vers laquelle paraissait s’acheminer le monde, mais il faut bien distinguer dans son œuvre. Si elle a porté un coup au « mondialisme », elle a considérablement développé l’« internationalisme » en rendant plus étroites qu’elles ne l’ont jamais été les relations entre membres de certains groupes d’États. D’autre part ses effets ne peuvent être que temporaires : nous avons démontré l’impossibilité, sous peine de nous diminuer ou de nous amoindrir, de faire retour en arrière dans l’histoire, d’encercler strictement toutes les activités dans la sphère plus ou moins large des patries respectives.

5. La situation actuelle du monde peut être résumée ainsi : Un milliard et demi d’habitants répartis sur toute la surface d’une terre désormais connue, explorée, mise en valeur et dotée en tous sens de moyens de communications. Les peuples, de degré différent de culture, de civilisation, mais tendant tous vers un minimum qui unifie à travers les globes les conditions d’existence. Les hommes en relation constantes les uns avec les autres sur la base de l’échange : échanges économiques, échanges intellectuels, et donnant lieu à une incessante circulation d’êtres humains, de produits, d’idées. Les hommes, aussi, entrevoyant une amélioration continue de leurs conditions d’existence, développant parallèlement à leurs besoins les moyens d’y satisfaire et donnant lieu sans cesse à des types plus élevés de vie et d’outillage de la vie. Pour ce faire les hommes se sont réunis traditionnellement et historiquement en un nombre indéfini de groupements : familles, associations, cités, nations et États. Partout ces derniers ont grandi, absorbant et coordonnant les forces de l’intérieur, étendant leurs attributions et leurs services. — Il y a aujourd’hui 52 États dit souverains et indépendants, résultats des concentrations antérieures. Nous avons vu qu’en réalité l’Afrique et l’Océanie n’ont pas d’existence politique propre, que les Amériques tendent à s’organiser en une unité supérieure, que la Chine et le Japon tendent à en former une autre, et que l’Europe est divisée en deux groupes. Il faut donc considérer à cette heure le monde soumis à quatre grandes volontés collectives.

6. L’internationalisme, objet d’études et objectif d’action est une réalité bien définie. Il se fonde sur quatre ordres de faits et d’idées.

a) Nous voyons dans les facteurs qui ont produit la concentration des intérêts politiques du monde, dans les quatre grands groupements que nous venons de définir, un premier ensemble de faits qui fondent l’internationalisme. Ils ont en ce jour déterminé des conditions nouvelles dans l’économie, la culture, la politique et le droit ; ceux-ci en sont rendus méconnaissables et ont besoin d’une formulation nouvelle de leurs principes, d’une orientation nouvelle de leurs objectifs.

b) Tandis que la politique pure, entendu au sens de domination des partis, perdait chaque jour de son importance et de son intérêt à l’intérieur des nations et faisait une place grandissante aux questions économiques, sociales et intellectuelles, nous avons assisté à ce phénomène curieux que la politique extérieure, pratiquée comme une domination de peuples par d’autres peuples, a pris chaque jour plus d’importance. Entraînés par le vertige du besoin de puissance, les États, ou plus exactement, les groupes d’États tels que nous venons de les définir, n’ont plus guère été préoccupés, dans leurs relations mutuelles, que par le désir d’acquérir cette domination ou de se défendre contre elle. Toutes leurs activités ont été tendues vers cette direction et la concentration de leurs forces intérieures opérée dans ce but. — Ce fut le régime des armements, de la diplomatie, de l’équilibre, des alliances, de la paix armée. Le résultat est une heure unique dans l’histoire du monde, l’heure présente, où la vie de l’humanité tout entière est unifiée vers un même point, la guerre universelle. Dans l’ensemble de ces facteurs et des conditions extérieures à chaque État qui viennent ainsi constamment influencer, déterminer, orienter, commander leur vie à l’intérieur de leurs frontières nationales, nous voyons un deuxième groupe de faits pour fonder l’internationalisme.

c) Mais si, de concentration en concentration, la vie du monde a pu venir se mettre à la disposition de quelques groupes de forces ; si ceux-ci une fois constitués ont pu à leur tour exercer une action façonnante sur tous les groupes de forces secondaires dont ils sont formés, c’est que les éléments fondamentaux ultimes des sociétés humaines sont désormais soumis eux-mêmes, dans leur action et réaction, à des conditions qui n’ont pas leur précédent dans le passé. La vie sociale devenue de plus en plus intense et plus ample a rompu tes anciens cadres qui la contenaient. De locale elle est devenue régionale, puis nationale, et maintenant elle se veut et se qualifie universelle. Les États ont tous dû compter avec ce fait. Ils ont dû ou reconnaître ou créer eux-mêmes et entre eux des structures correspondant à ces besoins nouveaux. Ces structures ensuite n’ont pas tardé à se développer pour elles-mêmes, sans souci de telle ou telle nation particulière, souvent en opposition avec elles ; le mouvement qui les a produites était arrivé à un haut degré de développement à la veille de la guerre. C’est là un troisième groupe de faits entrant dans l’internationalisme.

d) Cette organisation fragmentaire de la vie internationale n’a pas seulement une valeur en soi. Subitement elle vient d’en acquérir une immense pour le problème que pose la guerre. Car l’esprit, l’objectif, le type qu’elle a créés prennent à la clarté des événements une signification d’idéals de modèles, d’aspirations. On entrevoit qu’à l’antagonisme des forces actuellement aux prises pourrait être substituée une harmonie supérieure ; que l’humanité, après avoir résolu dissous, absorbé les oppositions secondaires, jusqu’à ne plus comprendre que quelques centres de forces, pourra un jour s’ordonner en une seule unité supérieure. Cela, c’est-à-dire les tentatives déjà faites et les possibilités futures d’organisation d’ensemble des relations mondiales, c’est le quatrième groupe de faits dont s’occupe l’internationalisme,

Les études relatives à l’internationalisme ne reposent donc pas sur le vague, l’inexistant, sur le devenir chanceux ou le meilleur être utopique. Elles ne sont que l’observation et l’explication de la réalité en trois de leurs parties : la formation des grands groupements d’État, les influences de ces groupements sur la vie des États particuliers, l’organisation déjà donnée à la vie internationale ; quant à la quatrième partie, l’instauration d’une Société des nations comme solution au problème de l’anarchie actuelle, l’étude au moins des conditions de ce problème est une passionnante réalité, si le caractère de réalité ne peut encore être donné à la solution elle-même.

42. Sur la sociologie internationale.

1. Nous avons passé une revue des événements actuels. Nous ne les avons pas envisagés du dehors, et dans leurs apparences, en nous arrêtant au spectacle infiniment varié des cas particuliers et des individualités, mais en les considérant du dedans, dans leurs relations, leurs causes, leur milieu, les conditions qui les déterminent. Cataloguer les faits, les classer, en retenir l’essentiel, les relier les uns aux autres, les ramener à des faits plus généraux, et ceux-ci à de plus généraux encore, telle a été notre tâche proposée sinon accomplie. Nous nous sommes constamment demandé s’il existe un point de vue d’où nous puissions embrasser tous les faits, d’où ils aient figure synthétique, où ils soient autre chose, pour nos yeux mal placés, que des fusées d’artifice, des taches de lumière dans le ciel noir, alors que du haut de la colline pourrait s’apercevoir tout l’agencement des pièces. Nous nous sommes attaché à atteindre un tel point de mire ; nous avons fait l’ascension de la hauteur ; de terrasse en terrasse nous avons découvert des vues complémentaires ou plus lointaines ; nous voici arrivés au sommet.

2. Nos sociétés sont des complexes d’élément, animés chacun de forces propres. Dans une lutte gigantesque comme cette guerre universelle, tous ces éléments, toutes ces forces entrent en action avant l’événement pour les provoquer, au cours de l’événement pour lui donner son caractère, après l’événement pour aboutir à une nouvelle distribution des choses.

3. Comprendre, expliquer la guerre et son corollaire obligé, la paix à venir, c’est envisager chacun des ordres de faits qui ont avec ces phénomènes globaux des relations de causes et d’effets ; c’est les rattacher aux principes et aux conclusions des sciences sociales particulières qui en traitent ; c’est aussi indiquer les problèmes posés et les solutions entrevues : a) Facteurs historiques : L’Histoire, qui traite de l’Évolution de l’Humanité à travers les temps et montre le présent en gestation dans le passé. b) Facteurs géographiques : La Sociogéographie qui envisage les influences de la Terre sur l’homme et les sociétés et inversement. c) Facteurs sociaux : L’Anthroposociologie : l’étude générale des hommes et des structures sociales. d) Facteurs ethniques : La Socioethnographie, ou étude des peuples, des races, des nationalités. e) Facteurs économiques : L’Économie, qui traite de l’ensemble des moyens mis en œuvre par les hommes pour satisfaire leurs besoins matériels. f) Facteurs culturels : La Culture, ou ensemble des manifestations et des intérêts de la vie intellectuelle. g) Facteurs moraux : La Morale, système de règles et de principes s’imposant à l’action de l’homme en dehors de toute sanction extérieure ; les idées et les sentiments sur lesquels ils s’appuient. h) Facteurs juridiques : Le Droit, vaste système coordonné de principes et de règles explicitement définis, élaboré au fur et à mesure des besoins constatés pour servir de solide armature au processus de la vie de relation. i) Facteurs politiques : La Politique, ensemble des aspirations et des objectifs des collectivités (associations, partis, nations, états) que forment les hommes et pour la réalisation desquels doivent être mis en œuvre tous les moyens existants.

Toutes ces disciplines concentrent et synthétisent les grandes données permanentes que la guerre est venue momentanément troubler mais que la crise adaptera aux conditions nouvelles. En y rattachant les faits du présent c’est une véritable sociologie internationale dont nous avons pu tracer et remplir partiellement les cadres. Nous avons amplement justifié pour elle l’existence d’un objet propre. Elle possède aussi un point de vue théorique, un principe capable de synthétiser toutes ses données, et, au point de vue pratique, un problème à la solution duquel puisse tendre leur application,

4. La sociologie internationale possède un principe de synthèse des faits. En effet les données que nous avons classées ne sont chacune que des parties, des aspects de la même réalité, une et vivante : la Société. Elles sont liées entre elles, juxtaposées et hiérarchisées d’après deux ordres de rapport. D’abord les relations entre toutes les catégories de faits sociaux, ethniques, économiques, culturels, etc. nous paraissent comme celles des étages d’une pyramide ou d’un cône. Au sommet de celui-ci est placer la Politique : tout y aboutit et d’elle s’exerce l’influence vers le bas. Chez elle s’élabore et se réalise la volonté collective, selon des idéals et des programmes conditionnés par la nécessité d’une adaptation constante aux circonstances nouvelles du milieu. Ensuite les faits de chaque catégorie ont chacun des aires graduées d’expansion, étant locaux, régionaux, nationaux et enfin mondiaux. Ils sont enveloppés les uns par les autres en des cercles concentriques dont le plus central forme l’aire des faits mondiaux. Ceux-ci sont les plus généraux de tous, car ils sont en quelque sorte le prolongement et les combinaisons des autres, et, bien que produits par eux, après élaboration propre ils réagissent sur eux et ils leur commandent. Les relations ici se hiérarchisent de la périphérie au centre. Il y a, nous l’avons vu, une histoire et une économie mondiales, faite de toutes les histoires et de toutes les économies nationales, une culture, une morale, un droit et une politique mondiale, constituées de la même manière. Divisons en étage le cône de tantôt (le cône n’est qu’une pyramide dont le nombre des côtés est illimité). Nous aurons ainsi des cercles concentriques (locaux, nationaux, mondiaux) à chacun des étages, qui correspondent à nos neuf ordres de faits et aux sciences correspondantes. Une telle figure nous fait nettement percevoir les rapports en toutes directions entre toutes ces données. La politique, au sommet du cône, sera divisée elle aussi, en cercles concentriques, dont le plus central sera la Politique mondiale. Celle-ci couronne donc l’édifice de la Société. Les fils de toutes les relations verticales et horizontales y aboutissent comme à un centre supérieur tenant sons sa dépendance tous les centres secondaires. C’est vraiment un Cerveau, le « Cerveau du monde ». La hauteur dont nous avons voulu entreprendre l’ascension pour apercevoir tous les faits, elle est schématisée par ce cône-là, et les étapes de notre route, les plates-formes, avec points de mire et belvédères successifs, eu ont été les neuf étages. Il est donc exact de dire que nous sommes parvenus au point d’où l’entier panorama des faits et des idées peut se dérouler devant nos yeux.

5. La sociologie internationale possède un problème d’application pratique. Un cerveau en effet n’est pas seulement représentation ; il est aussi volonté. Du point central que nous avons ainsi reconnu dans la structure des sociétés peut s’exercer une action maximum. De là peuvent partir les commandements qui se transmettront de proche en proche à toutes les parties du corps social, c’est-à-dire à l’Humanité tout entière puisqu’il s’agit de Politique mondiale. On conçoit combien est important qu’à ce point règne l’ordre au lieu du désordre, l’organisation au lieu de l’anarchie. Cette guerre universelle c’est l’Humanité entrant en furie parce qu’au point le plus essentiel de sa vie, son nœud vital, a été porté « une atteinte provoquant le déséquilibre, la désorientation, l’incoordination, en un mot la « décéphalisation ». Le phénomène nouveau dans l’Histoire, celui qui doit entrer comme un fait inéluctable dans toutes les conceptions des politiques et des chefs d’États, des penseurs autant que des hommes d’action, c’est que désormais la société en est arrivée à un degré de développement et de concentration où existe un tel « nœud vital », unique pour toute l’Humanité. Remarquons que, de toute la série des êtres organisés, semblable nœud existe seulement chez l’homme et chez les espèces supérieures, derniers aboutissements d’une longue évolution. Aux stades inférieurs il n’existe qu’une pluralité de centres secondaires. (Ainsi chez les polypes, chez les vers de terre, que nous pouvons trancher en morceaux sans cesser de les faire vivre.)

La conséquence c’est que la Politique mondiale, sous peine de s’illusionner, de faire fausse route, doit reconnaître l’unité mondiale, ce fait, comme un axiome et agir en conformité. Organiser le centre où viennent aboutir toutes les catégories de relations est aujourd’hui son problème fondamental. Traduit dans le langage dont nous nous sommes servi constamment jusqu’ici cela veut dire : donner une organisation à la Société des Nations, considérée comme la communauté supérieure, embrassant tous tes peuples, tous les États, tous les groupements, tous les intérêts, c’est-à-dire toute l’Humanité.

43. Sur les causes de la guerre
et les conditions corrélatives d’une paix durable.

La guerre c’est la maladie du corps social devenu mondial, comme la paix en est la santé. Toutes les fonctions de ce corps sont solidaires dans son état anormal, comme dans son état normal. Aussi notre étude, en s’attachant à dégager les causes profondes de l’immense conflit actuel et à examiner les moyens qui pourraient en éviter le retour, a envisagé tout le cycle des facteurs de la vie internationale.

1. Démographiques et sociaux. — Causes : accroissement considérable de la population dans certains pays ; difficultés d’émigration ; fausses conceptions nationalistes redoutant la perte des nationaux parce qu’ils échappent au service militaire. — Moyens : reconnaissance internationale des droits fondamentaux de l’homme rendant accessibles tous les pays à tous les individus et à toutes les activités, évitant les causes de la surpopulation d’un État et faisant absorber lentement et sans secousse le trop plein d’un pays par le vide relatif d’un autre.

2. Ethniques. — Causes : oppression des nationalités par suite d’annexion violente ; dénationalisation tentée par la force et la contrainte ; attribution arbitraire des populations à la domination de certains gouvernements étrangers ; oppression de minorités par les majorités ; centralisation gouvernementale abusive supposant au « selfgovernment » : conscience plus claire que certaines nationalités ont prise d’elles-mêmes et qui devaient dans un avenir plus ou moins prochain déterminer un remaniement de la carte d’Europe ; depuis longtemps dans de nombreux pays européens exagération du fanatisme national, de la haine entre les peuples. — Moyens : liberté des nationalités ; plus d’oppression, de dénationalisation, indépendance ou autonomie de gouvernement ; droit des peuples de disposer d’eux-mêmes et de s’administrer eux-mêmes ; garantie de droits aux minorités ; internationalisation de certaines villes et territoires.

3. Économiques. — Causes : obstacles à l’expansion par suite du manque de colonies ; fermeture des marchés, provoquée par le protectionnisme et le prohibitionnisme ; mesures de concurrences déloyales dues au jeu des primes à l’exportation et au « dumping » qu’entretiennent les trusts et les cartels à l’abri des tarifs douaniers. — Moyens : liberté du commerce, tout au moins dans les colonies. Organisation internationale contrôlée de certains grands intérêts économiques et des grandes voies commerciales du monde.

4. Intellectuels et moraux. — Causes : Formation morale défectueuse éduquant l’individu dans l’exaltation d’un patriotisme de primitif, fait de la haine des peuples voisins et non pas de l’amour de son pays ; esprit d’aventure chez une minorité turbulente ; exploitation malsaine par la presse des passions violentes : sentimentalité faussée, qui se représente la nécessité d’acquérir aussi la gloire militaire et politique qui a été celle des ancêtres[1]. Absence de morale dans les relations internationales des États. — Moyens : réforme de l’éducation et de la presse ; lois pénales protectrices des lois internationales, dans leur lettre et dans leur esprit ; obligation pour les États de suivre les principes de la morale : travail incessant à l’unification intellectuelle et morale du monde.

5. Juridiques. — Causes : absence d’un système juridique pour régir les relations internationales ainsi qu’il en existe un pour régir tous les autres ordres de relations ; impunité s’attachant à la violation des traités ; caractère du droit des gens encore vague, mal défini incomplet ; institutions juridiques internationales. — Moyens : un parlement international (transformation de la Conférence de la paix) ; une justice internationale (Cour d’arbitrage, Cour de justice, Conseil d’enquête et de conciliation) ; un exécutif international (Conseil des États, commissions chargées de services publics internationaux ou Unions internationales) ; des mesures concertées d’action diplomatique, économique et militaire ; une force de sanction internationale.

6. Politiques. — Causes : fausses conceptions de la politique extérieure inspirée par les rivalités et les compétitions, au mépris de toute coopération désirable ; esprit d’orgueil et d’ambition ; appétits de conquête ; existence de gouvernements autocratiques cherchant dans la guerre des dérivatifs aux difficultés intérieures ; politique des alliances offensives et défensives ; abus des traités secrets ; ignorance prodigieuse des peuples qui ne connaissent presque rien les uns des autres et par suite sont amenés à admettre sans critique ni contrôle tout ce que leur disent des chefs et gouvernements intéressés ; danger permanent d’une atmosphère de méfiance générale ; besoin pour les chefs de rétablir leur prestige atteint ; défense d’intérêts dynastiques et d’intérêts de caste. — Moyens : politique internationale de coopération et d’entente substituée à la politique de compétition, d’isolement, d’encerclement ; extension du gouvernement démocratique ; suffrage généralisé des hommes et des femmes ; contrôle démocratique de la politique étrangère ; suppression des alliances et des traités secrets.

7. Militaires. — Causes : la vis sans fin des armements mettant à la disposition de certains hommes et de certains groupes, sans équilibre, ni contrôle, une force formidable dont ils sont naturellement tentés de se servir ; développement du militarisme, influençant l’esprit public jusqu’à fausser le mécanisme normal des institutions qui exige que la politique générale gouverne l’armée et non pas l’armée la politique. — Moyens : réduction considérable et proportionnelle des armées et marines permanentes ; application de la grosse part des budgets de la guerre actuelle à l’amélioration du sort des classes laborieuses, à l’éducation, aux recherches scientifiques et aux travaux d’utilité publique ; une armée internationale formée de contingents nationaux, placée sous la direction d’un État-major central et chargée de la sécurité internationale conformément aux décisions de l’autorité internationale

Ces moyens divers de s’opposer aux causes de guerre, de conflit, et d’éviter le retour de l’immense cataclysme ne sont pas comme autant de palliatifs distincts, sans relations mutuelles, dont on puisse user les uns les autres. Ils se rattachent tous à un point central : organiser la Société des nations en créant une Union entre les États soumis à une loi et a une autorité communes ; réaliser cette organisation par une Constitution ou Charte mondiale : — faire de celle-ci l’œuvre essentielle du congrès qui réglera les suites de cette guerre et devra être une Constituante internationale.

Nous avons exposé la nécessité pour les peuples d’accepter, en échange de la sécurité, les sacrifices qu’imposent une communauté internationale douée de personnalité juridique et politique ; nous avons proposé les moyens pratiques pour doter cette communauté des organes collectifs qui lui sont indispensables. Notre exposé a été en réalité celui des conditions nouvelles de la société formulées par la sociologie, par l’économie, par le droit, par la politique internationale. Or une idée pratique commune les domine toutes : la nécessité d’organiser les choses en envisageant l’ensemble de l’humanité, c’est-à-dire tous les peuples et tous les territoires. Une structure mondiale doit être créée, assez large pour que le total des sociétés et le total des intérêts humains puissent y trouver place et y coexister avec toutes les garanties désirables. Puisque le temps est passé où l’on pouvait maintenir hommes et intérêts étroitement cantonnés dans les frontières de chaque État, puisque tous les hommes prétendent désormais à tous les biens, que la terre entière est devenue « le champ » de chacun d’eux, un seul point de vue reste capable de concilier les nécessités et les aspirations nationales dans ce qu’elles ont d’opposé et d’antagonique : le point de vue mondial, c’est ainsi qu’antérieurement dans l’histoire le point de vue national s’est trouvé être le seul assez large pour coordonner et les activités locales et régionales à l’intérieur d’un même État.

Vivre, mais laisser vivre ; accepter la limitation de son droit par le droit légal des autres ; défendre la liberté d’autrui aujourd’hui, pour que demain soit défendue la nôtre ; placer au sommet de la hiérarchie des intérêts ceux de l’humanité, reconnaissables à cela que tout homme, tout État y retrouve ses propres intérêts et soit prêt à former majorité pour les défendre : ce sont là les principes à mettre en œuvre dans la cité nouvelle : la Civitas Maxima.

44. Sur l’avenir



Quand est survenue la catastrophe de la guerre, il a semblé à beaucoup d’hommes que s’écroulait tout ce à quoi ils avaient cru et pourquoi ils avaient lutté, ou du moins que la réalisation de leurs idées les plus chères de justice, de droit, de coopération et de progrès humain, était reculée à une époque tellement lointaine que la génération actuelle n’avait qu’à se résigner. Ce sentiment atroce des premières heures, il nous faut maintenant délibérément le raisonner.

L’évolution lente et les évolutions brusques sont deux processus généraux de la société comme de la nature. La marche des faits et des idées, avant la guerre, conduisait d’un progrès lent mais continu vers l’internationalisme. Que va devenir ce mouvement ? Allons-nous avoir un retard, un recul, une déviation ? ou bien, toutes les conditions anciennes étant violemment modifiées, allons-nous atteindre d’un seul bond le point qu’il eût fallu normalement des décades d’années pour toucher ?

Il est trop tôt pour répondre d’une manière péremptoire à ces questions. La guerre est un phénomène en plein développement. Il est impossible de se prononcer définitivement avant que son cours soit achevé. En ce moment les éléments du monde d’hier, matériaux du monde de demain, sont en travail dans la fournaise. Certains ont le cœur déjà consumé, bien qu’ils conservent leur apparence extérieure ; mais tantôt ils s’effondreront en cendres et poussières. D’autres au contraire sont déjà séparés de leur gangue devenue inutile, purs métaux prêts à s’allier aux métaux voisins. La synthèse de l’humanité nouvelle s’élabore ainsi sans que nul encore, dans l’état embryonnaire et provisoire de nos connaissances sociologiques, puisse dire avec certitude ce qu’elle sera. Rien en effet du passé ne peut nous fournir la formule adéquate de l’organisation de l’avenir. Un fait cependant paraît certain : c’est qu’il y a lieu d’espérer que les forces en labeur accoucheront d’un monde meilleur. L’examen auquel nous nous sommes livré en a surabondamment donné les motifs, puisés dans l’histoire et dans le présent.

Mais alors même que cette certitude paraîtrait obscurcie et voilée à certaines heures particulièrement sombres du présent, encore devrions-nous, conscients de l’utilité de tout effort sans doute, avec foi et courage, travailler à l’avènement d’un tel avenir !


  1. Des esprits voient à la guerre des causes religieuses. Ayant à punir certaines nations qui auraient abandonné son culte, et d’une manière générale à punir l’athéisme et l’immoralité du siècle, Dieu aurait permis que soit déchaîné le fléau de la guerre.