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Proverbes dramatiques/Le Seigneur Auteur

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Proverbes dramatiquesLejaytome I (p. 185-204).


LE SEIGNEUR
AUTEUR.

DOUZIEME PROVERBE.


PERSONNAGES


Le DUC, en robe-de-chambre riche, coëffé.
M. RONFLANT, Poëte tragique, en habit noir.
M. DÉCOUSU, Poëte d’Opéra-comique, en habit rouge.
DUPRÉ, Valet-de-Chambre du Duc, habit à petit galon, avec une vieille veste de son maître.


La Scene est dans le cabinet du Duc.

Scène premiere.

Le DUC, DUPRÉ.
Le DUC

Quoi, je ne pourrai pas faire un vers ; un vers seulement ! ah, voyons. Il écrit. Non, il est trop long. Oui, mais de cette façon ? Il écrit. Il est trop court. Il déchire son papier.

DUPRÉ.

Mais, Monseigneur, pourquoi faire ces vers vous même, puisque cela vous donne tant de peine ?

Le DUC.

Tant de peine ?… qu’est-ce que c’est que cette façon de parler ? ai-je jamais eu de la peine à faire des vers ?

DUPRÉ.

Je sais bien que non, tant que vous avez eu ce Secrétaire un peu fou, que vous aimiez tant…

Le DUC.

Allons, taisez-vous ; vous me faites perdre mes idées…

DUPRÉ.

J’en suis bien éloigné & si j’en trouvois, je les donnerois tout-à-l’heure à Monseigneur.

Le DUC.

Des idées, vous ? attendez, ne faites pas de bruit. Ah, oui-dà, c’est lyrique tout-à-fait ; écrivons… Il écrit. Fort bien. Mais où est la rime ? cela me fait perdre trop de tems. C’est incroyable qu’aujourd’hui je ne puisse pas…

DUPRÉ.

En vérité, Monseigneur, si vous vouliez m’entendre, vous auriez bientôt fait.

Le DUC.

Hé bien, Monsieur le Docteur, parlez.

DUPRÉ.

Je prendrois mon parti, moi, je ferois faire ces vers tout simplement, par les gens du métier.

Le DUC.

Oui, si je n’en savois pas faire, imbécille.

DUPRÉ.

Ah, je demande pardon à Monseigneur, je croyois…

Le DUC.

Allons, laissez-moi… voyons encore.

DUPRÉ.

Monsieur Ronflant & Monsieur Décousu, demandent à voir Monseigneur.

Le DUC.

Que me veulent-ils ? je suis en affaire.

DUPRÉ.

Je leur ai dit ; cependant, je crois que vous feriez bien…

Le DUC.

Allons, faites-les entrer.

Séparateur

Scène II.

Le DUC, M. RONFLANT, M. DÉCOUSU.
Le DUC.

Ah ! Messieurs, je suis charmé de vous voir ; mais ce ne sera pas pour long-tems ; parce que je suis un peu occupé…

M. RONFLANT.

Monsieur le Duc cultive toujours les Muses, sans doute ?

M. DÉCOUSU.

Et il a raison ; elles le favorisent assez pour qu’il ne les délaisse pas.

Le DUC.

Il est vrai que quelquefois elles ne m’ont pas maltraité.

M. RONFLANT, M. DÉCOUSU.

Oh, toujours, toujours.

Le DUC.

Par fois elles ont des caprices, comme vous savez.

M. DÉCOUSU.

Vous n’en souffrez guere, je crois ?

Le DUC.

Comme un autre.

M. RONFLANT.

Monsieur le Duc, j’ai l’honneur de vous apporter le cinquieme Acte de ma nouvelle Tragédie, si vous aviez un quart-d’heure seulement à me donner…

M. DÉCOUSU.

Moi, je veux faire voir à Monsieur le Duc, mon Ariette de la chaise de poste, qui va se briser, & qui sonne la ferraille, cela sera encore plus court.

M. RONFLANT.

Monsieur Décousu, un moment, s’il vous plaît ; vous ne devez passer qu’après moi.

M. DÉCOUSU.

Monsieur Ronflant, vous prenez-là, un ton…

Le DUC.

Messieurs, vous vous disputerez une autre fois.

M. RONFLANT.

Mais, Monsieur le Duc, jugez un peu si un Poëte d’Opéra-comique, doit avoir le pas sur un Poëte tragique ; si quelqu’un doit protéger le ton des Héros, je crois que c’est vous.

M. DÉCOUSU.

Oui, le vrai ton des Héros ; mais celui qu’ils n’ont jamais eu, & qu’ils n’auront jamais, cela est différent.

M. RONFLANT.

Qu’ils n’auront jamais ?

M. DÉCOUSU.

Assurément ; au lieu que moi, je peins la nature, la vérité.

M. RONFLANT.

La nature & la vérité ; il y a bien du mérite à toujours copier, où est donc le génie ?

M. DÉCOUSU.

Moliere manquoit de mérite, osez-vous dire cela ?

M. RONFLANT.

Moliere !… Moliere n’a point fait de Tragédies.

Le DUC.

Eh, Messieurs, ne disputez pas, je n’ai pas le tems.

M. RONFLANT.

Monsieur le Duc, suivant votre conseil, j’ai cherché pour mon dénouement, & j’ai imaginé un tyran de plus.

M. DÉCOUSU.

Moi, j’ai cru que ma chaise de poste étoit une nouveauté dont vous seriez content.

Le DUC.

Je vous ai déjà dit que j’étois occupé très-sérieusement.

M. RONFLANT.

Si Monsieur le Duc vouloit nous faire part de ses productions…

M. DÉCOUSU.

Nous serions bien sûrs d’avoir de quoi admirer.

Le DUC.

Non, vous dis-je, j’ai passé toute ma matinée à rêver, à barbouiller du papier, sans pouvoir rien faire.

M. RONFLANT.

C’est qu’apparemment c’est un nouveau genre que Monsieur le Duc a choisi ?

Le DUC.

Non ; au contraire, c’est un couplet ; ainsi vous voyez bien…

M. DÉCOUSU.

Personne n’en fait assurément aussi facilement, que Monsieur le Duc.

Le DUC.

Ordinairement cela ne me coûte rien ; mais aujourd’hui je ne sais ce que j’ai.

M. RONFLANT.

Est-ce un sujet rare ?

Le DUC.

Non, c’est un bouquet.

M. DÉCOUSU.

Un bouquet ?

Le DUC.

Oui, un bouquet pour une femme que j’aime, & vous sentez bien qu’il faut que cela soit neuf, qu’il faut de la pensée. Asseyez, asseyez-vous-là.

M. RONFLANT.

Mais la pensée, Monsieur le Duc l’a trouvée.

Le DUC.

Moi ?

M. DÉCOUSU.

Oui, un bouquet.

Le DUC.

C’est vrai ; c’est moi qui veux que ce soit un bouquet. Comme vous dites, voilà la pensée trouvée. Mais il faut la mettre en chant, & voilà le difficile.

M. DÉCOUSU.

Avez-vous choisi un air ?

Le DUC.

Bon, j’en ai cent.

M. DÉCOUSU.

Il faut s’arrêter à un seul.

Le DUC.

C’est vrai, aussi j’avois envie de prendre…

M. RONFLANT.

Monsieur Décousu vous en dira, Monsieur le Duc.

M. DÉCOUSU.

Oui, prenez… Il chante.

C’est la fille à Simonette.[1]
Le DUC.

C’étoit justement celui-là que j’avois en vue.

M. RONFLANT.

Hé bien, votre couplet est fait.

Le DUC.

Pas tout-à-fait encore.

M. RONFLANT.

Pardonnez-moi, tenez, écrivez.

Le DUC, prenant sa plume.

C’est vrai, les choses viennent quelquefois comme cela sans peine.

M. DÉCOUSU.

Sans peine, vous n’en avez sûrement pas.

M. RONFLANT.

Vous commencez par dire, Il chante.[2]

Que de fleurs on va répandre !

Le DUC.

Oh, pour ce vers-là, je l’ai déjà écrit plus de vingt fois & je l’ai déjà effacé de même.

M. RONFLANT.

Pourquoi l’effacer ? il est bon ; il annonce la fête.

Le DUC.

C’est vrai. Il écrit.

Que de fleurs on va répandre !

M. DÉCOUSU.

Dans un jour aussi charmant !

Le DUC.

Voilà ce que j’ai fait.

Que de fleurs on va répandre,
Dans un jour aussi charmant !

M. RONFLANT.

Vous allez d’un train ! attendez ; voyons ce que vous allez dire. Laissons faire Monsieur le Duc, ne le troublons pas.

Le DUC.

Je dirois par exemple…

M. DÉCOUSU.

Que de chants se font entendre,

M. RONFLANT.

Pour exprimer ce qu’on sent.

Le DUC.

Oui, oui.

Que de chants…

M. DÉCOUSU.

se font entendre,

Le DUC.

Un moment s’il vous plaît.

Pour…

M. RONFLANT.

Exprimer ce qu’on sent.

Le DUC.

Pour exprimer ce qu’on sent.

Je ne trouve pas mal ces deux vers-là, qu’en dites-vous ? ne me flattez pas ; parlez-moi naturellement ?

Que de fleurs se font entendre.

M. DÉCOUSU.

Que de chants…

Le DUC.

Oui, oui.

Que de chants se font entendre,

Pour exprimer ce qu’on sent !

Cela va bien.

M. RONFLANT.

À merveille !

Le DUC.

Voyons un peu le reste. Je voudrois parler de ses graces.

M. RONFLANT.

Oui, de ses grâces ; c’est très-bien vu.

M. DÉCOUSU.

Vos graces, votre art de plaire.

Le DUC.

Oui, je dis :

Vos graces, votre art de plaire.

Écrivons.

M. RONFLANT.

Ce n’est sûrement pas nous qui le faisons dire à Monsieur le Duc.

Le DUC.

Vos graces, votre art de plaire…

M. RONFLANT.

Font répéter tous les jours…

Le DUC.

Se répètent tous les jours.

Non, non, vous dites :

Font répéter tous les jours.

Le DUC.

Oui, oui, je dis :

Font répéter tous les jours.

Font répéter, font répéter, il y a bien de quoi ; c’est qu’il faut peindre en chantant…

M. DÉCOUSU.

Sans doute, & c’est-là votre talent.

Le DUC.

Oui, je n’y suis pas absolument mal-adroit.

Font répéter tous les jours…

M. DÉCOUSU.

C’est la fête de Cythère ;

Le DUC.

Oh, pour celui-là, je me le vole à moi-même en le faisant ; je n’ai pas dit autre chose de la matinée.

C’est la fête de Cythère ;

M. RONFLANT.

C’est la fête des Amours.

Le DUC.

Cela va de soi-même ; fête de Cythère, fête des Amours ; qui dit l’un dit l’autre.

M. DÉCOUSU.

Dites, qui fait l’un fait l’autre.

Le DUC.

Sûrement.

C’est la fête des Amours.

M. RONFLANT.

C’est un tableau charmant !

M. DÉCOUSU.

On ne voit que des guirlandes dans les airs.

M. RONFLANT.

Des fleurs les parfument ; c’est un spectacle enchanteur ! personne que vous, ne pourroit dire aussi bien :

C’est la fête de Cythère ;
C’est la fête des Amours.

Le DUC.

Il est vrai que je n’en suis pas mécontent, j’ose le dire.

M. DÉCOUSU.

Parbleu, je le crois bien.

Le DUC.

Revoyons tout le couplet, Messieurs, je vous en prie. Il chante.

Que de fleurs on va répandre
Dans un jour aussi charmant !
Que de chants se font entendre
Pour exprimer ce qu’on sent !

M. RONFLANT.

Je vois la décoration de la fête. Quelle pompe, quelle magnificence 1

M. DÉCOUSU.

Les chœurs chantants, sont rangés à droite & à gauche.

Le DUC.

C’est vrai, je n’y avois pas pris garde.

M. RONFLANT.

Bon, rien ne manque à cette fête ; quelle imagination !

M. DÉCOUSU.

Et dans un seul couplet.

Le DUC.

Vos grâces, votre art de plaire
Font répéter tous les jours,
C’est la fête de Cythère ;
Tous trois ensemble
C’est la fête des Amours.

M. RONFLANT.

Divin !

M. DÉCOUSU.

Délicieux !

Le DUC.

Je suis bien aise que vous en soyez contents.

M. DÉCOUSU.

Contents ?

M. RONFLANT.

Nous en sommes enchantés, ravis.

Le DUC.

Hé bien, croiriez-vous que ce matin j’ai été au point de croire que je ne parviendrais jamais à faire ce couplet ?

M. DÉCOUSU.

Vous ne connoissez pas vos talens, Monsieur le Duc.

M. RONFLANT.

Quand voulez-vous que je revienne pour mon cinquième Acte, car je voudrois après obtenir une lecture des Comédiens ?

Le DUC.

Mais quand vous voudrez.

M. RONFLANT.

J’ai grand besoin que Monsieur le Duc voulût bien leur faire parler par quelqu’un.

Le DUC.

Je le veux bien, vous me direz par qui.

M. RONFLANT.

C’est que c’est difficile.

M. DÉCOUSU.

Moi, je ne demande que le suffrage de Monsieur le Duc, sur mon Ariette, car le Musicien est content.

Le DUC.

Nous verrons, je vous dirai naturellement…

M. DÉCOUSU.

C’est-là tout ce qui me retient, les rôles sont déjà distribués, & cela ira tout de suite.

Le DUC.

Je vous ferai dire.

M. DÉCOUSU.

Pour votre couplet, Monsieur le Duc, je voudrois l’avoir fait.

M. RONFLANT.

Et moi aussi, je vous en réponds.

Le DUC.

Vous me faites le plus grand plaisir !

M. RONFLANT.

Je vous en demanderai une copie la premiere fois.

Le DUC.

Vous l’aurez.

MM. RONFLANT & DÉCOUSU, chantent en s’en allant.

C’est la fête de Cythère,
C’est la fête des Amours.

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Scène III.

Le DUC, DUPRÉ.
Le DUC.

Hola, quelqu’un ?

DUPRÉ.

Monseigneur ?

Le DUC.

Allons.

DUPRÉ.

Hé bien, Monseigneur ? votre couplet ?

Le DUC.

Il est fait.

DUPRÉ.

Et vous en êtes content ?

Le DUC.

Je t’en réponds, il est charmant !

DUPRÉ.

Je savois bien que vous en viendriez à bout, je n’avois garde de renvoyer ces Messieurs.

Le DUC.

Allons, viens, je te le chanterai en m’habillant. Il s’en va, & il emporte le couplet.


Fin du douzieme Proverbe.
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Explication du Proverbe :

12. Un peu d’aide fait grand bien.



  1. C’est un air d’Annette & Lubin.
  2. Il chante, & l’on chante tous les vers à mesure qu’on les fait.