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Québec en 1900/Introduction

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Léger Brousseau (p. 3-5).
Mesdames et Messieurs,

Je viens tenter devant vous ce soir une chose inouïe, une chose que personne encore n’a pu accomplir : c’est d’être prophète dans son propre pays.

« Voilà une audace provocante ! » direz-vous. Soit. Mais l’homme ne s’amuse plus aujourd’hui à compter les degrés de l’échelle qui mène à l’impossible. L’impossible n’existe plus pour lui. Sur le point de franchir les portes d’un siècle nouveau, qui appartiendra tout entier à l’électricité, et de s’emparer de l’espace pour s’y promener à l’aise, jusqu’aux limites extrêmes de l’atmosphère qui entoure son globe, l’homme voit s’éloigner de plus en plus la limite de ce qu’il peut oser.

Dans les conférences comme dans tout le reste.

Ainsi de moi, Messieurs.

J’aurais pu vous convier à une promenade dans les arcanes muets et solitaires du vieux Québec, mais c’est là un thème tant usé, tant de fois ressassé, que j’ai cru vous être plus agréable en raison même de ce que je serais plus téméraire, et que je fuirais des sentiers cent fois battus, pour ouvrir librement devant vous des régions encore vierges de l’empreinte humaine, mais où l’on voit déjà distinctement les voies et les routes qui conduisent à des horizons encore inaperçus.


Messieurs, avez-vous jamais songé de quels flots de magnétisme nous sommes enveloppés ici, sur ce vieux cap de Québec, qui commence à se fatiguer de briser l’effort des tempêtes et de recevoir les averses des siècles sur son front de plus en plus dénudé ?

Fixez quelque temps les yeux sur la majesté profonde et infinie du tableau que la nature déroule devant vous, sur ce panorama unique, formé des hauteurs de Lévis, de l’île d’Orléans, du cours du grand fleuve, de la côte Beaupré, de la vallée de la Saint-Charles et des montagnes lointaines qui l’entourent si poétiquement, et font à ce tableau comme un cadre d’azur ; promenez-vous sur la terrasse Frontenac, par un lumineux clair de lune d’hiver, ou par un soir d’été, constellé d’étoiles, à l’heure où le ciel, ayant éteint ses feux, ne laisse plus tomber de sa voûte que de caressantes effluves, et vous sentirez une fascination qui vous retiendra bien au delà de l’heure où vous croyiez partir sans effort ; vous serez hypnotisés sur place, et cette fascination vous accompagnera longtemps encore et vous ramènera le lendemain au même endroit, et vous y ramènera toujours, tant que vous vivrez sur ce roc étrange, que semble envelopper un fluide mystérieux et invisible.

C’est cette fascination qui ramène ici les étrangers qui y sont déjà venus ; quiconque a vécu à Québec veut y mourir. C’est cette fascination qui retient, comme cloués sur place, bon nombre de ceux que le manque de foi en l’avenir aurait depuis longtemps exilés loin de nous, et c’est elle qui va nous ramener, avec les jours brillants qui s’annoncent, ce flot de jeunes gens qui ne trouvaient pas un champ suffisant pour leur activité, ni des ressources qui leur permissent d’engager le combat de la vie.

Mais, Messieurs, rien que d’évoquer ces impressions, je me sens hypnotisé moi-même, j’oublie que j’ai un vaste sujet à traiter, que les heures sont courtes, que votre indulgence a des bornes, et qu’il me faut me mettre en route sans retard, si je veux arriver au terme de ma course aventureuse.

Aussi, vais-je passer immédiatement, sans aucune espèce de transition, à l’examen des considérations, des faits, des symptômes et des indices révélateurs de l’avenir qui font le sujet de la présente conférence, œuvre à laquelle j’ai travaillé consciencieusement et que je vous offre sans crainte, parce que je compte autant sur votre patriotisme que sur votre indulgence.