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Promenades archéologique - A propos de Dougga et d’El-Djem

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Promenades archéologique - A propos de Dougga et d’El-Djem
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 5-30).
PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES

A PROPOS DE GOUGGA ET D'EL-DJEM

Je demande la permission aux lecteurs de la Revue de les ramener dans cette Afrique où je les ai déjà conduits il y a deux ans[1]. Je ne les y retiendrai pas longtemps cette fois ; c’est un simple supplément d’information que je veux leur donner.

Notre résident général en Tunisie, M. René Millet, qui aime ce pays avec passion, qui en connaît à fond toutes les ressources, et qui rêve pour lui un grand avenir, souffre de voir qu’il n’est pas aussi apprécié qu’il devrait l’être. Pour en répandre la connaissance et le goût, il a eu la pensée d’inviter toute une caravane de journalistes, de députés, d’économistes, de savans de toute sorte, à venir le visiter avec lui, et il a tenu à leur en faire les honneurs. Ce voyage a été un vrai tour de force. Une soixantaine de Parisiens se sont hardiment jetés au cœur d’un pays qui n’a guère de routes et fort peu d’auberges ; à cheval, à mulet, en voiture, ils ont supporté de longues journées de fatigue, dormi au besoin sous la tente, gravi des montagnes abruptes, traversé des steppes interminables, passé des fleuves à gué, solennellement accueillis par les caïds aux portes des villes, escortés le long du chemin par les cavaliers des tribus, qui les saluaient de leurs fusillades, foulant aux pieds, sur leur route, les débris de six ou sept civilisations éteintes et d’autant de religions disparues. Ceux qui, pendant ce mois d’avril, ont suivi M. Millet, de Carthage au pays des Troglodytes, en passant par Bizerte, Teboursouk, le Kef et Kairouan, s’en souviendront toujours comme d’un rêve.

Quelques archéologues étaient du voyage ; et je ne pense pas que personne en soit étonné : en Afrique l’archéologie jouit d’un avantage qu’elle ne possède pas ailleurs. Les gens que le présent seul intéresse ont peu de goût pour une science qui ne s’occupe que des choses d’autrefois et ils la relèguent volontiers dans les universités et les académies. Mais, en Afrique, le passé étant la garantie de l’avenir, on le traite avec plus d’égards ; on interroge ceux qui savent ce que le pays a été autrefois pour prévoir ce qu’il pourra devenir. Il n’est donc pas étonnant qu’on les ait compris parmi ceux que l’on conviait à le visiter, et ce sont eux peut-être qui ont pris le plus de plaisir et trouvé le plus de profit dans ce beau voyage.

Je n’ai pas l’intention de dire tout ce qu’ils y ont remarqué ; il faut se borner. Parmi tant de villes qui possèdent encore de beaux restes d’antiquité, deux m’occuperont seules. Je conduirai le lecteur au cirque et au théâtre de Dougga et dans l’amphithéâtre d’El-Djem ; et, en les visitant, j’essaierai de traiter une question qui peut nous aider à mieux connaître la, vie des Romains.


I

Dougga a conservé presque entièrement son ancien nom : les Romains l’appelaient Thugga. Aucune ville de la province d’Afrique n’est aussi riche en ruines antiques ; avec un peu d’argent dépensé d’une manière intelligente et quelques fouilles bien dirigées, on pourrait en faire une grande curiosité ; elle deviendrait facilement pour la Tunisie ce qu’est Timgad pour l’Algérie.

Aujourd’hui c’est un tout petit village, de quelques centaines d’habitans, accroché à une montagne escarpée, dans un pays riche et pittoresque. Ce pays a de tout temps attiré les cultivateurs ; à une époque lointaine, il était habité par une race qui enterrait ses morts sous des dolmens, comme en Bretagne. Quoique le sol ait été fort remué depuis ces temps reculés, on retrouve, dans la campagne, un grand nombre de ces vieilles sépultures.

Les Phéniciens y vinrent ensuite, et ils paraissent s’être assez bien entendus avec les populations primitives ; il nous reste un monument célèbre qui témoigne encore aujourd’hui de cet accord, c’est le mausolée d’un prince numide qui portait, quand il était intact, une double épitaphe, libyque et punique. Les inscriptions libyques — c’est-à-dire celles qui sont rédigées dans l’ancienne langue des Berbères, — sont rares et obscures ; celle-ci, outre qu’elle était très nettement tracée, tirait une grande lumière du voisinage de l’inscription carthaginoise, l’une devant servir à interpréter l’autre. Un Anglais, Th. Reade, consul général à Tunis, voulut les avoir dans sa collection. Les indigènes qu’il employa ne trouvèrent rien de mieux, pour les prendre, que de détruire une partie du mausolée[2]. C’est grand dommage, car il était un des spécimens les plus curieux de l’art carthaginois. Ce qui reste suffit à nous prouver que les Phéniciens, dans leurs monumens, se sont contentés de copier successivement l’Egypte et la Grèce : ce peuple marchand a toujours vécu d’emprunts.

La ville berbère et punique fut à son tour remplacée par une ville romaine : c’est celle dont les débris couvrent aujourd’hui le sol de Dougga.

Une ville romaine ne peut pas nous garder beaucoup de surprises ; toutes se ressemblaient. Ce n’est pas que les vainqueurs aient jamais songé à imposer aux vaincus une sorte de modèle uniforme auquel on était tenu de se conformer. Nous savons qu’au contraire ils intervenaient le moins qu’ils pouvaient dans les affaires des municipes, et d’ailleurs, comme en général ils ne payaient pas la dépense des édifices qu’on y bâtissait, ils n’avaient guère le droit d’en diriger l’exécution. Souvenons-nous que tous les monumens de Dougga, comme ceux des autres villes de ce temps, ont été construits aux frais de quelque personnage important du pays. S’ils ressemblent tout à fait à ceux des villes voisines, c’est qu’il l’a voulu ; il était libre de les construire sur d’autres plans, mais il tenait avant tout à plaire à ses concitoyens et il s’est conformé à leur goût. Voilà comment, sans qu’il y ait eu jamais un ordre donné par le pouvoir central, sans qu’on ait eu besoin de se concerter, par une sorte d’élan général et spontané vers la vie romaine, tout le monde occidental se trouva peuplé de villes dont l’aspect devait être à peu près semblable.

Il est donc inutile de parler de tous les monumens dont il reste quelque ruine ou quelque souvenir à Dougga. Je me contenterai d’insister sur les plus importans, sur ceux qui paraissent les plus essentiels à une ville romaine[3]. Et d’abord il est dans la règle qu’une ville possède des portes monumentales ; il faut que le Numide, quand il apporte les produits de son champ au marché ou qu’il vient y faire ses provisions, passe sous un de ces arcs de triomphe, qui portent le nom du maître et mentionnent ses victoires. C’est une façon de lui rappeler ce pouvoir souverain sous lequel il vit et qu’il est quelquefois tenté d’oublier. Voilà pourquoi les arcs de triomphe sont si nombreux et quelquefois si somptueux en Afrique. Il y en a plusieurs à Dougga ; l’un d’eux, que les indigènes appellent encore aujourd’hui Bab Roumia, est assez bien conservé. Quoiqu’il ait perdu son couronnement et soit enterré de près de 3 mètres, il a encore une belle apparence et devait donner aux étrangers une idée avantageuse de la ville dans laquelle ils entraient.

Une fois qu’on avait pénétré dans une ville romaine par la porte triomphale et qu’on en parcourait les rues, ce qu’on avait le plus de chance de rencontrer, c’étaient les temples. Ils étaient aussi nombreux dans les cités antiques que les églises et les chapelles dans les villes italiennes et espagnoles. Dougga devait en avoir plusieurs, et l’un d’entre eux est peut-être l’édifice le plus élégant de l’Afrique. On pourrait presque soutenir qu’il ne lui messied pas d’être en ruines, et il produisait peut-être moins d’effet quand il était complet qu’aujourd’hui que les murailles latérales en sont renversées et que les quatre colonnes corinthiennes qui portent le fronton se détachent librement dans le ciel. Quand on les aperçoit de loin, baignées de lumière de tous les côtés et couronnant la colline comme un diadème, on est saisi de la beauté du spectacle. Mais l’admiration augmente quand on approche. Ce n’est pas un de ces monumens comme il y en a tant en Afrique, dont les détails sont grossièrement traités et qui ne doivent être vus qu’à distance. Celui-ci, au contraire, est remarquable par l’élégance des proportions et la délicatesse du travail. Dans l’intérieur, la cella n’existe plus, mais, on ne sait comment, la porte est restée ; elle est formée de deux montans de 7 mètres de haut surmontés d’un linteau de 6m, 50, trois pierres d’un seul bloc, qui se tiennent debout par un miracle d’équilibre. L’inscription nous apprend que ce beau temple a été bâti sous Marc-Aurèle et consacré à Jupiter, à Junon et à Minerve. C’était donc le Capitole de Dougga. Dans la plupart des municipes de l’empire, on aimait à construire un Capitole, c’est-à-dire un temple en l’honneur des trois divinités qu’on honorait ensemble sur la colline sacrée. C’était comme un hommage que ses sujets dévoués tenaient à rendre à la ville maîtresse, et une façon de se rattacher solennellement aux grandes divinités auxquelles on attribuait la fortune de Rome.

Mais, tout en honorant les dieux romains, les gens de Dougga n’oubliaient pas ceux de leur pays. Parmi les temples qu’on y a trouvés, il y en a un à la Déesse Céleste, la grande divinité de Carthage, et un autre à Saturne, qui présente cette circonstance curieuse qu’il était bâti sur l’emplacement d’un ancien sanctuaire de Baal. Les deux divinités se sont donc succédé l’une à l’autre, ou plutôt les noms seuls ont été modifiés, et le vieux Baal-Hammon a consenti à se travestir en Saturne pour entrer plus facilement dans le panthéon du vainqueur. Au fond rien n’était changé, et le fidèle, en priant Saturne-Auguste, avait dans le cœur l’image du dieu qu’adoraient ses pères, comme il songeait à Tanit quand il invoquait Junon-Reine. L’important, c’est que les anciens habitans du pays, comme les nouveaux, eussent l’air de s’entendre, et que la religion ne mît entre eux aucune barrière. — Que n’en est-il de même aujourd’hui !

Après les temples, ce qui devait le plus frapper l’attention du visiteur dans une ville romaine, c’étaient les édifices construits pour donner des fêtes au peuple ; il convient de les étudier à part.


II

On sait à quel point l’autorité romaine se préoccupait des plaisirs populaires. C’était un principe de gouvernement à Rome qu’il fallait avant tout nourrir les pauvres gens et les amuser. L’empereur Probus avait coutume de dire « qu’il n’y a rien de plus agréable que le peuple romain, quand il a bien dîné, » et, dans une lettre qu’Aurélien adresse à ses sujets pour leur annoncer qu’il a vaincu le tyran Firmus, on lit ces singulières exhortations : « Assistez aux jeux publics, passez le temps aux courses, tandis que nous nous occupons des affaires ; nous prenons pour nous la peine, soyez tout au plaisir. »

La même politique était appliquée dans les provinces, et l’on y avait aussi un très grand souci d’amuser la foule ; c’est ce qui fait que les ruines des cités antiques contiennent les débris de tant d’édifices destinés aux plaisirs publics. Il en était à Dougga comme partout.

On y a d’abord retrouvé les restes d’un cirque, qui est presque entièrement ruiné. Il était situé au plus haut de la ville, tout près du rempart, et l’on pense qu’il a été victime de ce voisinage. Quand les Byzantins éprouvèrent le besoin de se fortifier dans Dougga, ils prirent naturellement, pour construire ou réparer la muraille, les pierres qui étaient le plus à leur portée ; c’est ainsi que furent démolis les gradins du cirque. Nous n’avons plus aujourd’hui de l’antique monument que quelques amas de pierre, et les deux extrémités arrondies de ce qu’on appelait les bornes (metæ), autour desquelles tournaient les chevaux et les chars.

Heureusement le théâtre est intact. Nous en devons le déblaiement à l’un des hommes qui, dans ces dernières années, ont le mieux mérité des antiquités africaines, au docteur Carton, aujourd’hui médecin-major du 19e chasseurs. Dans son long séjour en Tunisie, M. Carton s’est épris du pays et de ses souvenirs : c’est ce qui arrive très souvent à nos officiers, et ce qui en a fait, pour nos études, de si précieux auxiliaires. Une chance heureuse a voulu que son service attachât M. Carton aux territoires qui avoisinent la Medjerda, et qui ont été autrefois un centre de féconde activité. Les ruines y abondent ; M. Carton les visita pieusement ; il prit l’habitude, dans ses courses à travers champs, de chercher les voies romaines qui se cachent sous les broussailles ; il copia les inscriptions et apprit à les déchiffrer ; puis, après qu’il a eu suffisamment étudié les fouilles des autres, il s’est mis à fouiller lui-même. Il faut avouer que peu d’archéologues ont eu la main aussi heureuse que lui. Avec une somme insignifiante que l’Académie des inscriptions lui avait donnée, et en deux mois de temps, il nous a rendu le théâtre de Dougga. Au commencement des travaux, le caïd de Teboursouk vint visiter le chantier, et quand il vit la masse de terre et de pierre qu’il fallait déplacer, il dit à M. Carton : « Tu n’auras pas fini dans un an. » M. Carton, qui ne pouvait disposer que de deux mois, se contenta de lui répondre : « Tu verras, » et au jour fixé le travail était achevé. En ce peu de temps, il avait creusé le sol jusqu’à six et sept mètres de profondeur et enlevé 3 000 mètres cubes de décombres.

Le théâtre de Dougga est assurément le plus beau et le mieux conservé de tous ceux que j’ai vus en Afrique. Il était adossé à la colline sur laquelle la ville est bâtie, en sorte que les gradins reposent sur le roc. Est-ce la raison qui les a préservés de la ruine ? Ce qui est sûr, c’est qu’on est d’abord frappé de leur merveilleuse conservation : « Les arêtes y sont aussi vives, dit M. Carton, les coups de ciseau des tailleurs de pierre aussi nets que si le monument avait moins d’un siècle. » De l’orchestre au sommet, il y en a vingt-cinq rangées, toutes restées en place. Au-dessus, l’édifice était couronné par un portique d’où l’on pouvait suivre le spectacle. Le portique s’est écroulé, et les pierres en ont roulé le long des marches jusqu’à l’orchestre ; il en reste à peine quelques pans de muraille et une des portes par lesquelles on pénétrait du dehors dans le théâtre. Cet accès n’était pas le seul qui permît d’arriver aux gradins : des deux côtés de l’orchestre, deux couloirs voûtés y conduisaient les gens qui voulaient prendre place sur les sièges inférieurs, sans descendre du haut de la colline. Toutes ces dispositions sont simples et se saisissent d’un coup d’œil. La scène est un peu plus difficile à reconstituer ; il y faudrait faire encore quelques fouilles, enlever les pierres inutiles qui sont tombées du faîte, relever les colonnes étendues près de leur base et donner quelques coups de pioche vers les côtés ; le travail en serait peu coûteux et le profit considérable. En l’état où sont les choses, voici ce qu’on peut affirmer. La scène, ou, comme on disait, le pulpitum, s’élève d’à peu près 1 mètre au-dessus de l’orchestre. Le mur qui l’en sépare ressemble tout à fait à celui du théâtre de Timgad ; il n’est pas droit, comme chez nous, mais contient une série d’enfoncemens, ou de niches alternativement arrondies et carrées. Dans les niches arrondies, et principalement dans colle du milieu, il devait y avoir un petit autel. Quant aux deux niches carrées, peut-être servaient-elles, comme au grand théâtre de Pompéi, à faire communiquer la scène avec l’orchestre ; mais tandis que celles de Pompéi ont conservé leurs marches de pierre, il n’en reste plus aucune trace à Dougga. Dans les théâtres antiques, la scène est toujours fort étroite, ce qui nous surprend beaucoup, quand nous songeons aux représentations qui s’y donnaient et au nombre des acteurs qui devaient y figurer. Nous ne sommes pas moins étonnés de voir que nos toiles de fond, que nous changeons à notre gré, et qui nous permettent de donner plus de variété au spectacle, y sont remplacées par un grand mur, flanqué de colonnes, décoré de moulures élégantes, couvert de revêtemens de marbre et de stuc, surmonté d’un toit en pente. Ce mur est généralement percé de trois portes, la porte royale, au milieu, par où les personnages importans, qui sont censés sortir du palais, entrent sur la scène, et les deux portes des étrangers, qui donnent accès à ceux qui viennent du dehors. C’est ce qu’on voit très clairement dans le théâtre d’Aspendos, en Asie Mineure, et dans celui d’Orange, où cette partie de la scène est bien conservée. Il ne paraît pas en être tout à fait ainsi à Dougga ; le mur du fond y existe sans doute, comme dans les autres théâtres, mais au lieu de s’élever jusqu’au faîte, il n’a guère que 1m, 40 de hauteur. Ce n’est pas un mur droit, on y remarque trois enfonce-mens ou niches très profondes ; deux sont quadrangulaires, celle du milieu, qui est de beaucoup la plus grande[4], est semi-circulaire. Elles ont toutes les trois une ouverture sur l’arrière-scène ; c’étaient évidemment les trois portes réglementaires que nous retrouvons partout. Chacune de ces portes est précédée de deux colonnes de près de 6 mètres de haut, qu’on a relevées sur leurs bases. En avant de la niche de gauche, entre les deux colonnes, une statue assise, de près de 2 mètres, est restée à la place où on l’avait mise, et il est probable que cette disposition se reproduisait de l’autre côté. Il faut avouer qu’elle est singulière ; cette statue, qui cache la vue de la porte, devait gêner l’entrée en scène des acteurs et nuire à certains effets dramatiques ; mais ici l’architecte paraît avoir tout sacrifié au désir d’obtenir un bel ensemble décoratif. Ce qui complétait l’effet général, c’était une série de colonnes, dont on a retrouvé les bases sur la corniche du petit mur et qui devaient être de proportions un peu moindres que celles qui Manquent les portes[5].

Une question reste obscure. Un mur de 1 mètre et demi ne pouvait pas former la clôture de la scène ; pour qu’elle fût véritablement fermée, il fallait qu’il y en eût un autre par derrière, qui montât, comme ailleurs, jusqu’au haut du théâtre. Mais où se trouvait-il ? Ce qui paraît d’abord le plus vraisemblable, c’est qu’il était tout contre les niches et adossé aux portes. Cependant M. Carton croit en avoir retrouvé quelques vestiges un peu plus loin, à 1m, 50 en arrière. Dans les deux cas, je pense qu’on peut regarder les terrasses sur lesquelles portent les petites colonnes comme une sorte d’avant-corps, et de décoration appliquée au mur principal. De toute manière, la conséquence de cette disposition devait être de donner à la scène plus de profondeur et d’étendue. Mais, je le répète, pour se prononcer définitivement, il faut attendre que les fouilles aient été reprises et qu’elles soient achevées.

Je n’ai rien à dire de la colonnade qui, à Dougga, comme à peu près partout, règne devant le théâtre. Elle formait un portique qui servait aux spectateurs de promenade pendant les entr’actes, et de refuge, quand il survenait quelque orage ; de là, le regard embrassait toute la plaine, qui devait former un très agréable spectacle. Elle est encore aujourd’hui semée de bouquets d’oliviers, de champs de blé et de pâturages ; on suit de l’œil la ligne des aqueducs brisés qui amenaient l’eau dans la ville. A l’horizon, les collines s’étagent, couvertes souvent à leur sommet de ruines-antiques, tandis qu’au loin se dressent les cimes dentelées des grandes montagnes, qui se perdent dans la brume ; mais que la vue devait être plus belle et plus animée quand d’élégantes villas remplaçaient ces huttes et ces gourbis, que les champs étaient pleins de travailleurs, que les voyageurs et les chars sillonnaient ces routes désertes, et qu’au lieu de quelques pauvres villages disséminés on pouvait apercevoir les cinq ou six villes importantes qui, dans un rayon de quelques lieues, entouraient Dougga, et dont il ne reste que des débris !


III

Si l’on veut trouver en Afrique un amphithéâtre qui réponde à la beauté du théâtre de Dougga, il faut traverser la Tunisie dans presque toute sa longueur et descendre jusqu’à El-Djem.

El-Djem s’appelait autrefois Thysdrus. C’était, du temps de César, une toute petite ville. Il dit qu’il ne lui imposa pas une forte contribution de guerre « à cause de son peu d’importance ». Sous l’empire, elle devint très florissante. La grandeur de son amphithéâtre prouve qu’elle était très peuplée, et, comme six voies romaines s’y rencontraient, on est en droit de supposer que son commerce devait être fort étendu. Quand on y vient de Kairouan, on s’explique sans peine cette prospérité subite. Kairouan est bâtie au milieu d’une immense plaine où rien ne pousse, dans une sorte de désert sans eau, sans arbre, sans verdure. On voit bien que celui qui l’a fondée était l’adepte d’une religion fataliste ; il ne voulait pas se préoccuper des conditions de la vie, pensant que Dieu y pourvoirait ; il croyait que cette sorte de défi à la nature laissait à la Providence divine un rôle plus éclatant. Il faut qu’on s’éloigne beaucoup de Kairouan pour que le désert vous quitte. Peu à peu la vie revient ; les arbres ne sont pas fort abondans encore, mais la verdure commence à reparaître : on sent que quelques filets d’eau doivent courir sous ce sol desséché. A la Smala des Souassi le pays a déjà changé d’aspect ; la campagne est devenue plus riante ; et l’on est tout réjoui de voir quelques collines se dresser timidement à l’horizon. El-Djem n’est pas loin, et c’est à cette heureuse situation, tout près du désert, à l’entrée des plaines fertiles, que Thysdrus devait évidemment sa fortune.

De cette fortune il reste bien peu de chose aujourd’hui : quelques chambranles de portes antiques qui donnent accès à des masures d’indigènes, de méchantes mosaïques à moitié soulevées, des médailles, des poteries que vous offrent de pauvres gens, un grand chapiteau de colonne dans un trou, qu’est cela, quand on songe à la grandeur de la ville que ce petit village a remplacée ! Mais l’amphithéâtre suffit à la curiosité des visiteurs ; allons donc voir l’amphithéâtre.

C’est un monument énorme, et qui le paraît d’autant plus que tout est humble et bas autour de lui. De plus de dix lieues à la ronde on l’aperçoit, et l’on n’aperçoit pas autre chose. Comme rien ne le dispute à l’attention du voyageur, il n’en détourne pas les yeux. Le petit village indigène, composé de maisons à un étage, et d’où ne sort aucun bruit, disparaît sous l’ombre de l’immense édifice. Cette solitude et ce silence ajoutent à l’impression qu’on éprouve en l’abordant.

Regardons-le du côté où il est le mieux conservé, à l’heure où le soleil fait ressortir les tons chauds de la pierre dont il est construit. La majesté de la façade, la simplicité des ornemens, et surtout la merveille de cette couleur dorée rappellent aussitôt à l’esprit le souvenir du Cotisée. Par ses dimensions, l’amphithéâtre d’El-Djem s’en rapproche[6] ; il a, comme lui, trois étages, et il possédait aussi, quand il était intact, un attique, qui formait, à l’intérieur, un grand portique circulaire au sommet de l’édifice. Quoique l’attique ait aujourd’hui tout à fait disparu, et que le monument soit enterré de 3 ou 4 mètres dans les décombres, il mesure encore plus de 30 mètres de hauteur. On a calculé que le Colisée contenait au moins 100 000 spectateurs ; il est probable qu’à El-Djem 60 000 ou 70 000 personnes pouvaient trouver place sur les gradins ou dans le portique. C’est donc un des plus grands amphithéâtres qui nous restent de l’époque romaine.

Malheureusement, l’intérieur est en fort mauvais état. Les gradins, si merveilleusement conservés à Dougga, n’existent presque plus ici. Les escaliers se sont effondrés, et il ne reste des galeries que quelques arceaux qui paraissent suspendus en l’air et près de tomber ; c’est que le théâtre de Dougga n’a eu guère d’autre ennemi que le temps et que l’amphithéâtre d’El Djem a eu à souffrir du ravage des hommes. A l’époque de l’invasion arabe, la Cahena, l’héroïne des Berbères, qui entreprit d’arrêter les envahisseurs et les arrêta quelque temps, fit de l’amphithéâtre d’El-Djem sa place d’armes et y soutint un siège. Au siècle dernier, des indigènes, qui ne voulaient pas payer l’impôt, s’y enfermèrent, et tinrent tête aux troupes du bey de Tunis. Le bey victorieux, pour empêcher que l’amphithéâtre ne servît à une nouvelle révolte, le fit en partie démolir.

Malgré tout il a tenu bon, et ni le temps ni les hommes n’ont pu tout à fait le détruire. Ce qui en reste donne à ceux qui le visitent l’impression de grandeur que les artistes de Rome voulaient produire. Voilà bien l’architecture qui convenait au peuple roi ! On nous dit que les élémens en sont pris à la Grèce ; c’est bien possible, mais Rome y a mis son cachet. Quoique empruntée en grande partie à l’étranger, elle est originale, car elle donne exactement l’idée du peuple qui se l’est appropriée, et l’a accommodée à son génie. Il est impossible de dire, en présence de l’amphithéâtre d’El-Djem, qu’il n’y a pas un art romain.


IV

J’ai remarqué que, lorsqu’on visite un bel édifice ruiné, l’imagination cherche d’abord à le remettre dans son ancien état ; puis, quand on l’a, par la pensée, relevé et restauré, on essaie de lui rendre ses anciens habitans ; on voudrait le voir comme il était au temps de sa splendeur et servant aux usages pour lesquels il avait été fait. Je puis affirmer que, parmi ceux qui ont visité Dougga et El-Djem le mois d’avril dernier, il n’en est aucun à qui ce désir ne soit venu. En parcourant le peu qui reste de ce cirque, en s’asseyant sur les gradins de ce théâtre, en voyant cet immense amphithéâtre se dresser devant eux, ils éprouvaient une sorte de besoin de les ranimer, de leur restituer toutes les parties que le temps leur avait enlevées, de les repeupler de la foule qui s’y pressait aux grands jours, de se donner le spectacle d’une de ces fêtes pour lesquelles on les avait construits.

C’est un désir qu’on peut jusqu’à un certain point satisfaire. Et d’abord il y a des gens dont c’est le métier et le talent de nous donner de bonnes restaurations des édifices mutilés. Nos architectes y excellent, et la bibliothèque de l’École des beaux-arts, est pleine d’excellens travaux de ce genre, signés de noms illustres, et qui nous rendent à peu près l’antiquité tout entière. A la vérité, on n’a pas eu encore le temps de s’occuper beaucoup des monumens de l’Afrique ; mais comme ils ne sont pas très différens de ceux qu’on bâtissait ailleurs, on peut se servir pour eux de ce qu’on a dit des autres. Par exemple, les restaurations nombreuses qu’on a faites du Colisée permettent de rendre à l’amphithéâtre d’El-Djem ce qui lui manque, et en étudiant le théâtre d’Aspendos et celui d’Orange, avec l’aide de Petersen et de Caristie il sera facile de se rendre compte de celui de Dougga.

Nous voilà donc en possession du monument ancien réparé et restauré ; mais il est vide, et il nous faut un effort nouveau d’imagination pour le remplir. Plaçons-nous à l’orchestre du théâtre de Dougga, un jour de fête solennelle ; regardons les spectateurs descendre du sommet de l’édifice ou pénétrer par les deux portes voisines de la scène. Ils ne s’entassent pas au hasard sur les gradins qui sont le plus à leur portée, comme ferait une foule française dans une représentation gratuite. Des designatores ou commissaires, les dirigent vers la place qu’ils doivent occuper. Chacun a la sienne. Les Romains ont un grand respect de l’étiquette ; c’est une race cérémonieuse qui introduit l’ordre et la règle partout ; au théâtre, comme ailleurs, il faut que tout le monde soit à son rang. L’orchestre, et probablement aussi les premiers gradins, sont réservés aux magistrats, duumvirs, édiles, questeurs, puis aux décurions qui forment le conseil du municipe[7]. À côté d’eux sont assis les prêtres, auxquels la loi donne le droit de porter à certains jours la robe prétexte. En dehors des magistrats et des gens d’importance, pour le public ordinaire, il y a encore des distinctions. Auguste a voulu que les soldats eussent une place à part ; il a séparé les gens mariés des célibataires, dont il avait horreur ; les jeunes gens qui font leurs études sont réunis ensemble, et leurs précepteurs se tiennent derrière eux. Ce qui doit frapper, quand le théâtre est plein, ceux qui d’en bas regardent la cavea, c’est que les spectateurs y sont à peu près vêtus de la même façon. Il est de règle que, pour aller au théâtre, on mette sa toge, et quoique ce soit un vêtement peu commode, surtout dans les pays chauds, je ne crois pas que même en Afrique on se permette de ne pas la porter. Souvenons-nous du scandale que causa Tertullien parmi les gens de Carthage quand il remplaça la toge par le pallium, et comment il fut obligé de composer un écrit pour se défendre. L’autorité aimait qu’on se vêtît du costume officiel dans les cérémonies solennelles ; elle pensait sans doute que le spectacle en aurait plus grand air et que les larges plis de la toge et sa couleur uniforme convenaient mieux à la gravité des fêtes publiques qu’un ensemble de costumes étriqués et multicolores. Je crois bien qu’elle avait raison. J’avais grande envie, pendant notre visite à Dougga, de prier nos compagnons de route, en jaquette et en chapeau mou, de céder leur place, sur les sièges du théâtre, aux indigènes qui nous regardaient du haut de la colline. Il me semblait que, d’un peu loin, avec leurs burnous et leurs gandouras, ils nous donneraient quelque idée de cette assistance en robes blanches qui garnissait les gradins, à l’époque des Antonins et des Sévères. Quant à ceux qui ne voulaient pas ou ne pouvaient pas porter la toge, par exemple les ouvriers, les esclaves, qui se contentaient de la tunique aux couleurs sombres, ils s’entassaient au plus haut du théâtre, sous le portique circulaire, d’où ils pouvaient voir, sans être trop vus. Ils partageaient cette place avec les femmes, auxquelles on défendait d’assister au spectacle de près ; seulement on leur permettait d’apporter des chaises.

Mais ce n’est pas tout d’avoir replacé les spectateurs dans le théâtre relevé ; le plus important reste à faire. Après avoir quelque temps contemplé le public assis à son rang sur les gradins, retournons-nous de la cavea vers la scène. Essayons de nous rendre compte de ce que ces gens regardent avec tant de curiosité et du genre de divertissement qu’on leur offre. Personne assurément ne l’ignore tout à fait ; on a une notion vague de ce qui se passait dans l’arène du cirque et de l’amphithéâtre, ou sur les planches du pulpitum ; je voudrais seulement essayer d’en donner une idée un peu plus précise[8].


V

Les jeux du cirque n’ont pas laissé beaucoup de traces en Afrique. Il en est rarement question dans les inscriptions, et jusqu’ici on y a retrouvé fort peu d’hippodromes. Ne nous hâtons pas pourtant d’en rien conclure ; malgré ces apparences, il n’est guère douteux que les courses de chevaux et de chars n’y aient obtenu une grande vogue. Peut-être même en parlait-on un peu moins, parce qu’on y était plus accoutumé. Comme c’était un divertissement ordinaire, on a pu négliger quelquefois d’en faire mention dans le récit des jeux publics.

Nous savons qu’il n’y avait pas de pays où l’on aimât plus les chevaux qu’en Afrique, et où l’on sût mieux s’en servir. Les Numides passaient pour être les premiers cavaliers du monde. Tite-Live dit qu’au premier abord, quand on les voyait s’avancer à peine couverts d’un morceau de toile, sur des chevaux à la mine chétive, au long cou, à l’encolure raide, on était tenté de les mépriser ; mais on s’apercevait très vite qu’on avait tort. Le cavalier était d’une rare intrépidité, le cheval, sobre, infatigable, merveilleusement docile ; on le dirigeait avec une petite corde de jonc, ou même sans bride, au moyen d’une baguette. La cavalerie numide a fait, avec l’infanterie espagnole et gauloise, la force des armées d’Hannibal ; et, depuis, les Romains en ont tiré d’excellens services. Sous l’empire, les grands domaines, si fréquens en Afrique, possédaient des haras bien entretenus. La belle mosaïque conservée dans la salle d’honneur du 4e tirailleurs, à Sousse, reproduit celui de Sorothus, un riche propriétaire du temps.

Les chevaux élevés dans ces haras n’étaient pas toujours destinés à y rester. On les expédiait, avec leurs cochers, partout où se donnait le spectacle de ces grandes courses qui passionnaient tout le monde. Nous avons des listes de chevaux qui ont remporté le prix à Rome, dans le grand cirque ; ils sont presque tous gétules ou numides. Naturellement leurs maîtres en étaient très fiers, et sur les mosaïques, dont ils ornaient leurs maisons, ils aimaient à les faire représenter, avec leurs noms et quelques mots d’éloge bien sentis. Ces noms, après une victoire, devenaient souvent très célèbres. On parlait du cheval vainqueur, non seulement dans les sociétés mondaines, où les gens à la mode se piquaient d’en savoir l’origine et la généalogie, mais un peu partout ; si bien que même les écrivains qui jouissaient le plus de la faveur publique, finissaient par en être jaloux. « N’enviez pas ma gloire, disait Martial à ses amis ; ce poète dont vous prétendez que tout l’empire répète les vers n’est pas aussi connu que le cheval Andrémon. »

Nous avons vu qu’il ne reste presque plus rien de l’hippodrome de Dougga. Mais il est aisé de nous figurer ce qu’il devait être ; il était construit, comme presque tous les autres, sur le modèle du grand cirque de Rome. Ici encore, le monde entier s’était réglé sur la capitale, et non seulement tous les cirques reproduisaient les dispositions de celui qui s’élevait entre le Palatin et l’Aventin, — ce qui se comprend quand on sait combien ces dispositions étaient simples et commodes — mais on avait aussi emprunté à Rome des usages qui avaient moins de raison d’être. En Grèce, dans les courses de char, on s’intéressait directement au propriétaire ou au conducteur, dont on connaissait la famille et le pays. A Rome, les concurrens étaient divisés en partis, ou, comme on disait, en factions ; il y en avait quatre, qu’on distinguait par les couleurs des cochers. Les spectateurs se partageaient entre elles ; chacun avait sa couleur préférée. Dès l’enfance on était bleu ou vert, sans trop savoir pourquoi, mais dès qu’on avait choisi, on mettait à soutenir les siens une ardeur qui dégénérait souvent en querelles et en séditions. Les factions et leurs couleurs avaient pénétré dans les provinces. Tourne parler que de l’Afrique, on a découvert, à Cherchell, il y a quelques années, une mosaïque qui représente un cheval des écuries de Sabinus. Il est dit, dans la légende, qu’il s’appelait Muccosus (le morveux)[9], et qu’il appartenait à la faction des verts (prasinianus). Il est naturel que personne n’ait songé à nous dire ce qu’étaient les courses de chevaux et de chars à Dougga : qui s’occupait de Dougga à ce moment ? Mais les choses devaient s’y passer en petit comme à Rome, et si nous voulons avoir une idée des fêtes auxquelles on assistait dans notre hippodrome, il suffit de se mettre devant les yeux celles qui se donnaient dans le grand cirque. Rien n’est plus facile ; il en est parlé un peu partout, mais nulle part peut-être d’une manière aussi intéressante et aussi vivante que dans une élégie qui fait partie des Amours d’Ovide. Voici comment la poésie légère a été amenée à s’occuper des jeux du cirque. C’étaient les seuls, à Rome, où les femmes n’étaient pas reléguées à une place spéciale et se mêlaient librement aux hommes ; et peut-être est-ce une des raisons de leur succès. Les femmes se montraient rarement en public ; dans les temples, sous les portiques, on ne les voyait qu’un moment ; au cirque, on pouvait passer de longues heures auprès d’elles ; les gens qui, comme Ovide, étaient en quête de bonnes fortunes, ne négligeaient pas une occasion si favorable. Il nous raconte qu’il n’a aucune passion pour les chevaux de noble race, mais que, voulant trouver le moyen de s’entretenir avec une jolie femme qu’il a remarquée, il l’a suivie au cirque. — Elle va regarder les jeux ; lui, la regardera ; de cette manière tous les deux jouiront de leur spectacle préféré[10]. — Il s’assied donc près d’elle, aussi près que possible ; et comme d’abord elle fait mine de s’éloigner, il lui fait observer qu’elle n’ira pas bien loin. Pour éviter les contestations, chaque place est marquée par une ligne tracée sur la pierre ; on ne peut pas la dépasser. À ce propos, il s’occupe des voisins ; il les surveille, il les prie de ne pas gêner la dame qu’il protège. Il veut qu’elle soit à son aise : sa robe est (un peu traînante, il s’empresse de la relever, ce qui lui donne l’occasion d’entrevoir un pied charmant,


Et, quand on voit le pied, la jambe se devine[11].


Le petit banc n’est pas encore en usage, mais Ovide fait remarquer à sa voisine qu’on a ménagé le long du gradin inférieur un rebord qui lui permet d’appuyer le bout de son pied. Il s’aperçoit qu’elle a chaud : le velum tendu au sommet de l’hippodrome ne défend qu’imparfaitement du soleil ; mais précisément il tient à la main le programme de la course, qu’on lui a sans doute remis à la porte, et il s’en sert pour l’éventer. Tout d’un coup le silence se fait et les yeux se tournent vers l’entrée du cirque : c’est la procession (pompa) qui s’avance. Les jeux ayant été créés en l’honneur des dieux, il était juste qu’on leur en donnât le spectacle ; on pensait qu’ils devaient y prendre autant de plaisir que les hommes. Aussi avait-on l’habitude, au moins dans les fêtes qui se célébraient au grand cirque, de les aller chercher au Capitole. Ils arrivaient sur des chars de triomphe, escortés des magistrats et des prêtres en grand costume et faisaient le tour de la spina, pour aller prendre leur place. En province la pompa ne devait pas être aussi majestueuse qu’à Rome ; les chars y étaient moins beaux et les dieux moins nombreux, mais les Pères de l’Eglise nous disent avec indignation qu’ils n’étaient pas moins bien reçus de la foule. Chacun applaudit celui dans lequel il a le plus de confiance et dont il attend quelque faveur, Je n’ai pas besoin de dire qu’Ovide salue surtout Vénus au passage, ce qui lui donne l’occasion de murmurer quelques tendres prières. Cependant les dieux sont placés et la course commence. Ovide y prend peu de part ; il est moins occupé à la regarder et à la décrire qu’à deviner les préférences de sa voisine. Il secoue sa toge avec tant d’énergie pour encourager le cocher qu’elle favorise, il l’applaudit avec tant de fureur lorsqu’il est victorieux, qu’elle finit par être touchée de tant de complaisance, et que, « dans ses yeux caressans, le poète croit lire enfin une promesse : »


Risit et argutis aliquid promisit ocellis.


J’avoue que j’ai grand’peine à transporter les incidens de ce galant récit dans l’hippodrome de Dougga. Cette place muette, déserte comment imaginer qu’elle ait pu servir à des fêtes si gaies et si bruyantes ? J’ai eu pourtant la bonne fortune de la voir plus animée qu’elle ne l’est d’ordinaire. J’y ai assisté à un spectacle qui semblait lui rendre la vie et rappelait ceux d’autrefois. Le jour où nous l’avons visitée, les tribus du voisinage s’étaient réunies pour faire honneur au résident et à ses hôtes. Les indigènes, groupés autour des drapeaux de leurs confréries[12], occupaient la place où s’élevaient autrefois les gradins du cirque. Le milieu restait vide pour la fantasia. Le spectacle était superbe, et il avait ce mérite rare de convenir tout à fait aux lieux où il était donné. Il me semblait que ces vieux monumens, dont nous apercevions de tous les côtés les ruines, ne devaient pas être trop surpris d’y assister. Malgré la différence des temps et des hommes, que de choses encore y rappelaient l’antiquité ! Et d’abord ces merveilleux cavaliers, qui abandonnent la bride de leurs chevaux, pendant qu’ils dévorent l’espace, pour décharger leur fusil, pour le lancer en l’air et le reprendre, ne sont-ils pas les descendans directs de ces Numidæ infræni qui faisaient l’admiration des Romains ? Parmi les exercices dont ils nous régalent, il y en a certainement qui doivent remonter très haut, et, par exemple, en les voyant si légèrement sauter d’un cheval sur l’autre, je me souviens que cette voltige était fort appréciée dans les cirques anciens. Quand un de leurs chefs, élégamment vêtu de soie jaune et rouge, assis sur une selle brillante d’ornemens de cuivre, fait danser son cheval en mesure aux sons du flageolet et du tambourin, il me revient à l’esprit un passage d’Elien, qui nous dit que les jumens africaines sont sensibles aux sons de la flûte. Et cette foule accroupie qui semble prendre tant d’intérêt au spectacle, ces yeux qui brillent d’un éclat étrange, ces mains qui applaudissent avec une sorte de furie, ne nous remettent-ils pas devant les yeux les milliers de spectateurs qui, à la même place, il y a quelque seize siècles, suivaient avec la même passion les péripéties des courses ? C’est ainsi que les temps se rejoignent, et que le présent permet d’avoir quelquefois la sensation du passé. Assurément le caïd de Teboursouk, en nous donnant le divertissement d’une fantasia dans l’hippodrome ruiné de Douggar ne se doutait guère qu’il allait, pendant deux heures, nous faire vivre en pleine antiquité.


VI

Les amphithéâtres sont fort nombreux en Afrique. Chaque ville un peu importante devait avoir le sien ; il s’en trouve même au milieu de la campagne, bâtis aux frais de quelque riche propriétaire à l’usage des fermiers et des paysans du voisinage. C’est la preuve irrécusable du goût qu’on avait pour les combats de gladiateurs : personne n’aurait songé à construire des édifices si coûteux si l’on n’avait aimé avec passion les spectacles qu’on y donnait.

Soyons donc certains que c’est le hasard seul qui fait que les jeux de ce genre soient mentionnés assez rarement chez les historiens et sur les inscriptions de l’Afrique. Il y en a pourtant une, près de Bone, qui nous montre le plaisir qu’y prenaient les habitans du pays. Elle nous dit qu’on avait élevé un monument à un flamine impérial « à cause de la magnificence d’un combat de gladiateurs, qui dépassait tous ceux qu’on se souvenait d’avoir vus. » On lui en était si reconnaissant que chacune des curies avait voulu lui ériger une statue, en sorte que, cet homme heureux pouvait rencontrer son image à tous les coins de sa ville natale. Il y a une histoire qu’on a coutume de rapporter pour faire connaître la séduction que les jeux de gladiateurs exerçaient même sur les hommes les plus sages ; elle est ici à sa place puisqu’il s’agit d’un Africain. L’ami de saint Augustin, Alypius, qui, depuis qu’il était chrétien, avait pris la résolution de les fuir, y fut entraîné un jour par quelqu’un auquel il n’osa pas refuser de le suivre ; seulement il se promit de tenir les yeux fermés, pour ne rien voir. Mais tout d’un coup un grand bruit ayant retenti dans l’assistance, sans doute à un moment plus pathétique, quand quelque gladiateur tombait sous les coups d’un autre, il regarda instinctivement, et, ressaisi par l’intérêt passionné du combat, il ne cessa plus de regarder. Il est sûr que nos petites fictions dramatiques, dont personne n’est dupe, ne peuvent entrer en comparaison avec des luttes où des vies d’hommes sont engagées. Ces blessures véritables, ce sang qui coule réellement, ces visages qui se décomposent, cette agonie, cette mort, forment un spectacle dont on ne peut plus détourner les yeux quand on en a surmonté l’horreur. C’est ce qui a fait la popularité des combats de gladiateurs pendant cinq siècles. Non seulement les grandes villes, mais les moindres villages voulaient en avoir le plaisir. On le goûtait sans aucune répugnance, sans le moindre scrupule. Les magistrats étaient heureux de l’offrir à leurs administrés, et ceux-ci leur en témoignaient la plus vive reconnaissance. Dans une inscription naïvement cruelle en l’honneur du bienfaiteur d’une cité, ou lit ces mots : « Il nous a fait assister à un combat de vingt-quatre gladiateurs, sur lesquels douze ont été tués. Vous ne l’avez pas oublié, mes chers compatriotes ! » Je le crois bien : douze morts sur vingt-quatre combattans ! On n’est pas tous les jours à pareille fête. L’inscription nous vient d’une petite ville de la Campanie, mais le sentiment qu’elle exprime était celui de tout l’empire.

Les amphithéâtres ne servaient pas seulement aux combats de gladiateurs, on y donnait aussi des chasses où l’on mettait aux prises des animaux rares, soit entre eux, soit avec des hommes. Les spectacles de ce genre étaient fort anciens. On en donna un à Home, vers la fin de la république, à l’inauguration du théâtre de Pompée, qui obtint un grand succès. Cicéron, qui n’aimait guère les divertissemens de ce genre, en parle assez légèrement : « Quel plaisir, dit-il, les gens éclairés peuvent-ils trouver à voir déchirer par une bête vigoureuse un homme plus faible qu’elle, ou percer un bel animal d’un coup d’épieu ? » Les gens éclairés peut-être, mais ce n’était pas l’opinion de la foule, et elle y trouvait au contraire tant de plaisir qu’on lui en donnait très souvent le spectacle. Les chasses finirent par devenir presque inséparables des combats de gladiateurs. Sous l’empire, on en vint à d’incroyables folies. Dans des fêtes offertes au peuple romain, qui duraient plusieurs jours, on fit combattre jusqu’à 500 paires de gladiateurs entre eux et tuer plus de 1 000 bêtes. On les faisait venir à grands frais des contrées lointaines, et l’Afrique, pour sa part, en fournissait un très grand nombre. Les inscriptions nous apprennent que les bestiæ africanæ étaient fort estimées et payées très cher. Pour se les procurer on organisait de grandes battues qui, avec le temps, eurent pour résultat de les rendre beaucoup plus rares. L’éléphant même disparut entièrement, et il fallut désormais l’aller chercher jusqu’en Asie. Les lions dont on faisait des consommations énormes (Commode en une fois en fit tuer une centaine), la panthère, le léopard, s’enfoncèrent de plus en plus dans le désert, laissant à la culture et à la civilisation des pays dont ils étaient jusque-là les maîtres.

En même temps que les bêtes fauves, l’Afrique fournissait aussi les chasseurs. Quelques-uns devinrent célèbres par leur adresse et leur intrépidité. L’Anthologie nous a conservé le nom de l’un d’entre eux, le nègre Olympius, qui s’était fait une si grande réputation que, quand il mourut, les poètes africains se mirent en frais pour le chanter. L’un d’eux déclarait que la couleur de son visage ne devait lui porter aucun préjudice « puisqu’on apprécie beaucoup l’ébène, et que la sombre violette est l’ornement des prés verdoyans. » Un autre ; lui annonçait que « sa gloire ne devait pas mourir et que son nom serait éternellement répété dans Carthage. » Ce qui est beaucoup pour un chasseur nègre.

Soyons sûrs que l’amphithéâtre d’El-Djem a dû voir, du temps de sa gloire, beaucoup de ces grands massacres d’hommes et de ces tueries d’animaux. Pour qu’il nous apparaisse comme il devait être, il faut replacer, dans cette arène aujourd’hui comblée de décombres, des couples de gladiateurs qui combattent, ou le chasseur Olympius attaquant quelque lion du Sahara. Ici encore, un poète se chargera de nous rendre cet effort d’imagination plus facile. Ce poète s’appelle Calpurnius et vivait probablement du temps de Néron. Nous avons de lui des églogues imitées de Virgile ; dans l’une d’elles il nous représente le berger Corydon, qui vient d’assister à une représentation solennelle de l’amphithéâtre et raconte ses impressions à ses camarades. Après leur avoir dit comment il est entré par le portique du haut, qui est occupé par les pauvres gens et les femmes, il dépeint l’aspect de la foule, les richesses prodiguées pour orner le podium, c’est-à-dire le petit mur derrière lequel se tient le public, les inventions ingénieuses qu’on a imaginées pour empêcher les bêtes féroces de bondir sur les assistans. Il décrit ensuite les surprises du spectacle, l’arène qui semble se fendre et les grands arbres qui en sortent avec leur couronne de feuillage ; il montre comment cette forêt qui a surgi tout à coup du sol s’anime et se peuple, et les bêtes qui s’élancent de tous les côtés par des trappes qui s’entrouvrent : c’est le tigre, l’élan, le bison, la girafe ; ce sont les veaux marins qui se jettent sur les ours ; c’est l’hippopotame « hôte du fleuve qui, tous les ans, répand sur les campagnes l’abondance de ses eaux. » Devant ces merveilles, « le berger reste immobile et la bouche béante, » et il s’en retourne chez lui convaincu que c’est un Dieu qui, sous les traits du jeune empereur, a donné ces fêtes aux Romains.

Transportons la scène à El-Djem ; remplaçons notre berger de bucolique par quelque Libyen venu dans la ville romaine des pays situés au-delà de Capsa ou du lac Triton, et qui n’a rien vu que ses chotts et ses déserts de sable, nous comprendrons l’impression que lui causera ce merveilleux spectacle et l’idée qu’il va emporter dans son gourbi de la grandeur romaine.


VII

Je n’ai plus à parler que du théâtre, et il semble d’abord que rien ne soit plus facile. Ici, les documens abondent ; et, pour ne pas sortir du pays dont nous nous occupons en ce moment, l’épigraphie africaine, presque muette à propos de l’amphithéâtre et du cirque, nous parle très souvent des jeux scéniques. Malheureusement ce qu’elle nous en dit n’est pas toujours clair, et beaucoup de questions restent obscures. Nous allons voir que, si, en présence du théâtre de Dougga, nous cherchons à nous faire une idée nette des pièces qu’on y jouait, nous n’arriverons pas toujours à nous satisfaire.

Pour savoir ce qu’est devenu le théâtre romain sous l’empire, il est bon de remonter un peu plus haut. Au moment où finit la république, il traversait une crise grave. Ce n’est pas que le peuple en eût perdu le goût : il y avait toujours une foule énorme dans le vaste édifice que Pompée venait de faire bâtir près du Champ de Mars ; mais les pièces qu’on y représentait plaisaient moins qu’autrefois. La comédie, depuis Térence, n’avait plus produit d’œuvre importante. C’était le seul genre littéraire qui fût resté stationnaire, au milieu du progrès général. Quelques années auparavant, le directeur d’une troupe dramatique, reprenant une ancienne pièce de Plaute, disait au public, pour le rendre favorable à cette représentation, que « les gens sages doivent préférer le vin vieux au vin nouveau » ; ce qui est très vrai à table ; mais au théâtre le public demande toujours des pièces nouvelles. Voilà pourquoi il était tenté de délaisser cette comédie, qui ne se rajeunissait plus, et de faire un bon accueil au mime qui avait toutes les grâces de la nouveauté. La tragédie se défendait mieux ; elle allait produire une pièce que Quintilien regarde comme un chef-d’œuvre, le Thyeste de Varius. Cependant, à la même époque, elle a subi une sorte de décomposition, dont il faut bien dire un mot, car elle a eu des suites importantes et a donné naissance à des genres nouveaux.

Les Romains ne se sont jamais accommodés qu’à moitié du drame grec ; ils n’avaient pas l’esprit assez délié pour en apprécier toutes les délicatesses. Ils aimaient surtout la pompe, le spectacle, les éclats de passion, les grands effets dramatiques ; ils étaient moins sensibles à la poésie qu’à la danse et à la musique, qui sont des arts plus matériels. Dès le début, ils furent très frappés des monodies qui se trouvent chez les tragiques grecs ; ils leur donnèrent plus d’importance et en firent le canticum. On appelait cantica des tirades placées en certains endroits des pièces où l’action était plus animée, les passions plus vives, où les vers prenaient un accent lyrique, et qui par conséquent demandaient à l’acteur plus d’éclats de voix et des gestes plus expressifs. Les spectateurs étaient ravis de voir et d’entendre ce personnage qui criait et se démenait sur la scène, et ils lui faisaient souvent répéter sa tirade. Comme, à ce métier, il se fatiguait vite, on lui permit d’introduire dans la coulisse, près du joueur de flûte, un jeune chanteur, qui disait les paroles, en sorte que l’acteur n’avait plus qu’à faire les gestes. Le canticum ainsi dédoublé fit, pendant plus d’un siècle, la joie des Romains[13]. Mais un beau jour les trois acteurs se lassèrent de paraître ensemble et de concourir au succès de la même pièce. Chacun d’eux voulut sans doute fixer sur lui seul l’attention du public et accaparer ses applaudissemens. Ils finirent donc par se séparer. Le joueur de flûte se revêtit de vêtemens magnifiques, « traîna sa longue robe sur la scène, » et, comme nous dirions aujourd’hui, y donna des concerts. Des deux autres, le chanteur, quittant la coulisse, parut sur le théâtre et y chanta les paroles du canticum ; l’ancien acteur principal, abandonné de ceux qui l’avaient aidé, et les remplaçant tant bien que mal, continua à faire les gestes. On disait de l’un qu’il chantait la tragédie (cantare tragœdiam), et de l’autre qu’il la dansait (saltare tragœdiam)[14]. Le premier se trouva créer une sorte de draine lyrique, qui, par certains côtés, devait ressembler à notre opéra ; quant au second, au saltator, on verra qu’il donna naissance à la pantomime.

La vieille tragédie a-t-elle survécu à cette dissolution de ses parties ? Voilà une de ces questions dont je disais tout à l’heure qu’elle est loin d’être définitivement éclaircie. Ce n’est pas ici le lieu de la traiter ; contentons-nous de remarquer que, depuis Sénèque, qui travaillait pour les lectures publiques, il ne paraît pas s’être produit d’œuvre tragique nouvelle de quelque importance. Il est vrai qu’on pouvait reprendre les tragédies anciennes, mais ce ne devait être que par exception, et seulement sur les théâtres de Rome ; il n’est guère vraisemblable que les théâtres de province, et par exemple celui de Dougga, aient jamais vu représenter quelque ouvrage d’Attius ou de Varius. Un peut donc dire d’une manière générale que l’ancienne tragédie y fut remplacée par les genres nouveaux, qui, comme on vient de le montrer, étaient sortis du canticum, par la tragédie lyrique, c’est-à-dire le canticum chanté, qui fut la passion de l’empereur Néron et son triomphe, et surtout par la pantomime qui naquit du canticum dansé.

La pantomime romaine n’était pas, comme la nôtre, une action interprétée par toute une troupe de danseurs et de danseuses et accompagnée par un orchestre instrumental. Un seul acteur y paraissait sur la scène[15], l’ancien acteur principal de la tragédie. Il était assisté d’un chœur de chanteurs et de musiciens, qui probablement occupaient l’orchestre. Le chœur chantait le canticum, et l’acteur en traduisait les paroles par ses gestes. C’est ce qui est assez bien expliqué dans une petite pièce de l’Anthologie. « Le pantomime, y est-il dit, en arrivant sur la scène, salue le peuple, et lui annonce qu’il va parler avec la main. Aussitôt que le chœur se fait entendre, ce que les chanteurs expriment par la voix, il l’interprète par ses gestes ; il lutte, il joue, il aime, il s’emporte, il est calme, il s’agite ; il donne aux sentimens plus de clarté et de relief, il revêt tout d’une merveilleuse beauté, il parle avec tout son corps. Quel prodige qu’un art qui, pendant que la bouche reste muette, donne la parole à tous les membres ! » Outre le talent des acteurs, il y a d’autres raisons qui expliquent le succès prodigieux de la pantomime. Elle était, on vient de le voir, la traduction, par les gestes de la main et les attitudes du corps, d’un monologue passionné. Elle ne représentait donc pas une action entière, mais seulement certains momens de l’action, les plus vifs, les plus dramatiques[16]. Il s’ensuit qu’elle devait tenir l’attention des spectateurs toujours éveillée et exciter sans cesse chez eux des émotions violentes. C’est ce qui plaisait surtout à un public romain, et voilà pourquoi elle s’est maintenue au théâtre jusqu’à la fin de l’empire.

Pendant que la tragédie était remplacée par la pantomime, le mime héritait de la comédie. Un grammairien latin a défini le mime : « L’imitation des actions communes et des personnages vulgaires » ; et rien n’est plus juste que cette définition. Le mime est avant tout une imitation ; il a commencé sur les places publiques, où quelques saltimbanques amusaient : les oisifs en contrefaisant des types populaires. Quand du forum il a passé au théâtre, il a gardé ses anciennes habitudes ; il imite toujours, et d’une manière matérielle et grossière. Les pièces qu’on fait pour lui sont simples et courtes : point d’intrigue compliquée, quelques scènes prises dans la vie réelle, qui donnent aux acteurs l’occasion de montrer leur talent burlesque. Comme dans les parades de nos foires, les soufflets, les coups de poing et les coups de pied y tiennent une grande place. On avait même créé un personnage exprès pour les recevoir, c’était le jocrisse de la troupe, stupidus gregis. Nous avons conservé le souvenir de plusieurs de ces pièces. Dans lune, on mettait un voleur aux prises avec la police : c’est un sujet toujours populaire. Le voleur, qui s’appelait Lauréolus, jouait toute sorte de bons tours à ceux qui le poursuivaient ; mais comme il fallait à Rome que le dernier mot restât à l’autorité, on finissait par le prendre et le crucifier. Le Lauréolus se maintint longtemps à la scène. A l’époque de Domitien on imagina, pour en rafraîchir un peu l’intérêt, de substituer à l’acteur qui jouait le rôle principal un condamné qu’on mettait véritablement en croix ; ce dénouement en action paraît avoir amusé beaucoup le public. Un autre sujet de plaisanteries fort ordinaire chez les mimes, c’étaient les infortunes conjugales. Pendant longtemps le théâtre, respectant le mariage romain, n’avait pas osé montrer une matrone coupable ; mais on n’avait plus de ces scrupules, au temps d’Ovide. Il nous apprend que les auteurs de mimes mettaient volontiers sur la scène un amoureux aimable et bien vêtu, une femme rusée, qui fait croire ce qu’elle veut à un époux débonnaire, et que quand l’amant parvient à tromper le mari, tout le théâtre éclate en applaudissemens. Dans une de ces pièces, qui paraît avoir eu beaucoup de succès, le mari étant survenu fort mal à propos, l’amant était réduit à se cacher dans un coffre : c’est un sujet dont le théâtre moderne a souvent usé.

Ce qui donnait plus de piquant à ces scènes, c’est que, dans les mimes, les rôles féminins étaient tenus par des femmes. La tragédie et la comédie n’admettaient que des hommes. C’est donc par les mimes que les comédiennes ont fait leur entrée au théâtre. Dès le début elles s’y sont fait une place importante. On parlait beaucoup à Rome, du temps de César et d’Auguste, d’une jeune affranchie, qui s’était donné le nom charmant de Cythéris, et qui jouait les mimes en perfection. Elle fréquentait le meilleur monde et Cicéron raconte qu’il a dîné avec elle chez le chevalier romain Eutrapélus, qui l’avait mise à la mode. Elle fut plus tard la maîtresse de Cornélius Gallus, et le quitta brusquement pour suivre un officier qui allait faire la guerre en Germanie. C’est ce qui nous a valu cette charmante dixième églogue où Virgile essaie de consoler son ami désespéré. Il y avait aussi des comédiennes en province, qui jouaient des mimes et menaient à peu près la même vie que celles de Rome. Cicéron parle d’un de ses cliens auquel on reprochait d’en avoir enlevé une à Atina et il se contente de dire, pour le défendre, « que c’est une licence qu’on passe aux jeunes gens, surtout dans les petites villes. »

Voilà, en quelques mots, ce qu’on nous dit du théâtre pendant l’empire. Ce n’est pas, à beaucoup près, tout ce que nous souhaiterions en savoir. Pour connaître exactement ce qu’était une pantomime, nous voudrions posséder le texte des paroles que chantait le chœur et quelques renseignemens plus complets sur les gestes de l’histrion ; nous voudrions pouvoir lire, dans son intégrité, un de ces mimes qu’on jouait avec tant de succès à Rome et que des troupes de comédiens et de comédiennes transportaient dans les provinces. Nous voudrions enfin que quelque écrivain du temps, un Pétrone ou un Apulée, eût imaginé de composer un roman, à la façon de celui de Scarron, qui nous montrât une de ces troupes, ou, comme on disait, un de ces collèges d’acteurs (collegium scænicorum) et le fît revivre pour nous. Tout ce que nous en savons, c’est qu’ils parcouraient certaines régions de l’empire, quelquefois en compagnie d’un artiste célèbre de Rome, qui, selon l’expression usitée, faisait des tournées[17] ; que les actrices ne se piquaient pas d’une vertu farouche ; que les acteurs, surtout les chefs de la troupe, paraissent avoir été très vaniteux, et qu’ils s’appelaient eux-mêmes couramment ou se laissaient appeler les premiers comédiens de leur époque, archimimus temporis sui primus.

Quand nous disons que le mime et la pantomime se sont maintenus au théâtre pendant plus de quatre siècles, il faut s’entendre. Soyons sûrs qu’ils n’ont joui d’un si long succès auprès de spectateurs avides de nouveautés qu’à la condition de se modifier souvent. Il leur a fallu se rajeunir, se renouveler par des altérations, des combinaisons, des variations de forme ou de fond, de sorte que, tout en conservant leur nom, ils ont dû devenir plus d’une fois des genres nouveaux. Ajoutons que, s’ils étaient les maîtres du théâtre, ils ne l’ont pas pourtant accaparé pour eux seuls, qu’il a dû s’y produire de temps en temps de ces tragédies lyriques, dont j’ai parlé plus haut, quoiqu’elles semblent avoir moins bien réussi dans les provinces qu’à Rome, qu’on y exécutait des concerts de musique, qu’on y assistait à des concours de poésie, puisque saint Augustin nous dit qu’il songea quelque temps à y disputer le prix, qu’on y donnait aussi des conférences, comme celles qui rendirent le nom d’Apulée si célèbre. Pour rendre ces spectacles agréables à la foule et en rajeunir l’intérêt, on avait recours encore à d’autres moyens. Dans les inscriptions africaines où l’on parle des jeux scéniques, on dit souvent qu’ils ont été accompagnés de ce qu’on appelle des missilia. Voici ce qu’on entend par ce mot : il était assez dans l’usage, à la fin des jeux publics, de laisser prendre à qui voulait ce qui n’avait pas servi, par exemple, dans les chasses, les bêtes qui avaient survécu ; — on ne voulait pas avoir l’air de faire des économies sur les plaisirs populaires. — Bientôt on ajouta à ces épaves quelques dons particuliers qu’on mettait à la disposition de tout le monde ; Sénèque dit qu’on s’étouffait pour s’en emparer, que c’était une bataille véritable, et que les gens sages avaient grand soin de sortir avant qu’elle ne commençât. Sous Domitien, ce fut bien autre chose : les poètes du temps nous parlent de fruits de toute sorte, dattes, pommes et noix, de victuailles, de pâtisseries, de pièces de monnaie, frappées pour ces circonstances[18], qu’on lance de haut, et qui « tombent comme une grêle sur les gradins où le peuple est assis, » puis de nuées d’oiseaux rares « qui semblent descendre du ciel et obscurcissent le jour. » Ils nous disent que les mains ne suffisent pas à les tenir, et que chacun les entasse dans les plis de sa tunique. Mais comme l’empereur s’aperçut que c’étaient les pauvres gens, c’est-à-dire les plus audacieux, ceux qui craignent le moins de se jeter dans les cohues, qui finissaient par tout emporter, il fit distribuer aux autres, c’est-à-dire aux chevaliers et aux sénateurs, des billets (tesseras) qui donnaient droit à des distributions particulières. — C’est le commencement de nos tombolas.

Est-ce à ces inventions ingénieuses que les jeux de la scène ont dû cette fortune de ne jamais lasser l’attention publique ? Toujours est-il qu’ils paraissent avoir été jusqu’à la fin le divertissement préféré des Africains. C’est au moins celui dont la mention revient le plus souvent dans leurs inscriptions. Une fois même, il est dit formellement que le peuple les a réclamés, et qu’ils ont été donnés à sa demande, expostulante populo.

Je ne veux pas pousser plus loin cette étude, quoiqu’elle soit loin d’être achevée. Il resterait à montrer comment ce goût qu’on éprouvait pour les jeux publics résista aux désastres de l’empire, aux calamités de toute sorte dont il fut atteint aux IIIe et IVe siècles, et, ce qui est plus surprenant, aux attaques violentes des chefs de l’Eglise. Le christianisme, vainqueur de tout le reste, fut vaincu dans la lutte qu’il entreprit contre eux. Malgré la domination qu’il exerçait sur les âmes, il ne parvint pas, en dépit de tous ses efforts, à détacher ses fidèles des théâtres et des cirques. Il faudrait surtout faire voir comment cette passion s’est répandue dans le monde entier, aussi bien chez les gens instruits que parmi la populace grossière, comment des nations barbares, divisées sur tout le reste, se sont réunies dans la fréquentation des mêmes spectacles, et y ont puisé des idées communes ; en sorte que ce qui semblait ne devoir être qu’un divertissement futile est devenu l’un des élémens les plus puissans de l’unité romaine. Ce sont là de grands résultats et qui me justifient d’avoir essayé de répondre à la question que se posaient nos compagnons de voyage, en présence du théâtre de Dougga et de l’amphithéâtre d’El-Djem.


GASTON BOISSIER.

  1. Voyez la Revue des 15 janvier, 15 février, 1er avril, 1er juillet, 15 août et 15 novembre 1894.
  2. L’inscription bilingue de Dougga est aujourd’hui au British Museum.
  3. Je ne dis rien des aqueducs, quoiqu’en Afrique ce fût un des plus grands soucis des Romains de fournir leurs villes d’une eau abondante et pure. Il en reste un à Dougga, dont les débris sont encore visibles dans la plaine.
  4. Selon M. Carton, elle mesure plus de 3 mètres de profondeur.
  5. M. Carton leur attribue une hauteur de 1m, 80.
  6. Le grand axe du Colisée mesure 188 mètres, et le petit 156 ; à El-Djem, selon Coste, le grand axe aurait 149 mètres et l’autre 124.
  7. Auguste, indigné qu’un sénateur n’eût pas pu trouver de place dans des jeux célébrés à Puteoli, ordonna que désormais, dans tous les spectacles, le premier banc serait réservé pour les membres du Sénat de Rome qui seraient en voyage. Mais, après lui, il n’est plus question de cet usage.
  8. Ce sujet a été traité avec un grand intérêt et une remarquable sûreté d’érudition par L. Friedlaender, dans son livre intitulé : Sittengeschichte Roms. (Voyez tome II de la traduction française.) Je renvoie à cet ouvrage tous ceux qui voudraient -connaître à fond un sujet que je ne pourrai qu’effleurer.
  9. « Singulier nom, pour un cheval de course », dit M. Héron de Villefosse.
  10. Tu ludos spectas, ego te ; spectemus uterque
    Quod juvat.
  11. Suspicor ex istis et cetera posse placere.
  12. Déjà les corporations romaines (collegia) possédaient des drapeaux que l’on portait dans toutes les fêtes publiques.
  13. Nous nous demandons comment les Romains pouvaient supporter cette sorte d’interruption dans le jeu de l’acteur, qui cessait tout d’un coup de parler pour ne plus faire que les gestes. Mais n’est-il pas aussi étrange de voir, dans notre opéra-comique, un personnage, qui jusque-là a parlé comme tout le monde, se mettre subitement à chanter ? personne, pourtant, n’en est surpris et ne songe même à s’en étonner.
  14. Il ne faut pas oublier que la danse des anciens ne consistait pas, comme la nôtre, en une simple agitation des pieds. Ils appelaient saltatio un ensemble de mouvemens et d’attitudes de toutes les parties du corps, et l’on peut dire qu’ils dansaient moins avec les pieds qu’avec les bras.
  15. Ou, s’il en paraissait d’autres, c’étaient des comparses sans importance, qui ne restaient qu’un moment sur la scène.
  16. Nous savons, par exemple, par les titres que portaient ces sortes de pièces, qu’on n’y jouait pas un Œdipe, un Oreste, un Hercule, mais seulement Œdipe aveugle, ou Oreste meurtrier de sa mère, ou Hercule furieux ; c’est-à-dire les plaintes d’Œdipe, quand il vient de s’arracher les yeux, ou d’Oreste après la mort de Clytemnestre, ou enfin la colère d’Hercule quand il va tuer sa femme et ses enfans.
  17. A Pompéi, à la suite d’une énumération de divertissemens donnés au peuple, on ajoute qu’avec toutes sortes de pantomimes on avait Pylade : ce Pylade n’était pas l’inventeur de la pantomime, qui vivait sous Auguste, mais probablement quelqu’un de ses successeurs auquel on avait donné son nom, ce qui s’est fait très souvent.
  18. Martial appelle ces monnaies lasciva nomismata, et nous en possédons en effet quelques-unes qui portent au revers des images plus que légères. On peut voir à quel usage Friedlaender suppose qu’elles devaient servir. (Martial, édit. L. Friedlaender, VIII, 78.)