Questions de théâtre

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La Revue blancheTome XII (p. 16-18).

Questions de théâtre

Quelles sont les conditions essentielles du théâtre ? Je pense qu’il ne s’agit plus de savoir s’il doit y avoir trois unités ou la seule unité d’action, laquelle est suffisamment observée si tout gravite autour d’un personnage un. Que si ce sont des pudeurs du public que l’on doive respecter, l’on ne peut arguer ni d’Aristophane, dont maintes éditions ont en note à toutes les pages : Tout ce passage est rempli d’allusions obscènes ; ni de Shakspeare, de qui l’on n’a qu’à relire certaines paroles d’Ophélie et la célèbre scène, coupée le plus souvent, où une reine prend des leçons de français. À moins qu’il ne faille suivre comme modèles MM. Augier, Dumas fils, Labiche, etc., que nous avons eu le malheur de lire, avec un ennui profond, et dont il est vraisemblable que la génération jeune, après les avoir peut-être lus, n’a gardé aucun souvenir. Je pense qu’il n’y a aucune espèce de raison d’écrire une œuvre sous forme dramatique, à moins que l’on ait eu la vision d’un personnage qu’il soit plus commode de lâcher sur une scène que d’analyser dans un livre.

Et puis, pourquoi le public, illettré par définition, s’essaye-t-il à des citations et comparaisons ? Il a reproché à Ubu Roi d’être une grossière imitation de Shakspeare et de Rabelais, parce que « les décors y sont économiquement remplacés par un écriteau » et qu’un certain mot y est répété. On devrait ne pas ignorer qu’il est à peu près prouvé aujourd’hui que jamais, au moins du temps de Shakspeare, on ne joua autrement ses drames que sur une scène relativement perfectionnée et avec des décors. De plus, des gens ont vu dans Ubu une œuvre « écrite en vieux français » parce qu’on s’amusa à l’imprimer avec des caractères anciens, et cru « phynance » une orthographe du xvie siècle. Combien je trouve plus exacte la réflexion d’un des figurants polonais, qui jugea ainsi la pièce : « Ça ressemble tout à fait à du Musset, parce que ça change souvent de décors. »

Il aurait été aisé de mettre Ubu au goût du public parisien avec les légères modifications suivantes : le mot initial aurait été Zut (ou Zutre), le balai qu’on ne peut pas dire un coucher de petite femme, les uniformes de l’armée, du premier Empire ; Ubu aurait donné l’accolade au tsar et l’on aurait cocufié diverses personnes ; mais ç’aurait été plus sale.

J’ai voulu que, le rideau levé, la scène fût devant le public comme ce miroir des contes de Mme Leprince de Beaumont, où le vicieux se voit avec des cornes de taureau et un corps de dragon, selon l’exagération de ses vices ; et il n’est pas étonnant que le public ait été stupéfait à la vue de son double ignoble, qui ne lui avait pas encore été entièrement présenté ; fait, comme l’a dit excellemment M. Catulle Mendès, « de l’éternelle imbécillité humaine, de l’éternelle luxure, de l’éternelle goinfrerie, de la bassesse de l’instinct érigée en tyrannie ; des pudeurs, des vertus, du patriotisme et de l’idéal des gens qui ont bien dîné. » Vraiment, il n’y a pas de quoi attendre une pièce drôle, et les masques expliquent que le comique doit en être tout au plus le comique macabre d’un clown anglais ou d’une danse des morts. Ayant que nous eussions Gémier, Lugné-Poe savait le rôle et voulait le répéter en tragique. Et surtout on n’a pas compris — ce qui était pourtant assez clair et rappelé perpétuellement par les répliques de la mère Ubu : « Quel sot homme !… quel triste imbécile » — qu’Ubu ne devait pas dire « des mots d’esprit » comme divers ubucules en réclamaient, mais des phrases stupides, avec toute l’autorité du Mufle. D’ailleurs, la foule, qui s’exclame avec un dédain simulé : « Dans tout cela, pas un mot d’esprit », comprend bien moins encore une phrase profonde. Nous le savons par l’observation du public des quatre années de l’Œuvre : si l’on tient absolument à ce que la foule entrevoie quelque chose, il faut préalablement le lui expliquer.

La foule ne comprend pas Peer Gynt, qui est une des pièces les plus claires qui soient ; elle ne comprend pas davantage la prose de Baudelaire, la précise syntaxe de Mallarmé. Elle ignore Rimbaud, sait que Verlaine existe depuis qu’il est mort, et est fort terrifiée à l’audition des Flaireurs ou de Pelléas et Mélisande. Elle affecte de considérer littérateurs et artistes comme un petit groupe de bons toqués et il faudrait d’après certains élaguer de l’œuvre d’art tout ce qui est l’accident et la quintessence, l’âme du supérieur, et la châtrer telle que l’eût pu écrire une foule en collaboration. C’est son point de vue, et de quelques démarqueurs et assimilateurs. N’avons-nous pas le droit de considérer au nôtre la foule — qui nous dit aliénés par surabondance, par ceci que des sens exacerbés nous donnent des sensations à son avis hallucinatoires — comme un aliéné par défaut (un idiot, disent les hommes de science), dont les sens sont restés si rudimentaires qu’elle ne perçoit que des impressions immédiates ? Le progrès pour elle est-il de se rapprocher de la brute ou de développer peu à peu ses circonvolutions cérébrales embryonnaires ?

L’art et la compréhension de la foule étant si incompatibles, nous aurions si l’on veut eu tort d’attaquer directement la foule dans Ubu Roi, elle s’est fâchée parce qu’elle a trop bien compris, quoi qu’elle en dise. La lutte contre le Grand Tortueux, d’Ibsen, était passée presque inaperçue. C’est parce que la foule est une masse inerte et incompréhensive et passive qu’il la faut frapper de temps en temps, pour qu’on connaisse à ses grognements d’ours où elle est — et où elle en est. Elle est assez inoffensive, malgré qu’elle soit le nombre, parce qu’elle combat contre l’intelligence. Ubu n’a pas décervelé tous les nobles. Semblable à l’Animal-Glaçon qui bataille contre la Bête-à-Feu, de Cyrano de Bergerac, d’abord elle fondrait avant de triompher, et triompherait-elle qu’elle serait fort honorée d’appendre à sa cheminée le cadavre de la bête-soleil, et d’éclairer sa matière adipeuse des rayons de cette forme si différente d’elle qu’elle est à elle, quoique extérieure, comme à un corps une âme.

La lumière est active et l’ombre est passive et la lumière n’est pas séparée de l’ombre mais la pénètre pourvu qu’on lui donne le temps. Des revues qui ont publié les romans de Loti impriment douze pages de vers de Verhaeren et plusieurs drames d’Ibsen.

Le temps est nécessaire parce que ceux qui sont plus âgés que nous — et que nous respectons à ce titre — ont vécu parmi certaines œuvres qui ont pour eux le charme des objets usuels, et ils sont nés avec une âme qui était assortie à ces œuvres, et garantie devant aller jusqu’en l’an mil huit cent quatre-vingt… et tant. Nous ne les pousserons pas de l’épaule, n’étant plus au xviie siècle ; nous attendrons que leur âme raisonnable par rapport à elle-même et aux simulacres qui entouraient leur vie, se soit arrêtée (nous n’avons pas attendu d’ailleurs), nous deviendrons aussi des hommes graves et gros et des Ubus et après avoir publié des livres qui seront très classiques, nous serons tous probablement maires de petites villes où les pompiers nous offriront des vases de Sèvres, quand nous serons académiciens, et à nos enfants leurs moustaches dans un coussin de velours ; et il viendra de nouveaux jeunes gens qui nous trouveront bien arriérés et composeront pour nous abominer des ballades ; et il n’y a pas de raison pour que ça finisse.

Alfred Jarry