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Psyché/Deuxième Partie/Chapitre I.

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DEUXIÈME PARTIE


I

LE BAISER


Ils se turent.

Mme Vannetty avait donné sa main aux deux mains tremblantes du jeune homme et s’appuyait sur elles, de tout son bras tendu.

La tête presque baissée, elle laissait tomber sur les yeux d’Aimery un regard flottant et voilé, puis fixe et clair, un regard dont tous les sentiments se disputaient la lumière et l’expression, mais où il y avait surtout de l’effroi.

Aimery s’était incliné tout à fait, un genou sur la banquette, un coude sur ce genou. Il ne touchait de Psyché que cette main éperdue, si palpitante et si chaude que le gant prenait vie autour d’elle et semblait déjà sa peau. Il ressentait, avec une passion immobile, cette petite chaleur intime et le vague parfum du corsage fermé. Mais il ne parlait plus, n’osait pas faire un geste. Comme si elle eût été la Psyché antique, le papillon blanc des mythologies, on eût dit qu’il craignait de porter la main sur elle, de peur de faire tomber au premier contact la fleur impondérable de sa beauté.

Et elle le regardait ! De quels yeux solennels ! Les femmes regardent l’Amour parfois comme elles regarderaient la Mort, avec les terreurs de l’Au-delà inconnu. Il semble qu’à l’instant de céder, leur avenir terrestre se partage comme leur avenir éternel, entre la menace d’un enfer et l’éblouissement d’un paradis. Psyché avait l’âme trop faible pour l’émotion de cette heure suprême. Elle étouffa. Ses paupières battirent. Elle voulut dire un mot qu’elle ne put prononcer ; elle se pencha en arrière, puis en avant, comme entraînée par le tangage du wagon en marche, et tomba, frémit, fondit en larmes.

Aimery l’avait reçue dans ses bras respectueux. Soucieux avant tout de ne pas l’effaroucher, il ne l’étreignait pas, il la soutenait à peine. Qu’avait-il besoin de céder à sa hâte ? Psyché était prisonnière, liée à la fuite irrésistible du train qui tonnait comme un orgue nuptial dans la nef du tunnel de pierre ; et ces lumières, ces vagues fumées qui s’allumaient sous les voûtes sonores étaient les cierges et l’encens de leur mariage mystérieux… Elle serait à lui. Pourquoi brusquer sa joie ? Il soutint Psyché d’un seul bras sous l’épaule secouée de frissons et posa doucement l’autre main sur une main abandonnée.

« Psyché, lui dit-il, de la voix la plus tendre, je ne puis plus vous entendre pleurer. Je vous donnerai tout ce que vous voudrez de ma vie et de mes forces et de ce qui est en moi pour composer autour de vous un bonheur qui vous agrée. Mais ne pleurez plus. Je ne suis pas dans vos bras, je suis à vos pieds. Ce que vous souhaiterez s’accomplira. Ce que vous ne souhaiterez pas sera mis à néant. Vous le voyez, ce n’est pas moi qui vous ai entraînée ici. Vous êtes venue de votre plein gré, aussi libre de vous que vous le serez toujours. Rien ne se fera que je ne l’aie lu dans vos yeux avant d’y élever ma pensée. Si vous me repoussiez, je m’en irais, je vous le jure. Mon bonheur est une chose à vous dont vous ferez ce qu’il vous plaira. Quand vous voudrez le briser je vous dirai simplement : Vous vous êtes donnée, vous vous êtes reprise ; soyez bénie, Psyché. »

Elle eut un soupir saccadé comme une femme qui suffoque :

« Aimez-moi bien !… » sanglota-t-elle

Puis elle répéta plusieurs fois :

« Pardon !… Pardon !… Je ne veux plus pleurer… comme chaque soir autrefois… C’est fini… C’est le passé… J’ai besoin d’être heureuse… Ah ! quand je vous dirai ce qu’a été ma vie !… Pas une affection à moi. Pas une main à serrer comme je serre la vôtre… Je ne sais pas du tout ce que c’est que le bonheur et je suis épouvantée de me livrer à vous… »

Alors, comme elle penchait la tête en arrière, Aimery s’inclina lentement vers sa bouche.

Elle vit l’ombre du visage descendre peu à peu jusqu’à elle ; et ses yeux bleus grandirent, devinrent tout à coup si graves que si on lui avait présenté le viatique, ils n’auraient pas eu d’autre expression.

Les lèvres la frôlèrent. Elle eut un sursaut, déroba les siennes…

Puis les laissa toucher.

Insensiblement, Aimery l’avait enlacée. Une main soutenait son corps et l’autre sa nuque. Elle respirait de toute sa poitrine, comme oppressée par le souffle d’un songe. Une influence nerveuse et doucement tremblante, une lente émanation d’effluves étranges, un enchantement immense, bienfaisant et léger l’envahissait jusqu’au cœur de sa chair. Ses yeux s’étaient allongés, puis éblouis. Puis elle les avait clos.

Depuis combien d’heures palpitait ce baiser ? Psyché avait perdu la notion du temps. Elle se tenait comme une amoureuse qui de l’âme et du corps s’abandonne à tout ; et pourtant, le jeune homme, ayant paru vouloir dégager doucement une de ses mains discrètes, il lui sembla que par un mouvement de tête elle voulait lui dire : « Non… Pas cela… Pas ici… » Mais elle ne parla point. Les deux bouches ne pouvaient plus se séparer l’une de l’autre.

Une ombre bleue et très sombre tombait de la lampe à demi-voilée. Un coup de sifflet imperceptible, puis sonore, puis assourdissant, puis faible et perdu, croisa le train. Il était tard. Le rapide filait en pleine campagne, sans autre bruit que le tambourin monotone et précipité battu par toutes les roues passant sur les rails, indéfiniment. Les fenêtres étaient closes, les rideaux étendus, et peu à peu toutes les odeurs flottantes s’étaient évanouies alentour, devant le parfum de Psyché.


Soudain le train s’arrêta sur ses freins stridents.

Elle se dressa en sursaut, et rouvrit les yeux.

« Qu’y a-t-il ?

— Rien. Une station.

— Où sommes-nous ?

— À Étampes sans doute.

— On crie Saint-Pierre… Saint-Pierre-des-Corps.

— C’est possible.

— Comment ? Nous avons passé les Aubrais ? Mais c’est avant Tours, Orléans !

— Je ne sais pas, » dit Aimery.

Elle tourna vers lui son visage transformé, ses yeux brillants, ses lèvres rouges, et elle éclata de rire.

Son rire n’était pas encore sans contrainte, mais Aimery ne pouvait se tromper ni au regard ni à l’attitude. Psyché entrait en métamorphose. La trace du baiser qui faisait luire sa bouche rayonnait sur toute sa personne.

« Oui, c’est cela, reprit-elle. Ne cherchons pas où nous sommes. C’est Nice ou Ploërmel, ou Baden-Baden. J’ai fui Paris au hasard, je ne veux pas savoir où je vais. »

Droite devant la glace et les bras en l’air, elle répara le léger désordre du chapeau, des cheveux et du voile. Elle ouvrait son sac de toilette quand elle entendit un bruit qui la fit tressaillir.

On frappait à la porte.

« Mon Dieu ! fit-elle. On a frappé… On nous suit… »

On frappa de nouveau.

Aimery entrebâilla le rideau, la rassura d’un geste et ouvrit à un employé qui demanda en saluant « s’il pouvait faire les lits ».

« Les lits ?… Vous êtes fou ! » dit la jeune femme étourdiment.

Et quand elle eut refermé la porte, le rouge lui monta aux joues. Cet homme était le premier témoin de son secret. Il l’avait vue, elle, Psyché Vannetty, derrière un verrou à peine entr’ouvert, seule avec un homme, dans un wagon-lit. Il avait offert d’ouvrir les draps, comme si son compagnon avait tous droits sur elle, pouvait la déshabiller, la voir nue, l’étreindre nue… Que devait-il penser ? Elle eut envie de sortir dans le couloir et de s’y promener toute la nuit pour prouver sa chasteté aux yeux de ce domestique. Se roidissant contre la paroi, elle cacha son visage dans ses mains avec un : « oh ! » étouffé.

« C’est moi qui suis folle », dit-elle lentement en laissant retomber ses bras. Savez-vous quel jour nous sommes ?

— Pas du tout.

— Savez-vous que ce matin, ce matin, je vous connaissais à peine ! et que ce soir…

— Vous le regrettez, Psyché ?…

— Et que ce soir vous m’appelez Psyché comme si vous-étiez déjà… l’Amour… Et qu’entre ma rencontre et ma fuite il ne s’est pas écoulé douze heures… ? C’est moi qui ai fait cela ? C’est moi qui suis ici ?… Je suis devenue complètement folle… Ce qui s’est passé autour de moi est tellement invraisemblable. Si je vous le racontais, vous ne me croiriez pas.

— Vraiment ?

— Savez-vous comment je suis venue ?

— Par une inspiration du ciel.

— Par une maladresse de mon confesseur.

— Quel homme de génie ! Comment s’appelle-t-il ?

— Ah ! si l’on n’avait pas expulsé les Dominicains ! Le Père Pasquier m’aurait mieux conduite ! Mais j’ai un nouveau directeur qui ne me connaît pas du tout… Sans lui je serais restée chez moi. Comment voulez-vous que je vous suive spontanément ? Dans une minute d’oubli peut-être…

« Mais pendant cinq heures de suite, sans retour sur moi-même, sans un tressaillement, faire tous mes préparatifs de départ, mes paquets, mes lettres d’excuses et vouloir être séduite avec tant de persévérance, jamais, jamais je n’aurais fait cela !

— Eh bien ?

— Eh bien ! ces malles c’est lui me les a fait faire ! Il a voulu me faire partir pour Rome à l’heure où vous partiez pour la Bretagne, afin de vous échapper plus sûrement (il a réussi !) Et je me suis trouvée… vous devinez, maintenant ? Je me suis trouvée en costume de voyage, avec mes malles, mon petit sac et tout ce qu’il fallait pour vous suivre, passant devant la gare d’Orsay pour aller à la gare de Lyon… Il était 9 h. 25… Je vous sentais là… Vous m’aimiez… Je n’avais qu’à tendre la main vers la sonnette de la voiture… »

Elle s’interrompit, rappela ses souvenirs :

« Mais il me semble bien que je ne l’ai pas touchée…

— Non, Psyché, ne vous accusez pas. Elle a dû sonner toute seule.

— Vous croyez, Aimery ? »