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Promenade en Hollande/01

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PROMENADE
EN HOLLANDE.



I


Anvers. — Document inédit sur l’attaque d’Anvers par le duc d’Anjou. — Rotterdam.


Depuis environ un siècle, tout cachet d’originalité s’efface des nations comme des individus ; il est grand temps de saisir les derniers vestiges de caractère distinct que présentent encore plusieurs pays. Qui dit vestiges dit fragments ; donc ce caractère de certaines particularités qui frappent le voyageur chez quelques peuples n’a plus d’unité : partout l’empreinte uniforme (et désespérante pour celui qui aime le pittoresque et l’inattendu) des usages et des modes anglaises et françaises. Longtemps en lutte avant de comprendre qu’elles devaient être réunies, la France et l’Angleterre ont laissé dans le monde entier les traces ineffaçables de leur passage. Là même où elles n’ont pas exercé de conquêtes réelles, leur influence a été fatalement ou providentiellement subie ; on les a imitées librement, c’est-à-dire sans contrainte, par ce seul prestige qui impose l’ascendant d’un autorité civilisatrice. Il en est des nations comme des individus : on veut toujours ressembler à ce qui paraît plus grand que soi.

Ce n’est pas seulement à l’Europe et à l’Amérique que la France et l’Angleterre ont étendu cette double puissance de tout façonner à leur image, mais encore l’Asie.

La Chine est ouverte : avant peu d’années elle sera devenue européenne, c’est-à-dire anglaise et française. Le littoral de l’Afrique a vu passer et dominer tous les peuples de l’Europe sur ses rivages ; il ne reste donc plus au voyageur qui cherche des peintures de mœurs nouvelles, que l’intérieur encore sauvage et jusqu’ici presque impénétrable de cette même Afrique.

Hélas ! ce n’est pas dans ces contrées inexplorées que nous pouvons conduire nos lecteurs ; le chemin de fer nous entraîne banalement sur des routes mille fois parcourues et décrites : hâtons-nous de saisir dans les villes et dans les campagnes quelques signes de race et de mœurs qui nous font sentir encore que nous ne sommes ni en France ni en Angleterre. Franchissons Bruxelles sans nous y arrêter : à quoi bon visiter le palais du roi, celui du duc de Brabant et les hôtels des ministères entourant le parc et le jardin publics ? Sans doute ce quartier a de la gaieté et de l’élégance ; mais à quoi bon décrire des monuments vus partout ? à quoi bon parler du passage Saint-Hubert, diminutif de nos passages parisiens, et même de Sainte-Gudule, qui ressemble à toutes nos belles églises gothiques et qui ne suffit pas avec la pittoresque place de l’Hôtel-de-Ville pour donner un caractère à cette petite capitale qui imite Londres et Paris.

C’est par une radieuse journée du commencement, de septembre : le soleil brille, les arbres de la route frissonnent, verts et frais des dernières pluies d’août qui leur ont refait des rameaux printaniers ; la brise est chaude, et le ciel d’un bleu doux où se massent en formes toujours changeantes de beaux nuages blancs que le soleil colore. Ce début de voyage m’inspire à la fois de la confiance et de l’attrait pour le climat du Nord, et, tandis que la vapeur m’emporte de Bruxelles à Anvers, je savoure ce jour tiède d’automne qui me rappelle la température du Midi. Mais au lieu des bois jaunis et desséchés par le vent sec de la Méditerranée, au lieu des herbes roussies et brûlées, une verdure toujours renaissante qui égayé le paysage !…

J’en étais là de mon idylle quand les blancs nuages devinrent gris, puis noirs, et bientôt à la place du soleil disparu se jouèrent quelques éclairs rapides ; le tonnerre gronda et un formidable orage éclata tout à coup ; il inonda la campagne et ruissela sur la toiture des usines et des maisons, tandis que le convoi traversait Malines. À mesure que la pluie tombait, le ciel prenait cette teinte uniforme qui a l’apparence opaque d’une eau stagnante et sans reflet. L’orage formait d’immenses rideaux derrière lesquels la campagne disparaissait. Il plut de la sorte jusqu’à Anvers, dont les remparts et les portes m’apparurent à travers une éclaircie de jour. Je saluai ces remparts avec respect. Anvers pourrait être appelée l’héroïque, car elle a dans l’histoire des pages glorieuses, des jours belliqueux où ses bourgeois se changent en soldats téméraires qui savent vaincre ou mourir.

Anvers avec ses nombreuses églises, ses couvents, ses corporations, ses rues et ses places peu fréquentées (dans les quartiers éloignés du port), ses grandes maisons aux larges portes carrément assises et arrondies vers le haut ; Anvers a un air de vétusté qui m’a rappelé quelques vieilles villes françaises, Bourges, par exemple ; mais ce n’est point là un cachet d’originalité et de nationalité distinctives qui mérite qu’on s’y arrête. La pluie continue à tomber en nappe fine et pressée qui répand sur tous les objets un ton gris. Voulant profiter pour visiter la ville des dernières heures du jour, je monte dans une de ces voitures dont nos vieux fiacres parisiens ont fourni le modèle ; ces voitures, depuis Bruxelles jusqu’à Amsterdam, s’appellent toutes des vigilantes. Le nom est l’hyperbole de la chose, car jamais je n’ai usé de véhicules d’une plus irritante lenteur. Je m’en accommode assez pour visiter le canal de construction, dont les bassins font penser à ceux du Havre, le port encombré de maisons, et les bords de l’Escaut, qui, par ce ciel gris de plomb, m’a rappelé la mélancolie de la Tamise. La nuit arrive promptement et je remets au lendemain la visite du musée et des églises, que Rubens remplit de son nom et de sa gloire.

Le lendemain, la pluie ne cesse pas et le temps est encore plus sombre ; mais les toiles de Rubens ont un tel éclat, son coloris est si vivace, un si grand rayonnement s’en échappe, que ses tableaux, pour ainsi dire, s’éclairent eux-mêmes. Le musée d’Anvers, construit dans un jardin, a un péristyle à l’antique ; on monte un large escalier et l’on arrive dans les salles, où deux ou trois amateurs copient les chefs-d’œuvre du maître. Je refuse un livret et un guide : j’aime à aller à l’aventure et à trouver moi-même le but de mon admiration. Dans la première salle, je suis attirée par un Calvaire de Rubens : dans la contorsion nerveuse des deux larrons se manifestent les qualités outrées du peintre ; un soldat perce le Christ d’une lance ; la Madeleine éplorée qui est au pied du crucifié est d’une grande beauté d’expression ; sa douleur mouvementée contraste avec la douleur calme et la pâleur morbide de la Vierge. Saint Jean, le disciple bien-aimé, semble défaillir et s’appuie contre l’épaule de la mère du Christ.

Voici un autre tableau de Rubens où toutes les richesses fantasques de son pinceau se sont déployées ; c’est l’Adoration des Mages : la Vierge dans la crèche est vêtue de brocart et de velours, et l’entrée de l’étable est soutenue par une colonne de marbre d’ordre corinthien. Rubens ne pouvait renoncer à l’effet inouï qu’il tirait des riches étoffes et de l’architecture ornementée. Tout ce tableau est dominé par une très-belle tête de chameau qui, du dehors de l’étable, se dresse et tend son long cou au-dessus des groupes divers. Sur son dos sont huchés des esclaves qui se penchent et regardent curieusement l’enfant divin dont la venue va racheter le monde.

Je m’arrête ensuite devant un Calvaire de Van Dyck qui, par son calme funèbre, est l’opposé des effets violents de Rubens. Un Ensevelissement du Christ, également de Van Dyck, a le même caractère d’angoisse morne et vraie.

À côté de la mort voici la vie, la vie exubérante et heureuse : c’est encore un Rubens. La principale figure de ce tableau est une belle femme, pleine de vigueur ; auprès d’elle est un superbe enfant robuste et nu, aux chairs roses comme celles de sa mère ; au-dessus de l’enfant, sur un fût de colonne, est perché un grand perroquet ; derrière ce groupe, un vieillard assis regarde avec convoitise la jeune femme.

C’est ensuite un Calvaire de Rubens, d’une tout autre manière que sa manière ordinaire : le Christ est seul expirant sur la croix ; sa pâleur et son angoisse ont une empreinte de résignation divine. Jérusalem se déploie à ses pieds.

un autre tableau de Rubens m’a profondément frappée : c’est la rencontre de Jésus ressuscité et de ses trois disciples. Jésus leur montre ses plaies saignantes. La beauté de la figure du Christ est complète ; elle participe de l’art grec par la pureté des lignes et de l’art chrétien par un rayonnement divin ; on voudrait regarder à jamais cette tête blonde, idéale et transfigurée.

Voici un paysage de Téniers, à la fois poétique et bourgeois, qui me plaît beaucoup : un élégant château est dans le lointain, une ferme sur le premier plan, des paysans attablés fument et boivent ; tous les détails du paysage et des figures sont rendus avec un fini et une ténuité à défier la loupe.

Je m’arrête longtemps devant un tableau de Davos, toile étroite et haute qui, je crois, n’a jamais été gravée, mais qui mérite d’être décrite : c’est l’Hérodiade, tête sinistre et superbe de courtisane, dont les bras nus sont d’un modelé de marbre grec ; elle porte dans sa belle main un plat d’argent appuyé contre son manteau de pourpre qu’elle soulève. Dans ce plat est la tête de saint Jean, qu’un soldat vient de trancher et qu’il tient encore par ses cheveux noirs. Le corps du saint gît devant l’Hérodiade, les deux pieds appuyés contre sa robe de brocart. La chevelure de cette femme est blonde avec des ornements d’or et de perles ; des agrafes en émeraudes fixent le manteau de pourpre à ses épaules ; au creux du corsage, coupé en carré, brille, comme une goutte de sang, un gros rubis. Le soldat, à la mine bestiale et farouche, balance encore dans sa main le sabre sanglant. Une matrone qui escorte l’Hérodiade contemple cette scène avec curiosité. Dans le fond est la forteresse qui a servi de prison à saint Jean, et d’où il vient de sortir ; des prisonniers, hommes, se penchent et regardent étonnés à travers les barreaux ; une seule femme se montre à une fenêtre de côté.

Ce tableau laisse une forte impression comme une scène vivante.

Du musée, je me rends à la cathédrale d’Anvers, pour voir les deux Descentes de Croix de Rubens, qui sont ses deux tableaux les plus célèbres. De mornes familles anglaises sont assises en permanence devant ces toiles. C’est le père, à la carrure d’Hercule ; la mère, rousse et haute en couleur ; deux ou trois filles très-blondes, autant de garçons, et trois ou quatre enfants plus petits qu’une institutrice gourmande. Tous, armés d’un livret, lisent volontairement ou sont forcés de lire la description des tableaux ; quant aux tableaux eux-mêmes, ils ne les regardent point ; on dirait qu’ils ne restent là des heures entières que pour l’acquit de leur conscience et aussi pour irriter les véritables appréciateurs de l’art, à qui ces lourdes lignées anglaises gâtent Rubens. Je me mis à l’écart pour admirer avec recueillement ces deux drames de la croix, si mouvementés et si terribles. Je ne les décrirai point : la description et la gravure en sont partout.

La pluie continuait à tomber grise et monotone, je me fis conduire à pas lents par ma vigilante autour de la ville ; je voulais revoir ces remparts glorieux et les portes d’Anvers qui ont été témoins de tant de sièges, d’assauts et de boucheries humaines.

La guerre se faisait au xve siècle avec une barbarie et une violence dont les guerres modernes ne peuvent plus donner l’idée. Sous la domination espagnole, en 1576, Anvers était chaque jour menacée par les soldats de cette nation qui occupaient la citadelle, et qui, n’ayant pas été payés, réclamaient leur solde arriérée, toujours prêts à se révolter et à mettre la ville au pillage. Les habitants d’Anvers tentèrent d’élever des fortifications en terre contre la citadelle, pour se garantir d’une surprise. Mais le commandant Sanche d’Avila réunit tous les détachements des soldats espagnols qui occupaient les environs, et le 4 novembre 1576, il sortit de la citadelle à la tête de ses troupes, assaillit la ville et la mit à feu et à sang. Ces misérables soldats, excités par leur chef, brûlèrent cinq cents maisons, incendièrent l’hôtel de ville et massacrèrent plus de cinq mille personnes. On donna à cet affreux combat le nom de furie espagnole.

Quelques années plus tard, pour se délivrer de cette horrible domination, l’assemblée des États et le duc d’Orange, alors stathouder, appelèrent à leur aide le duc d’Anjou, frère d’Henri III et de Charles IX, qui s’empressa d’accepter et entra en Flandre à la tête d’une armée composée de Français, d’Italiens et d’Écossais. Son ambition était de se faire un royaume à côté de celui de son frère et aux dépens du roi d’Espagne. Il eût pu réussir, s’il avait montré plus de modération et d’habileté. Les bons Flamands étaient flattés de l’idée d’avoir pour roi un fils de France ; mais impatient d’arriver, et cédant à de mauvaises suggestions, le duc d’Anjou organisa une conspiration, et tenta de s’emparer d’un seul coup des meilleures places fortes de Flandre. Le jour du complot fut fixé au 17 janvier 1583. Les conjurés réussirent à Dunkerque, à Bergues et dans quelques autres villes ; ils échouèrent dans beaucoup, et surtout à Anvers. Le 17 janvier fut pour cette ville une journée sanglante et glorieuse. En voici le récit[1], fait le lendemain même par un bourgeois qui avait pris part à l’action. Nous donnons ce curieux document dans toute sa naïveté, sans rien changer ni au style ni à l’orthographe :

« Advis extraict d’une lettre escripte en Anvers le xix de janvier 1583.

« Ceste sera pour vous advertir de l’extrême danger auquel ceste ville et nous trestous nous sommes trouvés au jour de avant-hier ; car à xii heures et demye, quand tous estions à la table disnans à l’accoustumée, le duc d’Anjou, qui deux ou trois jours paravant avoit faict passer ses forces des Suysses et autres nouvelles troupes françoises hors des Flandres icy à Borgerhout pour former un camp et poursuivre la victoire d’Eyndouen, comme il donnait à entendre, a faict semblant d’aller voir passer la monstre, estant accompaigné de toute sa noblesse, en nombre d’environ 400, sans leurs serviteurs et beaucoup de cappitaines et autres gens d’étoffe tenans son party ; par où fut attendu hors de la porte, le pont de la ville et la rue des Fossez, de 300 chevaulx ou davantage, lesquelz s’avanchoient de venir jusques à la porte, chose illicite en faict de guerre, dont estantz advertiz par ceux du guet qu’ilz se vouldroient retirer d’illecq, veu qu’ilz ne pouvoient comporter ny permettre telle chose, respondoient ne pouvoir bouger de là jusques à tant que le ducq seroit venu ; si que le pont estant trop foible ny pouvoit remedier et print la pacience jusques à la venue du ducq, lequel passa la première et deuxième porte, estant ung pont tombant, et venant à la troisième, se trouve vers la ville, et enfantant illect la meschanceté qu’il avoit au cœur, dict à ses gens : Or sus, mes enfans, prenez courage, la ville est pour vous, à jamais serez riches. Sur quoy incontinent crioyent ses gens : Arme ! arme ! tue ! tue ! et selon que aucuns veuillent dire : Vive le ducq ! vive la messe ! et semblables voix ; et tuèrent aucuns du guet, et saisirent la porte de Ripdorp, et se mirent sur les murailles et remparts de la ville crians : Ville gaignée ! ville gaignée ! et appelans les autres forces qui estoient hors de la porte et jà mis en bataille pour recepvoir le duc d’Anjou, affin que marchassent en toute diligence vers la ville ; comme firent aussy avecq une telle furie que, devant que les bourgeois se mectoient en armes et que l’on sonnoit la cloche d’alarme, furent dedans la ville plus de six cens chevaulx et trois mille piétons ; dont aucuns ruèrent par la Ripdorpstrate, les autres par la longue nouvelle rue dicte Langonieustraet ; les autres par la Jesusstraet, occupans toutes les petites rues traversans les principalles rues et autres, de maniere qu’ilz estoient desjà venuz jusques à la chappelle de Saint-Nicollas à la Wyngart-brugge, ayant aussi occupez les bollevberey et artillerie prez la Ripdorp-porte[2], Hecgvetters-torren, et l’Aecreecz-hoff prez la porte de Saint-George, devant qu’il y eut aucune deffence des bourgeois, car ung chacun estoit à table, ne pensant à rien moins que à tel cas. Mais venantz environ la nouvelle bourse, incontinent les bourgeois se ressentirent, et sonnant la cloche d’alarme, tendirent partout les chaisnes, et se mirent tous en armes, sans respect de quelle religion qu’ils fussent, donnans l’un à l’autre la main et promectans loyaulté jusques à la mort, vous assurant qu’à les voir l’on eusse dict les estre tous lyons ; et se mirent si vivement allencontre des François, que quasi en ung quart-d’heure les ont repoulsez, tuans et massacrans beaucoup, et ruans à terre les gens à cheval comme enfans ; tellement qu’ilz furent contrainctz à reprendre le chemin qu’ilz estoient venuz vers la Ripdorp-porte, là où que advint ung horrible meurtre. Car qui estoient entrez, veuillans sauver leur vie, furent empeschez par ceulx qui estoient encores dehors, travaillans pour pouvoir entrer ; en laquelle conjoncture le nombre des François morts fut si grand que la porte fut estouppée par corps mortz, et de la haulteur quasi et à bien prez de deux hommes estant debout l’ung sur l’autre, de sorte que personne ne pouvoit plus entrer ny sortir, et l’on ne pouvoit clorre telle porte, par où les nobles et gens à cheval des François, abandonnant leurs chevaulx, et pensant monter oultre les mortz, en la porte, quant ilz estoient en hault furent tirez comme oiseaulx, et tomboient ainsi l’ung sur l’autre ; car les compaignies de bourgeois qui venoient de tous costez vers la porte tirèrent si horriblement qu’il sembloit estre une grelle, nul repos donnans aux François ; lesquelz voïans s’estre environnéz de deux costez ont à la fin tâché de se sauver par l’eau des fosséz, où à tant de coups d’artillerie qu’on leur a donné en fuyans sur le doz, y sont demeurez mortz beaucoup, si comme en sont ainsi des Suysses et autres qui estoient encores hors de la ville ; de sorte qu’on a tiré hors des fossez plus de 400, et trouvé en la ville 8 à 900 mortz entre lesquelz l’on compte aussi 250 gentilzhommes et plusieurs prisonniers, selon que appert la liste cyjoincte[3], auxquelz est aussi comprins le sieur de Fervacques, qui estoit chef à mener et guider les gens à l’invasion susdicte, et a confessé que, au mesme jour, semblables entreprinses se debvoient faire en dix autres places, en conformité duquel avons aussi, dès hier desja, entendu comme les François se sont impatronez de Dunkerque, Nieuport, Dixmiden, et autres places, signamment de monde, soubz-ombre de demander passage pour les Français d’Alost qui sont à la fin avecq les autres venuz maîtres et l’auroient pillez si comme pensoient aussi impatronner Bruges, ayant jà occupé le marché, mais ont esté de rechief repoussez si comme ceulz de Vilvorde veult-on dire aussi avoir pensé surprendre Malines, ains leur est failly et couppé le passaige par les gens du coullonnel Temper dont le temps nous enseignera davantage ensemble combien de bourgeois ilz en seroient bien demeurez oultre le bruict qu’il y a de 150.

« Outre lesquelz seroient aussi le collonnel Vicender avecq le cappitalne Baltazar Tassa et autres. Et quant au duc d’Anjou, la pluspart de sa noblesse y est aussi demeurée comme dict est, et luy avec sa courte honte retiré à Berchem sur la maison dudict lieu, dont a encores le mesme soir avant-hier envoyé une trompette vers le magistrat de ceste ville pour appoincter par ensemble, s’excusant d’avoir seullement par tel moyen voulu gaigner plus de crédit et auctorité, qui n’a jusques ores, ne pensant que la chose passeroit tant chaudement comme est passée à son grand regret, parquoy demande d’accorder de rechief. Ains le magistrat ne se confiera point sans que leur soit restitué tout ce qu’il a à son pouvoir, ce que je ne puis bonnement croire qu’il le voudroit faire. Et estant ce jourd’huy party de Berchem vers le cloistre de Saint-Bernard, pour avecq ses trouppes passer la riviere au pays de Waes, mais les batteaux de guerre dictz otleggers l’ont empeschez, estant pour tant au dict cloistre en si grande faulte de vivres qu’on a encores envoyé de la part de la ville quelque peu de provision pour son entreténement et icellui de sa famille, de sorte que les communs soldatz se trouvent en grandissimes misères, nécessitez et disette de tout, non point seulement ceulx qui sont marchez vers le dict cloistre avec ledict ducq d’Anjou, François et reistres du comte Charles de Mansfeldt, ains aussi les Suysses, Anglois et Ecossois demourez à Borgerhout et depuis retirez à Damphbruge là où qu’ilz sont treschez après avoir escarmouche contre les François, pour n’avoir avec eulx voulu s’emparer de la ville, par où furent reppoussez des bourgeois. Et veult-on aussi dire comme le ducq de Montpensier et le comte de Laval avecq plusieurs autres seigneurs et gentilshommes sortirent hors de la ville, sinon avecq espée et dague, n’ayant sceu de cette entreprinse, estant advertys et sollicitez à marcher avecq les autres auroient refusé disant le comte de Laval : « Ne beau fier au prince d’Orange » lequel fut aussi par trois fois sollicité de voulloir avecq ledict ducq d’Anjou aller veoir passer la monstre de ses yeux, mais estant le renard trop fin s’en excusa à cause de son indisposition. Peult-estre qu’il avoit quelque mauvaise suspicion des François, car le jour devant de ceste feste fit le magistrat préadvertir de vouloir tenir bon guet, et faire de nuict par toutes les rues tenir lumières et lanternes, comme l’on a aussi faict, de sorte que la dicte feste fust longtemps paravant praticquée du ducq d’Anjou avecq le maréchal Biron et autres confederez, ayant pourtant, tant et avec si grande dévotion attendu la venue du dict Mareschal pour s’y entendre merveilleusement bien en semblables faictz, et ès nopces de Paris[4], esquelz sans doubte fussions aussi tombez et plus misérablement meurdriz, tuez et pillez que au sacq des Espaignolz, ne fusse que Dieu par sa divine grâce nous eusse tant miraculeusement conservés à une perpetuelle honte de ceste malheureuse race des François, qui soulz tiltre de nous délivrer de la tyrannie des Espaignolz, pour mesmes nous penser, avecq leur horrible meurtre, réduire en leur perpétuelle et insupportable servitude ; mais je croy leur avoir cousté bien cher, y estant demouré à la peine un si grand nombre des principaulx seigneurs et gentilzhommes de France, et quant aux aultres qu’on a depuis la route encores trouvez cachez dedans les maisons, on les garde prisonniers pour y mectre l’ordre requiz, estant tout le pays avecq ce désastre en grandissimes troubles et peines, car de recepvoir ung tel meschant en grace et se confier derechef à luy, ne conviendra point, et si le quictions du tout est à craindre qu’il appointerat avecq le roy d’Espaigne, en lui delivrant toutes les villes et autres places qu’il a en son pouvoir à nostre irréparable préjudice, et peut-estre totalle ruyne et perdition, si ce n’est que Dieu y pourvoye aultrement, auquel pourtant fault prier nous octroïer ce que nous pourrat estre le plus salutaire. »

En lisant ce combat de la porte Ripdorp, que l’auteur de la lettre appelle un horrible meurtre, ne dirait-on pas une page d’épopée antique ? Un peintre presque contemporain de cette tuerie l’a reproduite naïvement dans un tableau que l’on voit encore à l’hôtel de ville d’Anvers. Sur le premier plan de ce tableau on remarque une femme éplorée qui, aidée d’un serviteur, emporte son fils ou son mari mort sur un brancard.

J’étais émue par le récit que je venais de lire : je me fis conduire à cette partie des remparts où la scène de carnage s’était passée ; la pluie avait cessé tout à coup. Je mis pied à terre et je me plaçai en face de la porte Ripdorp, encore debout ; les lueurs rouges d’un soleil d’orage remplissaient le vide de son arceau ; il me sembla revoir la porte estouppée par les cadavres sanglants. Je cueillis quelques brins d’herbes dans l’anfractuosité des pierres, et je m’éloignai en pensant à ces hécatombes inutiles de l’histoire.

Une heure après j’étais emportée par le chemin de fer qui conduit d’Anvers à la frontière de la Hollande. Avant même d’atteindre cettre frontière, l’aspect du paysage devient plus plane ; quelques canaux d’irrigation et quelques moulins à vent commencent à se montrer. La campagne est fraîche comme une baigneuse qui sort de l’eau. La vapeur se précipite, un long coup de sifflet se fait entendre, et bientôt les douaniers hollandais vous annoncent la frontière. Cette frontière n’est pas plus visible que celle qui sépare la France de la Belgique, et sans ce poste de soldats à l’uniforme nouveau, on ne croirait pas avoir passé d’un royaume dans un autre.

La nuit tombe quand nous arrivons au bord de la Meuse, où un magnifique paquebot hollandais reçoit les voyageurs. Ces paquebots ont l’immense dimension et le confort des steamers anglais, et de plus, cette exquise propreté qui est une des grandeurs de la Hollande. La nuit est venue, mais une pleine lune limpide et lumineuse argenté le fleuve et éclaire ses bords. Je reste debout sur le pont ; j’aime à contempler cette Meuse dont la source et le nom sont français, et qui jaillit en blanche écume sous la roue stridente de la vapeur. Sur les rives se déploient ou s’élèvent des champs, des bois, des villages, des églises, des châteaux, tout un pays cultivé, riche, heureux.

Lorsque l’humidité de la nuit m’oblige à aller me réchauffer dans la salle des voyageurs, j’y surprends des scènes de tableaux hollandais que le daguerréotype voudrait fixer. Autour des tables de marbre blanc d’une propreté et d’une élégance rares sont assis les voyageurs. J’en remarque d’abord un d’une cinquantaine d’années, à la chevelure entièrement noire et abondante, au nez recourbé, aux yeux brillants, aux dents aiguës mais blanches : tous ses traits trahissent la belle et forte race juive.

Cet homme est robuste et grand ; mais en ce moment on ne voit pas sa taille : elle s’arrondit pour ainsi dire en cerceau sur la table couverte de journaux. Il lit attentivement et prend des notes sur un carnet ; il tient presque toujours les journaux à la quatrième page et y cherche la hausse et la baisse de toutes les Bourses du monde : on devine un riche négociant de Rotterdam ou d’Amsterdam. Téniers eût fait un chef-d’œuvre de ce contemplateur moderne. Une des lampes suspendues de la salle éclaire sa tête en plein ; toute la flamme de ses yeux se condense sur les lettres imprimées, qu’il dévore ; il ne voit pas les regards de ceux qui l’observent, il n’entend pas le cliquetis des plats de ceux qui mangent ou boivent pour se distraire.

En face de lui, un homme de trente ans soupe bruyamment. Cet homme a la figure carrée, la bouche et le nez larges, la physionomie satisfaite ; quand il ne mange ou qu’il ne parle pas, il siffle toujours un air ; mais, en ce moment, il engloutit avec l’avidité d’un chacal tous les mets qu’on place devant lui : il épuise la carte du restaurant ; il demande au garçon du vin de Bordeaux et du vin de Champagne ; il savoure son café, qu’il entremêle de vingt sortes de liqueurs ; il tient son cure-dent à la lèvre, comme un cigare, et regarde d’un air aimable les femmes qui passent, à travers le lorgnon à un seul verre qui ne quitte pas son œil gauche ; il interpelle les domestiques et les passagers placés près de lui, en français, en anglais, en hollandais ; il parle mal toutes les langues : c’est un cosmopolite banal et irritant… un commis voyageur !

Autour d’une autre table est placée une vraie famille hollandaise : le père est énorme, rouge de peau, avec des cheveux d’un blond clair ; les deux fils et les deux filles ont le même type en diminutif ; le nez aquilin semble un anachronisme sur ces faces placides ; mais le nez aquilin a remplacé partout en Hollande le nez batave : c’est le nez juif qui triomphe ; le croisement des races a été profond. On place dans des assiettes, devant le père et les quatre enfants, des pains ronds bourrés d’une énorme tranche de jambon fumé ; les flacons aux épices se dressent comme une forteresse. Les placides Hollandais en font jaillir tour à tour le poivre gris, le gingembre et le piment sur la tranche de jambon, qu’ils recouvrent après de sa couche de pain. Chaque dégustateur a devant lui un cruchon de bière noire qu’il répand lentement dans un grand verre en forme de cornet, et dont il arrose cette infernale salaison. À chaque table où sont assis des Hollandais, ce sont les mêmes lignées de petits pains, de flacons d’épices, de cruchons de bière et de grands verres.

Un jeune père à la figure rêveuse et douce, avant d’endormir sur ses genoux son enfant, belle petite fille blanche et rose de quatre ans, lui administre la tranche de jambon saupoudrée d’ingrédients, et lui fait avaler la boisson noire. L’enfant s’y prête en souriant et s’endort. Quelques jeunes filles boivent à mes côtés du genièvre. On me regarde avec ébahissement quand je demande un verre d’eau. Je remonte sur le pont pour aller respirer, La Meuse s’élargit. La lune souriante, dans des nuages blancs, éclaire tout le paysage. Les villages et les châteaux deviennent plus nombreux ; nous passons sous un énorme pont ; nous croisons plusieurs vaisseaux et quelques bateaux à vapeur ; de vastes constructions annoncent sur les deux rives l’approche d’une grande ville. Bientôt un immense quai, où les tilleuls centenaires et les vieux ormes s’alternent, se déroule à droite à perte de vue. La lumière fantastique de la lune agrandit encore cette large terrasse dominée par des maisons qui ressemblent à des palais.

On aborde en face de la douane, à l’extrémité de ce quai nommé Boompjès[5]. On est à Rotterdam, la plus animée et la plus pittoresque des villes de la Hollande ; mais Rotterdam est endormie : minuit plusieurs fois répété sonne au carillon de la Bourse ; la solitude et le silence prêtent à la belle cité une grandeur qui me ravit ; je voudrais la parcourir à cette heure qui jette sur tous les édifices une teinte marmoréenne. Hélas ! la fatigue l’emporte sur la fantaisie : je vais dormir et attendre le retour du soleil pour visiter la ville étrangère.

  1. Ce document est inédit et d’une authenticité incontestable. Nous le publions d’après une copie envoyée au roi d’Espagne, Philippe II, qui avait tant d’intérêt à savoir d’une manière précise comment les faits s’étaient passés.
  2. Ou porte de Borgerhout (venant de Borgerhout).
  3. Une tradition assure que l’amas des morts occupait plus de la moitié de la porte et que tous les blessés furent étouffés par la masse. On évalue à seize cents le nombre des morts parmi les assaillants.
  4. Allusion à la Saint-Barthélemy.
  5. Quai aux arbres.