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Quatre-vingt-un Chapitres sur l’esprit et les passions/Livre III/Chapitre 10

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CHAPITRE X

DE LA PSYCHOLOGIE


C’est ici qu’il faut traiter de cette science mal définie, car elle est dialectique dans toutes ses parties. L’une, qui traite de l’âme et d’une vie après la mort, est bien clairement métaphysique ; mais l’autre, qui traite de nos pensées et de nos affections en se fondant sur l’expérience, est dominée par les mots bien plus qu’on ne croit.

Le mot Je est le sujet, apparent ou caché, de toutes nos pensées. Quoi que je tente de dessiner ou de formuler, sur le présent, le passé ou l’avenir, c’est toujours une pensée de moi que je forme ou que j’ai, et en même temps une affection que j’éprouve. Ce petit mot est invariable dans toutes mes pensées. Je change, je vieillis, je renonce, je me convertis ; le sujet de ces propositions est toujours le même mot. Ainsi la proposition : je ne suis plus moi, je suis autre, se détruit elle-même. De même la proposition fantaisiste : je suis deux, car c’est l’invariable Je qui est tout cela. D’après cette logique si naturelle, la proposition Je n’existe pas est impossible. Et me voilà immortel, par le pouvoir des mots. Tel est le fond des arguments par lesquels on prouve que l’âme est immortelle ; tel est le texte des expériences prétendues, qui nous font retrouver le long de notre vie le même Je toujours identique. Ainsi ce petit mot, qui désigne si bien mon corps et mes actions, qui les sépare si nettement des autres hommes et de tout le reste, est la source d’une dialectique dès qu’on veut l’opposer à lui-même, le séparer de lui-même, le conduire à ses propres funérailles.

Cette idée de l’éternité de la personne, comme de l’identité par-dessus tous changements et malheurs, est, à dire vrai, un jugement d’ordre moral, et le plus beau peut-être. J’ajoute que cette forme pure de l’identité est ce qui fait que nos pensées sont des pensées ; car on ne peut rien reconnaître sans se reconnaître aussi, ni rien continuer, quand ce ne serait qu’un mouvement perçu, sans se continuer soi-même aussi. Mais cette remarque fait voir que ce Je, sujet de toute pensée, n’est qu’un autre nom de l’entendement toujours un, et toujours liant toutes les apparences en une seule expérience. L’investigation s’arrête là. Car supposer que je perçois deux mondes séparés, c’est supposer aussi que je suis deux, ce qui, par absurdité, termine tout. Seulement ceux qui ne font pas attention aux mots se croient en présence réellement d’une chose impalpable, une, durable, immuable, d’une substance enfin, comme on dit. De là des formules comme celle-ci : je ne me souviens que de moi-même, qui sont de simples identités ; car dire que je me souviens, c’est dire autant. Ici les mots nous servent trop bien ; par réflexion nous sommes trop sûrs du succès ; l’objet manque, et la pensée n’a plus d’appui. Une des conditions de la réflexion c’est qu’il faut trouver la pensée dans son œuvre, et soutenant l’objet ; mais cette condition est bien cachée ; le premier mouvement est de se retirer en soi, où l’on ne trouve que des paroles. C’est pourquoi je n’ai pas de chapitre sur la connaissance de soi ; tout ce livre y sert, mais par voie indirecte, par approches, ou par éclairs, comme on se voit dans une eau agitée. La question qui nous intéresse le plus n’est pas la plus simple ; je ne puis que le regretter. En dépit de ce Je qui ne change point, ce n’est pas un petit travail que de rester soi.

Ce qui est ici à noter surtout, c’est que la psychologie dite expérimentale et même la psychologie physiologique ont tout rattaché à cette frêle armature. Il n’est point peut-être de méprise plus instructive que celle-là. « Le moi n’est qu’une collection d’états de conscience » ; cette formule de Hume fait voir les limites de cet esprit, si vigoureux pour détruire, si naïf dès qu’il rebâtit ; car ne dirait-on pas que les états de conscience se promènent comme des choses ? Cet empirisme prétendu est dialectique jusqu’aux détails. Il dit une sensation, une image, un souvenir, comme on dit une pierre, un couteau, un fruit ; et il vous compose de tout cela une âme bien cousue ; mais il n’existe point d’âme bien ou mal cousue. Lagneau, homme profond et inconnu, était soucieux de prouver que Dieu n’existe pas, car, disait-il, exister, c’est être pris avec d’autres choses dans le tissu de l’expérience. Et que dire de ce qui pense en moi et tout autour, aussi loin que le monde veut s’étendre ? Cela saisit et n’est point saisi. Toujours est-il qu’une mécanique ingénieuse peut bien remuer comme une fourmi, mais non penser. Encore bien moins peut-on dire que les parties de cette machine seront perception, mémoire, sentiment. Toute perception a les mêmes dimensions que le monde, et elle est sentiment partout, mémoire partout, anticipation partout. La pensée n’est pas plus en moi que hors de moi, car le hors de moi est pensé aussi, et les deux toujours pensés ensemble.

Vous jugerez après cela sans indulgence ces jeux de paroles qui recomposent le moi substance comme un long ruban au dedans de nous ; et encore plus sévèrement jugerez-vous cette physiologie de l’âme qui va cherchant un casier pour la mémoire, un autre pour l’imagination, un pour la vision, et ainsi du reste, et interprétant d’après cela des expériences ambiguës. Il est assez établi, par l’exemple des sciences les moins compliquées, que tout le difficile est de constituer des faits. Le cerveau pensant est ainsi modelé d’après l’âme pensante et à son image. Et ce beau travail nous ramènerait à l’âme voyageuse, si les spirites étaient plus adroits. Mais laissons ce matérialisme sans géométrie.