Quelle est ma foi/01

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 5-17).


I

J’écris deux grands ouvrages : la Critique de la Théologie dogmatique, la Traduction et la Concordance des quatre Évangiles, avec les commentaires où j’expose comment je parvins à saisir la doctrine du Christ. Dans ces ouvrages, méthodiquement, point par point, je tâche d’atteindre la vérité ; je traduis à nouveau et rapproche, verset par verset, les quatre Évangiles.

Ce travail dure depuis six ans. Chaque année, chaque mois, je découvre de nouveaux et de nouveaux éclaircissements qui fortifient la pensée fondamentale ; je corrige les erreurs qui, à cause de ma hâte et de mon enthousiasme, ont pu se glisser dans mon travail, et je complète ce qui est fait. Ma vie, dont le terme est proche, s’éteindra certainement avant que j’aie pu achever mon œuvre. Mais j’ai la conviction que ce travail est nécessaire ; aussi, tant que je vivrai, je m’y emploierai.

Tel est mon travail extérieur, continu, sur la théologie et les Évangiles. Mon travail intérieur, celui dont je veux parler, fut tout autre. Ce n’est pas l’étude méthodique de la théologie et des textes évangéliques, mais une inspiration soudaine, qui me fit apparaître le vrai sens de la doctrine et la clarté subite de la lumière de la vérité. Ce fut quelque chose de semblable à ce qui arriverait à un homme cherchant, sur de fausses indications, à raccorder de petits morceaux de marbre emmêlés, et qui, soudain, d’après un des plus grands morceaux, apercevrait la statue qu’il s’agit de reconstituer. Alors, au lieu de la difficulté primitive, il trouverait, d’après les sinuosités de chaque débris, comment ces morceaux se raccordent entre eux, et il verrait en cela la confirmation de sa pensée. C’est ce qui m’arriva. C’est ce que je veux raconter.

Je veux dire comment je trouvai la clef qui me permit de comprendre la doctrine du Christ, qui m’a découvert la vérité, avec une clarté, une certitude indéniables.

Voici comment je fis cette découverte. Depuis mon enfance, depuis que je lisais l’Évangile, ce qui me touchait et m’attendrissait le plus, c’était la partie de la doctrine du Christ où il enseigne l’amour, l’humilité, l’abnégation, le devoir de rendre le bien pour le mal. Tel a toujours été pour moi l’essentiel de la doctrine du Christ. Ce que j’aimais en elle de tout mon cœur, ce que, après le désespoir, après le doute, j’ai reconnu pour vrai, c’est le sens que donne à la vie le peuple travailleur chrétien, et, en conséquence, je me soumis aux croyances que professe ce peuple, c’est-à-dire aux croyances de l’Église orthodoxe. Mais, dans cette Église, je m’aperçus bientôt que je ne trouverais pas la confirmation et l’explication de ce qui, dans le christianisme, me paraissait l’essentiel. Je remarquai que cette substance du christianisme qui m’était si chère, se perdait dans la doctrine de l’Église. Pour l’Église, l’essentiel est tout autre. Tout d’abord, je n’attachai pas d’importance à cette particularité de la doctrine de l’Église. « Eh bien, pensais-je, l’Église reconnaît dans le christianisme, outre le sens intérieur de l’amour, de l’humilité, de l’abnégation, un sens dogmatique, extérieur. Ce sens m’est étranger, même profondément antipathique, mais il n’y a là rien de fâcheux. » Mais plus j’avançais dans la vie, me soumettant à la doctrine de l’Église, plus je remarquais que cette particularité de la doctrine ecclésiastique n’était pas aussi indifférente qu’elle m’avait semblé tout d’abord. Ce qui me blessait dans la doctrine de l’Église, c’étaient les étrangetés de ses dogmes, l’encouragement qu’elle donnait aux persécutions, à la peine de mort, et l’intolérance, commune à toutes les Églises. Mais ce qui ébranla ma foi en elle fut précisément son indifférence pour tout ce qui me paraissait l’essentiel de la doctrine du Christ, et, au contraire, son attachement pour tout ce qui me paraissait accessoire. Je sentais qu’il y avait là quelque chose de faux, mais il m’était impossible de découvrir quoi, et cela parce que la doctrine de l’Église ne niait pas ce qui me semblait essentiel dans la doctrine du Christ, au contraire, elle le reconnaissait entièrement, mais elle s’arrangeait de façon à ne pas lui accorder la première place. Je ne pouvais pas reprocher à l’Église de nier l’essentiel, mais elle le reconnaissait d’une façon qui ne me satisfaisait pas. L’Église ne me donnait pas ce que j’avais attendu d’elle.

J’étais passé du nihilisme à l’Église, uniquement parce que j’avais senti l’impossibilité de vivre sans religion, c’est-à-dire sans savoir ce qui est bien et ce qui est mal, en dehors de mes instincts animaux. Cette science, j’avais espéré la trouver dans le christianisme. Mais le christianisme, tel qu’il m’apparut alors, n’était qu’une certaine disposition spirituelle, très vague, de laquelle on ne pouvait déduire des règles claires et obligatoires pour la vie, et je m’adressais à l’Église pour trouver ces règles. Mais l’Église m’offrait des règles qui ne me rapprochaient pas de la disposition chrétienne qui m’était si chère ; elles m’en éloignaient plutôt. Je ne pouvais suivre l’Église. Ce qui m’était cher et indispensable, c’était les vérités chrétiennes ; or l’Église m’offrait des règles complètement étrangères à ces vérités. Les règles de l’Église concernant les articles de la foi aux dogmes, aux sacrements, aux carêmes, aux prières, m’étaient inutiles, et je n’y voyais point les règles basées sur les vérités chrétiennes. Bien plus : les règles de l’Église affaiblissaient, parfois anéantissaient, cette disposition chrétienne de mon âme, qui seule donnait un sens à ma vie. Ce qui me troublait le plus, c’est que tous les vilains côtés de l’humanité : l’habitude de se juger les uns les autres, de juger les nations, les religions, et la peine de mort et les guerres qui en sont la conséquence, étaient justifiés par l’Église. La doctrine du Christ qui parle de l’humilité, de la défense de juger, du pardon des offenses, de la résignation, de l’amour, était recommandée par l’Église, en paroles, mais, en même temps, elle approuvait, en fait, ce qui était incompatible avec cette doctrine.

Était-il possible que la doctrine du Christ entraînât fatalement une pareille contradiction ! Je ne pouvais le croire. De plus, je remarquais que les passages de l’Évangile sur lesquels se basaient les règles, les dogmes de l’Église, étaient toujours les moins clairs, alors que les passages d’où découlaient les lois morales étaient les plus clairs et les plus précis. Néanmoins, les dogmes, et les devoirs du chrétien qui en découlent, étaient dictés d’une façon impérieuse par l’Église. Quant à la pratique de la doctrine, l’Église en parlait dans les termes les plus vagues, les plus nébuleux, les plus mystiques. Était-ce là ce qu’avait voulu le Christ en enseignant sa doctrine ? Je cherchais dans les évangiles une réponse à cette question. Je les lisais et les relisais. Dans les évangiles, le Sermon sur la Montagne m’apparaissait toujours comme quelque chose d’exceptionnel. Aussi était-ce ce passage que je lisais le plus souvent. Nulle part ailleurs Christ ne parle avec autant de solennité, nulle part il ne donne des règles morales plus claires, plus accessibles, qui trouvent plus d’écho dans le cœur de chacun ; nulle part il ne s’adresse à une plus grande foule de gens du peuple. S’il existe des principes chrétiens clairs et précis, c’est dans ce passage qu’on doit les trouver. Je cherchai donc la solution de mes doutes dans ces trois chapitres de Matthieu. Plusieurs fois j’ai relu le Sermon sur la Montagne et, chaque fois, j’ai éprouvé la même chose : d’une part, de l’enthousiasme et de l’attendrissement à la lecture de ces versets qui exhortent à présenter la joue, à abandonner ses biens, à être en paix avec tout le monde, à aimer ses ennemis ; d’autre part, une sorte de déception. Les paroles de Dieu restaient obscures pour moi. Elles exhortaient à un renoncement trop absolu de toutes choses, ce qui anéantissait la vie même, comme je la comprenais ; par conséquent, renoncer à tout ne pouvait être, me semblait-il, la condition essentielle du salut. Et si ce n’était une condition absolue, il ne restait plus rien de précis et de clair. Je ne lisais pas seulement le Sermon sur la Montagne, je lisais tous les Évangiles avec tous les commentaires théologiques. Les explications théologiques, d’après lesquelles les sentences du Sermon sur la Montagne sont des indications de la perfection à laquelle l’homme doit tendre et que l’homme déchu, plongé dans le péché, ne peut atteindre, — le salut de l’homme est dans la foi, la prière et la grâce — ces explications ne me satisfaisaient pas. Je ne pouvais les admettre, parce qu’il me semblait trop étrange que Christ, connaissant d’avance l’impossibilité pour un homme de pratiquer sa doctrine par ses propres forces, ait donné des règles aussi admirables, aussi précises, qui s’adressent directement à chaque homme en particulier. En lisant ces paroles il me semblait toujours qu’elles étaient écrites pour moi.

En lisant ces paroles, je me sentais pénétré de la joyeuse assurance que je pouvais, sur l’heure, les mettre en pratique. Je le désirais vivement, je l’essayais, mais dès que j’éprouvais de la difficulté, je me rappelais involontairement la doctrine de l’Église : l’homme est faible, et ne peut mettre en pratique ces règles ; et je me sentais faiblir.

On me disait : il faut croire et prier.

Mais je me sentais très peu de foi, et cela m’empêchait de prier. On me disait qu’il fallait prier pour que Dieu donne la foi, cette foi qui provoque la prière, qui donne la foi, qui provoque la prière et ainsi de suite, indéfiniment.

Mais la raison et l’expérience me démontraient que seuls mes propres efforts pour accomplir la doctrine du Christ peuvent être efficaces.

Ainsi, après bien des recherches infructueuses, bien des études de tout ce qui avait été dit pour et contre cette doctrine, après bien des doutes et des souffrances, je restais de nouveau seul, en présence de mon cœur et du livre mystérieux. Je ne parvenais pas à y trouver le sens qu’y trouvaient les autres, ni à découvrir celui que je cherchais ; mais je m’obstinais. Ce fut seulement après avoir rejeté toutes les interprétations de la critique savante et celles de la savante théologie, après avoir rejeté tout cela selon la parole du Christ : « Si vous ne devenez comme de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux… « que je compris tout à coup ce que je ne comprenais pas auparavant. Je le compris non pas en rapprochant et expliquant les textes, ou grâce à quelque recherche profonde et habile ; au contraire, tout m’était révélé parce que je rejetais toute espèce d’interprétations. Le passage qui devint pour moi la clef de tout fut le verset 39 du chapitre v de Matthieu : « Vous avez entendu qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent. Et moi je vous dis de ne point résister au mal. » Soudain, pour la première fois, je compris ce verset de la façon la plus simple. Je compris que Christ ne dit que ce qu’il dit. Et aussitôt je vis tomber tout ce qui me masquait la vérité, et elle parut dans toute sa grandeur. « Vous savez qu’il a été dit aux anciens œil pour œil, dent pour dent. Et moi je vous dis : ne résistez pas au mal. » Ces paroles me semblèrent soudain toutes nouvelles, comme si je ne les avais jamais entendues.

Auparavant, à la lecture de ce passage, je laissais passer chaque fois sans les voir, les mots : et moi je vous dis : ne résistez pas au mal. C’était comme si ces paroles n’avaient jamais existé, ou n’avaient jamais eu de sens précis.

Plus tard, dans mes entretiens avec un grand nombre de chrétiens, familiarisés avec l’Évangile, il m’arriva fréquemment de remarquer la même aberration. Ces paroles, personne ne se les rappelait, et souvent, en parlant de ce passage, les chrétiens prenaient l’Évangile pour voir si elles s’y trouvaient. De même je ne les remarquais pas et ne commençais à comprendre que les paroles suivantes : « Mais si quelqu’un vous a frappé sur la joue droite… présentez-lui l’autre… etc. » Et chaque fois ces paroles me paraissaient un appel à des souffrances et à des privations contraires à la nature humaine. Ces paroles m’attendrissaient et je sentais qu’il serait beau de les mettre en pratique. Mais je sentais également que j’en serais incapable. Je me disais : C’est bon, je présenterai la joue, — on me frappera une seconde fois ; je donnerai, — on m’enlèvera tout ce que j’ai. La vie me sera impossible Cependant la vie m’est donnée, pourquoi m’en priverais-je ? Christ ne peut pas exiger cela. Jadis, je raisonnais ainsi, persuadé que, par ces paroles, Christ exalte les souffrances et les privations en usant de termes exagérés qui manquent de précision et de clarté. Maintenant que j’ai compris ces paroles, je vois clairement que Christ n’exagère rien, qu’il n’exige pas les souffrances pour les souffrances, mais formule avec beaucoup de précision et de clarté exactement ce qu’il veut dire. Il dit : « Ne résistez pas au mal ; et, en agissant ainsi, sachez d’avance que vous pourrez rencontrer des gens qui, vous ayant frappé sur une joue sans éprouver de résistance, vous frapperont sur l’autre, et vous enlèveront la chemise après la tunique, et vous forceront à travailler après avoir profité de votre travail. Et quand vous auriez supporté tout cela, tout de même ne résistez pas au méchant. À ceux qui vous frappent et vous offensent, faites le bien malgré tout. » Dès que j’eus compris ces paroles telles qu’elles sont dites, aussitôt tout ce qui était obscur devint clair, et ce qui semblait exagéré devint tout à fait raisonnable Je compris aussitôt que le pivot de toute l’idée est dans les mots : « Ne résistez pas au mal », et que ce qui suit n’en est que le commentaire. Je compris que Christ n’exhorte point à présenter la joue et à abandonner la tunique, pour s’imposer des souffrances, mais qu’il exhorte à ne pas résister au méchant, alors même que la pratique de cette règle peut être accompagnée de souffrances. Un père qui envoie son fils faire un voyage lointain, ne lui ordonne pas de passer ses nuits sans sommeil, de se priver de nourriture, de s’exposer à la pluie et au froid s’il lui dit : « Va ton chemin sans t’arrêter, quand même tu serais trempé ou grelottant. » De même Christ ne dit pas : « Présenter la joue, souffrez » ; il dit : « Ne résistez pas au méchant, et quoi qu’il advienne, ne résistez pas. » Ces paroles : Ne résistez pas au mal, ou au méchant, comprises dans leur acception directe, furent véritablement pour moi la clef qui m’ouvrit tout. Et il me parut étonnant d’avoir pu mésentendre ces paroles si claires et si précises. Vous avez appris : dent pour dent, et moi je dis : Ne résistez pas au mal ou au méchant ; quelque violence que te fasse le méchant, supporte-la, cède tout ce que tu as, mais ne résiste pas. Qu’y a-t-il de plus clair, de plus intelligible, de plus précis que cela ? Dès que j’eus saisi le sens simple et exact de ces mots, tels qu’ils sont dits, aussitôt tout ce qui dans la doctrine de Christ, non seulement dans le Sermon sur la Montagne mais dans tous les évangiles, semblait obscur devint clair, ce qui semblait contradictoire s’accorda, et, surtout, ce qui semblait inutile devint indispensable. Tout se fondit en un ensemble harmonieux, chaque partie complétant l’autre, comme les morceaux d’une statue brisée que l’on rapproche selon les règles. Dans le Sermon sur la Montagne ainsi que dans tous les Évangiles, de tous côtés, je voyais s’affirmer la même doctrine de la non résistance au mal.

Dans ce sermon, comme dans maints autres passages, partout Christ se représente ses disciples, c’est-à-dire les hommes qui observent la règle de la non résistance au mal, tendant la joue, cédant leur manteau, persécutés, suppliciés, mendiants.

Partout Christ répète plusieurs fois que celui qui n’a pas pris sa croix, qui n’a pas renoncé à tout, autrement dit, qui n’est pas prêt à supporter toutes les conséquences de la doctrine de la non résistance au mal, ne peut être son disciple. À ses disciples, Christ dit :« Soyez mendiants, soyez prêts à endurer, sans résister au mal, les persécutions, les souffrances et la mort. » Lui-même se prépare à souffrir et à mourir sans résister au méchant ; il réprimande Pierre qui en manifeste de la tristesse, et enfin meurt en exhortant à ne pas résister au mal et à demeurer fidèle à sa doctrine.

Tous ses premiers disciples observent cette règle de la non résistance ; toute leur vie ils sont pauvres, persécutés, et ne rendent jamais le mal pour le mal.

Ainsi, Christ dit bien ce qu’il veut dire. On peut soutenir que la pratique de cette règle est très difficile ; on peut contester que chacun de ceux qui la pratiquent se sente heureux ; on peut dire, comme les incrédules, que c’est stupide, que Christ était un rêveur, un idéologue qui formulait des règles impraticables auxquelles, par sottise, se soumettaient ses disciples ; mais il est impossible de prétendre que Christ n’a pas exprimé d’une façon très claire et très précise ce qu’il a voulu dire : que, selon sa doctrine, un homme ne peut pas résister au mal et que, par conséquent, quiconque a accepté sa doctrine ne résistera pas au mal. Et cependant ni les croyants ni les incrédules n’admettent cette interprétation simple et claire des paroles du Christ.