Prostitués/VII/Adolphe Lacuzon

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(p. 191-197).

Adolphe Lacuzon est coupable de rester si longtemps le poète d’Éternité. Toute puissance crée un devoir et Lacuzon est mon débiteur pour les nobles vers dont il me prive quand, au lieu de travailler, il s’acagnarde auprès de vagues sculpteurs qui, de leurs idées baroquement larvaires et de leur ignorance prétentieuse, déshonorent Baudelaire ou Vigny.

Éternité, « très simple poème de rêve fait… de souffrance et d’infinie tendresse » est précédé d’une préface combattive et hautaine. J’aime, ici et là, celui qui peut dire avec « l’accent des certitudes » et sans que sa parole sonne faux :

Ma vie et sa ferveur, mon geste et sa fierté.

Mais en prose la phrase encombrée de Lacuzon se presse, piétinante parfois, comme à une porte trop étroite une foule affolée. Au contraire, son vers « qui se nombre et son chant qui s’éploie », toujours émus et presque toujours sûrs, réussissent souvent à

… grandir jusqu’à la prophétie
Le rêve tout puissant de son vœu de beauté.

Lacuzon insulte de brocards amusants la « coalition pathologique » des symbolistes d’école. Il ne méprise pas moins les simplistes qui se croient simples, les superficiels qui se proclament sincères, les naturistes qui s’affirment naturels.

Aux uns et aux autres il enseigne des vérités, simples comme tout ce qui est profond, claires comme le soleil, mais que les yeux aveugles des faux poètes ne sauraient voir. La vraie sincérité, celle qui n’est pas une attitude vaine d’arriviste politique ou littéraire, celle qui est dans la vie et non dans les professions de foi, dans les mœurs et non dans les mœurs oratoires, celle qui est « l’horreur du servilisme, de la palinodie et des concessions hypocrites », loin de se montrer banale comme une préface de Saint-Georges de Bouhélier, « ne semble plus que la vertu des seuls prédestinés ». D’elle, d’elle seule, vient la noble simplicité, celle qu’il ne faut pas confondre, ô Francis Jammes, « avec l’indigence du vocabulaire ou la vulgarité de l’expression ». Ce qui est vraiment simple « ne s’improvisa jamais. » L’improvisation est « le témoignage immédiat de l’impuissance créatrice ». La simplicité est exigeante ; elle demande qu’on s’absorbe « aux profondeurs de la pensée et du sentiment pour essayer d’en dégager le signe essentiel ».

La poésie est donc simple grâce à un effort prolongé du poète. Elle est « révélatrice. » Elle est « la réalisation de ce miracle : l’expression de l’ineffable ». Quel sera l’instrument du miracle ? Le symbole. Mais, pour Lacuzon, le symbole ne se constitue pas, comme le veut une école récente, « d’invraisemblables métaphores d’une complexité déroutante, sinon d’un agrément de rébus ». Synthèse vivante, union mystérieuse du subjectif et de l’objectif, le symbole dit à la fois la nature avec sa poésie immanente et l’émotion de cœur et d’esprit du poète, son « immense extase de conviction », sa « compréhension véritablement affective ». « Sur les confins extrêmes des réalités sensorielles », cette incantation puissante « découvre à l’âme humaine son infini nostalgique ».

Pas plus que le grand méditatif de La Maison du Berger, l’auteur d’Éternité ne vient rêver seul devant la nature. Une Eva, plus imprécise encore que celle de Vigny et plus puérile, se presse contre lui pendant que le ciel n’est à ses yeux

Qu’un vaste embrasement de prière exaucée.

Un baiser semble unir « la vie au rêve ». Mais ici, le plus faible des deux amants tremble de froid, de solitude invaincue et aussi, soudain, d’une présence effroyable et douce, de plus en plus envahissante, car

Tout rêve est un regard infini vers la mort.

Elle sentait bien, la pauvrette, que, malgré la main de pitié vague qui caressait sa main peureuse, le poète n’était plus là. Elle l’appelait inutilement ; elle cherchait en vain son regard. Lui, cependant, perdu dans un songe lointain,

Sur le fond de la nuit vit ces fresques mouvantes.

L’éternité telle qu’il la comprend, c’est un grand mouvement cyclique et ce qui le frappe le plus dans la Nature, c’est son évolution. Il semble parfois, darwinien éperdu, appeler Nature l’histoire elle-même. Il lui crie : « Ô nature,

…Je vois la terre et l’onde à tes époques neuves,

Les édens primitifs, et les cycles barbares,
Et les grands peuples roux campés au bord des fleuves
Où déjà vers la mer descendent leurs gabarres.

… Je vois s’enfler la voile au fond de l’estuaire ;
Puis, derrière, au lointain, du côté de la plaine,
Surgir, fondre et passer, l’ouragan pour haleine,
Dans l’éclaboussement du sang crépusculaire,

Et droits sur leurs chevaux cabrés qu’un rut enlève,
Tes grands conquérants noirs, au profil surhumain,
Qui, déployant leur geste avec l’éclair d’un glaive,

Engouffrent dans la nuit leurs cavaliers d’airain.

D’un geste à chaque instant varié, et toujours noble, et toujours évocateur, il nous montre les empires qui grandissent et les décadences, les églises qui triomphent ou qui se meurent :

Les Tribuns ont couvert la voix des patriarches

Qui, des cathèdres d’or, outragés au Concile,
Entraînent dans leur robe où choit leur pas sénile

Les grands flambeaux éteints qui roulent sur les marches.

Quelques vers cités disent mieux que tout commentaire l’admirable talent du poète. Il est fait de gravité dans la pensée, de noblesse dans le sentiment ; il est fait surtout d’une étonnante puissance de voir vite et de faire voir vite. Le penseur, cet être rare, existe chez Lacuzon. Et il y a une âme dans son verbe. Mais le visionnaire est grand. La pensée s’embarrasse parfois et hésite comme à des lèvres de bègue une émotion trop intense. Mais la vision est toujours précise comme du présent ; le tableau, achevé en quelques vers qui, chez un autre, suffiraient à peine à l’indiquer, s’impose comme un de ces rêves plus obsédants que le réel, parce qu’ils sont du réel condensé. Parfois même, la vision s’entend et le cri devient visible :

Et sur les horizons blanchis d’aube lustrale

Monte, profil d’un cri, qui de bourg en cité,
Tout en roc et granit se fût répercuté,

L’hymne piaculaire et fier des cathédrales…

Si j’essayais, pour définir Lacuzon, l’œuvre vaine des rapprochements, il me ferait penser uniquement à des puissances nobles, à des sommets abrupts que les foules ne graviront point : à Vigny dont la pensée s’exprime plus claire, moins précieuse, mais non plus grave ou plus hautaine ; à Leconte de Lisle dont le vers n’est pas plus solide, ni les évocations plus précises. Plutôt encore, grâce sans doute à quelque lointain atavisme, ce franc-comtois est un espagnol à la tête droite, au regard franc, à la parole grandiloquente jusque dans le concepto. Sur le fond de la nuit, fuyant tout à l’heure, solide maintenant, son geste dessine d’étranges tableaux. Ils vivent par l’intensité de la couleur, par la violence des ombres et l’éclat soudain des lumières, par la brusquerie rapide du mouvement qui les précipite en un vertige, chassés qu’ils sont par toute une armée d’autres tableaux aussi vibrants et passionnés.