Quelle est ma foi/05

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 60-82).
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V

Tout me confirmait la justesse du sens de la doctrine du Christ qui s’était révélé à moi. Toutefois, de longtemps je ne pus me faire à cette étrange idée qu’après dix-huit cents ans, pendant lesquels la loi du Christ avait été professée par des milliards d’êtres humains et étudiée par des milliers d’hommes, qui avaient consacré à cette étude toute leur existence, je découvrais cette loi du Christ comme quelque chose de nouveau. Mais quelque étrange que cela pût sembler, il en était ainsi : la doctrine du Christ sur la non résistance m’apparut comme quelque chose de tout nouveau dont, jusqu’alors, je n’avais eu la moindre idée. Et je me demandais : d’où cela peut-il venir ? J’avais dû avoir certainement une quelconque idée fausse de la doctrine du Christ pour l’avoir pu méconnaître ainsi. Cette idée fausse, en effet je l’avais eue.

Quand je commençai à étudier l’Évangile, je ne me trouvais pas dans la situation de quelqu’un qui, n’ayant jamais entendu parler de la doctrine du Christ, la découvre soudain pour la première fois : au contraire j’avais déjà une théorie toute faite sur la manière dont je devais la comprendre. Christ ne m’apparaissait pas comme un prophète qui me révèle la loi divine mais comme un commentateur de la loi divine absolue que je connaissais déjà. J’avais déjà des notions très précises et compliquées sur Dieu, créateur du monde et de l’homme et sur les commandements donnés aux hommes par Moïse.

Dans les Évangiles je rencontrais les paroles : « Vous avez appris qu’il a été dit : œil pour œil, dent pour dent ; et moi je vous dis : ne résistez point au méchant. » Les mots : «œil pour œil, dent pour dent » c’étaient les commandements de Moïse. Les mots : « Et moi je vous dis : ne résistez pas au méchant » affirmaient la nouvelle loi qui était une négation de la première.

Si j’avais pris les paroles du Christ tout simplement, dans leur vrai sens, au lieu de les voir à travers cette théorie théologique que j’avais sucée avec le lait de ma mère, j’aurais immédiatement compris que Christ abroge l’ancienne loi et donne la sienne, nouvelle. Mais, on m’avait enseigné que Christ ne nie pas la loi de Moïse, qu’il la confirme au contraire, intégralement, jusqu’au moindre iota, et qu’il la complète. Les versets 17, 18 du chapitre v de Matthieu, qui affirment cela, même auparavant, me frappaient, chaque fois que je lisais l’Évangile, par leur obscurité et me plongeaient dans le doute. Je me rappelais certains passages de l’Ancien Testament que je connaissais très bien, surtout les derniers livres de Moïse, qui contiennent ces prescriptions minutieuses, absurdes et souvent cruelles dont chacune est précédée des mots : « Et Dieu dit à Moïse » ; et il me paraissait bizarre que Christ eût pu confirmer cette loi ; et je n’en pouvais comprendre la raison. Mais alors, sans chercher à résoudre la question, j’acceptais de confiance l’explication qui m’avait été inculquée dès l’enfance : que les deux lois sont l’une et l’autre le produit de l’inspiration du Saint-Esprit, qu’elles s’accordent parfaitement, que Christ confirme la loi de Moïse, la complète et l’amplifie.

Le procédé de cette amplification, la manière dont se résolvaient les contradictions qui sautent aux yeux dans tout l’Évangile, dans ces versets et dans les mots : « et moi je vous dis » ne m’apparaissaient pas alors. Maintenant, après avoir reconnu le sens clair et simple de la doctrine de Christ, je comprends que ces deux lois sont opposées, qu’il ne saurait être question de les concilier ou de les compléter l’une par l’autre, qu’il est nécessaire de choisir entre les deux et que l’explication des versets 17-18 du chapitre v de Matthieu, dont l’obscurité m’avait frappé jadis, doit être inexacte.

En relisant de nouveau ces versets qui toujours m’avaient paru si obscurs, je fus frappé de leur sens simple et clair qui, soudain, se révéla à moi.

Leur sens se révéla à moi non à la suite de combinaisons ou de transpositions quelconques, mais seulement parce que je rejetais les explications fausses données sur ce passage.

Christ dit (Matth., v, 17-18) : «Ne pensez point que je sois venu abolir la loi (la doctrine) ou les prophéties ; je suis venu non pour les abolir, mais pour les accomplir. Car je vous dis en vérité que jusqu’à ce que le ciel et la terre passent, il n’y aura rien dans la loi qui ne s’accomplisse, jusqu’à un seul trait de lettre »

Et le verset 20 : « Car je vous dis que si votre justice ne surpasse celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux. »

Christ dit : Je ne suis point venu abolir la loi éternelle pour l’accomplissement de laquelle ont été écrits vos livres et vos prophéties ; je suis venu enseigner l’accomplissement de la loi éternelle, mais non pas celle que vos docteurs, les pharisiens, appellent la loi de Dieu ; je parle, moi, de la loi éternelle, qui est moins susceptible d’être changée que le ciel et la terre.

J’exprime la même idée en d’autres termes à seule fin de détacher la pensée de la fausse interprétation habituelle. Si ce n’était, en effet, cette fausse interprétation, il serait impossible de rendre mieux et plus exactement l’idée exprimée dans ces versets.

L’interprétation que Christ ne nie pas la loi repose sur ce fait que, dans ce passage, on attribue arbitrairement au mot loi la signification de loi écrite au lieu de loi éternelle, et cela à cause de la comparaison avec le iota de la loi écrite. Mais Christ ne parle pas de la loi écrite. Si, dans ce passage, Christ avait parlé de la loi écrite, il aurait fait usage de l’expression courante : la loi et les prophètes, qu’il employait toujours en parlant de la loi écrite ; ici au contraire, il emploie une expression différente : la loi ou les prophéties. Si Christ avait parlé de la loi écrite, alors dans le verset suivant, qui continue sa pensée, il aurait employé de nouveau la loi et les prophètes, et non le mot loi tout court comme nous le trouvons dans ce verset. Mais c’est peu. Christ emploie la même expression que l’Évangéliste Luc, et le contexte rend cette signification indubitable. Chez Luc, (xvi, 15), Christ parle aux Pharisiens, qui attribuaient la justice à leur loi écrite. Il leur dit : « Pour vous, vous voulez passer pour justes devant les hommes, mais Dieu connaît vos cœurs ; car ce qui est élevé devant les hommes est une abomination devant Dieu. » — 16 : « La loi et les prophètes ont eu lieu jusqu’à Jean, depuis ce temps-là le royaume de Dieu est annoncé, et chacun le force ? » Et immédiatement après, verset 17, il dit : « Mais il est plus aisé que le ciel et la terre passent, qu’il n’est possible qu’un seul point de la loi soit aboli. » Par les mots : « la loi et les prophètes jusqu’à Jean », Christ abroge la loi écrite. Par les mots : « Il est plus aisé que le ciel et la terre passent qu’il n’est possible qu’un seul point de la loi soit aboli », il confirme la loi éternelle. La première fois il dit : « la loi et les prophètes », c’est-à-dire la loi écrite ; la seconde fois il dit simplement la loi, par conséquent la loi éternelle. Ainsi, il est clair qu’ici la loi éternelle est opposée à la loi écrite[1], comme dans le contexte de Matthieu où la loi éternelle est précisée par l’expression : la loi ou les prophètes.

L’histoire du texte de ces versets 17 et 18, d’après les variantes, est remarquable. Dans la plupart des manuscrits on trouve le mot « loi », tout court, sans l’addition : « et les prophètes ». Là il ne peut y avoir de fausse interprétation dans le sens de la loi écrite. Dans d’autres copies, celle de Tischendorf, et dans les versions canoniques on trouve le mot « prophètes » non pas avec la conjonction « et » mais avec la conjonction « ou » : la loi ou les prophètes, ce qui implique également la signification de la loi éternelle. Dans quelques autres versions, non acceptées par l’Église, on trouve le mot « prophètes » avec la conjonction « et » au lieu de « ou » ; et, dans ces mêmes versions, à chaque répétition des mots « la loi », on retrouve de nouveau : « et les prophètes ». De sorte que le sens, d’après cet arrangement, est tel que Christ ne parlerait que de la loi écrite.

Ces variantes fournissent l’histoire des commentaires de ce passage. Le seul sens clair est que Christ, selon Luc, parle de la loi éternelle ; mais comme parmi les copistes des Évangiles, il s’en trouva qui désiraient que la loi écrite de Moïse fût reconnue obligatoire, ils ont ajouté aux mots la loi, « et les prophètes », et ils ont changé ainsi le sens de ces paroles.

D’autres chrétiens, qui ne reconnaissaient pas au même degré l’autorité des livres de Moïse, ont supprimé les mots ajoutés ou bien ont remplacé le mot « et » — « ϰαὶ » par « ou » — « η ». C’est avec « ou » que ce passage est entré dans le recueil canonique. Cependant, malgré la clarté indiscutable du texte, tel qu’il est entré dans le recueil canonique, les commentateurs canoniques continuent à lui donner le sens canonique dans lequel avaient été faits les changements qui ne sont pas rentrés dans le texte. Ce passage a provoqué d’innombrables commentaires qui s’éloignent d’autant plus de la vraie signification que le commentateur est moins fidèle au sens le plus simple et le plus direct de la doctrine du Christ, et la majorité des commentateurs s’attachent au sens apocryphe, celui même qui est rejeté par le texte canonique.

Pour se convaincre entièrement que, dans ces versets, Christ ne parle que de la loi éternelle, il suffit de pénétrer la signification du mot qui donne lieu aux fausses interprétations. Le mot russe zakon, en grec νόμος, en hébreu thora, a, en russe, en grec et en hébreu, deux significations principales : l’une — la loi par elle-même, indépendante de la formule ; la seconde — la formule écrite de ce que certains hommes reconnaissent comme loi. La différence entre ces deux significations existe dans toutes les langues.

En grec, dans les Épîtres de Paul, cette différence est même indiquée par l’emploi de l’article. Sans article, Paul emploie ce mot le plus souvent dans le sens de la loi écrite, et, avec l’article, dans le sens de la loi divine éternelle.

Chez les anciens Hébreux, chez les prophètes, chez Isaïe, le mot loi — « thora », est toujours employé dans le sens de révélation une et éternelle, non formulée, dans le sens d’intuition divine. Ce même mot — loi — thora, se trouve pour la première fois chez Esdras, et plus tard, à l’époque du Talmud, il désigne les cinq livres de Moïse, en tête desquels on écrit le titre général « Thora » dans le même sens qu’on donne chez nous au mot Bible, mais avec cette différence que nous avons des mots pour distinguer entre Bible et loi divine, tandis que chez les Hébreux, le même mot sert à exprimer les deux idées.

C’est pourquoi Christ, en se servant du mot loi — thora — l’emploie tantôt comme Isaïe et les autres prophètes, en lui donnant le sens de loi divine éternelle et, dans ce cas, la confirme ; tantôt dans le sens de la loi écrite des cinq livres, et, dans ce cas, la rejette. Pour bien marquer la différence, quand il emploie ce mot dans le sens de la loi écrite, il ajoute toujours : « et les prophètes », ou bien le mot « votre » précède le mot loi.

Quand il dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît, c’est là toute la loi et les prophètes », il parle de la loi écrite. Il dit que toute la loi écrite peut être réduite à cette seule expression de la loi éternelle, et, par là même, il abroge la loi écrite.

Quand il dit (Luc, xvi, 16) : « La loi et les prophètes jusqu’à Jean », il parle de la loi écrite et, par ces mots, nie sa force obligatoire.

Quand il dit : (Jean, vii, 19) : « Moïse ne vous a-t-il pas donné la loi ? et néanmoins aucun de vous n’observe la loi », et (Jean, viii, 17) : « Il est même écrit dans votre loi », et (Jean, xv, 25) : « C’est ainsi que la parole qui est écrite dans leur loi », il parle de la loi écrite, de cette loi qu’il nie, de cette loi qui le condamne à mort. (Jean, xix, 7) » Les Juifs lui répondirent : « Nous avons une loi, et selon notre loi il doit mourir. » Évidemment cette loi des Juifs, au nom de laquelle on envoyait au supplice, n’est pas la loi qu’enseignait Christ. Mais quand Christ dit : « Je ne suis pas venu pour abolir la loi mais pour vous enseigner à l’accomplir, car rien ne peut être changé dans la loi mais tout doit être accompli », il ne parle pas de la loi écrite, mais de la loi divine, éternelle, et il la confirme.

Admettons que ce ne soient là que des preuves formelles, que j’aie adroitement combiné les contextes et les variantes, que j’aie écarté soigneusement tout ce qui infirme mon explication ; admettons que les commentaires de l’Église soient clairs et convaincants et, qu’en effet, Christ n’ait pas abrogé la loi de Moïse, mais l’ait maintenue dans toute sa force. Admettons cela. Mais alors Christ qu’enseignait-il ?

D’après les interprétations de l’Église, il enseigne qu’il est la seconde personne de la Trinité, Fils de Dieu le Père, qu’il est descendu sur la terre pour racheter par sa mort le péché d Adam. Cependant quiconque a lu l’Évangile sait que Christ n’y dit rien de tel, ou parle très vaguement à ce sujet. Mais admettons que nous ne savons pas lire et que cela s’y trouve. Dans tous les cas, les passages où Christ affirme qu’il est la seconde personne de la Trinité, et qu’il rachète les péchés de l’humanité, forment une très petite partie et la moins claire de l’Évangile. En quoi consiste donc tout le reste de la doctrine du Christ ? On ne peut nier, et tous les chrétiens l’ont toujours reconnu, que le principal sujet de la doctrine du Christ se rapporte à la vie des hommes, à la manière dont ils doivent vivre en commun.

Reconnaître que Christ enseignait aux hommes une nouvelle manière de vivre entre eux, c’est nécessairement se représenter certains hommes au milieu desquels il enseignait.

Représentons-nous des Russes, ou des Anglais, ou des Chinois, ou des Indous, ou même des sauvages insulaires et nous verrons que chaque peuple a toujours ses règles de la vie, sa loi pratique de la vie ; par conséquent, si un maître enseigne une nouvelle loi, du fait même, il abolit l’ancienne, il ne peut enseigner sans la rejeter. Il en sera ainsi en Angleterre, en Chine et chez nous. Ce maître abolira forcément nos lois, qui nous sont très chères, que nous tenons presque pour sacrées. Mais parmi nous, un réformateur pourrait paraître qui enseignerait une nouvelle manière de vivre ne détruisant que nos lois civiles, les lois politiques, nos coutumes, sans toucher aux lois que nous considérons comme divines, quoique cela soit difficile à supposer. Mais parmi le peuple juif qui n’avait qu’une loi, une loi divine, qui embrassait toute la vie dans ses moindres détails, parmi un pareil peuple qu’aurait pu enseigner un réformateur qui aurait déclaré d’avance que toute cette loi du peuple parmi lequel il venait enseigner était inviolable ? Mais admettons que cela encore ne soit pas une preuve. Que ceux qui interprètent les paroles du Christ de telle façon qu’il confirme toute la loi de Moïse expliquent donc quels sont ceux contre qui Christ, de toute son activité, se révoltait, qu’il appelait pharisiens, docteurs, scribes ?

Quels sont donc ceux qui ont repoussé la doctrine de Christ et, leurs grands-prêtres en tête, l’ont crucifié ? Si Christ acceptait la loi de Moïse où donc étaient les fidèles observateurs de cette loi que Christ aurait encouragés pour cela ? Se peut-il qu’il n’y en eût pas un seul ?

Les pharisiens, nous dit-on, étaient une secte. Les Juifs ne disent pas cela. Ils disent : les pharisiens sont de fidèles observateurs de la loi. Mais admettons que c’est une secte. Les Sadducéens étaient aussi une secte. Où donc étaient les non sectaires, les fidèles ?

Selon l’évangile de Jean, tous les ennemis de Christ sont appelés juifs. Ils sont opposés à la doctrine de Christ ; ils lui sont hostiles seulement parce qu’ils sont juifs. Mais, dans les Évangiles, ce ne sont pas seulement les pharisiens et les Sadducéens qui figurent comme ennemis du Christ ; on mentionne les docteurs de la loi, ceux-là mêmes qui sont les gardiens de la loi de Moïse ; les scribes, ceux-là mêmes qui interprètent la loi ; les anciens, ceux-là mêmes qui toujours sont considérés comme les représentants de la sagesse d’un peuple.

Christ dit : Je ne suis pas venu exhorter les justes à l’expiation, au changement de leur vie, μετάνοια, mais les pécheurs. — Où donc étaient ces justes ? Nicodème était-il donc le seul ? Mais Nicodème aussi nous est représenté comme un homme bon mais dans l’erreur. Nous sommes tellement habitués à cette explication, plutôt étrange, que Christ fut crucifié par les pharisiens et quelques Juifs méchants, qu’il ne nous vient pas à l’esprit cette simple question : où donc étaient les non pharisiens et les Juifs non méchants, les vrais Juifs qui pratiquaient la loi ? Il suffit de poser cette question et tout devient parfaitement clair. Christ — qu’il soit Dieu ou homme — apporte sa doctrine dans le monde parmi un peuple qui possédait une loi réglant toute son existence et appelée loi de Dieu. Comment Christ pouvait-il ne pas réprouver cette loi ?

Chaque prophète — chaque fondateur de religion, qui vient révéler aux hommes la loi de Dieu, se trouve toujours en face d’une autre loi regardée comme la loi de Dieu, et le mot loi qu’il est forcé d’employer se trouve s’appliquer ainsi à deux choses différentes : à la loi que ses auditeurs considèrent faussement comme la loi de Dieu, votre loi, et à celle qu’il vient leur annoncer, la vraie loi, la loi divine, éternelle. Non seulement un réformateur ne peut pas éviter le double emploi de ce mot, souvent même il ne veut pas l’éviter et confond sciemment les deux idées indiquant par là que, dans cette loi fausse, dans son ensemble, confessée par ceux qu’il désire convertir, il y a cependant des vérités éternelles. Chaque réformateur prend précisément cette loi transformée comme base de son enseignement C’est ce que fait Christ parmi les Juifs chez lesquels les deux lois s’appellent indistinctement Thora. Christ reconnaît que la loi de Moïse et surtout les écrits des prophètes, Isaïe entre autres, dont il cite constamment les paroles, contiennent des vérités divines, éternelles, qui concordent avec la loi éternelle — tel le commandement : Aime Dieu et ton prochain, — et il les prend comme base de sa doctrine.

Christ exprime maintes fois cette même pensée (Luc, x, 26). Il dit : Qu’est-il écrit dans la loi ? Comment lis-tu ? — Dans la loi, tu peux aussi trouver la vérité éternelle, si tu sais lire. Et il affirme bien des fois que le commandement d’aimer Dieu et le prochain est aussi le commandement de la loi éternelle (Matth., xiii, 52). Christ, après toutes les paraboles à l’aide desquelles il explique le sens de sa doctrine à ses disciples, prononce en terminant ces paroles, qui ont rapport à tout ce qui précède : C’est pourquoi tout docteur, c’est-à-dire quiconque est bien instruit et connaît la vérité, est semblable à un père de famille qui tire de son trésor (indistinctement) l’ancien et le nouveau.

Toute l’Église, après saint Irénée, comprend exactement ainsi ces paroles, mais, en même temps, elle leur attribue tout à fait arbitrairement et en altérant leur vrai sens, la signification que tout l’ancien est sacré. Le sens clair est que quiconque a besoin du bien ne prend pas seulement le nouveau, mais l’ancien, et qu’on ne doit pas rejeter une chose seulement parce qu’elle est ancienne. Par ces paroles Christ veut dire qu’il ne nie pas ce qu’il y a d’éternel dans l’ancienne loi. Mais quand on lui parle de toute la loi, ou des formalités exigées par cette loi, il dit qu’on ne peut pas verser du vin nouveau dans de vieilles outres. Christ ne pouvait pas confirmer toute la loi, mais il ne pouvait davantage renier toute la loi et les prophètes, cette loi dans laquelle il est dit : Aime ton prochain comme toi-même, et ces prophètes dont les paroles lui servaient souvent à exprimer sa pensée. Mais voilà qu’au lieu de cette explication claire et simple des paroles les plus simples, telles qu’elles sont dites et telles qu’elles sont confirmées par toute la doctrine de Christ, on nous propose une explication embrouillée qui introduit des contradictions où il n’en existait pas, réduisant ainsi à néant la doctrine du Christ, et, de fait, rétablissant la doctrine de Moïse dans toute sa sauvage cruauté.

Selon tous les commentaires de l’Église, surtout depuis le ve siècle, Christ n’a pas aboli la loi écrite, il l’a confirmée. Mais comment a-t-il fait cela ? Comment la loi de Christ peut-elle être unie avec la loi de Moïse ? À cela point de réponse. Tous les commentaires font usage d’un jeu de mots pour dire que Christ a accompli la loi de Moïse en ce que les prophéties se sont accomplies dans sa personne, que Christ a accompli la loi par nous, par la foi des hommes en lui. Et la seule chose essentielle pour chaque croyant : comment fondre deux lois opposées qui doivent régler la vie des hommes, reste sans même la moindre tentative d’explications. Par exemple, la contradiction entre le verset où il est dit que Christ n’est pas venu abolir la loi et celui où il est dit : Vous avez entendu… et moi je vous dis…, la contradiction de la doctrine de Christ avec tout l’esprit de la doctrine de Moïse subsiste entière dans toute sa force.

Que ceux qui s’intéressent à cette question parcourent les commentaires de l’Église sur ce passage, depuis Jean Chrysostome jusqu’à nos jours. Alors, après avoir lu ces longues explications ils seront absolument convaincus non seulement de l’absence complète d’une solution quelconque de cette contradiction, mais de la présence d’une nouvelle contradiction là où il n’y en avait pas.

Les tentatives infructueuses d’unir ce qui n’est pas unissable prouvent clairement que cette union n’est pas le fait d’une erreur de la pensée, mais que cette union a un but clair et défini, qu’elle est même nécessaire. On voit même pourquoi elle est nécessaire.

Voici ce que dit Jean Chrysostome répliquant à ceux qui repoussent la loi de Moïse (Commentaires de l’Évangile de Matthieu ; i, 3 tome ier, pp. 320, 321) :

« Plus loin en analysant l’ancienne loi dans laquelle il est ordonné d’arracher œil pour œil, dent pour dent, aussitôt on objecte : Comment peut-il être miséricordieux celui qui dit cela ? Que répondrons-nous à cela ? Que c’est au contraire la plus grande expression de la miséricorde divine. Il n’a pas établi cette loi pour que nous nous arrachions les yeux les uns aux autres, mais parce que la crainte d’être nous-mêmes victimes de ce forfait nous empêche de le commettre à l’égard des autres. Pareillement, quand il menaçait d’extermination les Ninivites, il ne voulait pas les perdre (car s’il l’avait voulu, il aurait dû se taire) mais seulement les rendre meilleurs en leur faisant peur, et renoncer à sa colère. De même pour ceux qui seraient assez audacieux pour vouloir arracher les yeux à quelqu’un. Il a décrété un châtiment pour que, s’ils ne voulaient pas s’abstenir bénévolement de ce forfait, la crainte, au moins, les empêchât d’ôter la vue à leurs semblables. Si c’est une cruauté, c’en est une également de défendre le meurtre et l’adultère. Mais il n’y a que des fous, des êtres arrivés au dernier degré de la folie qui peuvent dire cela. Quant à moi, j’ai si peur d’appeler ces commandements cruels, que, jugeant d’après le bon sens humain, je considérerais comme une iniquité tout ce qui serait en contradiction avec ce commandement. Tu dis que Dieu est cruel parce qu’il commande d’arracher œil pour œil, et moi je dis que s’il ne l’avait pas commandé alors beaucoup de gens auraient pu, avec plus de raison, l’appeler comme tu l’appelles. » Jean Chrysostome reconnaît incontestablement que la loi œil pour œil est divine, c’est-à-dire que la doctrine de Jésus sur la non résistance est une iniquité.

(Commentaires, pp. 322, 323.) « Admettons, dit plus loin Jean Chrysostome, que toute la loi est abolie et que personne ne croit plus les punitions établies par la loi, que tous les vicieux, tous les libertins, les meurtriers, les voleurs, les blasphémateurs soient libres de vivre selon leurs penchants, ne serait-ce pas une corruption générale ? Les villes, les marchés, les maisons, la terre, la mer et l’univers entier ne se rempliraient-ils pas de meurtres et de forfaits sans nombre ? Cela est évident pour chacun. Si les mauvaises intentions sont difficilement contenues, même en présence des lois, de la crainte et des menaces, qu’est-ce qui empêcherait les hommes de perpétrer le mal si cet obstacle n’existait plus ? Quelles ne seraient pas les calamités qui affligeraient la vie humaine ? Non seulement c’est une cruauté de laisser les méchants à leur œuvre, mais encore de laisser souffrir innocemment sans défense un homme n’ayant pas commis la moindre injustice. Dis-moi, si quelqu’un, ayant réuni de toutes parts des hommes méchants et les ayant armés de glaives, leur avait ordonné de parcourir la ville en massacrant tous ceux qu’ils rencontreraient, pourrait-il être quelque chose de plus inhumain que cela ? Au contraire, si quelqu’un, employant la force, avait lié ces brigands et les avait jetés en prison, sauvant ainsi des mains de ces forcenés tous ceux que menaçait la mort, pourrait-on concevoir quelque chose de plus humain ? »

Jean Chrysostome ne dit pas par quoi se guiderait cet autre pour définir le méchant. Et si cet autre était lui-même méchant et allait jeter en prison les bons ?

« Maintenant appliquez ces exemples à la loi : Celui qui commande d’arracher œil pour œil impose cette menace comme de fortes entraves aux âmes des méchants et ressemble à l’homme qui a lié ces méchants armés ; par contre, celui qui n’aurait décrété aucun châtiment contre les criminels les aurait armés d’audace et serait semblable à l’homme qui distribue aux brigands des glaives en les envoyant parcourir toute la ville. »

Si Jean Chrysostome reconnaît la loi du Christ il doit dire : Qui est-ce qui arrachera les yeux et les dents et jettera en prison ? Si celui qui commande d’arracher œil pour œil, c’est-à-dire Dieu lui-même, le faisait, il n’y aurait pas de contradiction, mais ce sont des hommes qui doivent le faire et le Fils de Dieu a dit à ces hommes qu’ils ne devaient pas le faire. Dieu dit d’arracher les dents, et le Fils de ne pas les arracher ; il faut admettre l’un ou l’autre, et Jean Chrysostome, et après lui toute l’Église, reconnaissent le commandement de Dieu le Père, c’est-à-dire de Moïse, et renient celui du Fils, c’est-à-dire de Christ dont ils professent soi-disant la doctrine. Christ nie la loi de Moïse et donne sa loi. Pour un homme qui croit à Christ il n’y a pas la moindre contradiction.

Il ne fait aucune attention à la loi de Moïse, il croit à celle du Christ et la pratique. Pour quiconque croit à la loi de Moïse il n’y a pas non plus de contradiction. Les Hébreux trouvent les paroles du Christ insensées et croient à la loi de Moïse. La contradiction n’existe que pour ceux qui veulent vivre d’après la loi de Moïse, alors qu’ils tâchent de se convaincre et de convaincre les autres qu’ils vivent d’après la loi de Christ — pour ceux que Christ appelait hypocrites, race de vipères.

Au lieu de reconnaître l’une des deux : la loi de Moïse ou celle du Christ, on reconnaît que les deux sont divines.

Mais quand il s’agit des actes de la vie pratique, nous repoussons carrément la loi du Christ et suivons celle de Moïse.

Cette fausse interprétation, quand on en a bien sondé l’importance, est la cause de l’effrayant et terrible drame de la lutte du mal et des ténèbres avec le bien et la lumière.

Au milieu du peuple juif, hébété par d’innombrables règles extérieures instituées par les lévites, dénommées par eux lois divines, et dont chacune est précédée des mots : « Et Dieu dit à Moïse », Christ apparaît. Tout est réglé, jusqu’aux moindres détails, non seulement les rapports de l’homme avec Dieu, les sacrifices, les fêtes, les jeûnes, les rapports d’homme à homme, de peuple à peuple, les relations sociales, familiales, tous les détails de la vie individuelle : circoncision, purification du corps, des vases, des vêtements, — tout est défini jusqu’aux moindres détails et tout est reconnu commandement de Dieu, loi divine. Que peut donc faire, je ne dis pas Christ-Dieu, mais un prophète, un maître des plus ordinaires en enseignant un pareil peuple, s’il n’abolit pas cette loi qui a déjà tout réglé jusqu’aux moindres détails. Christ, comme tous les vrais prophètes, prend dans ce que les hommes considèrent comme la loi de Dieu ce qui est véritablement la loi de Dieu ; il prend la base, rejette tout le reste, et, sur cette base, établit la révélation de la loi éternelle. Il n’est pas nécessaire de tout abolir, mais il faut inévitablement abroger la loi qui est tenue pour obligatoire dans toute son intégralité. C’est ce que fait Christ, et on lui reproche de détruire ce que l’on prend pour la loi de Dieu et on le condamne pour cela à la peine de mort. Mais sa doctrine est consacrée par ses disciples, elle traverse les siècles et passe dans d’autres milieux. Là, avec les siècles, la nouvelle doctrine disparaît sous des dogmes différents, des commentaires obscurs et des explications factices ; de misérables sophismes humains remplacent la révélation divine. Au lieu de : « Dieu dit à Moïse » on met : « Il nous a plu à nous et au Saint-Esprit… » Et de nouveau la lettre tue l’esprit. Et ce qu’il y a de plus frappant, c’est que la doctrine de Christ est entremêlée avec toute cette « Thora», au sens de loi écrite, qu’il ne pouvait point ne pas renier. Cette Thora est déclarée l’inspiration de l’esprit de vérité, c’est-à-dire du Saint-Esprit, et Christ lui-même se trouve ainsi pris dans les filets de sa propre révélation.

Et toute sa doctrine est réduite à néant.

Voilà comment, après dix-huit cents ans, il m’arriva cette chose singulière de devoir découvrir le sens de la doctrine de Christ, comme quelque chose de nouveau.

Non, je ne dus pas découvrir, je dus faire ce qu’ont fait et que font tous ceux qui cherchent Dieu et sa loi : je dus dégager ce qui est la loi divine éternelle de ce que les hommes appellent de ce nom.

  1. C’est peu ; comme s’il voulait dissiper le moindre doute au sujet de la loi dont il parle, Christ cite immédiatement, en connexion avec ce passage, l’exemple le plus décisif de la négation de la loi de Moïse par la loi éternelle, par cette loi de laquelle pas un iota ne peut disparaitre ; il cite un des passages de l’Évangile où il montre l’opposition la plus absolue avec la loi de Moïse. (Luc, xvi, 18) : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre, commet adultère » ; c’est-à-dire que le divorce, permis selon la loi écrite, selon la loi éternelle est un péché.