Quelle est ma foi/07

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 131-153).
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VII

Pourquoi donc les hommes ne font-ils pas ce que Christ leur a dit, ce qui leur donnerait le bonheur qu’ils ont toujours désiré ? De tous côtés j’entends la même chose : « La doctrine de Christ est admirable et sa pratique, il est vrai, établirait le royaume de Dieu sur la terre, mais elle est difficile et, par conséquent, impraticable ».

La doctrine du Christ qui enseigne comment les hommes doivent vivre est divine, bienfaisante, mais elle est difficile à pratiquer. Nous répétons cela et l’entendons répéter si souvent que la contradiction que renferment ces paroles ne nous frappe pas.

Le propre de la nature humaine est de faire ce qui lui convient le mieux. Toute doctrine sur la vie de l’homme n’est que l’enseignement de ce qui convient le mieux aux hommes. Si les hommes savent ce qui vaut le mieux pour eux, comment peuvent-ils dire qu’ils voudraient le faire mais ne le peuvent pas ? Les hommes ne peuvent pas faire ce qui est le pire pour eux et ils ne peuvent ne pas faire ce qui pour eux est le mieux.

L’activité raisonnable de l’homme s’est toujours appliquée à rechercher ce qui lui convient le mieux parmi les contradictions dont est remplie la vie de l’individu et de toute l’humanité.

Les hommes se disputent la terre, les objets qui leur sont nécessaires, puis ils arrivent à tout se partager et appellent cela propriété, et, malgré ses inconvénients, ils maintiennent la propriété.

Puis, les hommes se disputent les femmes et abandonnent leurs enfants, puis ils trouvent qu’il vaut mieux avoir chacun sa famille, et bien qu’il soit très difficile de nourrir une famille, ils maintiennent la propriété, la famille, et beaucoup d’autres choses. Lorsque les hommes trouvent une chose avantageuse, ils l’adoptent malgré ses difficultés. Que peut donc signifier cette phrase : La doctrine de Christ est admirable, la vie selon la doctrine de Christ est la meilleure, mais nous ne pouvons pas vivre autrement parce que « c’est difficile » ?

Si le mot « difficile » doit être compris dans ce sens qu’il est difficile de sacrifier ses convoitises passagères pour acquérir un bien plus grand, pourquoi ne disons-nous pas qu’il est difficile de labourer pour se procurer du pain, de planter un pommier pour avoir des pommes ? Chaque homme doué de quelque raison sait qu’il faut supporter des difficultés pour se procurer le moindre bien. Et voilà que nous disons que la doctrine du Christ est admirable, mais impossible à pratiquer parce qu’elle est difficile. Elle est difficile parce qu’elle exige que nous nous privions de certaines jouissances. On croirait que nous n’avons jamais entendu dire qu’il est parfois préférable de supporter des privations au lieu de satisfaire tous ses désirs.

L’homme peut tomber à l’état de bête. Mais quand il raisonne, l’homme ne peut pas dire qu’il voudrait se ravaler à l’état de bête. Du moment qu’il raisonne, il a la conscience d’être doué de raison, et il distingue ce qui est raisonnable de ce qui ne l’est pas. La raison ne prescrit rien, elle ne fait qu’éclairer.

Dans l’obscurité, je me meurtris les mains et les genoux en cherchant la porte. Quelqu’un entre avec de la lumière et je vois la porte. Je ne puis plus aller me heurter contre le mur quand je vois la porte, et encore moins puis-je dire que je vois la porte, qu’il est mieux de passer par la porte, mais, comme c’est difficile, que je veux continuer à me meurtrir les genoux contre le mur.

Dans cet admirable raisonnement : la doctrine chrétienne est très belle et assure le bonheur au monde ; mais les hommes sont faibles, les hommes sont méchants, ils veulent faire le mieux et font le pire, c’est pourquoi ils ne peuvent faire le mieux, — il y a un malentendu évident.

Ici, évidemment, il ne s’agit pas d’une faute de raisonnement, mais de tout autre chose. Il doit y avoir là quelque conception fausse.

La conception fausse qui a conduit à cette aberration, c’est ce qu’on appelle la religion chrétienne dogmatique, celle qui est enseignée dès l’enfance à tous ceux qui professent le christianisme de l’Église, d’après les différents catéchismes orthodoxes, catholiques et protestants.

Cette religion, d’après la définition des fidèles mêmes, consiste à accepter comme réel ce qui ne l’est pas. (Cela est dit chez Paul et se répète dans toutes les théologies et dans tous les catéchismes comme la meilleure définition de la foi). Et voilà, cette foi en l’existence de ce qui n’est pas a conduit les hommes à cette affirmation singulière que la doctrine de Christ est excellente pour les hommes, mais qu’ils ne peuvent sur elle fonder leur vie.

Voici ce que dit cette religion : Un Dieu unique en trois personnes, qui existe de toute éternité, s’avisa un jour de créer tout un monde d’esprits. Ce Dieu de bonté créa ce monde d’esprits pour leur bien, mais il arriva qu’un de ces esprits devint méchant, et, partant, malheureux. Beaucoup de temps s’écoula et Dieu créa un autre monde matériel. Puis Dieu créa l’homme bienheureux, immortel et sans péché. La félicité de l’homme consistait à jouir de la vie sans travail ; son immortalité, en ce qu’il devait toujours vivre ainsi ; son innocence, en ce qu’il n’avait pas la notion du mal.

Cet homme fut séduit dans le paradis par cet esprit de la première création qui était devenu méchant. Ce fut la chute de l’homme qui engendra une humanité déchue comme lui, et à dater de ce moment les hommes durent travailler, et ils connurent les maladies, la souffrance, la mort, la lutte physique et morale ; c’est-à-dire que l’homme est devenu réel, tel que nous le connaissons. L’état de l’homme qui travaille, qui souffre, qui choisit le bien et repousse le mal, qui meurt, cet état qui est la réalité et en dehors duquel nous ne pouvons rien concevoir n’est pas, selon la doctrine de cette religion, l’état normal de l’homme, mais un état accidentel et temporaire.

Bien que cet état, selon cette doctrine, dure depuis l’expulsion d’Adam du paradis, c’est-à-dire depuis le commencement du monde, les fidèles doivent croire que c’est un état accidentel et temporaire. D’après cette doctrine, le Fils de Dieu — Dieu lui-même, la seconde personne de la Trinité, fut envoyé par Dieu sur la terre, sous l’aspect d’un homme, pour tirer les hommes de cet état anormal, accidentel, pour les délivrer de tous les maux que leur a infligés ce même Dieu à cause du péché d’Adam, et les ramener à leur état antérieur, normal, de félicité, d’innocence et d’oisiveté. D’après cette doctrine, la seconde personne de la Trinité, Christ, justement parce que les hommes l’ont mis à mort, a racheté le péché d’Adam et a mis fin à cet état anormal de l’homme qui durait depuis le commencement du monde. À partir de ce moment l’homme qui a foi en Christ est redevenu tel qu’était l’homme dans le paradis, c’est-à-dire immortel, innocent et oisif.

Cette doctrine s’étend peu sur la partie pratique de la rédemption en vertu de laquelle la félicité serait revenue sur terre, parce qu’il est difficile d’affirmer à ceux qui sont exténués par le travail et qui souffrent, quelque croyants qu’ils soient, qu’il n’est pas pénible de travailler ni pénible de souffrir. Mais la partie de la doctrine d’après laquelle la mort ni le péché n’existent plus est affirmée avec une force particulière.

On affirme que les morts ne sont pas morts. Et comme ils ne peuvent dire qu’ils sont morts ni qu’ils sont vivants, de même qu’une pierre ne peut pas affirmer qu’elle peut ou ne peut pas parler, cette absence de dénégation est admise comme preuve, et on affirme que les morts ne sont pas morts. Avec plus de solennité et d’assurance encore, on affirme que, depuis la venue du Christ, l’homme qui a foi en lui se délivre du péché, c’est-à-dire que depuis la venue du Christ, l’homme n’a plus besoin de s’éclairer dans la vie par la raison ni de choisir ce qui est préférable pour lui. Il lui suffit de croire que Christ l’a racheté du péché, et le voilà infaillible et parfait. D’après cette doctrine, les hommes doivent se persuader que leur raison est impuissante et que, précisément à cause de cela, ils sont infaillibles.

Le vrai croyant doit être convaincu que, depuis Christ, la terre produit sans travail, que les enfants naissent sans souffrances, que les maladies n’existent plus, ni la mort, ni le péché ; en un mot, il doit croire que ce qui n’est pas est et que ce qui est n’est pas.

Telle est la doctrine de la religion chrétienne dogmatique.

Cette doctrine paraît inoffensive. Mais l’erreur n’est jamais inoffensive — et ses conséquences sont d’autant plus graves qu’il s’agit d’une chose plus importante. Or il s’agit ici de toute la vie de l’homme.

La vraie vie, d’après cette doctrine, c’est la vie bienheureuse, sans péché et éternelle, c’est-à-dire une vie chimérique. Mais la vie que nous connaissons, dont nous vivons, est, d’après cette doctrine, une vie déchue, mauvaise, une simple illusion.

La lutte entre les instincts de la vie animale et de la vie raisonnable telle qu’elle se présente pour chacun de nous, et qui est l’essence de la vie de l’homme, disparaît avec cette doctrine. Cette lutte, d’après elle, ne fut éprouvée que par Adam au paradis lors de la création. Quant à la question : Mangerai-je ou ne mangerai-je pas ces pommes qui me tentent ? elle n’existe pas pour l’homme, d’après cette doctrine. Cette question a été résolue une fois pour toutes par Adam, au paradis. Adam a péché et tous les hommes sont déchus, sans retour, et nos efforts pour vivre raisonnablement sont vains et même impies. Je suis irrémédiablement mauvais, et je dois le savoir. Et mon salut ne dépend pas de mes efforts pour vivre raisonnablement. Non. Adam a péché une fois pour toutes, et Christ, une fois pour toutes, a effacé le mal commis par Adam. C’est pourquoi je dois m’attrister, en spectateur, de la chute d’Adam et me réjouir de la rédemption du Christ.

Tout cet amour pour le bien et la vérité qui est au fond de l’âme de l’homme, tous ses efforts pour éclairer sa conduite par la raison, — toute la vie spirituelle, — tout cela, d’après cette doctrine, est non seulement insignifiant, mais une tentation de l’orgueil.

La vie telle qu’elle est sur la terre, avec ses joies, ses splendeurs, sa lutte de la raison contre les ténèbres, — la vie de tous les hommes qui ont vécu avant moi, toute ma vie à moi, avec ses luttes intérieures et les victoires de ma raison, tout cela n’est pas la vraie vie, c’est la vie déchue, définitivement misérable. La vie vraie, infaillible, n’est que dans la foi, c’est-à-dire dans l’imagination, c’est-à-dire dans la folie.

Que l’homme rejette l’habitude, contractée dès l’enfance, de croire à tout cela, qu’il essaye d’envisager cette doctrine simplement, en face, qu’il essaye de s’identifier par la pensée à un homme sans préventions élevé hors de cette doctrine, et qu’il s’imagine ce que paraîtra cette doctrine à un tel homme. C’est folie pure.

Si étrange et saisissant que cela me parût, force me fut de le reconnaître, parce que cela seul me donnait l’explication de cette objection insensée faite à la possibilité de pratiquer la doctrine de Christ : Elle est admirable et donne aux hommes le bonheur, mais les hommes ne peuvent pas la pratiquer.

Seule une conception qui prend pour la réalité ce qui n’existe pas, et considère comme n’existant pas ce qui est, peut conduire à cette surprenante contradiction. Et cette fausse conception, je la trouvais dans la religion pseudo-chrétienne que l’on enseigne depuis 1.500 ans.

Cette idée que la doctrine du Christ est excellente mais impraticable, ne se rencontre pas seulement chez les croyants, mais chez des gens qui ne croient pas ou pensent qu’ils ne croient pas aux dogmes de la chute et de la rédemption. Et ce sont les hommes de science, les philosophes, en général les hommes instruits, ceux qui se croient affranchis de tout préjugé qui font cette objection contre la doctrine du Christ, d’être impossible à pratiquer. Ils ne croient à rien, ou se l’imaginent, et c’est pourquoi ils se considèrent comme bien au-dessus de la superstition des dogmes de la chute et de la rédemption. Moi aussi, naguère, je pensais de même. Il me semblait que tous ces savants avaient d’autres raisons pour nier la possibilité de pratiquer la doctrine de Christ. Mais en approfondissant le principe de leur négation, je pus me convaincre que les non croyants comme les croyants ont cette même fausse conception : que notre vie n’est pas ce qu’elle est, mais ce qu’ils se figurent qu’elle devrait être, et cette conception repose bien sur le même fondement que celle des croyants. Ceux qui se disent sceptiques ne croient ni à Dieu ni à Christ ni à Adam, mais ils ont cette conception fausse du droit de l’homme à une vie de béatitude, sur lequel tout est basé. Ils croient à cela, et plus encore que les théologiens.

La science privilégiée et la philosophie ont beau se donner comme les arbitres et les guides de l’esprit humain, elles n’en sont que les servantes. La représentation de la vie leur est toujours donnée, toute prête, par la religion, et la science ne fait que travailler dans la voie que celle-ci lui a tracée. La religion révèle aux hommes le sens de la vie, et la science l’applique aux différentes circonstances de la vie. C’est pourquoi, si la religion donne un sens faux à la vie humaine, la science, élevée sur cette base religieuse, étendra ce sens faux à la vie des hommes. Voici ce qui est arrivé avec notre science et notre philosophie européennes chrétiennes : Pour l’Église le sens fondamental de la vie de l’homme est le droit au bonheur, et ce bonheur n’est pas le résultat de ses efforts, mais de quelque chose d’extérieur. Cette conception du monde est devenue la base de toute notre science et de notre philosophie.

La religion, la science, l’opinion publique clament que la vie que nous menons est mauvaise, mais que la doctrine qui nous enseigne comment on peut devenir meilleur et améliorer ainsi sa vie est une doctrine impraticable.

La religion dit : La doctrine de Christ, dans la mesure où elle tend à améliorer la vie de l’homme par ses forces raisonnables, est impraticable parce qu’Adam est déchu et que le monde est plongé dans le mal.

Cette doctrine est impraticable parce que la vie humaine évolue d’après certaines lois indépendantes de la volonté de l’homme — dit notre philosophie. La philosophie et toute la science disent, en d’autres termes, exactement ce que dit la religion par son dogme du péché originel et de la rédemption.

Dans la doctrine de la rédemption, il y a deux thèses fondamentales : 1) la vie normale de l’homme est une vie de béatitude, mais notre vie terrestre est misérable et ne peut être améliorée par nos propres efforts ; et 2) notre salut est dans la foi.

Ces deux propositions sont devenues la base de la conception du monde pour les croyants et les non croyants, dans notre société pseudo-chrétienne. La seconde a donné naissance à l’Église. La première a formé l’opinion publique et nos théories politiques et philosophiques.

Toutes les théories politiques et philosophiques qui cherchent à justifier l’ordre existant, l’hégelianisme et ses rejetons, dérivent de cette proposition. Le pessimisme, qui demande à la vie ce qu’elle ne peut donner, en découle également.

Le matérialisme, avec son affirmation étonnante que l’homme est un processus naturel et rien de plus, est un enfant naturel de cette doctrine qui enseigne que la vie telle qu’elle existe est une vie déchue. Le spiritualisme, avec ses savants adhérents, est la meilleure preuve que le point de vue philosophique et scientifique n’est pas indépendant, mais qu’il est basé sur la doctrine religieuse d’une béatitude éternelle propre à l’homme.

La déformation du sens de la vie a dévoyé toute l’activité raisonnable de l’homme. Le dogme de la chute et de la rédemption de l’homme lui masqua la région la plus importante et la plus légitime de son activité et raya de la sphère de toutes ses connaissances la notion de ce que l’homme doit faire pour être plus heureux et meilleur. La science et la philosophie, au lieu d’être hostiles au pseudo-christianisme comme elles s’en font gloire, ne travaillent que pour lui. La science et la philosophie traitent de tout ce qu’on veut excepté de ce que l’homme doit faire pour devenir meilleur et vivre mieux. L’éthique, l’enseignement moral, a disparu de notre société pseudo-chrétienne sans laisser de traces.

Croyants et incrédules ne recherchent pas comment nous devons vivre ; ils se demandent pourquoi notre vie terrestre n’est pas telle que nous nous la figurons, et quand elle deviendra telle que nous la souhaitons ?

C’est à cause de cette fausse doctrine, qui a pénétré dans la chair et dans le sang de nos générations, que nous voyons l’homme rejeter cette pomme de la connaissance du bien et du mal qu’il a, selon la légende, mangée en paradis, et, oubliant que toute l’histoire de l’humanité n’est que la solution des contradictions entre la nature raisonnable et la nature animale, il s’obstine à employer sa raison à rechercher les lois historiques de sa nature animale seule.

Les doctrines religieuses et philosophiques de tous les peuples, excepté les doctrines philosophiques du monde pseudo-chrétien, toutes les doctrines que nous connaissons : le judaïsme, le confucianisme, le bouddhisme, le brahmanisme, la sagesse des Grecs — toutes ont pour but de régler la vie humaine et d’expliquer aux hommes ce que chacun doit faire pour devenir meilleur et vivre mieux. Toute la doctrine de Confucius consiste dans le perfectionnement individuel ; le judaïsme dans l’observance des commandements de Dieu : le bouddhisme ne fait qu’enseigner à chacun comment se soustraire au mal de la vie. Socrate enseignait le perfectionnement personnel au nom de la raison ; les stoïciens reconnaissent la liberté raisonnable comme la seule base de la vraie vie.

Toute l’activité raisonnable de l’homme ne pouvait avoir d’autre objet que d’éclairer par la raison son aspiration au bien. Le libre arbitre, — dit notre philosophie, — est une illusion, et elle est fière de la hardiesse de cette déclaration. Mais le libre arbitre est non seulement une illusion, c’est un mot vide de sens. Le mot a été inventé par les théologiens et les criminalistes, et le réfuter c’est se battre contre les moulins. Mais la raison, cette raison qui éclaire notre vie et nous pousse à modifier nos actions, n’est pas une illusion et ne peut être niée. Obéir à la raison pour réaliser le bien, en cela consista toujours la doctrine de tous les vrais maîtres de l’humanité, et c’est là aussi toute la doctrine de Christ ; elle est la raison et il est absolument impossible de nier la raison en faisant usage de sa raison.

La doctrine de Christ est la doctrine du fils de l’homme, c’est-à-dire la doctrine de l’aspiration au bien commun à tous les hommes, et c’est la raison, commune à tous les hommes, qui les éclaire dans cette aspiration. (Il est tout à fait superflu de prouver que fils de l’homme veut dire fils de l’homme. Pour sous-entendre dans ces mots quelque chose d’autre que ce qu’ils signifient, il faut établir que Christ employait intentionnellement, pour dire ce qu’il voulait, des mots qui avaient un tout autre sens. Mais si même, comme le veut l’Église, fils de l’homme signifiait fils de Dieu, même dans ce cas, fils de l’homme ne se rapporterait pas moins à l’homme, à son essence, car Christ appelle tous les hommes fils de Dieu).

La doctrine du Christ sur le fils de l’homme — le fils de Dieu, qui est la base de tous les évangiles, est exprimée plus clairement dans l’entretien de Christ avec Nicodème. Chaque homme, dit-il, possède outre la conscience de sa vie matérielle, individuelle, et de sa naissance charnelle d’un père et d’une mère, la conscience de sa naissance divine (Jean, iii, 5, 6, 7.) La conscience de ce qu’il y a de libre en chacun de nous, de ce qui existe par soi-même, vient de l’infini, de ce que nous appelons Dieu (11-14). Or, c’est cela même, ce qui est né de Dieu, ce fils de Dieu dans l’homme, que nous devons rehausser en nous, pour posséder la vie véritable (14-17). Le fils de l’homme est fils homogène de Dieu (et non fils unique). Quiconque élèvera en lui-même ce fils de Dieu au-dessus de tout, quiconque croira que la vie n’est qu’en lui, celui-là ne sera pas séparé de la vie. Les hommes s’éloignent de la vie parce qu’ils ne croient pas à la lumière qui est en eux (18-21). (Cette lumière dont parle Jean dans son Évangile quand il dit qu’en elle était la vie, et que la vie était la lumière des hommes.)

Christ enseigne à élever au-dessus de tout le fils de l’homme qui est le fils de Dieu et la lumière des hommes. Il dit : Quand vous aurez élevé (c’est-à-dire mis au-dessus de tout) le fils de l’homme, alors vous reconnaîtrez que je ne dis rien de mon propre chef (Jean, xii, 32, 44, 49). Les Juifs ne comprennent pas sa doctrine et lui demandent qui est ce fils de l’homme qu’on doit élever ? (Jean, xii, 34). À cette question il répond (Jean, xii, 35) : « La lumière est encore en vous[1] pour un peu de temps ; marchez pendant que vous avez la lumière, de peur que les ténèbres ne vous surprennent. Car celui qui marche dans les ténèbres ne sait où il va. » À la question : Que signifie élever le fils de l’homme ? Christ répond : Vivre dans la lumière, qui est en chaque homme.

Le fils de l’homme, d’après la réponse de Christ, c’est la lumière où les hommes doivent marcher tant qu’elle est en eux.

Luc, xi, 35. Prends donc garde que la lumière qui est en toi ne soit que ténèbres.

Matth., vi, 23. Si donc la lumière qui est en toi n’est que ténèbres, combien seront grandes ces ténèbres ! dit-il, enseignant les hommes.

Avant et après Christ, les hommes disaient la même chose : Dans l’homme vit la lumière divine descendue du ciel, et cette lumière c’est la raison, et il faut la servir seule et en elle seule réside le bonheur. Cela a été dit par les maîtres des brahmines, par les prophètes hébreux, par Confucius, Socrate, Marc-Aurèle, Épictète, par tous les vrais sages, et non par les compilateurs des théories philosophiques, mais par des hommes qui cherchaient la vérité pour leur bien et pour le bien de tous[2].

Et tout à coup nous déclarons, en vertu du dogme de la rédemption, qu’il est complètement superflu de penser à cette lumière qui est en l’homme, et d’en parler. Songeons, disent les croyants, à la Trinité, aux sacrements, car le salut des hommes dépend non de leurs efforts, mais de la Trinité et de l’accomplissement régulier des sacrements. Songeons, disent les non-croyants, d’après quelles lois l’infiniment petite parcelle de la matière accomplit son évolution dans l’espace et le temps infinis ; mais il est superflu de penser aux exigences de la raison humaine au sujet du vrai bien, parce que l’état de l’homme ne s’améliore pas par lui-même, mais par des lois générales que nous découvrirons.

Je suis persuadé que dans quelques siècles, l’histoire de ce qu’on appelle l’activité scientifique de nos fameux siècles de la civilisation européenne sera un sujet fécond d’hilarité et de pitié pour les générations futures. Pendant plusieurs siècles, les savants d’une partie occidentale du grand continent se trouvaient dans un état de folie épidémique, s’imaginant être les possesseurs d’une vie éternelle de béatitude, et ils s’occupaient de diverses élucubrations ayant pour but de préciser comment, d’après quelles lois, cette vie se réalisera pour eux, sans effort de leur part. Et ce qui paraîtra encore plus touchant à l’historien futur, c’est qu’il trouvera que ces hommes avaient eu un maître qui leur avait indiqué clairement ce qu’ils devaient faire pour rendre leur vie plus heureuse, et que les paroles de ce maître signifiaient pour les uns qu’il viendrait sur les nuages organiser la société ; d’autres tenaient ces paroles pour admirables mais impossibles à mettre en pratique, car la vie humaine, différente de ce que nous aurions voulu qu’elle fût, est sans intérêt, et c’est sur l’étude des lois de cette vie que la raison doit se concentrer sans se préoccuper du bien de chaque homme.

L’Église dit : La doctrine de Christ est irréalisable parce que la vie en ce monde est nécessairement mauvaise. Il faut mépriser cette vie et avoir la foi, c’est-à-dire croire en une vie future, bienheureuse, éternelle ; il faut continuer ici-bas à vivre comme on vit, et prier.

La philosophie, la science, l’opinion publique disent : La doctrine de Christ est irréalisable parce que la vie de l’homme dépend non pas de sa raison mais de lois générales ; aussi, il est inutile de tâcher de vivre conformément à sa raison, mais il faut garder la ferme conviction que, d’après les lois du progrès, notre vie s’améliorera.

Des gens arrivent dans une ferme ; ils y trouvent tout ce qu’il faut pour vivre : la maison est fournie de tout, le grenier regorge de blé, les caves et les celliers sont bien garnis ; dans la cour il y a des instruments aratoires, des outils, des harnais, des chevaux, des vaches, des brebis, en un mot tout ce qu’il faut pour une vie d’abondance. Les hommes, de différents côtés, viennent dans cette ferme et commencent à profiter de tout ce qui s’y trouve, mais chacun pour soi, sans penser à rien laisser ni pour ceux qui sont présents ni pour ceux qui pourront venir plus tard. Chacun veut tout accaparer ; chacun s’empresse de jouir de ce qu’il peut saisir. Alors commence la destruction de tout, la lutte pour la possession des choses : les vaches à traire, les moutons couverts de toison sont abattus pour la boucherie ; les chariots, les établis sont convertis en bois de chauffage ; on se bat pour le lait, pour le grain ; on renverse, on gaspille plutôt qu’on ne consomme. Personne ne mange tranquillement ; on est sans cesse sur le qui-vive, à la merci du plus fort.

Tous ces gens, harassés, battus, affamés, quittent la ferme. Le maître reprend possession de la ferme et l’installe de façon que les hommes y puissent vivre tranquillement. La ferme est de nouveau pleine de vivres. De nouveau les passants s’y rendent, et ce sont les mêmes rixes, le même tumulte : tout est mis au pillage, et de nouveau ces gens harassés, battus et irrités s’en vont pleins de haine en maudissant le maître qui a mal organisé les choses. De nouveau le maître arrange la ferme et de nouveau les mêmes désordres se reproduisent. Enfin, parmi les hôtes de la ferme se trouve un sage qui leur dit : Frères ! ce que nous faisons est mal. Voyez quelle abondance et comme tout est bien ordonné ! Il y a ici assez de biens pour nous tous et pour ceux qui viendront après nous, seulement il faut en user raisonnablement. Ne nous arrachons pas ces richesses, mais prêtons-nous mutuellement secours. Labourons, semons, soignons le bétail et tout le monde sera satisfait. Il arriva que certains comprirent ce que disait le sage, et ceux-ci commencèrent à agir de la façon suivante : ils cessèrent de se battre, de s’arracher les choses par la violence et se mirent à travailler. Mais d’autres, qui n’avaient pas entendu les paroles du sage ou qui n’y croyaient pas, continuaient de se battre après avoir gaspillé le bien du maître. D’autres survinrent et il en fut de même. Ceux qui avaient suivi les paroles du sage répétaient : Ne vous battez pas, ne gaspillez pas le bien du maître, vous ne vous en trouverez que mieux. Faites comme l’a dit le maître. Mais il y avait toujours beaucoup de gens qui ne s’en souciaient pas. On raconte qu’il arriva un temps où tout le monde dans la ferme entendit et comprit les paroles du sage et reconnut que Dieu avait parlé par sa bouche, et que le sage lui-même était Dieu en personne, et tous, tenant ses paroles pour sacrées, eurent foi en elles. Mais on raconte qu’après tout cela, au lieu de vivre selon les conseils du sage, personne ne se contint plus : on se massacra sans pitié dans une mêlée générale, et tous se mirent à dire : Maintenant nous savons indubitablement qu’il en doit être ainsi, que cela ne peut être autrement.

Que veut donc dire tout cela ? La bête elle-même s’arrange pour manger sans arracher aux autres la nourriture, et les hommes, après avoir appris comment il faut vivre et cru que Dieu lui-même leur avait prescrit de vivre ainsi, vivent encore plus mal sous prétexte qu’il est impossible de vivre autrement. Comment ces gens ont-ils pu continuer de vivre comme auparavant après avoir cru aux paroles du sage ? Voici ce qu’ils ont imaginé. Le sage avait dit : Votre vie dans cette ferme est mauvaise, vivez mieux et elle deviendra bonne. Alors ils se figurèrent que le sage avait condamné toute vie dans cette ferme et leur avait promis une autre vie meilleure, quelque part ailleurs, hors de cette ferme. Et alors ils décidèrent tous que cette ferme n’était qu’une auberge, et qu’il ne valait pas la peine de tâcher d’y bien vivre, et que l’important était de ne pas être frustré de cette autre vie promise. C’est la seule manière d’expliquer comment les gens de la ferme, qui ont cru que le sage était Dieu, ou qu’il n’était qu’un sage, aient continué néanmoins à vivre comme par le passé, contrairement aux conseils du sage.

Ces gens ont tout entendu, tout compris, seulement ils n’ont pas voulu entendre que le sage disait : les hommes doivent être les propres artisans de leur bonheur, ici, dans cette ferme où ils se rencontrent ; ils se sont imaginé que ce n’était qu’une auberge, et que la ferme promise était quelque part ailleurs. Et voilà l’origine de cet étrange raisonnement qui proclame que les préceptes du sage sont admirables, qu’ils sont la parole de Dieu même, mais qu’il est actuellement difficile de les pratiquer.

Que les hommes cessent seulement de courir d’eux-mêmes à leur perte et d’attendre que quelqu’un vienne à leur aide : Christ sur les nuages, au son des trompettes, une loi historique quelconque, la loi de différentiation et d’intégration des forces. Personne ne viendra à leur aide s’ils ne s’aident eux-mêmes. Et pour s’aider soi-même il ne faut rien attendre ni du ciel, ni de la terre, mais cesser de travailler à sa propre perte.

  1. Dans toutes les traductions de l’Église, on commet à cet endroit une erreur intentionnelle ; au lieu des mots en vous, ἐν ὑμῖν, partout où se rencontrent ces mêmes mots on lit : avec vous.
  2. Marc-Aurèle dit : « Honore ce qui est le plus puissant dans le monde, ce qui régit le monde et le pénètre ; honore également la puissance qui est en toi. Car elle est semblable à la première. Elle régit et pénètre toute ta personne et dirige toute ton activité. »
    Épictète dit : « Dieu a semé sa semence non seulement dans mon père et mon aïeul, mais dans tous les êtres vivants sur la terre, surtout dans les êtres raisonnables, parce que eux seuls entrent en rapport avec Dieu par la raison qui les unit avec lui. »
    Dans le livre de Confucius il est dit : « La loi de la grande science consiste à développer et à rétablir le principe lumineux de la raison que nous avons reçue du ciel. » Cette sentence se répète plusieurs fois et constitue la base de la doctrine de Confucius.