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Promenades archéologiques/01

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Promenades archéologiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 20 (p. 765-792).
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PROMENADES ARCHÉOLOGIQUES

LES FOUILLES DE L’ESQUILIN ET DU FORUM DE ROME.


I.

J’ai souvent entendu dire qu’il est dangereux de revoir après une longue absence les personnes ou les lieux qu’on a beaucoup aimés. On les retrouve rarement comme on se souvenait de les avoir vus : le charme s’envole avec les années, les goûts et les idées changent, la faculté d’admirer s’affaiblit ; on court le risque de rester froid devant ce qui transportait quand on était jeune, et il se peut qu’au lieu d’un plaisir qu’on cherchait on ne trouve plus qu’un mécompte. Ce désenchantement est d’autant plus funeste qu’il s’étend d’ordinaire du présent au passé; quoi qu’on fasse, il finit par atteindre nos impressions anciennes, et gâte ces provisions de souvenirs qu’il faut garder fidèlement dans son cœur pour la fin de la vie.

C’est à ce péril que s’expose un voyageur qui n’a pas vu Rome depuis une dizaine d’années et qui se décide à y revenir. Que de choses se sont passées en ces dix ans! Rome a changé de maîtres; la vieille ville des papes est devenue la capitale du royaume italien. Comment s’est-elle accommodée de ce changement? Quel effet produit sur elle ce régime nouveau, si différent de l’ancien? N’y a-t-elle rien perdu, et va-t-on la retrouver comme elle était quand on l’a quittée? Voilà la première question qu’on se pose lorsqu’on revient à Rome. Il est difficile de n’en pas être préoccupé, et, à peine le chemin de fer vous a-t-il débarqués sur cette immense place des Thermes de Dioclétien, si calme autrefois, si agitée, si bruyante aujourd’hui, qu’on ne peut s’empêcher de regarder de tous les côtés avec une curiosité inquiète. La première impression, il faut l’avouer, n’est pas très favorable. Au sortir de la gare, on traverse un quartier neuf qui a le tort de ressembler à tous les quartiers neufs du monde. — Rome serait-elle donc menacée de devenir une ville comme une autre ! — On y trouve de ces maisons d’une élégance banale, qu’on a vues partout; on côtoie un immense édifice, sorte de caserne sans caractère, sans style, destiné à devenir le ministère des finances, et qui fait un piteux effet auprès des grands palais du XVIe siècle; on traverse des rues larges et droites qu’inonde un soleil brûlant, et l’on se souvient que déjà du temps de Néron, quand il rebâtit la vieille ville sur un plus vaste plan, les badauds admiraient beaucoup la magnificence des nouvelles constructions, mais les gens sages ne pouvaient s’empêcher de regretter ces anciennes rues étroites et tortueuses où l’on trouvait toujours tant d’ombre et de frais. Ce début n’est guère encourageant, et le reste semble d’abord y répondre. Quand on descend du Quirinal au Corso, on trouve encore bien des changemens dont on est frappé. Le Corso, avec les rues qui le traversent, depuis la place de Venise jusqu’à celle du Peuple, a toujours été l’endroit le plus animé de la ville; il me semble qu’il est devenu plus animé encore, et que la population n’en est plus tout à fait la même. Les prêtres, les moines surtout, y sont plus rares, et ceux qui restent ne paraissent pas avoir le regard aussi assuré et la contenance aussi fière : évidemment ils ne se sentent plus les maîtres. Parmi les gens qui les ont remplacés, on est fort surpris d’en voir beaucoup qui marchent vite et qui semblent avoir quelque chose à faire, ce qui ne se voyait guère autrefois. Aussi n’appartiennent-ils pas à l’ancienne population romaine : ce sont en général des employés de ministère, des commis d’administration, tous venus du dehors, et qui apportent ici des habitudes nouvelles. A l’heure même où, suivant l’ancien proverbe, on ne voyait que des chiens ou des Anglais dans les rues, on les rencontre actifs, affairés, heurtant du coude ceux qui sont sur leur route, au grand ébahissement des vieux Romains, qui ne peuvent pas comprendre qu’on sorte à l’heure de la sieste et qu’on se presse lorsqu’il fait chaud. Quand le soir est venu, le mouvement redouble. Il y a un moment, vers six heures, où la rue appartient aux marchands de journaux. Ils vous assourdissent de leurs cris, ils vous interpellent, ils vous poursuivent. Les journaux abondent à Rome; il y en a de tout format, de toute nuance, beaucoup plus de violens que de modérés, selon l’usage, qui sollicitent les cliens par la modicité de leur prix et la vivacité de leur polémique. Que nous sommes loin du temps où l’on ne lisait que ce bon Giornale di Roma, si soigneusement expurgé par la police, si ami des gouvernemens légitimes, et qui ne savait jamais les révolutions que plusieurs semaines après qu’elles s’étaient accomplies! Faut-il donc croire que ce peuple sceptique et railleur, accoutumé et indifférent à tout, qui ne s’étonnait et ne s’indignait de rien, qui répondait aux emportés de tous les partis par un che volete? ou un chi lo sa? soit devenu tout d’un coup enragé de politique? C’est un changement qu’on a grand’peine à comprendre. On ne revient pas de sa surprise lorsqu’on voit que les enseignes elles-mêmes contiennent des professions de foi, et que les coiffeurs s’intitulent pompeusement parruchiere nazionale, lorsqu’on lit les réclames électorales et les boursouflures démocratiques qui couvrent les murailles. Voilà certes de grandes nouveautés et qui risquent fort de n’être pas du goût de tout le monde. On ne peut s’empêcher de se demander ce qu’en penseront et ce qu’en diront ces admirateurs jaloux que Rome a possédés de tout temps, qui veulent qu’elle reste comme elle est, qui disent qu’on la gâte quand on y change la moindre chose, et qui criaient déjà que tout était perdu dès qu’un magistrat trop zélé s’avisait d’y faire un peu mieux balayer les rues ou d’y allumer sournoisement quelques réverbères.

Empressons-nous pourtant de les rassurer ; tout n’est pas aussi perdu qu’ils peuvent le croire, et le changement est plus à la surface qu’au fond. Les quartiers populaires ont conservé presque partout leur ancien aspect. Si, par exemple, après avoir parcouru le Corso, on poursuit sa promenade au-delà de la place de Venise, à travers les rues escarpées qui mènent au Forum, on retrouve tout à fait l’ancienne Rome. Ce sont bien les mêmes maisons qu’on a vues autrefois, aussi vieilles et aussi sales. Les madones sont restées à leur place, au-dessus de la porte d’entrée, et l’on n’a pas cessé d’allumer pieusement devant elles une lanterne tous les soirs. Si par hasard on lève un peu plus haut les yeux, vers les larges fenêtres sans rideaux, on est sûr d’y trouver assez de loques étendues pour contenter les amis les plus exigeans du pittoresque et de la couleur locale. Les cabarets, qui ressemblent à des caves, avec leurs grandes portes ouvertes, contiennent toujours ces joueurs nonchalamment accoudés sur la table, auprès d’un fiasque d’Orviète, et tenant des cartes grasses à la main. Quant aux osterie qui longent la rue, je ne crois pas qu’elles aient beaucoup changé d’apparence depuis l’empire romain, et je songe en les voyant à ces unctœ popinœ dont l’odeur réjouissante causait tant de plaisir à l’esclave d’Horace.

Nous voici donc déjà, avec un peu de complaisance, en pleine antiquité. Si nous voulons que l’illusion soit encore plus complète, s’il nous plait d’avoir un moment ce qu’on pourrait appeler la sensation véritable de Rome, celle que nos pères ont éprouvée en la visitant, celle qu’ont décrite Chateaubriand et Goethe, allons un peu plus loin, au-delà des maisons et de l’enceinte : pour être sûr de la mieux comprendre, il n’est pas mauvais d’en sortir. Passons, si vous le voulez, par la porte Pia et suivons la vieille voie Nomentane. Après avoir salué en passant la basilique de Sainte-Agnès et le temple rond qui servit de sépulture à la sœur de Constantin, on arrive au Teverone, qu’on passe sur un pont très original qui porte encore des constructions du moyen âge. Quelques pas plus loin, à droite, s’élève une colline d’une étendue et d’une hauteur médiocres; il faut la gravir avec respect, car elle porte un grand nom dans l’histoire : c’est le Mont-Sacré. La démocratie a remporté là, il y a plus de deux mille ans, l’une de ses premières victoires, et pour l’obtenir elle a usé d’un moyen dont elle se sert encore très volontiers, la grève. Un beau jour, l’armée romaine, c’est-à-dire toute la population valide, quittant les campemens où les consuls s’obstinaient à la retenir, vint s’établir sur cette montagne, décidée à y rester tant qu’on refuserait d’accepter ses conditions. Il lui suffit d’attendre pour vaincre. L’aristocratie, effrayée de sa solitude, se lassa de résister, et elle permit au peuple d’instituer le tribunat. Que de souvenirs se pressent à l’esprit du haut de cette colline! Cette immense plaine ondulée qu’embrasse le regard est celle où, suivant l’expression d’un historien, les Romains firent l’apprentissage de la conquête du monde. Tous les ans, il leur fallait combattre les petits peuples énergiques qui l’habitaient, et l’on s’y livrait des batailles furieuses pour la possession d’une bicoque ou le ravage d’un champ de blé. C’est là que, dans une lutte de plusieurs siècles, ils prirent l’expérience de la guerre, l’habitude d’obéir et le talent de commander. Quand ils franchirent ces montagnes qui encadrent de tous côtés l’horizon pour se répandre sur le reste de l’Italie, leur éducation était faite; ils possédaient déjà les vertus qui les rendirent capables de tout conquérir. Depuis lors, que d’événemens glorieux ! que de fois ces grands chemins, dont on suit encore la direction à la ligne de tombeaux qui les bordent, ont vu revenir les légions triomphantes! que de noms illustres rappellent à la mémoire ces fragmens d’aqueducs, ces débris de monumens qui couvrent la plaine ! — Et nous avons ici l’avantage qu’une fois ces grands souvenirs ranimés, rien n’en peut distraire. Dans les pays fertiles, habités, pleins d’agitation et de mouvement, le présent nous arrache sans cesse au passé. Comment continuer à rêver et à méditer, quand le spectacle de l’activité humaine sollicite à chaque instant notre attention, quand les bruits de la vie arrivent de tous côtés à notre oreille? Ici, au contraire, tout est silence et recueillement. Aussi loin que l’œil peut s’étendre, il n’aperçoit qu’une plaine nue, couverte à peine d’un maigre gazon, sans arbres que quelques pins parasols disséminés, sans maisons que quelques auberges pour les chasseurs. Le paysage ne frappe que par son ensemble ; c’est une monotonie, ou plutôt une harmonie générale, où tout se fond et se mêle. Rien n’attire à soi l’attention, aucun détail ne ressort et ne détonne. Je ne connais pas de lieu au monde où l’on se laisse plus entraîner à ses pensées, où l’on échappe mieux à son temps, où, selon la belle expression de Tite-Live, il soit plus aisé à l’âme de se faire antique et de devenir contemporaine des monumens qu’elle contemple. Ce précieux avantage, la campagne romaine l’a tout à fait gardé, et il est difficile de prévoir quand elle pourra le perdre. On fait beaucoup de projets pour l’assainir et la peupler, mais la mort est entrée si profondément dans ce sol épuisé qu’il est probable qu’elle ne sera pas dépossédée sans peine. En attendant, jouissons du privilège que ce pays conserve de nous mettre mieux qu’aucun autre en communication avec le passé. Quelque effort que fasse Rome pour s’orner et s’embellir, pour se mettre à la mode du jour, c’est l’antiquité qu’on y va surtout chercher, et, grâce à Dieu, on l’y trouve encore. Avec ces grandes ruines qui l’encombrent et ce désert qui l’entoure, elle n’a pas pu et ne pourra pas de longtemps se donner un air aussi moderne qu’elle le voudrait. Il est heureux pour elle et pour nous qu’elle y ait si peu réussi, car on peut lui appliquer ce que disait un poète de la renaissance de la Nuit de Michel-Ange : « C’est par sa mort même qu’elle est vivante, perch’ e morta, ha vita ! »


II.

Tout invite du reste les gens qui visitent Rome aujourd’hui à s’occuper de préférence de l’antiquité : c’est l’antiquité qui semble avoir le plus profité jusqu’ici des événemens de 1870. Le nouveau gouvernement devait beaucoup aux souvenirs anciens ; pour affirmer que Rome méritait d’être libre et de disposer d’elle-même, que l’Italie avait le droit de la réclamer pour sa capitale, on s’appuyait volontiers sur l’histoire de la république et de l’empire, on parlait sans cesse du sénat, du Forum, du Capitole, et les revendications nouvelles gagnaient beaucoup à être protégées par ces grands noms. C’était une dette que le gouvernement italien avait contractée envers le passé et qu’il se mit en mesure de payer aussitôt qu’il fut installé à Rome. Dès le 8 novembre 1870, un décret du lieutenant du roi instituait une surintendance des fouilles pour la ville et la province, et en chargeait l’habile explorateur du Palatin, M. Pietro Rosa. Huit jours plus tard, les travaux du Forum commençaient. En même temps on fouillait aux thermes de Caracalla, aux jardins Farnèse, à la villa d’Hadrien, à Ostie, un peu partout : c’était une ardeur de curiosité, une passion de recherches comme on n’en avait pas vu depuis longtemps et que récompensaient les plus brillantes découvertes. Malheureusement tout s’est bien ralenti, après quelques années. Le mauvais état des finances italiennes a forcé le gouvernement d’être moins libéral qu’il ne l’aurait fallu; il est aussi arrivé que les archéologues, genus irritabile, ne se sont pas bien entendus ensemble, et l’on a perdu en querelles un temps qui pouvait être mieux employé. Quelques mécomptes, survenus pendant qu’on cherchait le sol antique du Colisée, amenèrent de très vives réclamations; l’opinion publique s’émut, et le gouvernement, après avoir consulté une commission municipale composée des plus grands archéologues de Rome, MM. de Rossi, Visconti, Lanciani, etc., et à laquelle on avait adjoint pour la circonstance quelques savans étrangers, comme MM. Henzen et Gregorovius, prit le parti d’interrompre les travaux. C’est alors que le dernier ministre de l’instruction publique, M. Bonghi, qui voulait mettre fin à tous ces tiraillemens et donner aux recherches plus d’unité, décida de créer une direction générale des fouilles et des antiquités pour tout le royaume et d’en charger M. Fiorelli.

Malgré ces quelques mésaventures de détail, on peut dire que les travaux entrepris à Rome dans ces dernières années ont eu les meilleurs résultats. Ce qui en explique le succès, c’est qu’en général ils ont été conduits avec méthode et dans un esprit scientifique. Ce mérite a été jusqu’à nos jours assez rare. Il y a eu certes avant nous de très habiles archéologues, mais l’archéologie date d’hier. Les princes qui depuis la renaissance ont fait fouiller le sol des villes antiques y cherchaient uniquement des statues, des curiosités, des objets d’art, pour décorer leurs palais; le reste leur importait peu. S’ils rencontraient par bonne fortune quelque grand édifice souterrain, ils en enlevaient en toute hâte tout ce qui pouvait s’emporter, les peintures des voûtes, les mosaïques des pavés, les marbres des murailles. Ils achevaient de le saccager et s’empressaient ensuite d’en faire recouvrir les débris. Il y a donc beaucoup à rabattre des éloges qu’on accorde à ces prétendus amis de l’antiquité; ils ont moins conservé qu’ils n’ont détruit, et il est difficile d’évaluer au prix de quelles ruines irréparables se sont formés ces musées qui leur ont valu tant de gloire. Il convient d’autant plus de protester contre ces procédés barbares que même aujourd’hui tout le monde n’y a pas encore renoncé. On raconte à Rome qu’ils sont pratiqués tous les jours dans les fouilles faites à Porto, et qu’on se contente d’y recueillir tout ce qui peut accroître les riches collections d’un grand seigneur. On dit tout haut que, les ouvriers ayant trouvé sous leurs pioches les ruines d’un palais magnifique, tout a été dévasté et enterré, sans même qu’on permît d’en lever le plan. Assurément les statues, les peintures, les mosaïques ont un grand prix, mais si l’on est curieux des objets d’art de toute nature qui se trouvent dans les ruines des monumens antiques, n’est-il pas naturel qu’on le soit encore plus de ces monumens eux-mêmes qu’ils devaient embellir et dont ils n’étaient après tout qu’un accessoire? Même quand il n’en reste que les fondemens et les premières assises, que de souvenirs ne réveillent pas ces débris ! que de renseignemens précieux ne peuvent-ils pas fournir ! quel plaisir pour l’esprit de relever l’édifice, d’en refaire tous les ornemens avec les peintures effacées, les fûts de colonnes, les morceaux de mosaïques qui en restent, d’essayer enfin par l’imagination de le revoir comme il était aux plus beaux temps de son existence ! Dans les quartiers populaires eux-mêmes, où l’on découvre moins d’objets précieux, quels services ne rend-on pas à l’histoire en recueillant tout ce qui concerne la vie commune, en retrouvant le plan des maisons, la direction des rues, la situation des places publiques où se sont passés tant de graves événemens, en refaisant en un mot la topographie de l’ancienne Rome.

Si c’est là ce qu’on cherche dans les fouilles qu’on entreprend, on peut affirmer qu’à Rome, pour peu que les travaux soient bien conduits, ils ne seront jamais stériles. En quelque lieu que les ouvriers mettent la pioche, ils trouveront au-dessous du sol actuel les restes des quartiers antiques. Sous les maisons d’aujourd’hui, plusieurs villes dorment ensevelies, et les monumens modernes s’élèvent au-dessus de deux ou trois étages de ruines. Tout le monde sait ce qui est arrivé dans les fouilles qui ont été faites il y a quelques années à Saint-Clément, mais il est bon de le rappeler pour montrer par un éclatant exemple à quelles bonnes fortunes on peut s’attendre quand on creuse le sol de Rome. Saint-Clément est une admirable basilique du XIIe siècle qui contient de belles fresques de Masaccio. Pendant qu’on y exécutait quelques travaux, il arriva qu’on mit au jour sous la basilique actuelle une église plus ancienne, avec des peintures curieuses et des colonnes de marbre et de granit; elle remontait au temps de Constantin et avait servi pendant sept siècles, jusqu’au sac de Rome par Robert Guiscard. Encouragé par ce succès, on fouilla plus profondément, et l’on ne tarda pas à trouver sous l’église primitive un sanctuaire de Mithra et quelques pièces d’une maison romaine des premiers siècles de l’empire. Puis, en descendant plus bas encore, on découvrit des constructions en tuf qui sont certainement des premières années de la république, et peut-être même du temps des rois. C’est donc une succession de monumens de toutes les époques, et l’on peut se donner, en descendant quelques marches, le spectacle de toute l’histoire de Rome, depuis sa fondation jusqu’à la renaissance. Ce n’est pas là tout à fait une exception; je crois qu’il n’est pas téméraire d’espérer que ce qui s’est passé à Saint-Clément se reproduira plus d’une fois encore, et voici la raison qui me le fait croire. Rome, comme toutes les grandes capitales, a été plusieurs fois rebâtie dans le cours de sa longue existence, mais la façon dont les Romains s’y prenaient pour renouveler et rajeunir leur ville était moins fatale que la nôtre aux vieux débris du passé. Aujourd’hui on les démolit; on se contentait alors de les enterrer. Nous tenons avant tout à faire des avenues droites, et, pour rendre la circulation plus facile aux innombrables voitures qui parcourent nos rues, nous aplanissons les hauteurs, nous supprimons les collines. On peut donc dire que le sol de Paris se creuse sans cesse; celui de Rome au contraire s’élevait toujours. Les grands seigneurs romains qui voulaient égayer leurs yeux par une vue plus étendue, ou qui cherchaient simplement à jouir d’un air plus pur sous ce climat empesté, avaient coutume de bâtir leurs maisons sur des substructions immenses. De même, quand on voulait faire un quartier neuf, on commençait par combler l’ancien avec des terres rapportées et l’on construisait par-dessus. Il est donc à peu près certain que, si l’on enlève ces terres, on retrouvera le sol primitif et les restes des constructions antiques.

Mais sera-t-il possible de se reconnaître parmi ces ruines? C’est ce qu’il importe avant tout de savoir : il est clair qu’on ne pourra tirer quelque profit pour l’histoire de ces décombres amoncelés, de ces fondations de maisons, de ces pavés de temples ou de rues, que si l’on peut dire à quel quartier ils appartenaient, de quel ensemble de monumens ils faisaient partie. Peut-on espérer sérieusement d’y réussir? Les sceptiques en doutent beaucoup; ils se permettent même de railler les archéologues, qui ont la prétention de ne rien ignorer et qui n’hésitent pas à donner des noms aux moindres masures qu’ils rencontrent. Je crois, malgré ces railleries, que les archéologues ont raison. Les renseignemens abondent sur l’ancienne Rome : les orateurs et les historiens sont prodigues de détails au sujet des lieux où se sont passés les événemens qu’ils rapportent. Les poètes, surtout ceux qui, comme Horace, nous racontent volontiers leur vie, sont amenés à parler souvent des quartiers où ils aimaient à vivre. Ce qu’ils nous disent de ces divers quartiers et des monumens qu’ils contenaient nous fournit déjà des indications précieuses; mais nous avons des moyens encore plus sûrs d’arriver à les bien connaître. Aujourd’hui un voyageur qui veut se diriger dans une ville étrangère se sert d’une carte et d’un guide, il y avait aussi des cartes et des guides du voyageur chez les Romains. Un peuple à la fois si curieux et si positif, qui était forcé de courir le monde et qui avait besoin de le connaître pour pouvoir le gouverner, ne pouvait pas ignorer l’utilité des cartes géographiques, il s’en servait sans cesse, et les employait même à décorer les édifices publics : on aimait à les peindre ou à les graver le long des murailles des temples ou sous les beaux portiques qui servaient de promenades aux oisifs. Parmi ces cartes, les plans de Rome, comme on pense, ne manquaient pas. Nous en avons précisément retrouvé un, de proportions colossales, qui remonte au temps de Septime-Sévère. Il était gravé sur des plaques de marbre de Luna, attachées au mur par des crampons de fer, et devait couvrir, quand il était entier, une surface de 300 mètres carrés. Ce qui en reste a été soigneusement recueilli et encastré dans la muraille de l’escalier du Capitole[1]. On peut prendre quelque idée, en le regardant, de ce qu’était Rome au IIe siècle : les rues y paraissent étroites et peu régulières, quoiqu’elles eussent été singulièrement élargies et rectifiées après l’incendie de Néron. Les théâtres, les thermes, les basiliques, tous les monumens publics y sont retracés à leur place, et souvent indiqués par une légende; les maisons particulières elles-mêmes semblent dessinées avec exactitude, et l’artiste a tenu à reproduire les portiques dont elles étaient souvent ornées le long de la rue pour la commodité des promeneurs. Je n’ai pas besoin d’insister sur les services que ce plan peut rendre à ceux qui étudient la topographie de Rome : les guides du voyageur ne sont pas moins utiles. Il y en avait assurément, et en grand nombre, dans une ville où affluait le monde entier. Ceux que nous avons conservés appartiennent tous aux derniers siècles de l’empire : ce sont en général des itinéraires, comme il s’en trouve dans les guides d’aujourd’hui, où l’on conduit le voyageur d’une extrémité de Rome à l’autre en lui nommant tous les édifices qu’il doit rencontrer sur son chemin. Les anciennes rédactions de ces itinéraires sont courtes et sèches; mais dans les plus récentes on éprouve le besoin d’intéresser le lecteur, et on lui raconte une foule de légendes merveilleuses, pour qu’il prenne plus de plaisir aux curiosités qu’on lui montre. Après douze ou quinze cents ans, ils peuvent nous rendre à peu près les mêmes services qu’ils rendaient aux voyageurs du bas-empire ou du moyen âge : ils nous aident à nous diriger dans ce dédale de rues tortueuses, et parmi ces ruines de monumens détruits et souvent méconnaissables. Avec ces ressources de nature diverse, ces renseignemens fournis par les auteurs anciens, ces plans et ces guides, la topographie de la vieille Rome devient, je crois, facile à refaire, et l’on n’a plus à craindre de ne trouver dans ce sol qu’on fouille que des énigmes indéchiffrables.

Rien ne le démontre avec plus d’évidence, rien n’est plus propre à encourager les archéologues dans leurs espérances et dans leurs efforts que les découvertes qu’on a faites depuis quelques années sur le mont Esquilin. Le succès de ces fouilles a été d’autant plus remarquable que l’entreprise n’avait rien de scientifique : il s’agissait simplement de construire un quartier neuf; mais à Rome il n’est pas possible de remuer les terres, de creuser à quelque profondeur les fondemens des maisons sans tomber sur quelque antiquité. C’est ce qui est arrivé cette fois encore, et la science s’est trouvée profiter des travaux qui n’avaient pas été entrepris pour elle[2].

L’Esquilin n’est pourtant pas une des montagnes qui ont tenu le plus de place dans l’histoire de Rome. C’était, vers la fin de la république, un endroit désert et de mauvais renom. On y faisait ordinairement les exécutions capitales; les hommes libres y étaient décapités sur un billot, les esclaves attachés au gibet ou mis en croix. Les cadavres de ces malheureux, quand personne ne venait les réclamer, restaient sur le lieu du supplice jusqu’à ce que les oiseaux de proie les eussent dévorés; aussi les vautours de l’Esquilin avaient-ils à Rome une réputation sinistre. Les environs servaient de cimetière pour les pauvres gens de la ville ; c’est là qu’au milieu de tombes misérables se trouvaient les fameux puticuli ou pourrissoirs, sorte de sépulture publique où l’on jetait les gens qui n’avaient pas laissé de quoi se faire enterrer à leurs frais. L’aspect de ces lieux changea tout à fait sous Auguste. Mécène, qui voyait avec regret un des quartiers les plus salubres de Rome rester inhabité, résolut d’y ramener la vie. Il acheta à vil prix ces terrains abandonnés, y planta des jardins magnifiques, les Mœceniani horti, si célèbres dans l’antiquité, au milieu desquels il se fit construire un palais. Cette charmante maison, d’où l’œil embrassait toute la plaine, avait une telle réputation de salubrité que l’empereur Auguste venait s’y établir quand il était malade. Dès lors la vieille colline, jusque-là si délaissée, se peupla de riches habitations, et le poète Horace fut heureux de chanter dans ses vers cette métamorphose qui était l’œuvre du grand homme d’état, son ami. « Maintenant, disait-il, les Esquilies sont devenues une demeure saine, et l’on se promène agréablement à l’endroit où naguère des ossemens blanchis, semés dans la campagne, attristaient les regards. »

Il n’est donc pas étonnant qu’on ait trouvé tant de restes de sépultures sur une montagne qui a servi si longtemps de cimetière. Quand on entreprit d’y creuser des tranchées pour les fondemens des maisons nouvelles, la pioche rencontrait à chaque instant des ossemens et des tombes. Parmi ces tombes, dont quelques-unes sont intéressantes par les inscriptions qu’elles portent ou les objets d’art qu’elles renferment, il ne fut pas difficile de reconnaître les puticuli. C’étaient de petites salles rectangulaires, creusées jusqu’au roc, avec des murs épais et grossiers. Elles étaient placées à la suite les unes des autres, mais sans communication entre elles; elles ne pouvaient donc s’ouvrir qu’à leur partie supérieure, et c’est de là qu’on descendait, ou, comme disait le peuple, qu’on jetait les cadavres sur le sol. Lorsqu’un esclave n’avait pas pu épargner sur sa maigre nourriture un peu d’argent pour s’acheter une place dans un pauvre columbarium, ou qu’il avait négligé de se faire affilier à l’une de ces sociétés qui se chargeaient d’ensevelir décemment leurs membres, ses camarades venaient le prendre la nuit dans l’étroite cellule où il était mort. On le plaçait en toute hâte dans une bière de louage et l’on venait le précipiter dans les puticuli. Ces funérailles furtives, cette sépulture commune faisaient horreur. Quand on se souvient des préjugés antiques, d’après lesquels le sort des âmes dans l’autre vie dépendait de l’observation des rites funéraires et de la possession d’une tombe, on est convaincu qu’il n’y avait pas de pire tourment pour ces malheureux, pendant qu’ils expiraient sur leur grabat, que de songer qu’ils ne seraient pas ensevelis selon les rites, que personne ne leur adresserait l’adieu suprême, et qu’ils ne posséderaient pas un tombeau pour eux. Cependant le nombre de ceux qui se sont exposés à ce malheur a dû être considérable. On a trouvé les salles des puticuli encore pleines de cendres, d’ossemens et de débris humains, qui ont noirci le sol et les murailles en se décomposant.

Pendant qu’on travaillait à les déblayer, on fit une découverte à laquelle on était fort loin de s’attendre. Comme la roche vive formait le sol des puticuli, il était naturel de penser qu’il n’y avait rien au-dessous d’eux. On s’aperçut pourtant qu’en certains endroits le roc lui-même avait été creusé et qu’on y avait pratiqué des chambres funèbres. Ces sépultures ne sont pas seulement antérieures aux puticuli, qui ont été construits au-dessus d’elles, mais on a cru reconnaître à certains indices qu’elles étaient plus vieilles que le mur de Servius, qui est de l’époque royale. Les gens qui les creusèrent vivaient donc du temps des rois, à peine quelques années après la fondation de Rome; aussi tout ce qui les concerne est-il du plus grand intérêt pour l’histoire, qui a si peu de lumières sur ces lointaines origines. A côté de leurs lits funèbres, on a trouvé des débris de poterie grossière, des vases, des coupes, des lampes, et tous ces objets semblent être de la main des ouvriers étrusques. Les murs aussi sont construits en grandes pierres carrées et tout à fait semblables à ceux qui entourent les vieilles villes de la Toscane. N’est-ce pas une nouvelle preuve des rapports de l’Étrurie avec Rome dans ces temps primitifs, et ne peut-on pas s’en servir pour répondre à M. Mommsen, qui ne veut pas que les Romains aient jamais rien emprunté d’autres peuples que des Latins et des Grecs?

C’est sur ces deux étages de tombes, les unes contemporaines des premiers temps de Rome, les autres appartenant à l’époque républicaine, que Mécène établit ses jardins. Il y fit transporter des décombres de toute sorte, qui provenaient de quelque quartier incendié, — dès ce moment, les incendies étaient fréquens à Rome, — il y joignit aussi beaucoup de terre végétale, et recouvrit de cinq mètres de débris toutes ces anciennes sépultures d’esclaves. Il fit construire ensuite son palais, qu’il entoura sans doute de thermes, de stades, d’exèdres, de portiques, de tous ces monumens enfin dont les anciens aimaient à embellir leur demeure. Ils ont disparu à leur tour sous le sol de la ville moderne, et comme ils ont péri peu à peu et en détail, on pouvait croire qu’il n’en restait plus aucune trace. Cependant une découverte importante, la plus curieuse peut-être de toutes celles qu’on a faites sur l’Esquilin, nous permet de nous figurer ce que devait être cet entourage du palais de Mécène.

Au mois de mars 1874, en creusant les fondations d’une maison, on rencontra presque au ras du sol le sommet d’un mur antique, de forme curviligne, sur lequel on voyait encore quelque reste de peinture. La terre fut enlevée de tous les côtés avec précaution, et l’on reconnut que le mur appartenait à une vaste salle assez bien conservée, qui formait un carré de 24 mètres de long sur 10 mètres de large[3]. Cette salle avait dû être décorée avec beaucoup de magnificence : le sol portait des traces d’un pavé de marbre, la voûte s’appuyait sur une élégante corniche de stuc. Les murailles, quand on les a rendues au jour, étaient encore revêtues d’une de ces belles couleurs rouges, franches et vives, qui égaient l’œil. Aux deux extrémités, le long de la corniche et près du sol, elles sont comme encadrées par deux frises à fond noir, qui leur servent de bordure, et sur lesquelles des mains exercées ont peint des sujets mythologiques, gais ou sévères, des génies ou des nymphes, des paysages gracieux, dont plusieurs conservent encore l’éclat de leur coloris. Le long des murs sont disposées, de distance en distance, de grandes niches qui ressemblent à des fenêtres murées, et que couvrent aussi de très belles peintures. Sur un ciel bleu se détachent des masses de verdure, des fleurs et des arbres, avec des oiseaux qui volent dans l’air ou sont posés sur les branches, pour animer le paysage. Ces fresques, au dire des connaisseurs, révèlent un art plus parfait et une main plus habile que les meilleures de Pompéi. Nous savons que précisément au temps d’Auguste, c’est-à-dire à l’époque où notre salle a dû être construite, un artiste se fit une très grande réputation en imaginant le premier de décorer les murs des appartemens de peintures fort agréables. « Il y représentait, dit Pline, des maisons de campagne, des portiques, des arbrisseaux taillés en diverses sortes de figures, des bois, des bosquets, des coteaux, des viviers, des canaux, des rivières, selon le désir de chacun. Il y plaçait des personnages qui se promènent, qui sont en bateau, qui arrivent à la maison sur des ânes ou en voiture; d’autres qui pèchent, qui chassent, qui tendent des filets ou font la vendange. » Cet artiste renommé a dû certainement travailler pour Mécène, et l’on peut se demander si le hasard ne nous a pas fait découvrir l’un de ses bons ouvrages. Une circonstance qui parut d’abord fort étrange, mais qui, comme on le verra, peut s’expliquer aisément, c’est que cette salle, si magnifiquement décorée, semble n’être qu’une sorte de cave. Elle ne s’élève pas de plus de 4 mètres au-dessus du soi, tandis qu’elle s’enfonce de 10 mètres dans la terre. Elle était éclairée par la voûte, et des fragmens de vitres brisées qui ont été trouvés en abondance parmi les décombres indiquent qu’un large vitrage y laissait pénétrer le jour.

Quel pouvait être l’usage de cette vaste salle, et pour quelle destination l’avait-on construite avec tant de luxe? C’est ce que révèle d’une manière certaine la façon dont elle est disposée. A l’une de ses extrémités elle forme un hémicycle autour duquel sept rangs de gradins concentriques montent en amphithéâtre jusqu’au plafond. A l’extrémité opposée, au milieu du mur, on retrouve les traces encore visibles d’une sorte de tribune. Cette disposition ne laisse plus aucun doute; nous savons par les écrivains de cette époque que c’était celle des salles de lecture publique où se donnaient ces fêtes littéraires qui furent tant à la mode sous l’empire. C’est donc là que les beaux esprits de ce temps, après avoir invité par des billets leurs amis et leurs connaissances à venir les entendre, lisaient leurs ouvrages. Voilà bien le siège élevé où l’orateur prenait place, « couvert, dit Perse, de sa toge neuve, portant à ses doigts des bagues brillantes, après avoir salué l’assistance avec un œil caressant.» Au pied de la tribune, sur ce pavé de marbre, on plaçait des sièges commodes, qui étaient occupés par les personnages importans qu’on voulait flatter, et qu’on tenait à mettre à leur aise pour qu’ils fussent disposés à mieux admirer. Sur les gradins de l’hémi-cycle s’entassaient les gens du commun, les amis obscurs, les cliens, les obligés, tous ceux qu’on invitait pour faire nombre et pour applaudir. C’était la partie bruyante de l’auditoire : les grands seigneurs de l’orchestre faisaient à peine entendre un léger murmure quand ils étaient satisfaits; les amis des derniers rangs devaient crier et trépigner pour témoigner leur admiration. Quand on sait à quoi cette salle était destinée, on en comprend mieux les dispositions. Elle est à moitié souterraine pour être plus fraîche ; les lectures publiques avaient souvent lieu pendant les vacances du sénat et des tribunaux, au mois d’août (augusto récitantes mense poetas), et l’on sait ce qu’est le mois d’août à Rome! Pour que les deux ou trois cents auditeurs que la salle contenait fussent moins mal à l’aise au milieu du jour, on l’avait ainsi enfoncée sous la terre; mais, comme on voulait en même temps leur faire oublier qu’ils étaient dans une cave, on y avait prodigué toute sorte de décorations riantes. C’est dans ce dessein surtout qu’on avait ménagé ces sortes de niches en forme de fenêtres dans lesquelles étaient peintes de fausses perspectives pour tromper les yeux. Avec un peu de complaisance et ce demi-sommeil où nous plonge une lecture grave un jour de grande chaleur, les auditeurs pouvaient se faire illusion à eux-mêmes et croire qu’ils voyaient encore à travers la fenêtre ouverte les beaux jardins qu’ils venaient de traverser. Rien n’était donc néglige pour bien disposer l’auditoire : déjà l’amitié le rendait indulgent, le bien-être devait le conduire aisément à l’enthousiasme. Supposez, dans cette salle charmante, où tout était fait pour le plaisir des yeux, devant un public favorable, un lecteur habile qui lit un ouvrage médiocre dans l’ensemble et mal composé, mais plein de détails piquans, d’où se détachent sans cesse des pensées ingénieuses, des expressions brillantes, avec des allusions voilées aux événemens du jour, et une pointe de hardiesse contre le prince ou ses ministres, et vous comprendrez qu’à tout moment la salle éclate en applaudissemens. C’est ce qui a fait qu’on s’est trompé si souvent à cette époque sur le mérite véritable des ouvrages, et qu’on a salué comme des merveilles destinées à durer toujours des œuvres agréables et frivoles dont le succès ne devait pas survivre à la génération qui les avait applaudies. Cette salle de lecture, si heureusement découverte dans les jardins de Mécène, n’est donc pas seulement une curiosité archéologique, il me semble qu’elle nous aide à comprendre et à juger une partie de la littérature de l’empire.


III.

Si les travaux de l’Esquilin, entrepris par l’industrie privée pour la construction d’un quartier neuf, ont été si profitables à la science, que ne pouvait-on pas attendre de ceux que la science entreprendrait elle-même et qu’elle dirigerait à son gré? On avait d’ailleurs un moyen d’être assuré du succès : il fallait fouiller les lieux connus, historiques, qu’on savait avoir été le théâtre des grands événemens du passé. Là, les découvertes étaient certaines, chaque pierre avait un nom et rappelait un souvenir. A ce titre, le vieux Forum romain était désigné d’avance aux recherches des explorateurs. Aussi est-ce du Forum que s’occupa d’abord M. Rosa, et une fois les fouilles commencées, il y fit travailler pendant deux ans sans interruption.

Pour parler des fouilles du Forum, je me sens tout à fait à mon aise : j’ai sous les yeux un ouvrage excellent qui rafraîchit mes souvenirs et me dispense presque de recourir à mes notes. Il est l’œuvre d’un jeune architecte de notre école de Rome, M. Ferdinand Dutert, qui fut témoin des travaux de M. Rosa, qui en suivit jour par jour les progrès, marchant derrière les ouvriers, recueillant et copiant les moindres débris d’ornemens, les plus petits fragmens de sculpture à mesure qu’ils les rencontraient sur leur route. Non-seulement son ouvrage peut apprendre à ceux qui ne l’ont pas vu et rappeler à ceux qui l’ont visité l’état actuel du Forum, mais il a essayé de nous en faire connaître l’état ancien. Il répare ces temples en ruines, il relève ces colonnes renversées, il replace ces statues sur leurs bases et remet sous nos yeux toutes ces magnificences dont il reste à peine quelques débris. Je sais qu’il entre toujours beaucoup de conjectures dans les travaux de ce genre, mais la restauration de M. Dutert s’appuie d’ordinaire sur des indications si précises qu’on peut être convaincu que, dans son ensemble, elle est certaine. J’y renvoie donc en toute confiance les esprits curieux qui voudraient prendre quelque idée de ce que devait être le Forum vers les premiers temps de l’empire[4]. Le Forum a joui de cette bonne fortune rare d’être resté en tout temps le centre et le cœur de Rome. Dans presque toutes nos capitales modernes, l’activité et la vie se déplacent avec les siècles; à Paris, elles ont passé successivement de la rive gauche à la rive droite de la Seine et d’un bout de la ville à l’autre bout. Rome s’est montrée plus fidèle à ses anciennes traditions. Depuis le jour où, selon Denys d’Halicarnasse, Romulus et Tatius, établis l’un sur le Palatin et le Célius, l’autre sur le Capitole et le Quirinal, décidèrent de se réunir, pour traiter les affaires communes, dans cette plaine humide et malsaine qui s’étendait du Capitole au Palatin, elle n’a jamais cessé d’être le lieu des réunions et des délibérations de la cité. Dans les premières années, il n’y avait pas d’autre place publique, et elle servait à tous les usages. Le matin on y vendait toute sorte de denrées, dans le jour on y rendait la justice, on s’y promenait le soir. Avec le temps les places se multiplièrent; il y eut des marchés spéciaux pour les bestiaux, pour les légumes, pour le poisson (forum boarium, olitorium, piscatorium) \ il y eut même le marché aux gourmandises (forum cuppedinis), où ceux qui aimaient les bons morceaux allaient s’approvisionner; mais le vieux Forum de Romulus conserva toujours sa prééminence sur tous les autres. L’empire lui-même, qui changea tant de choses, ne le déposséda pas de ce privilège. Il construisit autour de lui des places plus vastes, plus régulières, plus somptueuses, mais qui ne furent jamais regardées que comme des annexes et des dépendances de ce qu’on s’obstinait à appeler par excellence « le Forum romain. » Il résista aux premiers désastres des invasions, et survécut à la prise de Rome par les Wisigoths et les Vandales. Après chaque bourrasque, on s’occupait à le réparer tant bien que mal, et les barbares eux-mêmes, comme Théodoric, prenaient quelquefois la peine de relever les ruines qu’ils avaient faites. La vieille place et ses édifices existaient encore au commencement du VIIe siècle, lorsque le sénat eut l’idée malheureuse de consacrer à l’abominable tyran Phocas cette colonne dont Gregorovius nous dit « que la Némésis de l’histoire l’a conservée comme un dernier monument de la bassesse des Romains. » A partir de ce moment, les ruines s’amoncellent. Chaque guerre, chaque invasion renverse quelque ancien monument qu’on ne prend plus la peine de réparer. Les temples, les arcs de triomphe, qu’on a flanqués de tours et couronnés de créneaux, comme des forteresses, attaqués tous les jours dans la lutte des partis qui divisent Rome, ébranlés par des assauts furieux, finissent par s’écrouler et couvrent le sol de près de 10 mètres de décombres. Chaque siècle ajoute à cet entassement. Lorsqu’en 1536 Charles Quint traversa Rome, au retour de son expédition de Tunis, le pape voulut faire passer le vengeur de la chrétienté sous les arcs de Constantin, de Titus et de Sévère, et, pour lui faire un plus beau chemin, il déblaya le Forum des masures qui le remplissaient. « On y a démoli et abattu, dit Rabelais, qui en fut témoin, plus de deux cents maisons, et trois ou quatre églises ras-terre. » Toute l’antiquité se trouvait recouverte et perdue sous ces débris. A partir de ce moment, le Forum, devenu le champ aux bestiaux, campo vaccino, prit l’aspect qu’il a conservé jusqu’au commencement de ce siècle. Ce ne fut plus qu’une place poudreuse, entourée d’églises médiocres, autour de laquelle s’élevaient quelques colonnes qui sortaient à moitié du sol, un endroit mélancolique et désert, tout à fait convenable pour y venir rêver à la fragilité des grandeurs humaines et aux vicissitudes des événemens. C’est ainsi que l’ont représenté Poussin, dans son petit tableau de la galerie Doria, et Claude Lorrain, dans le paysage que possède le Louvre.

Il semble que ces colonnes à demi enterrées auraient dû provoquer la curiosité des savans. Comment se fait-il qu’aucun d’eux n’ait entrepris, depuis la renaissance, de fouiller jusqu’à leur base pour découvrir le sol où elles s’appuyaient? Ce sol était celui du Forum; on savait à n’en pas douter qu’on le trouverait jonché de débris historiques, et l’on ne songea pas à entreprendre des travaux qui pouvaient amener les plus belles découvertes. C’est seulement dans les premières années de ce siècle, pendant l’occupation française, que les recherches savantes commencèrent; mais elles furent trop vite interrompues et soulevèrent encore plus de problèmes qu’elles n’en résolurent. Les renseignemens qu’on en tira étaient si incomplets que des luttes acharnées s’élevèrent entre les archéologues. Chacun donnait un nom différent aux édifices qu’on avait découverts, chacun se faisait un plan particulier du Forum; on n’en connaissait ni les limites exactes, ni même la position précise : les uns supposaient qu’il devait s’étendre de l’arc de Sévère à celui de Titus, c’est-à-dire de l’ouest à l’est, les autres le plaçaient dans la direction tout à fait opposée, de S. Adrien à S. Théodore, et tous trouvaient dans les écrivains anciens des textes formels qui appuyaient leur opinion. C’était une confusion inexprimable à laquelle de nouvelles fouilles pouvaient seules mettre fin. Aujourd’hui toutes les questions sont résolues ; grâce aux travaux entrepris sous la direction de M. Rosa, l’amas de décombres que huit ou dix siècles avaient entassé a disparu. Ce n’a pas été sans peine : il a fallu enlever plus de 120,000 mètres cubes de terre, mais la topographie du Forum est fixée.

Revenons en détail sur tous ces travaux et énumérons l’une après l’autre les découvertes qu’on a faites. Le point de départ était indiqué : il était naturel qu’on commençât par achever de fouiller la basilique julienne, qui avait été découverte par Canina et en partie déblayée sous l’ancien gouvernement. C’était un des plus beaux monumens de César. Comme il n’avait pas eu le temps de l’achever, son neveu s’était chargé de ce soin; mais à peine était-elle finie qu’elle fut consumée par un incendie et qu’il fallut la recommencer. Auguste en profita pour la refaire plus vaste et plus belle. Il en reste aujourd’hui le pavé de marbre qui s’étend sur une surface de 4,500 mètres et qui est élevé de plusieurs marches au-dessus des rues environnantes. Ce qui frappe d’abord tout le monde quand on se promène sur ce pavé, c’est qu’il est partout rayé d’une multitude de cercles; ces cercles, traversés quelquefois par des rayons qui forment des compartimens séparés, devaient être des espèces de damiers qui servaient aux jeunes Romains pour leurs jeux. C’est là, sur ces marches, qu’ils passaient leurs heures de loisir, se livrant à leurs distractions favorites avec l’ardeur des Italiens d’aujourd’hui, « tout joyeux, dit une inscription, s’ils gagnaient, pleurant quand il leur arrivait de perdre. » Le dallage de marbre a conservé aussi la trace des piliers qui portaient les voûtes de la basilique, ce qui permet d’en refaire le plan avec certitude. Elle se composait d’un double rang de portiques qui enveloppaient de tous les côtés une grande salle. Les portiques étaient alors des lieux de promenade et de plaisir très fréquentés des deux sexes. Ovide recommande beaucoup au jeune homme « qui veut faire ses premières armes » de s’y rendre à la chaleur du jour; la foule y est si nombreuse et si mêlée qu’il lui sera facile de trouver ce qu’il cherche. Ceux de la basilique julienne étaient comptés parmi les plus spacieux et les plus beaux qu’il y eût à Rome. La salle qu’ils entouraient servait à rendre la justice. Elle était assez grande pour contenir un tribunal de 180 juges, des sièges pour les avocats ou les amis des parties et un grand espace pour les curieux. C’est là qu’ont été plaidés les procès civils les plus importans de l’empire, c’est là que Quintilien, que Pline le Jeune et les autres avocats célèbres de ce temps ont obtenu leurs plus beaux succès. Au-dessus du premier étage de portiques, il y en avait un second, auquel conduisait un escalier dont les traces sont visibles encore. De cet étage élevé, on dominait la place. C’est de là que Caligula jetait de l’argent au peuple pour se donner le plaisir de voir les gens s’étouffer en le ramassant. On y pouvait voir aussi ce qui se passait dans l’intérieur de la basilique et suivre les plaidoiries des avocats. Pline raconte que, dans une affaire grave où il plaidait pour une fille déshéritée par son père qui à quatre-vingts ans s’était épris d’une intrigante, la foule était si grande que non-seulement elle remplissait la salle, mais que les galeries supérieures étaient pleines d’hommes et de femmes qui étaient venus pour l’entendre. Il importait beaucoup de connaître exactement la situation de la basilique julienne, car en la connaissant nous apprenons d’une manière certaine le nom des monumens qui l’entourent. L’empereur Auguste dit, dans l’inscription d’Ancyre : « J’ai achevé la basilique qui avait été commencée par mon père, et qui est située entre le temple de Castor et celui de Saturne. » Nous voilà donc bien renseignés, et aucun doute n’est possible sur l’identité des deux édifices entre lesquels se trouve la basilique construite par César. Le temple de Saturne est le plus voisin du Capitole, celui dont il reste encore huit colonnes. L’exécution de ces colonnes est assez grossière; elles ont dû être réparées dans les derniers temps de l’empire, entre deux invasions, et ce travail fut fait avec tant de hâte et de négligence que les morceaux des fûts ont été quelquefois replacés la tête en bas. L’autre temple, qui avoisine le Palatin, est celui de Castor, que Cicéron appelle « le plus illustre des monumens, le témoin de toute la vie politique des Romains. » Il en reste trois colonnes qui ont fait de tout temps l’étude et l’admiration des artistes. Elles frappent davantage aujourd’hui que les fouilles permettent de les regarder de plus bas, et, depuis qu’on peut les voir du sol même de la place, elles semblent encore plus élégantes et plus hardies.

Ces premiers travaux achevés, on se trouvait connaître et posséder tout un côté du Forum, celui qui s’étend au midi, depuis la rampe du Capitole jusqu’aux premières arêtes du Palatin. Il ne restait donc plus qu’à pousser les ouvriers en avant vers le côté du nord, et l’on était sûr de découvrir le reste. On rencontra d’abord devant soi une rue pavée qui longe les monumens dont il vient d’être question et monte au Capitole. De l’autre côté de la rue commençait une sorte de place, couverte de vastes dalles de travertin, et qui avait à peu près 120 mètres de long. Cette place intérieure formait comme le centre du Forum. Elle est encombrée, surtout le long de la rue, de larges blocs de pierres qui devaient supporter les colonnes et les statues dont nous savons que le Forum était rempli. Vers le milieu, un peu au-dessous de la colonne de Phocas, un amas de pierres plus considérable semble appartenir aux assises sur lesquelles on avait élevé le fameux colosse de Domitien : dans tous les cas, c’est bien là qu’il devait être. Stace, le poète courtisan, a chanté l’érection de cette statue dans des vers où, bravant toute pudeur et toute vraisemblance, il félicite surtout Domitien de sa douceur, le met bien au-dessus de César et suppose que les vieux héros républicains viennent lui faire des complimens. Heureusement, au milieu de ces platitudes qui nous répugnent, il a trouvé moyen de nous rendre un service signalé. En faisant l’énumération des édifices dont la statue de son héros est entourée, en nous disant leur nom et la place qu’ils occupent, il nous donne des indications précieuses sur toutes ces ruines. « Derrière lui, nous dit-il, s’élève le temple de la Concorde; il a d’un côté la basilique de Jules, de l’autre celle d’Emile. En face, il regarde le monument de celui qui a le premier ouvert le chemin du ciel à nos princes, » c’est-à-dire le temple élevé à Jules César après son apothéose. C’était ce temple qu’il importait surtout de retrouver. Comme Stace indique clairement la direction où il fallait le chercher, on ne tarda pas à le découvrir à l’est du Forum, au milieu de l’espace qui s’étend depuis le temple de Castor jusqu’à celui d’Antonin et Faustine. Il n’en reste plus que d’informes substructions, mais une circonstance particulière dissipa tous les doutes et permit d’affirmer que c’était bien le monument qu’on cherchait. On s’aperçut que les marches de l’escalier ne s’étendent pas, comme c’est l’usage, tout le long de la façade; le milieu est occupé par un mur de péperin, revêtu de plaques de marbre, qui se dresse entre deux escaliers étroits[5]. Ce mur soutenait une plate-forme d’où les orateurs pouvaient parler au public. Or nous savons que César imagina de construire une nouvelle tribune aux harangues en face de l’ancienne, qu’Auguste l’orna d’éperons de navires pris à la bataille d’Actium, et qu’elle était placée au-devant du temple qu’il avait bâti en l’honneur de son oncle, sur le lieu même où le corps du grand dictateur avait été brûlé. La tribune retrouvée, nous sommes sûrs que le monument auquel elle est adossée ne peut être que le temple de César.

La découverte du temple de César achève de limiter parfaitement pour nous le Forum. Nous en connaissons trois côtés; seul celui du nord n’a pu être déblayé ; il est recouvert par un quartier de la nouvelle Rome, et pour le rendre au jour, il faudrait démolir toutes les maisons depuis San-Lorenzo-in-Miranda jusqu’à San-Martino. Heureusement nous savons à peu près ce qui devait s’y trouver : les textes des auteurs anciens nous l’apprennent assez clairement, et une découverte fort curieuse nous le met presque sous les yeux. Dans les fouilles qu’on a faites près de la colonne de Phocas, on a trouvé deux bas-reliefs, probablement de la fin du Ier siècle, qui étaient engagés dans des constructions du moyen âge. Le sujet qu’ils représentent a donné lieu à beaucoup de contestations, mais tout le monde admet que le lieu de la scène est le Forum, et que l’artiste a voulu en reproduire les principaux monumens. Sur l’un des deux, on reconnaît aisément les temples de Castor et de Saturne ainsi que la basilique julienne, c’est-à-dire les édifices du côté du midi. Comme l’autre devait être placé en face, il est sûr qu’il contenait ceux qui bordent le Forum du côté opposé, le seul qui n’ait pas encore été découvert. Nous avons donc dès aujourd’hui les élémens nécessaires pour connaître le Forum tout entier.

Il est vrai que ce n’est pas le Forum véritable que les fouilles nous ont rendu : nous n’en avons plus que d’informes débris. Il ne reste de la plupart des édifices que quelques décombres. Ces décombres assurément raniment de grands souvenirs. Ce n’est pas sans émotion qu’on se promène sur le pavé de la voie Sacrée où tant de triomphes ont passé, qu’on foule les larges dalles où tant de grands personnages ont posé le pied; mais ces dalles sont partout fendues ou brisées, le pavé des rues s’est soulevé sous le poids qu’il a porté durant tant de siècles : tout est en ruines. Ajoutons que pour réunir les deux quartiers de la ville moderne, il a fallu laisser subsister au milieu des fouilles une disgracieuse chaussée qu’on appelle le pont de la Consolation; elle partage le Forum en deux et ne permet nulle part de l’embrasser dans son ensemble. Pour le voir tel qu’il devait être, il faut d’abord nous débarrasser par la pensée de cet obstacle incommode; il faut surtout, ce qui est bien plus difficile encore, réparer et relever toutes ces ruines. — C’est ici que la restauration de M. Dutert nous devient utile; elle aide notre imagination à revenir à près de deux siècles en arrière et la remet sans trop d’efforts en présence de ce lointain passé.

Supposons donc que nous avons sous les yeux non pas des ruines amoncelées, mais le Forum entier, intact, tel qu’il était à l’époque où commence la décadence de l’empire, après les Antonins. Plaçons-nous, pour le bien voir, dans un lieu commode et central, d’où il soit possible de l’embrasser tout entier, par exemple sur cette tribune aux harangues de César dont je viens de parler, et regardons le spectacle qui se développe devant nous. Je ne serais pas surpris que le premier coup d’œil ne remplît pas notre attente : nous sommes accoutumés à mettre parmi les qualités principales d’une place publique sa régularité et son étendue; or le Forum est petit et irrégulier. Il se composait même, à l’origine, de plans différens et inégaux : au-dessus d’une plaine marécageuse s’élevait le Comitium, qui avait lui-même au-dessus de lui le Vulcanal, d’où l’on montait par une rampe raide jusqu’au Capitole. Dans la suite, la construction de grands édifices parvint à dissimuler en partie ces différences de niveau; mais ces édifices, bâtis au hasard, à des époques très diverses, ne se correspondent pas toujours entre eux. Ce sont les siècles, on peut le dire, qui ont fait le Forum ; il n’y a pas eu d’architecte qui en ait tracé le plan d’avance, qui ait réglé les proportions de la place et distribué les monumens autour d’elle; aussi sont-ils entassés sans ordre et pressés les uns contre les autres. Chacun des grands personnages qui ont gouverné la république ayant tenu à laisser un souvenir de lui sur le lieu le plus célèbre et le plus fréquenté de Rome, c’est un amas de temples, de basiliques, d’arcs de triomphe, parmi lesquels il est difficile de se reconnaître. On en construisait sans cesse de nouveaux, et quand on réparait les anciens on trouvait toujours moyen de les agrandir : c’est ainsi que par ces envahissemens successifs le Forum est devenu de plus en plus étroit. La partie même qui s’étendait entre ces édifices, et qu’on aurait dû laisser libre pour l’usage du public, était encombrée de trophées, d’édicules, de colonnes, de statues surtout, qui formaient, selon l’expression de Chateaubriand, tout un peuple mort au milieu d’un peuple vivant. La vanité les avait tellement multipliées que le sénat fut quelquefois obligé d’en faire ôter une partie. Parmi ces colonnes, il y en avait qui tenaient une place considérable : elles étaient entourées d’un balcon qui dominait tout le Forum ; les jours où un candidat heureux et reconnaissant donnait au peuple quelque spectacle, les descendans de ceux en l’honneur desquels la colonne avait été construite avaient le droit de venir se placer avec leur famille à cette sorte de tribune, pour regarder de là les gladiateurs ou les athlètes. Il ne me paraît donc pas douteux qu’au premier aspect le Forum ne soit exposé à déplaire, que cet entassement de richesses ne fatigue l’esprit, et qu’on ne regrette de n’y pas trouver un peu plus d’ordre, de simplicité, de symétrie.

Je crois pourtant que, si nous oublions un moment nos exigences et nos habitudes, notre œil finira par se faire à ce spectacle un peu confus, et que nous pourrons même arriver à y trouver un certain pittoresque qui ne se rencontre pas dans la régularité solennelle et froide de nos grandes places. Il nous deviendra alors assez facile de nous rendre compte du plan général du Forum, qui semblait d’abord n’avoir aucun plan. Il s’étendait de l’ouest à l’est et ne formait pas tout à fait, comme on l’a dit, un carré long, mais plutôt une sorte de trapèze, car il était plus large du côté du Capitole qu’à l’extrémité opposée. Au milieu des rues qui le bordaient de tous les côtés, on avait ménagé un espace pavé de larges dalles, et qui formait, ainsi que je l’ai dit, une place intérieure, réservée aux promeneurs et aux oisifs. A l’extrémité de cette place, vers le Capitole, se trouvait la tribune aux harangues de la république, celle d’où parlèrent les Gracques et Cicéron. On en voit encore les substructions près de l’arc de Sévère. La tribune de César était juste en face. Ainsi donc, quand on y est placé comme nous l’avons supposé tout à l’heure, on a devant soi les rostres de la république; derrière les rostres, le temple de la Concorde, bâti par Camille, et au fond le Tabularium, où se gardaient les archives de l’état. A droite, la voie Sacrée, qui entrait dans le Forum près du temple d’Antonin et de Faustine, en parcourait le côté du nord, celui qui n’a pu être encore découvert; elle longeait la basilique de Paul-Émile, située en face de celle de César, et qui soutenait la comparaison avec elle, puis le palais de la Curie, où s’assemblait le sénat. Après avoir passé sous l’arc de Sévère, elle tournait à gauche et, près du temple de Saturne, s’engageait dans la montée du Capitole; de là elle arrivait par une rampe rapide au fameux temple de Jupiter Capitolin, dont on vient de retrouver les fondations sous le palais Caffarelli.


IV.

Les problèmes topographiques ne sont pas les seuls que soulève l’étude du Forum. Quand on sait où placer les édifices qu’il devait contenir et quel nom donner aux débris de monumens qui restent, tout n’est pas fini : d’autres questions se posent qui ne sont guère plus faciles à résoudre. On se demande surtout, en lui voyant si peu de profondeur et d’étendue, comment il pouvait suffire à tous les usages auxquels il servait. On voit bien, à ce que nous disent les auteurs anciens, que c’était le lieu le plus fréquenté de Rome. Les oisifs, qui sont toujours si nombreux dans les grandes villes, s’y donnaient rendez-vous : Horace raconte qu’il avait coutume de s’y promener tous les soirs. La curiosité y trouvait amplement de quoi se satisfaire; sans parler des charlatans de toute sorte qui n’y manquaient pas, on y faisait quelquefois de véritables expositions de peinture; les chefs-d’œuvre de la Grèce, après sa défaite, y étaient souvent exposés sous les portiques ou dans les temples, et les amateurs se pressaient pour les y aller voir. Les généraux victorieux imaginèrent quelquefois, pour relever l’effet de leurs victoires, de faire peindre par des artistes habiles les batailles auxquelles ils avaient assisté et de les exhiber sur le Forum. L’un d’eux, le préteur Mancinus, poussa même la complaisance jusqu’à se tenir à côté du tableau qui représentait ses hauts faits pour donner des explications à ceux qui en auraient besoin. Cette politesse charma le peuple, qui le nomma consul l’année suivante. Au pied de la tribune se réunissaient les nouvellistes et les politiques; ils formaient des groupes animés qui discutaient avec passion, ils répandaient des bruits effrayans, ils faisaient des projets de lois et des plans de campagne, ils n’épargnaient ni les hommes d’état qui n’avaient pas le bonheur d’être populaires, ni les généraux quand ils ne remportaient pas la victoire du premier coup. Un peu plus bas, au-dessous de la Curie et près de la basilique émilienne, se tenait la bourse. Les banquiers avaient leurs boutiques autour de certains passages voûtés qu’on appelait des Janus; on les voyait derrière leurs tables occupés à inscrire sur leurs livres de compte l’argent qu’on venait leur confier, ou celui qu’ils consentaient à prêter sur de bonnes garanties et à d’énormes intérêts. Là se rencontraient les intendans des grandes maisons, les chevaliers engagés dans les fermes publiques, les négocians, les usuriers, les emprunteurs; on y traitait des affaires importantes, on y devenait riche assez vite, mais on y redevenait pauvre plus vite encore : que de fortunes qu’on croyait solides sont venues, suivant l’expression d’Horace, faire naufrage entre les deux Janus !

Le Forum servait encore à donner quelquefois des spectacles populaires, surtout des combats de gladiateurs. Je n’ai pas besoin de dire qu’il était fort encombré ces jours-là. « De tous les jeux, dit Cicéron, c’est celui que la multitude préfère et où elle se porte avec le plus d’ardeur. » On s’entassait pour voir non-seulement dans le voisinage de l’arène, mais sur les degrés des temples ou les terrasses des basiliques, et le long des rues qui montaient au Capitole et au Quirinal. La fête durait souvent plusieurs jours, et elle se terminait d’ordinaire par quelque grand repas où l’on régalait tous les assistans. Les tables étaient dressées sur la place, et qui voulait venait s’y asseoir. Pour qu’on pût regarder et manger à son aise, malgré les ardeurs du soleil. César eut l’idée de faire couvrir le Forum entier avec de vastes voiles qui abritaient tout le monde pendant les trois ou quatre jours que se prolongeait la fête ; Dion nous dit que c’étaient des voiles de soie. Cette magnificence devint aussitôt un usage, et même il arriva sous Auguste que, la saison ayant été très chaude, les voiles restèrent tendues tout l’été. Un spectacle plus ordinaire encore que les combats de gladiateurs était celui qu’offraient aux curieux les funérailles des grands personnages. Le cortège traversait toujours le Forum : on y voyait passer ces joueurs de flûte, de trompette ou de clairon, qui assourdissaient toute l’assistance, ces pleureuses qui se déchiraient la figure et s’arrachaient les cheveux, cette foule d’amis, de cliens, de serviteurs attachés à toutes les grandes maisons, enfin ces chars ou ces litières qui portaient les statues des aïeux; le nombre en devait être très considérable quand la famille était ancienne : il y en eut plus de six cents aux funérailles de Marcellus. Ce qu’il est assez difficile de comprendre, ce qui devait rendre l’encombrement incroyable, c’est que ces funérailles ne se détournaient pas du Forum, même quand il était déjà occupé par d’autres assemblées. On le sait par une anecdote célèbre que raconte Cicéron et que beaucoup d’autres ont rapportée après lui. L’orateur Crassus défendait un jour un de ses amis contre M. Brutus, un fort méchant homme, qui portait mal un grand nom et qui, après avoir dévoré sa fortune, gagnait sa vie à faire le métier d’accusateur. L’affaire était vive, car Brutus ne manquait pas d’habileté, et l’ardeur de ses haines le rendait parfois éloquent. Il avait précisément parlé ce jour-là avec beaucoup d’esprit et accablé son adversaire des railleries les plus mordantes. Tout à coup, pendant que Crassus répondait, le Forum fut traversé par un cortège funèbre; c’était une femme du sang des Brutus qu’on portait au bûcher, entourée de toutes les images de ses aïeux. Crassus, prompt à saisir l’occasion et se tournant vers son rival : « Que fais-tu là tranquillement assis? lui dit-il; que veux-tu que cette vieille femme aille annoncer sur toi à ton père, à tous ces grands hommes dont tu vois les images, à ce L. Brutus qui délivra le peuple du joug des rois? de quel travail, de quelle gloire, de quelle vertu te dira-t-elle occupé[6]? » Et il continua à reproche toute sa vie à l’indigne descendant d’une si grande famille. C’est ainsi qu’un des spectacles qu’offrait le Forum à ceux qui le fréquentaient fournit à l’un des grands orateurs de Rome l’occasion d’un de ses plus beaux mouvemens oratoires.

Mais ce qui appelait surtout la foule au Forum, c’étaient les assemblées politiques. Celles qui s’y réunissaient étaient de trois sortes : 1° les comices législatifs (consilia plebis, comitia îributa), où l’on votait des lois; 2° les réunions ordinaires (conciones), où l’on n’avait rien à voter, et que convoquait un magistrat qui avait à faire quelque communication au peuple; 3° les procès politiques, qui se plaidaient en présence de tout le monde, devant des jurés tirés au sort et présidés par un préteur. De ces trois sortes de réunions, la première, c’est-à-dire les comices législatifs, était la plus importante; c’était aussi la plus rare. Quelque manie qu’aient les peuples libres de changer sans cesse leur législation, on ne peut pas avoir tous les jours des lois à faire ou à défaire[7]. J’ajoute que ce n’était peut-être pas celle où l’on se rendait avec le plus d’empressement. Ces grands discours sérieux, où l’on développe des idées générales, où l’on discute les intérêts de l’état, sont moins à leur place dans les assemblées populaires que dans les réunions restreintes, qui ne renferment que des gens éclairés. La multitude y prend d’ordinaire assez peu de plaisir : ils sont trop calmes et trop froids pour elle. Il fallait à Rome, pour la passionner, qu’une question personnelle se mêlât aux débats : de là l’importance qu’on y donnait aux procès politiques; ils y étaient aussi fréquens qu’à Athènes, et les hommes d’état passaient leur vie à accuser et à se défendre. Les partis n’avaient pas d’autre moyen de s’attaquer que de traduire réciproquement leurs chefs en justice. C’étaient des spectacles très dramatiques que ceux où l’on voyait un grand personnage entouré de sa famille en larmes, de ses cliens et de ses amis, venir sur le Forum défendre son honneur et sa fortune; aussi la foule était-elle fort empressée à y assister. Elle n’était pas moins nombreuse à ces assemblées que convoquaient les magistrats pour s’entretenir avec le peuple. La démocratie est partout fort exigeante et très soupçonneuse; à Rome comme ailleurs, elle voulait que ceux qu’elle avait nommés aux charges publiques lui rendissent compte de leur conduite. C’était un devoir auquel on ne manquait pas quand on voulait conserver sa confiance. Caton, qui fut un des types les plus accomplis du magistrat populaire, se tenait toujours en relation avec ses commettans. Il les réunissait sans cesse pour leur raconter en détail ce qu’il avait fait, leur disait sur tout son opinion avec cette verve bouffonne qui plaît tant à la multitude, les entretenait des autres et de lui-même, sans ménagement pour ses adversaires, qu’il appelait volontiers des débauchés et des fripons, tandis qu’il ne tarissait pas d’éloges sur sa sobriété et son désintéressement. Le peuple prenait grand plaisir à ces communications, qui lui faisaient sentir sa souveraineté. Dans les momens d’émotion publique, quand on savait qu’un tribun devait parler contre le sénat ou traiter quelque question brûlante, les artisans abandonnaient leurs travaux, les boutiques se fermaient, et de tous les quartiers populaires on descendait en foule au Forum. Ces jours-là, le Forum, encombré de monde, devait paraître bien étroit. Il l’était encore plus quand on y réunissait ces comices législatifs dont je viens de parler. Il fallait prendre alors certaines précautions pour le vote, partager la place en trente-cinq compartimens séparés pour y parquer les tribus, construire ces passages resserrés qu’on appelait des ponts, où les citoyens ne pouvaient passer que l’un après l’autre pour venir déposer dans les corbeilles leur billet de vote. Quand on jette les yeux sur le Forum tel qu’il existe aujourd’hui et qu’on voit le peu d’étendue qu’il occupe, il est vraiment bien difficile de comprendre qu’il ait jamais pu suffire à toutes ces complications et contenir le peuple romain rassemblé.

Il est vrai qu’on nous dit que cette place que nous avons sous les yeux n’était pas tout à fait le Forum de la république, mais celui de l’empire. On suppose que c’est sous l’empire seulement qu’il a été ainsi rétréci, et l’on ajoute qu’il pouvait l’être alors sans aucun inconvénient, le peuple n’ayant plus de lois à y voter; mais cette supposition n’est pas exacte. Il y a eu sans doute un temps, vers les premiers siècles de la république, où le Forum était plus vide qu’aujourd’hui. A l’exception de quelques temples, qui sont aussi anciens que la ville, il ne contenait alors que de misérables boutiques, les écoles publiques où se rendait Virginie quand elle fut aperçue par Appius, l’état de boucher où Virginius prit le couteau qu’il enfonça dans le sein de sa fille. Mais à partir du moment où Caton éleva la première basilique, on se mit à y bâtir des monumens de toute sorte. Presque tous ceux que nous y voyons encore ont été construits sous la république: l’empire n’a fait que les réparer. Ils n’ont donc pas empêché les assemblées populaires de s’y tenir. La place était à peu près ce qu’elle est aujourd’hui vers l’époque de César, quand Clodius et Milon s’y livraient de véritables batailles, quand Cicéron y foudroyait Catilina ou Antoine. Une raison d’ailleurs empêche qu’elle ait jamais pu être aussi vaste que notre imagination aime à se la représenter, c’est qu’il fallait qu’il fût possible aux orateurs de s’y faire entendre. Quelque force de poumons qu’on suppose à un Cicéron ou à un Démosthène, il est impossible de se les figurer prononçant leurs discours sur la place de la Concorde.

Les républiques anciennes se trouvaient dans un grand embarras quand elles avaient à construire leurs places publiques; il fallait les faire à la fois assez vastes pour contenir tout un peuple, et assez étroites pour que la voix de l’orateur ne s’y perdît pas. Puisque le Forum de Rome a été pendant plusieurs siècles le lieu ordinaire des assemblées politiques, il faut bien croire qu’il répondait à ces deux conditions. C’est un fait, et l’on doit l’accepter, même quand on ne peut pas très bien le comprendre. — Il nous faut donc admettre d’abord que les orateurs y pouvaient être entendus, alors même qu’ils n’étaient pas très bien écoutés, que leur voix parvenait à dominer ces assemblées bruyantes que l’on comparait aux flots de la mer irritée, où l’on se disait des injures, où l’on se crachait au visage, où l’on se jetait des pierres et des bancs à la tête. Peut-être la situation du Forum nous aide-t-elle à comprendre ce qui nous paraît d’abord un véritable prodige. Il est placé dans une sorte de bas-fond auquel on arrive par des rampes rapides. Vers le Capitole, c’est un vrai précipice; la pente est plus douce à l’extrémité opposée, vers l’arc de Titus, mais elle est encore assez prononcée; de tous les côtés, comme on disait, « on descendait» au Forum. Quand on songe que cette disposition des lieux, que le peu d’étendue de la place, que ces collines qui l’entourent, ces édifices qui l’enferment, sont très favorables à la voix, il devient un peu moins étonnant que les orateurs s’y soient fait entendre et qu’ils aient pu produire ces grands effets qu’on nous rapporte. — Il nous faut admettre aussi, malgré la surprise que nous éprouvons, que ce Forum, qui nous paraît si étroit, a pu contenir tous ceux qui voulaient assister à quelque procès important, ou qui venaient apporter leurs suffrages un jour de vote. Peut-être, après tout, le nombre de ces votans était-il moins considérable que nous ne sommes tentés de le croire; peut-être la place n’était-elle suffisante que parce qu’une partie de ceux qui avaient le droit d’y venir restaient chez eux. Vers la fin de la république, à mesure que les assemblées populaires devenaient plus orageuses, les gens sages et modérés, qui dans tous les pays sont les plus timides, prirent l’habitude de s’en éloigner. Quand on vit qu’elles se terminaient d’ordinaire par des rixes sanglantes, ceux qui craignaient le bruit cessèrent d’y paraître. Cicéron se plaint avec amertume de cette désertion des comices, et parle de certaines lois qui ont été votées par quelques citoyens à peine et qui même n’avaient pas le droit de voter. C’est ce qui explique que tant de Romains aient si aisément accepté l’empire ; il leur était assez indifférent d’être privés des droits politiques auxquels ils avaient eux-mêmes renoncé.

Le Forum finit pourtant, sous l’empire, par paraître trop petit; les assemblées populaires n’existaient plus alors, mais les promeneurs, les oisifs, les curieux, devenaient de plus en plus nombreux, et les étrangers arrivaient de tous les coins du monde. On prit le parti, non pas d’agrandir l’ancien Forum, ce qui n’aurait pu se faire qu’en détruisant des monumens historiques, mais d’en bâtir d’autres autour de lui. César commença, les autres princes l’imitèrent, et comme chacun d’eux tenait à effacer ses prédécesseurs, les dépenses devinrent à chaque fois plus considérables et les constructions plus belles. C’est ainsi qu’on parvint à créer, au cœur de la cité souveraine, le plus bel ensemble de monumens et de places publiques dont une ville se soit jamais honorée. L’étranger qui entrait à Rome par la voie Flaminienne, et qui, après avoir traversé le Forum de Trajan, celui de Nerva, de Vespasien, d’Auguste et de César, arrivait enfin dans l’ancien Forum romain, où la beauté des édifices était relevée par la grandeur des souvenirs, devait être étrangement surpris de ce spectacle. Quelque grande idée qu’il se fût faite dans son pays des merveilles de Rome, il lui fallait reconnaître que ses rêves restaient fort au-dessous de la réalité ; il sentait bien qu’il se trouvait dans la capitale du monde, et il revenait chez lui plein d’une admiration qui ne s’effaçait pas pour cette ville sur laquelle tout l’univers avait les yeux et qu’on n’appelait plus, depuis le second siècle, que « la ville sacrée! »


GASTON BOISSIER.

  1. Ces fragmens qui restent du plan de Rome ont été gravés avec soin et accompagnés d’un commentaire savant dans le livre que M. Jordan a récemment publié et qui est intitulé Forma urbis.
  2. Il faut dire pourtant, à l’honneur de la société industrielle qui construisait le quartier neuf, qu’elle a fait aussi entreprendre des fouilles à ses frais par un archéologue distingué, M. Brizio, et qu’elle en a fait publier les résultats dans un ouvrage intitulé Pitture e sepolcri scoperti sull’ Esquilino, Roma 1876. M. Brizio a fouillé d’anciennes tombes qui se sont trouvées dans le voisinage des travaux de la compagnie. L’une d’elles contenait des peintures très curieuses qui représentaient la fondation de Lavinium, la mort d’Énée et du roi Latinus. Comme ces peintures, d’après l’opinion de M. Brizio, sont antérieures à l’époque d’Auguste, elles ont l’avantage de nous faire connaître en quel état Virgile a trouvé ces légendes, dont il a fait le fond de son poème, et ce que lui fournissait l’opinion publique. M. Brizio a découvert aussi un columbarium très important de la famille des Statilii Tauri, qui joua un si grand rôle au premier siècle de l’empire. Les inscriptions qu’il renferme nous donnent des renseignemens très intéressans sur l’organisation de l’esclavage dans les maisons antiques.
  3. Pour la description de cette salle, comme pour tout ce qui concerne les fouilles de l’Esquilin, je me contente de résumer Les rapports intéressans de M. Lanciani, publiés dans le Bulletino della commissione archeologica municipale. Il y a joint des plans exacts et la reproduction des plus belles peintures qui ont été trouvées dans la salle de lecture de Mécène.
  4. Le Forum romain, par M. Ferd. Dutert, architecte, ancien pensionnaire de l’Académie de France à Rome. Paris, chez A. Lévy. — Le seul reproche que je sois tenté d’adresser à cet excellent ouvrage, c’est d’avoir quelquefois écorché les noms propres. Pourquoi M. Dutert n’a-t-il pas fait revoir ses épreuves par un de ses camarades de l’École archéologique de Rome? On ne l’aurait pas laissé, par exemple, appeler Lepidius le triumvir Lépide.
  5. Il en est de même à Pompéi. L’escalier du temple de Jupiter, placé au fond du Forum, est tout à fait disposé comme celui du temple de César.
  6. J’emprunte, pour ce passage de Cicéron, la traduction de M. Villemain. Il a mis en scène cette anecdote, dans son Tableau de la littérature au dix-huitième siècle, avec un peu de fantaisie peut-être, mais d’une manière fort intéressante. Sa narration, qui produisit un grand effet, commence par ces mots : « Voyez d’ici le Forum tel qu’il n’est plus, cette place immense, arène journalière du peuple-roi, etc. » Il y a là un peu plus d’imagination que de vérité, et l’on vient de voir combien le Forum est loin d’être « une place immense. » Ce que décrit M. Villemain, ce n’est pas « le Forum tel qu’il n’est plus, » c’est le Forum tel qu’il n’a jamais été.
  7. De tous les discours que nous avons conservés de Cicéron, il n’y en a que trois, la Manilienne et deux des discours sur la loi agraire, qui aient été prononcés devant le peuple, pour lui conseiller ou le détourner de voter une loi.