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Règles pour la direction de l’esprit

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Œuvres de Descartes, Texte établi par Victor Cousin Voir et modifier les données sur WikidataLevraulttome XI (p. 201-329).

RÈGLES
pour
LA DIRECTION DE L’ESPRIT
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règle première.

Le but des études doit être de diriger l’esprit de manière à ce qu’il porte des jugements solides et vrais sur tout ce qui se présente à lui.

Toutes les fois que les hommes aperçoivent une ressemblance entre deux choses, ils sont dans l’habitude d’appliquer à l’une et à l’autre, même en ce qu’elles offrent de différent, ce qu’ils ont reconnu vrai de l’une des deux. C’est ainsi qu’ils comparent, mal à propos, les sciences qui consistent uniquement dans le travail de l’esprit, avec les arts qui ont besoin d’un certain usage et d’une certaine disposition corporelle. Et comme ils voient qu’un seul homme ne peut suffire à apprendre tous les arts à la fois, mais que celui-là seul y devient habile qui n’en cultive qu’un seul, parceque les mêmes mains peuvent difficilement labourer la terre et toucher de la lyre, et se prêter en même temps à des offices aussi divers, ils pensent qu’il en est ainsi des sciences ; et les distinguant entre elles par les objets dont elles s’occupent, ils croient qu’il faut les étudier à part et indépendamment l’une de l’autre. Or c’est là une grande erreur ; car comme les sciences toutes ensemble ne sont rien autre chose que l’intelligence humaine, qui reste une et toujours la même quelle que soit la variété des objets auxquels elle s’applique, sans que cette variété apporte à sa nature plus de changements que la diversité des objets n’en apporte à la nature du soleil qui les éclaire, il n’est pas besoin de circonscrire l’esprit humain dans aucune limite ; en effet, il n’en est pas de la connaissance d’une vérité comme de la pratique d’un art ; une vérité découverte nous aide à en découvrir une autre, bien loin de nous faire obstacle. Et certes il me semble étonnant que la plupart des hommes étudient avec soin les plantes et leurs vertus, le cours des astres, les transformations des métaux, et mille objets semblables, et qu’à peine un petit nombre s’occupe de l’intelligence ou de cette science universelle dont nous parlons ; et cependant si les autres études ont quelque chose d’estimable, c’est moins pour elles-mêmes que pour les secours qu’elles apportent à celle-ci. Aussi n’est-ce pas sans motif que nous posons cette règle à la tête de toutes les autres ; car rien ne nous détourne davantage de la recherche de la vérité que de diriger nos efforts vers des buts particuliers, au lieu de les tourner vers cette fin unique et générale. Je ne parle pas ici des buts mauvais et condamnables, tels que la vaine gloire et la recherche d’un gain honteux ; il est clair que le mensonge et les petites ruses des esprits vulgaires y mèneront par un che­min plus court que ne le pourrait faire une con­noissance solide du vrai. J’entends ici parler des buts honnêtes et louables ; car ils sont pour nous un sujet d’illusions dont nous avons peine à nous défendre. En effet, nous étudions les sciences utiles ou pour les avantages qu’on en retire dans la vie, et pour ce plaisir qu’on trouve dans la contemplation du vrai, et qui, dans ce monde, est presque le seul bonheur pur et sans mélange. Voilà deux objets légitimes que nous pouvons nous proposer dans l’étude des sciences ; mais si au milieu de nos tra­vaux nous venons à y penser, il se peut faire qu’un peu de précipitation nous fasse négliger beaucoup de choses qui seraient nécessaires à la connoissance des autres, parcequ’au premier abord elles nous paroîtront ou peu utiles ou peu dignes de notre curiosité. Ce qu’il faut d’abord reconnoître, c’est que les sciences sont tellement liées ensemble qu’il est plus facile de les apprendre toutes à la fois que d’en détacher une seule des autres. Si donc on veut sérieusement chercher la vérité, il ne faut pas s’ap­pliquer à une seule science ; elles se tiennent toutes entre elles et dépendent mutuellement l’une de l’autre. Il faut songer à augmenter ses lumières naturelles, non pour pouvoir résoudre telle ou telle difficulté de l’école, mais pour que l’intelli­gence puisse montrer à la volonté le parti qu’elle doit prendre dans chaque situation de la vie. Celui qui suivra cette méthode verra qu’en peu de temps il aura fait des progrès merveilleux, et bien supé­rieurs à ceux des hommes qui se livrent aux études spéciales, et que s’il n’a pas obtenu les résultats que ceux-ci veulent atteindre, il est parvenu à un but plus élevé, et auquel leurs vœux n’eussent ja­mais osé prétendre.

règle deuxième.

Il ne faut nous occuper que des objets dont notre esprit paroît capable d’acquérir une connaissance certaine et indubitable.

Toute science est une connoissance certaine et évidente ; et celui qui doute de beaucoup de choses n’est pas plus savant que celui qui n’y a jamais songé, mais il est moins savant que lui, si sur quel­ques unes de ces choses il s’est formé des idées fausses. Aussi vaut-il mieux ne jamais étudier que de s’occuper d’objets tellement difficiles, que dans l’impossibilité de distinguer le vrai du faux, on soit obligé d’admettre comme certain ce qui est douteux ; on court en effet plus de risques de perdre la science qu’on a, que de l’augmenter. C’est pourquoi nous rejetons par cette règle toutes ces connoissances qui ne sont que probables ; et nous pensons qu’on ne peut se fier qu’à celles qui sont parfaitement vérifiées, et sur lesquelles on ne peut élever aucun doute. Et quoique les savants se per­suadent peut-être que les connoissances de cette espèce sont en bien petit nombre, parceque sans doute, par un vice naturel à l’esprit humain, ils ont négligé de porter leur attention sur ces objets, comme trop faciles et à la portée de tous, je ne crains pas cependant de leur déclarer qu’elles sont plus nombreuses qu’ils ne pensent, et qu’elles suf­fisent pour démontrer avec évidence un nombre infini de propositions, sur lesquelles ils n’ont pu émettre jusqu’ici que des opinions probables, opi­nions que bientôt, pensant qu’il étoit indigne d’un savant d’avouer qu’il ignore quelque chose, ils se sont habitués à parer de fausses raisons, de telle sorte qu’ils ont fini par se les persuader à eux-mêmes, et les ont débitées comme choses avérées.

Mais si nous observons rigoureusement notre règle, il restera peu de choses à l’étude desquelles nous puissions nous livrer. Il existe à peine dans les sciences une seule question sur laquelle des hommes d’esprit n’aient pas été d’avis différents. Or, toutes les fois que deux hommes portent sur la même chose un jugement contraire, il est certain que l’un des deux se trompe. Il y a plus, aucun d’eux ne possède la vérité ; car s’il en avoit une vue claire et nette, il pourroit l’exposer à son adver­saire, de telle sorte qu’elle finiroit par forcer sa conviction. Nous ne pouvons donc pas espérer d’obtenir la connoissance complète de toutes les choses sur lesquelles on n’a que des opinions pro­bables, parceque nous ne pouvons sans présomp­tion espérer de nous plus que les autres n’ont pu faire. Il suit de là que si nous comptons bien, il ne reste parmi les sciences faites que la géométrie et l’arithmétique, auxquelles l’observation de notre règle nous ramène.

Nous ne condamnons pas pour cela la manière de philosopher à laquelle on s’est arrêté jusqu’à ce jour, ni l’usage des syllogismes probables, armes excellentes pour les combats de la dialectique. En effet, ils exercent l’esprit des jeunes gens, et éveil­lent en eux l’activité de l’émulation. D’ailleurs il vaut mieux former leur esprit à des opinions, même incertaines, puisqu’elles ont été un sujet de controverse entre les savants, que de les abandon­ner à eux-mêmes libres et sans guides ; car alors ils courroient risque de tomber dans des préci­pices ; mais tant qu’ils suivent les traces qu’on leur a marquées, quoiqu’ils puissent quelquefois s’écar­ter du vrai, toujours est-il qu’ils s’avancent dans une route plus sûre, au moins en ce qu’elle a été reconnue par des plus habiles. Et nous aussi nous nous félicitons d’avoir reçu autrefois l’éducation de l’école ; mais comme maintenant nous sommes déliés du serment qui nous enchaînoit aux paroles du maître, et que, notre âge étant devenu assez mûr, nous avons soustrait notre main aux coups de la férule, si nous voulons sérieusement nous proposer des règles, à l’aide desquelles nous puis­sions parvenir au faîte de la connoissance humaine, mettons au premier rang celle que nous venons d’énoncer, et gardons-nous d’abuser de notre loi­sir, négligeant, comme font beaucoup de gens, les études aisées, et ne nous appliquant qu’aux choses difficiles. Ils pourront, il est vrai, former sur ces choses des conjectures subtiles et des systèmes probables ; mais, après beaucoup de travaux, ils fini­ront par s’apercevoir qu’ils ont augmenté la somme des doutes, sans avoir appris aucune science.

Mais comme nous avons dit plus haut que, par­mi les sciences faites, il n’existe que l’arithmétique et la géométrie qui soient entièrement exemptes de fausseté ou d’incertitude, pour en donner la raison exacte, remarquons que nous arrivons à la connoissance des choses par deux voies, c’est à sa­voir, l’expérience et la déduction. De plus, l’expé­rience est souvent trompeuse ; la déduction, au con­traire, ou l’opération par laquelle on infère une chose d’une autre, peut ne pas se faire, si on ne l’aperçoit pas, mais n’est jamais mal faite, même par l’esprit le moins accoutumé à raisonner. Cette opération n’emprunte pas un grand secours des liens dans lesquels la dialectique embarrasse la raison humaine, en pensant la conduire ; encore bien que je sois loin de nier que ces formes ne puis­sent servir à d’autres usages. Ainsi, toutes les er­reurs dans lesquelles peuvent tomber, je ne dis pas les animaux, mais les hommes, viennent, non d’une induction fausse, mais de ce qu’on part de certaines expériences peu comprises, ou qu’on porte des jugements hasardés et qui ne reposent sur aucune base solide.

Tout ceci démontre comment il se fait que l’a­rithmétique et la géométrie sont de beaucoup plus certaines que les autres sciences, puisque leur objet à elles seules est si clair et si simple, qu’elles n’ont besoin de rien supposer que l’expérience puisse révoquer en doute, et que toutes deux pro­cèdent par un enchaînement de conséquences que la raison déduit l’une de l’autre. Aussi sont-elles les plus faciles et les plus claires de toutes les sciences, et leur objet est tel que nous le désirons ; car, à part l’inattention, il est à peine supposable qu’un homme s’y égare. Il ne faut cependant pas s’étonner que beaucoup d’esprits s’appliquent de préférence à d’autres études ou à la philosophie. En effet chacun se donne plus hardiment le droit de deviner dans un sujet obscur que dans un sujet clair, et il est bien plus facile d’avoir sur une ques­tion quelconque quelques idées vagues, que d’ar­river à la vérité même sur la plus facile de toutes. De tout ceci il faut conclure, non que l’arithmétique et la géométrie soient les seules sciences qu’il faille apprendre, mais que celui qui cherche le chemin de la vérité ne doit pas s’occuper d’un objet dont il ne puisse avoir une connoissance égale à la certitude des démonstrations arithméti­ques et géométriques.

règle troisième.

Il faut chercher sur l’objet de notre étude, non pas ce qu’en ont pensé les autres, ni ce que nous soupçonnons nous-mêmes, mais ce que nous pouvons voir clairement et avec évidence, ou déduire d’une manière certaine. C’est le seul moyen d’arriver à la science.

Nous devons lire les ouvrages des anciens, parceque c’est un grand avantage de pouvoir user des travaux d’un si grand nombre d’hommes, premiè­rement pour connoitre les bonnes découvertes qu’ils ont pu faire, secondement pour être averti de ce qui reste encore à découvrir. Il est cependant à craindre que la lecture trop attentive de leurs ou­vrages ne laisse dans notre esprit quelques erreurs qui y prennent racine malgré nos précautions et nos soins. D’ordinaire, en effet, toutes les fois qu’un écrivain s’est laissé aller par crédulité ou ir­réflexion à une opinion contestée, il n’est pas de raisons, il n’est pas de subtilités qu’il n’emploie pour nous amener à son sentiment. Au contraire, s’il a le bonheur de trouver quelque chose de certain et d’évident, il ne nous le présente que d’une manière obscure et embarrassée ; craignant sans doute que la simplicité de la forme ne dimi­nue la beauté de la découverte, ou peut-être parcequ’il nous envie la connoissance distincte de la vérité.

Il y a plus, quand même les auteurs seroient tous francs et clairs, et ne nous donneroient jamais le doute pour la vérité, mais exposeraient ce qu’ils savent avec bonne foi ; comme il est à peine une chose avancée par l’un dont on ne puisse trouver le contraire soutenu par l’autre, nous se­rions toujours dans l’incertitude auquel des deux ajouter foi, et il ne nous serviroit de rien de comp­ter les suffrages, pour suivre l’opinion qui a pour elle le plus grand nombre. En effet, s’agit-il d’une question difficile, il est croyable que la vérité est plutôt du côté du petit nombre que du grand. Même quand tous seroient d’accord, il ne nous suffiroit pas encore de connoître leur doctrine ; en effet, pour me servir d’une comparaison, jamais nous ne serons mathématiciens, encore bien que nous sachions par cœur toutes les démonstrations des autres, si nous ne sommes pas capables de résoudre par nous-mêmes toute espèce de pro­blème. De même, eussions-nous lu tous les raison­nements de Platon et d’Aristote, nous n’en serons pas plus philosophes, si nous ne pouvons porter sur une question quelconque un jugement solide. Nous paraîtrions en effet avoir appris non une science, mais de l’histoire.

Prenons garde en outre de jamais mêler aucune conjecture à nos jugements sur la vérité des choses.

Cette remarque est d’une grande importance ; et si dans la philosophie vulgaire on ne trouve rien de si évident et de si certain qui ne donne matière à quelque controverse, peut-être la meilleure raison en est-elle que les savants, non contents de reconnoître les choses claires et certaines, ont osé af­firmer des choses obscures et inconnues qu’ils n’atteignoient qu’à l’aide de conjectures et de pro­babilités ; puis, y ajoutant successivement eux-mêmes une entière croyance, et les mêlant sans discernement aux choses vraies et évidentes, ils n’ont pu rien conclure qui ne parût dériver plus ou moins de quelqu’une de ces propositions incer­taines, et qui partant ne fût incertain.

Mais, pour ne pas tomber dans la même erreur, rapportons ici les moyens par lesquels notre entendement peut s’élever à la connoissance sans crainte de se tromper. Or il en existe deux, l’in­tuition et la déduction. Par intuition j’entends non le témoignage variable des sens, ni le jugement trompeur de l’imagination naturellement désor­donnée, mais la conception d’un esprit attentif, si distincte et si claire qu’il ne lui reste aucun doute sur ce qu’il comprend ; ou, ce qui revient au même, la conception évidente d’un esprit sain et attentif, conception qui naît de la seule lumière de la raison, et est plus sûre parcequ’elle est plus sim­ple que la déduction elle-même, qui cependant, comme je l’ai dit plus haut, ne peut manquer d’être bien faite par l’homme. C’est ainsi que chacun peut voir intuitivement qu’il existe, qu’il pense, qu’un triangle est terminé par trois lignes, ni plus ni moins, qu’un globe n’a qu’une surface, et tant d’autres choses qui sont en plus grand nombre qu’on ne le pense communément, parcequ’on dédaigne de faire attention à des choses si faciles.

Mais de peur qu’on ne soit troublé par l’emploi nouveau du mot intuition, et de quelques autres que dans la suite je serai obligé d’employer dans un sens détourné de l’acception vulgaire, je veux avertir ici en général que je m’inquiète peu du sens que dans ces derniers temps l’école a donné aux mots ; il seroit très difficile en effet de se servir des mêmes termes, pour représenter des idées toutes différentes ; mais que je considère seule­ment quel sens ils ont en latin, afin que, toutes les fois que l’expression propre me manque, j’emploie la métaphore qui me paroît la plus convenable pour rendre ma pensée.

Or cette évidence et cette certitude de l’intui­tion doit se retrouver non seulement dans une énonciation quelconque, mais dans tout raisonne­ment. Ainsi quand on dit deux et deux font la même chose que trois et un, il ne faut pas seule­ment voir par intuition que deux et deux égalent quatre, et que trois et un égalent quatre, il faut encore voir que de ces deux propositions il est nécessaire de conclure cette troisième, savoir, qu’elles sont égales.

On pourroit peut-être se demander pourquoi à l’intuition nous ajoutons cette autre manière de connoitre par déduction, c’est-à-dire par l’opéra­tion, qui d’une chose dont nous avons la connoissance certaine, tire des conséquences qui s’en déduisent nécessairement. Mais nous avons dû admettre ce nouveau mode ; car il est un grand nombre de choses qui, sans être évidentes par elles-mêmes, portent cependant le caractère de la certitude, pourvu qu’elles soient déduites de prin­cipes vrais et incontestés par un mouvement con­tinuel et non interrompu de la pensée, avec une intuition distincte de chaque chose ; tout de même que nous savons que le dernier anneau d’une longue chaîne tient au premier, encore que nous ne puissions embrasser d’un coup d’œil les anneaux intermédiaires, pourvu qu’après les avoir parcou­rus successivement nous nous rappelions que, depuis le premier jusqu’au dernier, tous se tien­nent entre eux. Aussi distinguons-nous l’intuition de la déduction, en ce que dans l’une on conçoit une certaine marche ou succession, tandis qu’il n’en est pas ainsi dans l’autre, et en outre que la déduction n’a pas besoin d’une évidence présente comme l’intuition, mais qu’elle emprunte en quel­que sorte toute sa certitude de la mémoire ; d’où il suit que l’on peut dire que les premières proposi­tions, dérivées immédiatement des principes, peu­vent être, suivant la manière de les considérer, connues tantôt par intuition, tantôt par déduction ; tandis que les principes eux-mêmes ne sont connus que par intuition, et les conséquences éloignées que par déduction.

Ce sont là les deux voies les plus sûres pour arriver à la science ; l’esprit ne doit pas en ad­mettre davantage ; il doit rejeter toutes les autres comme suspectes et sujettes à l’erreur ; ce qui n’em­pêche pas que les vérités de la révélation ne soient les plus certaines de toutes nos connoissances, car la foi qui les fonde est, comme dans tout ce qui est obscur, un acte non de l’esprit, mais de la volonté, et si elle a dans l’intelligence humaine un fondement quelconque, c’est par l’une des deux voies dont j’ai parlé qu’on peut et qu’on doit le trouver, ainsi que je le montrerai peut-être quelque jour avec plus de détails.

règle quatrième.

Nécessité de la méthode dans la recherche de la vérité.

Les hommes sont poussés par une curiosité si aveugle, que souvent ils dirigent leur esprit dans des voies inconnues, sans aucun espoir fondé, mais seulement pour essayer si ce qu’ils cherchent n’y seroit pas ; à peu près comme celui qui, dans l’ardeur insensée de découvrir un trésor, parcour­rait perpétuellement tous les lieux pour voir si quelque voyageur n’y en a pas laissé un ; c’est dans cet esprit qu’étudient presque tous les chimistes, la plupart des géomètres, et bon nombre de phi­losophes. Et certes je ne disconviens pas qu’ils n’aient quelquefois le bonheur de rencontrer quelque vérité ; mais je n’accorde pas qu’ils en soient pour cela plus habiles, mais seulement plus heureux. Aussi vaut-il bien mieux ne jamais songer à chercher la vérité que de le tenter sans méthode ; car il est certain que les études sans ordre et les méditations confuses obscurcissent les lumières naturelles et aveuglent l’esprit. Ceux qui s’accoutument ainsi à marcher dans les ténèbres s’affoiblissent tellement la vue, qu’ils ne peuvent plus supporter la lumière du jour ; ce que confirme l’expérience, puisque nous voyons des hommes qui jamais ne se sont occupés de lettres juger d’une manière plus saine et plus sûre de ce qui se présente que ceux qui ont passé leur vie dans les écoles. Or, par méthode, j’entends des règles certaines et faciles, qui, suivies rigoureusement, empêcheront qu’on ne suppose jamais ce qui est faux, et feront que sans consumer ses forces inu­tilement, et en augmentant graduellement sa science, l’esprit s’élève à la connoissance exacte de tout ce qu’il est capable d’atteindre.

Il faut bien noter ces deux points, ne pas sup­poser vrai ce qui est faux, et tâcher d’arriver à la connoissance de toutes choses. En effet si nous igno­rons quelque chose de tout ce que nous pouvons savoir, c’est que nous n’avons jamais remarqué aucun moyen qui pût nous conduire à une pareille connoissance, ou parceque nous sommes tombés dans l’erreur contraire. Or si la méthode montre nettement comment il faut se servir de l’intuition pour éviter de prendre le faux pour le vrai, et comment la déduction doit s’opérer pour nous conduire à la science de toutes choses, elle sera complète à mon avis, et rien ne lui manquera, puisqu’il n’y a de science qu’avec l’intuition et la déduction, ainsi que je l’ai dit plus haut. Toutefois elle ne peut pas aller jusqu’à apprendre com­ment se font ces opérations, parcequ’elles sont les plus simples et les premières de toutes ; de telle sorte que si notre esprit ne les savoit faire d’avance, il ne comprendroit aucune des règles de la mé­thode, quelque faciles qu’elles fussent. Quant aux autres opérations de l’esprit, que la dialectique s’efforce de diriger à l’aide de ces deux premiers moyens, elles ne sont ici d’aucune utilité ; il y a plus, on doit les mettre au nombre des obstacles ; car on ne peut rien ajouter à la pure lumière de la raison, qui ne l’obscurcisse en quelque manière.

Comme l’utilité de cette méthode est telle que se livrer sans elle à l’étude des lettres soit plutôt une chose nuisible qu’utile, j’aime à penser que depuis longtemps les esprits supérieurs, aban­donnés à leur direction naturelle, l’ont en quelque sorte entrevue. En effet l’âme humaine possède je ne sais quoi de divin où sont déposés les premiers germes des connoissances utiles, qui, malgré la né­gligence et la gêne des études mal faites, y portent des fruits spontanés. Nous en avons une preuve dans les plus faciles de toutes les sciences, l’arith­métique et la géométrie. On a remarqué en effet que les anciens géomètres se servoient d’une espèce d’analyse, qu’ils étendoient à la solution des pro­blèmes, encore bien qu’ils en aient envié la connoissance à la postérité. Et ne voyons-nous pas fleurir une certaine espèce d’arithmétique, l’al­gèbre, qui a pour but d’opérer sur les nombres ce que les anciens opéraient sur les figures ? Or ces deux analyses ne sont autre chose que les fruits spontanés des principes de cette méthode natu­relle, et je ne m’étonne pas qu’appliquées à des objets si simples, elles aient plus heureusement réussi que dans d’autres sciences où de plus grands obstacles arrêtoient leur développement ; encore bien que même, dans ces sciences, pourvu qu’on les cultive avec soin, elles puissent arriver à une entière maturité.

C’est là le but que je me propose dans ce traité. En effet je ne ferois pas grand cas de ces règles, si elles ne servoient qu’à résoudre certains problèmes dont les calculateurs et les géomètres amusent leurs loisirs. Dans ce cas, que ferois-je autre chose que de m’occuper de bagatelles avec plus de subtilité peut-être que d’autres ? Aussi quoique, dans ce traité, je parle souvent de figures et de nombres, parcequ’il n’est aucune science à laquelle on puisse emprunter des exemples plus évidents et plus cer­tains, celui qui suivra attentivement ma pensée verra que je n’embrasse ici rien moins que les mathématiques ordinaires, mais que j’expose une autre méthode, dont elles sont plutôt l’enveloppe que le fond. En effet, elle doit contenir les pre­miers rudiments de la raison humaine, et aider à faire sortir de tout sujet les vérités qu’il renferme ; et, pour parler librement, je suis convaincu qu’elle est supérieure à tout autre moyen humain de connoître, parcequ’elle est l’origine et la source de toutes les vérités. Or je dis que les mathématiques sont l’enveloppe de cette méthode, non que je veuille la cacher et l’envelopper, pour en éloigner le vulgaire, au contraire, je veux la vêtir et l’orner, de manière qu’elle soit plus à la portée de l’esprit.

Quand j’ai commencé à m’adonner aux mathé­matiques, j’ai lu la plupart des ouvrages de ceux qui les ont cultivées, et j’ai étudié de préférence l’arithmétique et la géométrie, parcequ’elles étoient, disoit-on, les plus simples, et comme la clef de toutes les autres sciences ; mais je ne rencontrois dans l’une ni l’autre un auteur qui me satisfît com­plètement. J’y voyois diverses propositions sur les nombres dont, calcul fait, je reconnoissois la vé­rité ; quant aux figures, on me mettoit, pour ainsi dire, beaucoup de vérités sous les yeux, et on en concluoit quelques autres par analogie ; mais on ne me paroissoit pas dire assez clairement à l’esprit pourquoi les choses étoient comme on les montroit, et par quels moyens on parvenoit à leur découverte. Aussi, je ne m’étonnois plus de ce que des hommes habiles et savants aban­donnassent ces sciences, après les avoir à peine effleurées, comme des connoissances puériles et vaines, ou, d’autre part, tremblassent de s’y livrer, comme à des études difficiles et embarrassées. En effet il n’y a rien de plus vide que de s’occuper de nombres et de figures imaginaires, comme si on vouloit s’arrêter à la connoissance de pa­reilles bagatelles ; et de s’appliquer à ces démon­strations superficielles que le hasard découvre plus souvent que l’art, de s’y appliquer, dis-je, avec tant de soins, qu’on désapprouve, en quelque sorte, de se servir de sa raison ; sans compter qu’il n’y a rien de plus difficile que de dégager, par cette méthode, les difficultés nouvelles qui se pré­sentent pour la première fois, de la confusion des nombres qui les enveloppent. Mais quand, d’autre part, je me demandai pourquoi donc les premiers inventeurs de la philosophie vouloient n’admettre à l’étude de la sagesse que ceux qui avoient étudié les mathématiques, comme si cette science eût été la plus facile de toutes et la plus nécessaire pour préparer et dresser l’esprit à en comprendre de plus élevées, j’ai soupçonné qu’ils reconnoissoient une certaine science mathématique différente de celle de notre âge. Ce n’est pas que je croie qu’ils en eussent une connoissance parfaite : leurs trans­ports insensés et leurs sacrifices pour les plus min­ces découvertes, prouvent combien ces études étoient alors dans l’enfance. Je ne suis point non plus touché des éloges que prodiguent les historiens à quelques unes de leurs inventions ; car, malgré leur simplicité, on conçoit qu’une multi­tude ignorante et facile à étonner les ait louées comme des prodiges. Mais je me persuade que certains germes primitifs des vérités que la nature a déposées dans l’intelligence humaine, et que nous étouffons en nous à force de lire et d’entendre tant d’erreurs diverses, avoient, dans cette simple et naïve antiquité, tant de vigueur et de force, que les hommes éclairés de cette lumière de raison qui leur faisoit préférer la vertu aux plaisirs, l’honnête à l’utile, encore qu’ils ne sussent pas la raison de cette préférence, s’étoient fait des idées vraies et de la philosophie et des mathématiques, quoiqu’ils ne pussent pas encore pousser ces sciences jus­qu’à la perfection. Or, je crois rencontrer quel­ques traces de ces mathématiques véritables dans Pappus et Diophantes, qui, sans être de la plus haute antiquité, vivoient cependant bien des siècles avant nous. Mais je croirois volontiers que les écri­vains eux-mêmes en ont, par une ruse coupable, supprimé la connoissance ; semblables à quelques artisans qui cachent leur secret, ils ont craint peut-être que la facilité et la simplicité de leur méthode, en les popularisant, n’en diminuât l’importance, et ils ont mieux aimé se faire admirer en nous laissant, comme produit de leur art, quelques vé­rités stériles subtilement déduites, que de nous enseigner cet art lui-même, dont la connoissance eût fait cesser toute notre admiration. Enfin quel­ques hommes d’un grand esprit ont, dans ce siècle, essayé de relever cette méthode ; car elle ne paroît autre que ce qu’on appelle du nom barbare d’algèbre, pourvu qu’on la dégage assez de cette multiplicité de chiffres et de ces figures inexpli­cables qui l’écrasent, pour lui donner cette clarté et cette facilité suprême qui, selon nous, doit se trouver dans les vraies mathématiques. Ces pen­sées m’ayant détaché de l’étude spéciale de l’arith­métique et de la géométrie, pour m’appeler à la recherche d’une science mathématique en général, je me suis demandé d’abord ce qu’on entendoit précisément par ce mot mathématiques, et pour­quoi l’arithmétique et la géométrie seulement, et non l’astronomie, la musique, l’optique, la mécanique et tant d’autres sciences, passoient pour en faire partie : car ici il ne suffit pas de connoître l’étymologie du mot. En effet le mot mathématiques ne signifiant que science, celles que j’ai nommées ont autant de droit que la géométrie à être appelées mathématiques ; et cependant il n’est personne qui, pour peu qu’il soit entré dans une école, ne puisse distinguer sur-le-champ ce qui se rattache aux ma­thématiques proprement dites, d’avec ce qui ap­partient aux autres sciences. Or, en réfléchissant attentivement à ces choses, j’ai découvert que toutes les sciences qui ont pour but la recherche de l’ordre et de la mesure, se rapportent aux mathé­matiques, qu’il importe peu que ce soit dans les nombres, les figures, les astres, les sons ou tout autre objet qu’on cherche cette mesure, qu’ainsi il doit y avoir une science générale qui explique tout ce qu’on peut trouver sur l’ordre et la mesure, prises indépendamment de toute ap­plication à une matière spéciale, et qu’enfin cette science est appelée d’un nom propre, et depuis longtemps consacré par l’usage, savoir les mathématiques, parcequ’elle contient ce pourquoi les autres sciences sont dites faire partie des mathé­matiques. Et une preuve qu’elle surpasse de beau­coup les sciences qui en dépendent, en facilité et en importance, c’est que d’abord elle embrasse tous les objets auxquels celles-ci s’appliquent, plus un grand nombre d’autres ; et qu’ensuite, si elle contient quelques difficultés, elles existent dans les autres, lesquelles en ont elles-mêmes de spé­ciales qui naissent de leur objet particulier, et qui n’existent pas pour la science générale. Main­tenant, quand tout le monde connoît le nom de cette science, quand on en conçoit l’objet, même sans y penser beaucoup, d’où vient qu’on recherche péniblement la connoissance des autres sciences qui en dépendent, et que personne ne se met en peine de l’étudier elle-même ? Je m’en étonnerois assurément, si je ne savois que tout le monde la regarde comme fort aisée, et si je n’avois remarqué, depuis quelque temps, que toujours l’esprit humain, laissant de côté ce qu’il croit facile, se hâte de courir à des objets nouveaux et plus éle­vés. Pour moi, qui ai la conscience de ma foiblesse, j’ai résolu d’observer constamment, dans la re­cherche des connoissances, un tel ordre que, com­mençant toujours par les plus simples et les plus faciles, je ne fisse jamais un pas en avant pour passer à d’autres, que je ne crusse n’avoir plus rien à désirer sur les premières. C’est pourquoi j’ai cul­tivé jusqu’à ce jour, autant que je l’ai pu, cette science mathématique universelle, de sorte que je crois pouvoir me livrer à l’avenir à des sciences plus élevées, sans craindre que mes efforts soient pré­maturés. Mais, avant d’en sortir, je chercherai à rassembler et à mettre en ordre ce que j’ai recueilli de plus digne de remarque dans mes études précé­dentes, tant pour pouvoir les retrouver au besoin dans ce livre, à l’âge où la mémoire s’affoiblit, que pour en décharger ma mémoire elle-même, et porter dans d’autres études un esprit plus libre.

règle cinquième.

Toute la méthode consiste dans l’ordre et dans la disposition des objets sur lesquels l’esprit doit tourner ses efforts pour arriver à quelques véri­tés. Pour la suivre, il faut ramener graduellement les propositions embarrassées et obscures à de plus simples, et ensuite partir de l’intuition de ces der­nières pour arriver, par les mêmes degrés, à la con­naissance des autres.

C’est en ce seul point que consiste la perfection de la méthode, et cette règle doit être gardée par celui qui veut entrer dans la science, aussi fidèle­ment que le fil de Thésée par celui qui voudroit pénétrer dans le labyrinthe. Mais beaucoup de gens ou ne réfléchissent pas à ce qu’elle enseigne, ou l’ignorent complètement, ou présument qu’ils n’en ont pas besoin ; et souvent ils examinent les questions les plus difficiles avec si peu d’ordre, qu’ils ressemblent à celui qui d’un saut voudroit atteindre le faite d’un édifice élevé, soit en négli­geant les degrés qui y conduisent, soit en ne s’apercevant pas qu’ils existent. Ainsi font tous les astrologues, qui, sans connoître la nature des astres, sans même en avoir soigneusement observé les mouvements, espèrent pouvoir en déterminer les effets. Ainsi font beaucoup de gens qui étudient la mécanique sans savoir la physique, et fabriquent au hasard de nouveaux moteurs ; et la plupart des philosophes, qui, négligeant l’expérience, croient que la vérité sortira de leur cerveau comme Mi­nerve du front de Jupiter.

Or c’est contre cette règle qu’ils pèchent tous ; mais parceque l’ordre qu’on exige ici est assez obs­cur et assez embarrassé pour que tous ne puissent reconnoître quel il est, il est à craindre qu’en vou­lant le suivre on ne s’égare, à moins qu’on n’observe soigneusement ce qui sera exposé dans la règle suivante.

règle sixième.

Pour distinguer les choses les plus simples de celles qui sont enveloppées, et suivre cette recherche avec ordre, il faut, dans chaque série d’objets, où de quelques vérités nous avons déduit d’autres vérités, reconnoître quelle est la chose la plus sim­ple, et comment toutes les autres s’en éloignent plus ou moins, ou également.

Quoique cette règle ne paroisse apprendre rien de nouveau, elle contient cependant tout le secret de la méthode, et il n’en est pas de plus utile dans tout ce Traité. Elle nous apprend que toutes les choses peuvent se classer en diverses séries, non en tant qu’elles se rapportent à quelque espèce d’être (division qui rentrerait dans les catégories des philosophes), mais en tant qu’elles peuvent être connues l’une par l’autre, en sorte qu’à la ren­contre d’une difficulté, nous puissions reconnoître s’il est des choses qu’il soit bien d’examiner les premières, quelles elles sont, et dans quel ordre il faut les examiner.

Or, pour le faire convenablement, il faut remar­quer d’abord que les choses, pour l’usage qu’en veut faire notre règle, qui ne les considère pas isolément, mais les compare entre elles pour connoître l’une par l’autre, peuvent être appelées ou absolues ou relatives.

J’appelle absolu tout ce qui est l’élément simple et indécomposable de la chose en question, comme, par exemple, tout ce qu’on regarde comme indépen­dant, cause, simple, universel, un, égal, semblable, droit, etc. ; et je dis que ce qu’il y a de plus simple est ce qu’il y a de plus facile, et ce dont nous devons nous servir pour arriver à la solution des questions.

J’appelle relatif ce qui est de la même nature, ou du moins y tient par un côté par où l’on peut le rattacher à l’absolu, et l’en déduire. Mais ce mot renferme encore certaines autres choses que j’appelle des rapports, tel est tout ce qu’on nomme dépendant, effet, composé, particulier, multiple, inégal, dissemblable, oblique, etc. Ces rapports s’éloignent d’autant plus de l’absolu qu’ils con­tiennent un plus grand nombre de rapports qui leur sont subordonnés, rapports que notre règle recommande de distinguer les uns des autres, et d’observer, dans leur connexion et leur ordre mutuel, de manière que, passant par tous les degrés, nous puissions arriver successivement à ce qu’il y a de plus absolu.

Or tout l’art consiste à chercher toujours ce qu’il y a de plus absolu. En effet, certaines choses sont sous un point de vue plus absolues que sous un autre, et envisagées autrement, elles sont plus relatives. Ainsi l’universel est plus absolu que le par­ticulier, parceque sa nature est plus simple ; mais en même temps il peut être dit plus relatif, parcequ’il faut des individus pour qu’il existe. De même encore certaines choses sont vraiment plus absolues que d’autres, mais ne sont pas les plus absolues de toutes. Si nous envisageons les individus, l’es­pèce est l’absolu ; si nous regardons le genre, elle est le relatif. Dans les corps mesurables, l’absolu c’est l’étendue ; mais dans l’étendue, c’est la lon­gueur, etc. Enfin, pour mieux faire comprendre que nous considérons ici les choses, non quant à leur nature individuelle, mais quant aux séries dans lesquelles nous les ordonnons pour les connoître l’une par l’autre, c’est à dessein que nous avons mis au nombre des choses absolues la cause et l’é­gal, quoique de leur nature elles soient relatives ; car, dans le langage des philosophes, cause et effet sont deux termes corrélatifs. Cependant, si nous voulons trouver ce que c’est que l’effet, il faut d’a­bord connoître la cause, et non pas l’effet avant la cause. Ainsi les choses égales se correspondent entre elles ; mais pour connoître l’inégal, il faut le comparer à l’égal.

Il faut noter, en second lieu, qu’il y a peu d’élé­ments simples et indispensables que nous puissions voir en eux-mêmes, indépendamment de tous autres, je ne dis pas seulement de prime abord, mais même par des expériences et à l’aide de la lu­mière qui est en nous. Aussi je dis qu’il faut les observer avec soin ; car ce sont là ceux que nous avons appelés les plus simples de chaque série. Tous les autres ne peuvent être perçus qu’en les déduisant de ceux-ci, soit immédiatement et pro­chainement, soit après une ou deux conclu­sions, ou un plus grand nombre, conclusions dont il faut encore noter le nombre, pour reconnoître si elles sont éloignées par plus ou moins de degrés de la première et de la plus simple propo­sition ; tel doit être partout l’enchaînement qui peut produire ces séries de questions, auxquelles il faut réduire toute recherche pour pouvoir l’exa­miner avec méthode. Mais, parcequ’il n’est pas aisé de les rappeler toutes et qu’il faut moins les retenir de mémoire que savoir les reconnoître par une certaine pénétration de l’esprit, il faut for­mer les intelligences à pouvoir les retrouver aussi­tôt qu’elles en auront besoin. Or, pour y parve­nir, j’ai éprouvé que le meilleur moyen étoit de nous accoutumer à réfléchir avec attention aux moindres choses que nous avons précédem­ment déterminées.

Notons, en troisième lieu, qu’il ne faut pas commencer notre étude par la recherche des choses difficiles ; mais, avant d’aborder une ques­tion, recueillir au hasard et sans choix les pre­mières vérités qui se présentent, voir si de celles-là on peut en déduire d’autres, et de celles-ci d’autres encore, et ainsi de suite. Cela fait, il faut réfléchir attentivement sur les vérités déjà trou­vées, et voir avec soin pourquoi nous avons pu découvrir les unes avant les autres, et plus fa­cilement, et reconnoître quelles elles sont. Ainsi, quand nous aborderons une question quelcon­que, nous saurons par quelle recherche il nous faudra d’abord commencer. Par exemple, je vois que le nombre 6 est le double de 3 ; je cherche­rai le double de 6, c’est-à-dire 12 ; je chercherai en­core le double de celui-ci, c’est-à-dire 24, et de celui-ci ou 48 ; et de là je déduirai, ce qui n’est pas difficile, qu’il y a la même proportion entre 3 et 6 qu’entre 6 et 12, qu’entre 12 et 24, etc. ; et qu’ainsi les nombres 3, 6, 12, 24, 48, sont en pro­portion continue. Quoique toutes ces choses soient si simples qu’elles paroissent presque pué­riles, elles m’expliquent, lorsque j’y réfléchis atten­tivement, de quelle manière sont enveloppées tou­tes les questions relatives aux proportions et aux rapports des choses, et dans quel ordre il faut en chercher la solution, ce qui contient toute la science des mathématiques pures.

D’abord je remarque que je n’ai pas eu plus de peine à trouver le double de 6 que le double de 3, et que de même, en toutes choses, ayant trouvé le rapport entre deux grandeurs quelconques, je peux en trouver un grand nombre d’autres qui sont en­tre elles dans le même rapport ; que la nature de la difficulté ne change pas, que l’on cherche trois ou quatre, ou un plus grand nombre de ces pro­positions, parcequ’il faut les trouver chacune à part, et indépendamment les unes des autres. Je remarque ensuite, qu’encore bien qu’étant données les grandeurs 3 et 6, j’en trouve facilement une troisième en proportion continue ; il ne m’est pas si facile, étant donnés les deux extrêmes 3 et 12, de trouver la moyenne 6. Cela m’apprend qu’il y a ici un autre genre de difficulté toute différente de la première ; car, si on veut trouver la moyenne proportionnelle, il faut penser en même temps aux deux extrêmes et au rapport qui est entre eux, pour en tirer un nouveau par la division ; ce qui est tout différent de ce qu’il faut faire, lorsqu’étant données deux quantités on veut en trouver une troisième qui soit avec elles en proportion conti­nue. Je poursuis, et j’examine si, étant données les grandeurs 3 et 24, les deux moyennes proportionnelles auroient pu être trouvées aussi facilement l’une que l’autre. Et ici je rencontre un autre genre de difficulté plus embarrassante que les précéden­tes ; car il ne faut pas penser seulement à un ou deux nombres à la fois, mais à trois, afin d’en découvrir un quatrième. On peut aller plus loin, et voir si, étant donnés 3 et 48, il seroit encore plus difficile de trouver une des trois moyennes pro­portionnelles 6, 12, 24 ; ce qui paroîtra au premier coup d’œil ; mais on voit aussitôt que la diffi­culté peut se diviser, et ainsi se simplifier, si l’on cherche d’abord une seule moyenne entre 3 et 48, savoir 24 ; une autre entre 3 et 12, savoir 6 ; puis une autre entre 12 et 48, savoir 24 ; et qu’ainsi on est ramené à la seconde difficulté déjà exposée. De tout ce qui précède je remarque comment on peut arriver à la connoissance d’une même chose par deux voies diverses, dont l’une est plus difficile et plus obscure que l’autre. Par exemple, pour trouver ces quatre nombres en proportion continue, 3, 6, 12, 24, si on donne les deux con­séquents 3 et 6, ou bien 6 et 12, 12 et 24, rien ne sera plus facile que de trouver les autres nom­bres à l’aide de ceux-là. Dans ce cas, je dis que la difficulté à résoudre est examinée directement. Si on prend deux termes alternativement, 3 et 12, 6 et 24, pour trouver les autres, je dis que la dif­ficulté est examinée indirectement de la première manière. Si on prend les deux extrêmes, 3 et 24, pour trouver les moyens 6 et 12, je dis que la difficulté est examinée indirectement de la seconde manière. Je pourrais poursuivre ces remarques plus loin, et tirer de ce seul exemple beaucoup d’autres conséquences ; mais cela suffit pour mon­trer au lecteur ce que j’entends, quand je dis qu’une proposition est déduite directement ou indirecte­ment, et pour lui apprendre que les choses les plus faciles et les plus élémentaires, bien connues, peuvent même dans les autres études fournir à l’homme qui met de l’attention et de la sagacité dans ses recherches, un grand nombre de découvertes.

règle septième.

Pour compléter la science il faut que la pensée parcoure, d’un mouvement non interrompu et suivi, tous les objets qui appartiennent au but qu’elle veut atteindre, et qu’ensuite elle les résume dans une énumération méthodique et suffisante.

L’observation de la règle ici proposée est néces­saire pour qu’on puisse placer au nombre des cho­ses certaines ces vérités qui, comme nous l’avons dit plus haut, ne dérivent pas immédiatement de principes évidents par eux-mêmes. On y arrive en effet par une si longue suite de conséquences, qu’il n’est pas facile de se rappeler tout le chemin qu’on a fait. Aussi disons-nous qu’il faut suppléer à la faculté de la mémoire par un exercice continuel de la pensée. Si, par exemple, après di­verses opérations, je trouve quel est le rapport entre les grandeurs A et B, ensuite entre B et C, puis entre C et D, enfin entre D et E, je ne vois pas pour cela le rapport des grandeurs A et E, et je ne puis le conclure avec précision des rapports connus, si ma mémoire ne me les représente tous. Aussi j’en parcourrai la suite de manière que l’ima­gination à la fois en voie une et passe à une autre, jusqu’à ce que je puisse aller de la première à la dernière avec une telle rapidité que, presque sans le secours de la mémoire, je saisisse l’ensemble d’un coup d’œil. Cette méthode, tout en soula­geant la mémoire, corrige la lenteur de l’esprit et lui donne de l’étendue.

J’ajoute que la marche de l’esprit ne doit pas être interrompue ; souvent, en effet, ceux qui cher­chent à tirer de principes éloignés des conclusions trop rapides, ne peuvent pas suivre avec tant de soin la chaîne des déductions intermédiaires qu’il ne leur en échappe quelqu’une. Et cependant, dès qu’une conséquence, fût-elle la moins importante de toutes, a été oubliée, la chaîne est rompue, et la certitude de la conclusion ébranlée.

Je dis de plus que la science a besoin pour être complète de l’énumération. En effet, les autres préceptes servent à résoudre une infinité de pro­blèmes ; mais l’énumération seule peut nous rendre capables de porter sur l’objet quelconque auquel nous nous appliquons un jugement sûr et fondé, conséquemment de ne laisser absolument rien échapper, et d’avoir sur toutes choses des lumières certaines.

Or ici l’énumération, ou l’induction, est la re­cherche attentive et exacte de tout ce qui a rap­port à la question proposée. Mais cette recherche doit être telle que nous puissions conclure avec certitude que nous n’avons rien omis à tort. Quand donc nous l’aurons employée, si la question n’est pas éclaircie, au moins serons-nous plus savants, en ce que nous saurons qu’on ne peut arriver à la solution par aucune des voies à nous connues ; et si, par aventure, ce qui a lieu assez souvent, nous avons pu parcourir toutes les routes ouvertes à l’homme pour arriver à la vérité, nous pourrons affirmer avec assurance que la solution dépasse la portée de l’intelligence humaine.

Il faut remarquer en outre que, par énumération suffisante ou induction, nous entendons ce moyen qui nous conduit à la vérité plus sûrement que tout autre, excepté l’intuition pure et simple. En effet, si la chose est telle que nous ne puissions la ramener à l’intuition, ce n’est pas dans des formes syllogistiques, mais dans l’induction seule que nous devons mettre notre confiance. Car toutes les fois que nous avons déduit des propositions immédia­tement l’une de l’autre, si la déduction a été évi­dente, elles seront ramenées à une véritable intui­tion. Mais si nous déduisons une proposition d’autres propositions nombreuses, disjointes et multiples, souvent la capacité de notre intelligence n’est pas telle, qu’elle puisse en embrasser l’ensem­ble d’une seule vue : dans ce cas la certitude de l’induction doit nous suffire. C’est ainsi que, sans pouvoir d’une seule vue distinguer tous les anneaux d’une longue chaîne, si cependant nous avons vu l’enchaînement de ces anneaux entre eux, cela nous permettra de dire comment le premier est joint au dernier.

J’ai dit que cette opération devoit être suffisante, car souvent elle peut être défectueuse, et ainsi su­jette à l’erreur. Quelquefois, en effet, en parcou­rant une suite de propositions de la plus grande évidence, si nous venons à en oublier une seule, fût-ce la moins importante, la chaîne est rompue, notre conclusion perd toute sa certitude. D’autres fois nous n’oublions rien dans notre énumération, mais nous ne distinguons pas nos propositions l’une de l’autre, et nous n’avons du tout qu’une connoissance confuse.

Or quelquefois cette énumération doit être com­plète, d’autres fois distincte, quelquefois elle ne doit avoir aucun de ces deux caractères, aussi ai-je dit qu’elle doit être suffisante. En effet, si je veux prouver par énumération combien il y a d’êtres corporels, ou qui tombent sous les sens, je ne dirai pas qu’il y en a un tel nombre, ni plus ou moins, avant de savoir avec certitude que je les ai rapportés tous et distingués les uns des autres. Mais si je veux, par le même moyen, prouver que l’âme rationnelle n’est pas corporelle, il ne sera pas nécessaire que l’énumération soit complète ; mais il suffira que je rassemble tous les corps sous quel­ques classes, pour prouver que l’âme ne peut se rapporter à aucune d’elles. Si enfin je veux mon­trer par énumération que la surface d’un cercle est plus grande que la surface de toutes les fi­gures dont le périmètre est égal, je ne passerai pas en revue toutes les figures, mais je me contenterai de faire la preuve de ce que j’avance sur quelques figures, et de le conclure par induction pour toutes les autres.

J’ai ajouté que l’énumération devoit être métho­dique, parcequ’il n’y a pas de meilleur moyen d’éviter les défauts dont nous avons parlé, que de mettre de l’ordre dans nos recherches, et parcequ’ensuite il arrive souvent que s’il falloit trouver à part chacune des choses qui ont rapport à l’objet principal de notre étude, la vie entière d’un homme n’y suffiroit pas, soit à cause du nombre des objets, soit à cause des répétitions fréquentes qui ramènent les mêmes objets sous nos yeux. Mais si nous disposons toutes choses dans le meilleur or­dre, on verra le plus souvent se former des classes fixes et déterminées, dont il suffira de connoître une seule, ou de connoître celle-ci plutôt que cette autre, ou seulement quelque chose de l’une d’elles ; et du moins nous n’aurions pas à revenir sur nos pas inutilement. Cette marche est si bonne, que par là on vient à bout sans peine et en peu de temps d’une science qui au premier abord paroissoit immense.

Mais l’ordre qu’il faut suivre dans l’énuméra­tion peut quelquefois varier, et dépendre du ca­price de chacun ; aussi, pour qu’il soit satisfai­sant le plus possible, il faut se rappeler ce que nous avons dit dans la règle cinquième. Dans les moindres choses, tout le secret de la méthode consiste souvent dans l’heureux choix de cet ordre. Ainsi, voulez-vous faire un anagramme parfait en transposant les lettres d’un mot ? il ne vous sera pas nécessaire d’aller du plus facile au moins facile, de distinguer l’absolu du relatif ; ces prin­cipes ne sont ici d’aucune application : il suffira seulement de se tracer, dans l’examen des transpo­sitions que les lettres peuvent subir, un ordre tel qu’on ne revienne jamais sur la même, puis de les ranger en classes, de manière à pouvoir reconnoître de suite dans laquelle il y a le plus d’es­poir de trouver ce qu’on cherche. Ces préparatifs une fois faits, le travail ne sera plus long, il ne sera que puéril.

Au reste nos trois dernières propositions ne doi­vent pas se séparer, mais il faut les avoir toutes ensemble présentes à l’esprit, parcequ’elles con­courent également à la perfection de la méthode. Peu importoit laquelle nous mettrions la première ; et si nous ne leur donnons pas ici plus de déve­loppement, c’est que dans tout le reste de ce traité nous n’aurons presque autre chose à faire que de les expliquer, en montrant l’application particulière des principes généraux que nous venons d’exposer.

règle huitième.

Si dans la série des questions il s’en présente une que notre esprit ne peut comprendre parfaitement, il faut s’arrêter là, ne pas examiner ce qui suit, mais s’épargner un travail superflu.

Les trois règles précédentes tracent l’ordre et l’expliquent ; celle-ci montre quand il est néces­saire, quand seulement il est utile. Car ce qui constitue un degré entier dans l’échelle qui con­duit du relatif à l’absolu, et réciproquement, doit être examiné avant de passer outre ; il y a là nécessité. Mais si, ce qui arrive souvent, beaucoup de choses se rapportent au même degré, il est toujours utile de les parcourir par ordre. Cependant l’observa­tion du principe n’est pas ici si rigoureuse, et sou­vent sans connoître à fond toutes ces choses, seu­lement un petit nombre, ou même une seule d’elles, on pourra passer outre.

Cette règle suit nécessairement des raisons qui appuient la seconde. Cependant il ne faut pas croire qu’elle ne contienne rien de nouveau pour faire avancer la science, quoiqu’elle paroisse seu­lement nous détourner de l’étude de certaines choses, ni qu’elle n’expose aucune vérité, parcequ’elle paroît n’apprendre aux étudiants qu’à ne pas perdre leur temps, par le même motif à peu près que la seconde. Mais ceux qui connoissent par­faitement les sept règles précédentes, peuvent apprendre dans celle-ci comment en chaque science il leur est possible d’arriver au point de n’avoir plus rien à désirer. Celui, en effet, qui, dans la solution d’une difficulté, aura suivi exactement les premières règles, averti par celle-ci de s’arrêter quelque part, connoîtra qu’il n’est aucun moyen pour lui d’arriver à ce qu’il cherche, et cela non par la faute de son esprit, mais à cause de la nature de la difficulté ou de la condition hu­maine. Or, cette connoissance n’est pas une moindre science que celle qui nous éclaire sur la nature même des choses, et certes ce ne seroit pas faire preuve d’un bon esprit que de pousser au-delà sa curiosité.

Éclaircissons tout ceci par un ou deux exem­ples. Si un homme qui ne connoît que les mathé­matiques cherche la ligne appelée en dioptrique anaclastique, dans laquelle les rayons parallèles se réfractent, de manière qu’après la réfraction ils se coupent tous en un point, il s’apercevra faci­lement, d’après la cinquième et sixième règle, que la détermination de cette ligne dépend du rapport des angles de réfraction aux angles d’incidence. Mais comme il ne pourra faire cette recherche, qui n’est pas du ressort des mathématiques, mais de la physique, il devra s’arrêter là où il ne lui serviroit de rien de demander la solution de cette difficulté aux philosophes et à l’expérience. Il pècheroit contre la règle troisième. En outre, la proposition est composée et relative ; or, ce n’est que dans les choses simples et absolues qu’on peut s’en fier à l’expérience, ce que nous démontrerons en son lieu. En vain encore supposera-t-il entre ces divers angles un rapport qu’il soupçonnera être le véritable ; ce ne sera pas là chercher l’anaclastique, mais seulement une ligne qui puisse rendre compte de sa supposition.

Mais si un homme sachant autre chose que des mathématiques, désireux de connoître, d’après la règle première, la vérité sur tout ce qui se présente à lui, vient à rencontrer la même difficulté, il ira plus loin, et trouvera que le rapport entre les angles d’incidence et les angles de réfraction dépend de leur changement, à cause de la variété des milieux ; que ce changement à son tour dépend du milieu, parceque le rayon pénètre dans la to­talité du corps diaphane ; il verra que cette pro­priété de pénétrer ainsi un corps suppose connue la nature de la lumière ; qu’enfin pour connoître la nature de la lumière, il faut savoir ce qu’est en général une puissance naturelle, dernier terme et le plus absolu de toute cette série de questions. Après avoir vu toutes ces propositions clairement à l’aide de l’intuition, il repassera les mêmes degrés d’après la règle cinquième ; et si au second degré il ne peut connoître du premier coup la nature de la lumière, il énumèrera, par la règle septième, toutes les autres puissances naturelles, afin que, de la connoissance d’une d’elles, il puisse au moins déduire par analogie la connoissance de ce qu’il ignore. Cela fait, il cherchera comment le rayon traverse un tout diaphane, et poursuivant ainsi la suite des propositions, il arrivera enfin à l’anaclastique même, que beaucoup de philosophes, il est vrai, ont jusqu’ici cherchée en vain, mais qui, selon nous, ne doit offrir aucune difficulté à celui qui saura se servir de notre méthode.

Mais donnons l’exemple le plus noble de tous. Qu’un homme se propose pour question d’exami­ner toutes les vérités à la connoissance desquelles l’esprit humain peut suffire, question que, selon moi, doivent se faire, une fois au moins en leur vie, ceux qui veulent sérieusement arriver à la sagesse ; il trouvera, à l’aide des règles que j’ai données, que la première chose à connoître, c’est l’intelligence, puisque c’est d’elle que dépend la connoissance de toutes les autres choses, et non réciproque­ment. Puis, examinant ce qui suit immédiatement la connoissance de l’intelligence pure, il passera en revue tous les autres moyens de connoître que nous possédons, non compris l’intelligence ; il trou­vera qu’il n’y en a que deux, l’imagination et les sens. Il donnera donc tous ses soins à examiner et à distinguer ces trois moyens de connoître, et voyant qu’à proprement parler, la vérité et l’er­reur ne peuvent être que dans l’intelligence toute seule, et que les deux autres modes de connoître n’en sont que les occasions, il évitera avec soin tout ce qui peut l’égarer, et comptera toutes les voies qui sont ouvertes à l’homme pour arriver à la vérité, afin de suivre la bonne. Or, elles ne sont pas tellement nombreuses qu’il ne les trouve fa­cilement toutes après une énumération suffisante. Et ce qui paroitra étonnant et incroyable à ceux qui n’en ont pas fait l’expérience, sitôt qu’il aura distingué les connoissances qui remplissent ou ornent la mémoire d’avec celles qui font le vrai sa­vant, distinction qu’il fera aisément.....[1] ; il verra que s’il ignore quelque chose, ce n’est ni faute d’es­prit ni de capacité, et qu’il n’est pas une chose dont un autre possède la connoissance qu’il ne soit capable de connoître comme lui, pourvu qu’il y applique convenablement son attention. Et quoi­qu’on puisse souvent lui présenter des questions dont notre règle lui interdise la recherche, comme il verra qu’elles dépassent la portée de l’esprit hu­main, il ne s’en croira pas pour cela plus ignorant qu’un autre ; mais ce peu qu’il saura, c’est-à-dire que personne ne peut rien savoir sur la question, devra, s’il est sage, satisfaire pleinement sa curiosité.

Or pour ne pas rester dans une incertitude con­tinuelle sur ce que peut notre esprit, et ne pas nous consumer en efforts stériles et malheureux, avant d’aborder la connoissance de chaque chose en particulier, il faut une fois en sa vie s’être de­mandé quelles sont les connoissances que peut atteindre la raison humaine. Pour y réussir, entre deux moyens également faciles, il faut toujours commencer par celui qui est le plus utile.

Cette méthode imite celles des professions mé­caniques, qui n’ont pas besoin du secours des au­tres, mais qui donnent elles-mêmes les moyens de construire les instruments qui leur sont nécessaires. Qu’un homme, par exemple, veuille exercer le métier de forgeron ; s’il étoit privé de tous les ou­tils nécessaires, il sera forcé de se servir d’une pierre dure ou d’une masse grossière de fer ; au lieu d’enclume, de prendre un caillou pour marteau, de disposer deux morceaux de bois en forme de pinces, et de se faire ainsi les instruments qui lui sont indispensables. Cela fait, il ne commencera pas par forger, pour l’usage des autres, des épées et des casques, ni rien de ce qu’on fait avec le fer ; avant tout il se forgera des marteaux, une enclume, des pinces, et tout ce dont il a besoin. De même, ce n’est pas à notre début, avec quelques règles peu éclaircies, qui nous sont données par la constitution même de notre esprit plus tôt qu’elles ne nous sont enseignées par l’art, qu’il faudra de prime abord tenter de concilier les querelles des philosophes, et résoudre les problèmes des mathématiciens. Il fau­dra d’abord nous servir de ces règles pour trou­ver ce qui nous est le plus nécessaire à l’examen de la vérité, puisqu’il n’y a pas de raison pour que cela soit plus difficile à découvrir qu’aucune des questions qu’on agite en géométrie, en physi­que, ou dans les autres sciences.

Or, ici il n’est aucune question plus importante à résoudre que celle de savoir ce que c’est que la connoissance humaine, et jusqu’où elle s’étend, deux choses que nous réunissons dans une seule et même question qu’il faut traiter avant tout d’après les règles données plus haut. C’est là une question qu’il faut examiner une fois en sa vie, quand on aime tant soit peu la vérité, parceque cette recherche contient toute la méthode, et comme les vrais instruments de la science. Rien ne me semble plus absurde que de discuter audacieusement sur les mystères de la nature, sur l’influence des astres, sur les secrets de l’avenir, sans avoir une seule fois cherché si l’esprit humain peut atteindre jusque là. Et il ne doit pas nous sembler difficile et pénible de fixer ainsi les limites de notre esprit dont nous avons conscience, quand nous ne balançons pas de porter un jugement sur des choses qui sont hors de nous, et qui nous sont complètement étrangères. Ce n’est pas non plus un travail immense que de cher­cher à embrasser par la pensée les objets que renferme ce monde, pour reconnoître comment chacun d’eux peut être saisi par notre esprit. En effet il n’y a rien de si multiple et de si épars qui ne puisse être renfermé dans de certaines bornes, et ramené sous un certain nombre de chefs, au moyen de l’énumération dont nous avons parlé. Pour en faire l’expérience, dans la question posée plus haut, nous diviserons en deux parties tout ce qui s’y rapporte : elle est relative, en effet, ou à nous, qui sommes capables de connoître ; ou aux choses, qui peuvent être connues : ces deux points seront traités séparément.

Et d’abord nous remarquerons qu’en nous l’in­telligence seule est capable de connoître, mais qu’elle peut être ou empêchée ou aidée par trois autres facultés, c’est à savoir, l’imagination, les sens, et la mémoire. Il faut donc voir successive­ment en quoi ces facultés peuvent nous nuire pour l’éviter, ou nous servir pour en profiter. Ce premier point sera complètement traité par une énumération suffisante, ainsi que la règle suivante le fera voir.

Il faut ensuite passer aux objets eux-mêmes, et ne les considérer qu’en tant que notre intelli­gence peut les atteindre. Sous ce rapport, nous les divisons en choses simples, et complexes ou composées. Les simples ne peuvent être que spi­rituelles ou corporelles, ou spirituelles et corpo­relles tout à la fois. Les composées sont de deux sortes : l’esprit trouve les unes avant qu’il puisse en rien dire de positif ; il fait les autres lui-même, opération qui sera exposée plus au long dans la règle douxième, où l’on montrera que l’erreur ne peut se trouver que dans les choses que l’intelli­gence a composées. Aussi distinguons-nous même ces dernières en deux espèces, celles qui se dédui­sent des choses les plus simples, qui sont connues par elles-mêmes ; nous leur consacrerons le livre suivant : et celles qui en présupposent d’autres, que l’expérience nous apprend être essentielle­ment composées ; le livre troisième leur sera en­tièrement consacré.

Or dans tout ce traité nous tâcherons de suivre avec exactitude et d’aplanir les voies qui peu­vent conduire l’homme à la découverte de la vérité, en sorte que l’esprit le plus médiocre, pourvu qu’il soit pénétré profondément de cette méthode, verra que la vérité ne lui est pas plus interdite qu’à tout autre, et que, s’il ignore quel­que chose, ce n’est faute ni d’esprit ni de capa­cité. Mais toutes les fois qu’il voudra connoître une chose quelconque, ou il la trouvera tout d’un coup, ou bien il verra que sa connoissance dépend d’une expérience qu’il n’est pas en son pouvoir de faire ; et alors il n’accusera pas son esprit de ce qu’il est forcé de s’arrêter sitôt, ou enfin il reconnoîtra que la chose cherchée surpasse les ef­forts de l’esprit humain ; ainsi il ne s’en croira pas plus ignorant, parcequ’être arrivé à ce résultat est déjà une science qui en vaut une autre.

règle neuvième.

Il faut diriger toutes les forces de son esprit sur les choses les plus faciles et de la moindre impor­tance, et s’y arrêter longtemps, jusqu’à ce qu’on ait pris l’habitude de voir la vérité clairement et dis­tinctement.

Après avoir exposé les deux opérations de l’in­telligence, l’intuition et la déduction, les seules qui puissent nous conduire à la connoissance, nous continuons d’expliquer, dans cette règle et dans la suivante, par quels moyens nous pouvons devenir plus habiles à produire ces actes, et en même temps à cultiver les deux principales fa­cultés de notre esprit, savoir la perspicacité, en envisageant distinctement chaque chose, et la sa­gacité, en déduisant habilement les choses l’une de l’autre.

La manière dont nous nous servons de nos yeux suffit pour nous apprendre l’usage de l’in­tuition. Celui qui veut embrasser beaucoup de choses d’un seul et même regard ne voit rien dis­tinctement ; de même celui qui, par un seul acte de la pensée, veut atteindre plusieurs objets à la fois a l’esprit confus. Au contraire, les ouvriers qui s’occupent d’ouvrages délicats, et qui ont cou­tume de diriger attentivement leur regard sur cha­que point en particulier, acquièrent, par l’usage, la facilité de voir les choses les plus petites et les plus fines. De même ceux qui ne partagent pas leur pensée entre mille objets divers, mais qui l’occupent tout entière à considérer les choses les plus simples et les plus faciles, acquièrent une grande perspicacité.

C’est un vice commun parmi les hommes que les choses les plus difficiles leur paraissent les plus belles. La plupart ne croient rien savoir, quand ils trouvent aux choses une cause claire et simple ; aussi admirent-ils certaines raisons subtiles et pro­fondes des philosophes, quoiqu’elles reposent sou­vent sur des fondements que personne n’a rigou­reusement vérifiés. C’est préférer les ténèbres à la lumière. Or il faut remarquer que ceux qui savent véritablement reconnoissent avec une égale facilité la vérité, soit qu’ils l’aient trouvée dans un sujet simple ou obscur. En effet, c’est par un acte toujours distinct et toujours semblable qu’ils comprennent chaque vérité une fois qu’ils y sont parvenus ; toute la différence est dans la route, qui certes doit être plus longue, si elle conduit à une vérité plus éloignée des principes primitifs et absolus.

Il faut donc s’accoutumer à embrasser par la pensée si peu d’objets à la fois, et des objets si simples, qu’on ne croie savoir que ce dont on a une intuition aussi claire que de la chose la plus claire du monde. C’est un talent qui a été donné par la nature aux uns beaucoup plus qu’aux autres ; mais l’art et l’exercice peuvent encore augmenter considérablement les dispositions naturelles. Il n’y a qu’un point sur lequel je ne puis trop insister, c’est que chacun se persuade bien fermement que ce n’est pas des choses grandes et difficiles, mais seulement des choses les plus simples et les plus faciles qu’il faut déduire les sciences même les plus cachées.

Par exemple, voulant reconnoître si une puis­sance naturelle quelconque peut dans le même instant arriver à un lieu éloigné et traverser le milieu qui l’en sépare, je n’irai pas penser à la force magnétique, ou à l’influence des astres, ni même à la rapidité de la lumière pour chercher si ces mouvements sont instantanés. Cela serait plus difficile à prouver que ce que je cherche. Je ré­fléchirai plutôt au mouvement local des corps, car il n’est dans ce genre rien de plus sensible, et je remarquerai qu’une pierre, ne peut dans un in­stant passer d’un lieu dans un autre, parcequ’elle est un corps, tandis qu’une puissance semblable à celle qui meut cette pierre ne peut se commu­niquer qu’instantanément, si elle passe toute seule d’un sujet à un autre. Ainsi, quand je remue l’extrémité d’un bâton, quelque long qu’il soit, je conçois facilement que la puissance qui le meut met aussi en mouvement dans un seul et même in­stant ses autres parties, parcequ’elle se communique seule, et qu’elle n’entre pas dans un corps, dans une pierre, par exemple, qui la transporte avec elle.

De la même façon, si je veux reconnoître com­ment une seule et même cause peut produire en même temps des effets contraires, je n’emprun­terai pas aux médecins des remèdes qui chassent certaines humeurs et en retiennent d’autres ; je n’irai pas dire follement de la lune qu’elle échauffe par sa chaleur, et refroidit par sa qualité occulte. Je regarderai une balance, où le même poids dans un seul et même instant élève un des bassins et abaisse l’autre.

règle dixième.

Pour que l’esprit acquière de la facilité, il faut l’exercer à trouver les choses que d’autres ont déjà découvertes, et à parcourir avec méthode même les arts les plus communs, surtout ceux qui expliquent l’ordre ou le supposent.

J’avoue que je suis né avec un esprit tel, que le plus grand bonheur de l’étude consiste pour moi, non pas à entendre les raisons des autres, mais à les trouver moi-même. Cette disposition seule m’excita jeune encore à l’étude des sciences ; aussi, toutes les fois qu’un livre quelconque me promettait par son titre une découverte nouvelle, avant d’en pousser plus loin la lecture, j’essayois si ma sagacité naturelle pouvoit me conduire à quel­que chose de semblable, et je prenois grand soin qu’une lecture empressée ne m’enlevât pas cet innocent plaisir. Cela me réussit tant de fois que je m’aperçus enfin que j’arrivois à la vérité, non plus comme les autres hommes après des recher­ches aveugles et incertaines, par un coup de for­tune plutôt que par art, mais qu’une longue expérience m’avoit appris des règles fixes, qui m’aidoient merveilleusement, et dont je me suis servi dans la suite pour trouver plusieurs vérités. Aussi ai-je pratiqué avec soin cette méthode, per­suadé que dès le principe j’avois suivi la direction la plus utile.

Mais comme tous les esprits ne sont pas égale­ment aptes à découvrir tout seuls la vérité, cette règle nous apprend qu’il ne faut pas tout-à-coup s’occuper de choses difficiles et ardues, mais com­mencer par les arts les moins importants et les plus simples, ceux surtout où l’ordre règne, comme sont les métiers du tisserand, du tapissier, des femmes qui brodent ou font de la dentelle ; comme sont encore les combinaisons des nombres, et tout ce qui a rapport à l’arithmétique, tant d’au­tres arts semblables en un mot, qui exercent mer­veilleusement l’esprit, pourvu que nous n’en em­pruntions pas la connoissance aux autres, mais que nous les découvrions nous-mêmes. En effet, comme ils n’ont rien d’obscur, et qu’ils sont par­faitement à la portée de l’intelligence humaine, ils nous montrent distinctement des systèmes in­nombrables, divers entre eux, et néanmoins réguliers. Or c’est à en observer rigoureusement l’enchaînement que consiste presque toute la sagacité humaine. Aussi avons-nous averti qu’il faut examiner ces choses avec méthode ; or la méthode, dans ces arts subalternes, n’est autre que la con­stante observation de l’ordre qui se trouve dans la chose même, ou qu’y a mis une heureuse invention. De même, quand nous voulons lire des caractères inconnus au milieu desquels nous ne découvrons aucun ordre, nous en imaginons d’abord un, soit pour vérifier les conjectures qui se présentent à nous sur chaque signe, chaque mot ou chaque phrase, soit pour les disposer de manière que nous puissions connoître par énumération ce qu’on en peut déduire. Il faut surtout prendre garde de per­dre notre temps à deviner de pareilles choses par hasard ou sans méthode. En effet, quoiqu’il fût sou­vent possible de les découvrir sans le secours de l’art, et même avec du bonheur plus vite que par la méthode, elles émousseroient l’esprit, et l’accoutumeroient tellement aux choses vaines et puériles, qu’il courroit risque de s’arrêter à la superficie sans jamais pénétrer plus avant. Gardons-nous ce­pendant de tomber dans l’erreur de ceux qui n’occupent leurs pensées que de choses sérieuses et élevées, dont après beaucoup de peines ils n’acquièrent que des notions confuses, tout en en voulant de profondes. Il faut donc commencer par des choses faciles, mais avec méthode, pour nous accoutumer à pénétrer par les chemins ou­verts et connus, comme en nous jouant, jusqu’à la vérité intime des choses. Par ce moyen nous de­viendrons insensiblement, et en moins de temps que nous ne pourrions l’espérer, capables de dé­duire avec une égale facilité de principes évidents un grand nombre de propositions qui nous paroissent très difficiles et très embarrassées.

Plusieurs personnes s’étonneront peut-être que, traitant ici des moyens de nous rendre plus propres à déduire des vérités les unes des autres, nous omettions de parler des préceptes des dialecticiens, qui croient diriger la raison humaine en lui pres­crivant certaines formules de raisonnement si concluantes, que la raison qui s’y confie, encore bien qu’elle se dispense de donner à la déduc­tion même une attention suivie, peut cependant par la vertu de la forme seule arriver à une con­clusion certaine. Nous remarquons en effet que la vérité échappe souvent à ces liens, et que ceux qui s’en servent y restent enveloppés. C’est ce qui n’arrive pas si souvent à ceux qui nen font pas usage, et notre expérience nous a dé­montré que les sophismes les plus subtils ne trompent que les sophistes, et presque jamais ceux qui se servent de leur seule raison. Aussi, dans la crainte que la raison ne nous abandonne quand nous recherchons la vérité dans quel­que chose, nous rejetons toutes ces formules comme contraires à notre but, et nous rassemblons seu­lement tous les secours qui peuvent retenir notre pensée attentive, ainsi que nous le montrerons par la suite. Or pour se convaincre plus complètement que cet art syllogistique ne sert en rien à la dé­couverte de la vérité, il faut remarquer que les dialecticiens ne peuvent former aucun syllogisme qui conclue le vrai, sans en avoir eu avant la matière, c’est-à-dire sans avoir connu d’avance la vérité que ce syllogisme développe. De là il suit que cette forme ne leur donne rien de nouveau ; qu’ainsi la dialectique vulgaire est complètement inutile à celui qui veut découvrir la vérité, mais que seulement elle peut servir à exposer plus facilement aux autres les vérités déjà connues, et qu’ainsi il faut la renvoyer de la philosophie à la rhétorique.

règle onzième.

Après avoir aperçu par l’intuition quelques pro­positions simples, si nous en concluons quelque autre, il est utile de les suivre sans interrompre un seul instant le mouvement de la pensée, de réfléchir à leurs rapports mutuels, et d’en concevoir distincte­ment à la fois le plus grand nombre possible ; c’est le moyen de donner à notre science plus de certitude et à notre esprit plus d’étendue.

C’est ici le lieu d’expliquer avec plus de clarté ce que nous avons dit de l’intuition à la règle troi­sième et septième. Dans l’une nous l’avons opposée à la déduction, dans l’autre seulement à l’énumération, que nous avons définie une collection de plusieurs choses distinctes, tandis que la simple opération de déduire une chose d’une autre se fait par l’intuition.

Il en a dû être ainsi ; car nous exigeons deux conditions pour l’intuition, savoir que la pro­position apparaisse claire et distincte, ensuite qu’elle soit comprise tout entière à la fois et non successivement. La déduction au contraire, si, comme dans la règle troisième, nous examinons sa formation, ne paroit pas s’opérer instantané­ment, mais elle implique un certain mouvement de notre esprit inférant une chose d’une autre ; aussi dans cette règle l’avons-nous à bon droit distinguée de l’intuition. Mais si nous la consi­dérons comme faite, suivant ce que nous avons dit à la règle septième, alors elle ne désigne plus un mouvement, mais le terme d’un mouvement. Aussi supposons-nous qu’on la voit par intuition quand elle est simple et claire, mais non quand elle est multiple et enveloppée. Alors nous lui avons donné le nom d’énumération et d’induction, parcequ’elle ne peut pas être comprise tout entière d’un seul coup par l’esprit, mais que sa certitude dépend en quelque façon de la mémoire, qui doit conserver les jugements portés sur cha­cune des parties, afin d’en conclure un jugement unique.

Toutes ces distinctions étoient nécessaires pour l’intelligence de cette règle. La neuvième ayant traité de l’intuition et la dixième de l’énunération, la règle actuelle explique comment ces deux règles s’aident et se perfectionnent mutuellement, au point de paroître n’en faire qu’une seule, en vertu d’un mouvement de la pensée qui considère attentivement chaque objet en particulier et en même temps passe à d’autres objets.

Nous trouvons à cela le double avantage, d’une part de connoître avec plus de certitude la conclusion qui nous occupe, d’autre part de rendre notre esprit plus apte à en découvrir d’autres. En effet, la mémoire, dont nous avons dit que dépend la certitude des conclusions trop complexes pour que l’intuition puisse les embrasser d’un seul coup, la mémoire, foible et fugitive de sa nature, a besoin d’être renouvelée et raffermie par ce mouvement continuel et répété de la pensée. Ainsi quand, après plusieurs opérations, je viens à connoître quel est le rapport entre une première et une seconde gran­deur, entre une seconde et une troisième, entre une troisième et une quatrième, enfin entre une qua­trième et une cinquième, je ne vois pas pour cela le rapport de la première à la cinquième, et je ne puis le déduire des rapports déjà connus sans me les rappeler tous. Il est donc nécessaire que ma pen­sée les parcoure de nouveau, jusqu’à ce qu’enfin je puisse passer de la première à la dernière assez vite pour paraître, presque sans le secours de la mémoire, en embrasser la totalité d’une seule et même intuition.

Cette méthode, comme tout le monde le voit, remédie à la lenteur de l’esprit, et augmente même son étendue. Mais ce qu’il faut en outre remarquer, c’est que l’utilité de cette règle consiste surtout en ce que, accoutumés à réfléchir à la dépendance mutuelle de propositions simples, nous acquérons l’habitude de distinguer d’un seul coup celles qui sont plus ou moins relatives, et par quels degrés il faut passer pour les ramener à l’absolu. Par exemple, si je parcours un certain nombre de gran­deurs en proportion continue, je remarquerai tout ceci : savoir, que c’est par une conception égale, et ni plus ni moins facile, que je reconnois le rapport de la première à la deuxième, de la deuxième à la troisième, de la troisième à la quatrième, et ainsi de suite, tandis qu’il ne m’est pas si facile de reconnoitre dans quelle dépendance est la seconde de la première et de la troisième tout à la fois, beaucoup plus difficile de reconnoître dans quelle dépendance est la seconde de la première et de la quatrième, et ainsi des autres. Par là je comprends pourquoi, si on ne me donne que la première et la seconde, je puis trouver la troisième et la quatrième et les autres, parceque cela se faisoit par des conceptions particulières et distinctes ; si au con­traire on ne me donne que la première ou la troi­sième, je ne découvrirai pas si facilement celle du milieu, parceque cela ne se peut faire que par une conception qui embrasse à la fois deux des précé­dentes. Si l’on ne me donne que la première et la quatrième, il me sera plus difficile encore de trou­ver les deux moyennes, parcequ’il faut d’un seul coup embrasser trois conceptions ; en sorte que conséquemment il paroîtroit encore plus difficile, la première et la cinquième étant données, de trouver les trois moyennes. Mais il est une autre raison pour qu’il en arrive autrement, c’est qu’encore bien qu’il y ait dans notre dernier exemple quatre conceptions jointes ensemble, il est possible ce­pendant de les séparer, parceque le nombre quatre se divise par un autre nombre. Ainsi je puis cher­cher la troisième grandeur seulement entre la pre­mière et la cinquième ; ensuite la deuxième entre la première et la troisième, etc. L’homme accou­tumé à réfléchir à ce procédé, chaque fois qu’il examinera une question nouvelle, reconnoitra aussitôt la cause de la difficulté et en même temps le mode de solution le plus simple de tous, ce qui est le plus puissant secours pour la connoissance de la vérité.

règle douzième.

Enfin il faut se servir de toutes les ressources de l’intelligence, de l’imagination, des sens, de la mémoire, pour avoir une intuition distincte des pro­positions simples, pour comparer convenablement ce qu’on cherche avec ce qu’on connoît, et pour trouver les choses qui doivent être ainsi comparées entre elles ; en un mot on ne doit négliger aucun des moyens dont l’homme est pourvu.

Cette règle renferme tout ce qui a été dit plus haut, et montre en général ce qu’il falloit expli­quer en particulier.

Pour arriver à la connoissance, il n’y a que deux choses à considérer, nous qui connoissons, et les objets qui doivent être connus. Il y a en nous quatre facultés dont nous pouvons nous servir pour connoître, l’intelligence, l’imagination, les sens et la mémoire. L’intelligence seule est capable de concevoir la vérité. Elle doit cependant s’aider de l’imagination, des sens et de la mémoire, afin de ne laisser sans emploi aucun de nos moyens. Quant aux objets eux-mêmes, trois choses seule­ment sont à considérer ; il faut voir d’abord ce qui s’offre à nous spontanément, ensuite comment une chose est connue par une autre ; enfin quelles choses sont déduites des autres, et desquelles elles sont déduites. Cette énumération me paroît complète, elle embrasse tout ce que les facultés de l’homme peuvent atteindre.

M’arrêtant donc sur le premier point, je vou­drais pouvoir montrer ici ce que c’est que l’âme de l’homme, ce que c’est que son corps, comment l’un est formé par l’autre ; quelles sont, dans ce tout complexe, les facultés qui servent à la connoissance, et en quoi y contribue chacune d’elles ; mais les bornes de cet écrit ne peuvent contenir tous les préliminaires nécessaires pour que ces vérités soient évidentes pour tous. En effet, je désire toujours écrire de manière à ne rien pro­noncer d’affirmatif sur les questions controver­sées, avant d’avoir exposé les raisons qui m’ont conduit à mon opinion, et par lesquelles je pense que les autres peuvent aussi être persuadés ; mais comme cela ne m’est pas permis ici, il me suffira d’indiquer le plus brièvement possible la manière, selon moi, la plus utile à mon dessein, de conce­voir toutes les facultés qui sont en nous destinées à l’acquisition des connoissances. Vous êtes libre de ne pas croire que les choses sont ainsi ; mais qui empêche que vous n’adoptiez les mêmes supposi­tions, s’il est évident que, sans altérer la vérité, elle rendent seulement tout plus clair ? de même qu’en géométrie vous faites sur une quantité des suppositions qui n’ébranlent nullement la force des démonstrations, quoique souvent la physique nous donne de la nature de cette quantité une idée dif­férente.

Il faut concevoir, avant tout, que les sens externes, en tant qu’ils font partie du corps, quoique nous les appliquions aux objets par notre action, c’est-à-dire en vertu d’un mouvement local, ne sentent toutefois que passivement, c’est-à-dire de la même manière que la cire reçoit l’em­preinte d’un cachet. Et il ne faut pas croire que cette comparaison soit prise seulement de l’analo­gie, mais il faut bien concevoir que la forme externe du corps sentant est réellement modifiée par l’ob­jet, de la même manière que la superficie de la cire est modifiée par le cachet. Cela n’a pas seulement lieu lorsque nous touchons un corps en tant que figuré, dur, âpre, etc., mais même lorsque par le tact nous avons la perception de la chaleur et du froid. Il en est de même des autres sens. Ainsi la partie d’abord opaque qui est dans l’œil reçoit la figure que lui apporte l’impression de la lu­mière teinte des différentes couleurs. La peau des oreilles, des narines, de la langue, d’abord impéné­trable à l’objet, emprunte également une nou­velle figure du son, de l’odeur et de la saveur.

Il est commode de concevoir ainsi toutes ces choses ; en effet, rien ne tombe plus facilement sous les sens qu’une figure : on la touche, on la voit ; cette supposition n’entraîne pas plus d’in­convénient que toute autre. La preuve en est que la conception de la figure est si simple et si com­mune qu’elle est contenue dans tout objet sensible. Par exemple, supposez que la couleur soit tout ce qu’il vous plaira, vous ne pourrez nier qu’elle ne soit toujours quelque chose d’étendu, par con­séquent de figuré. Quel inconvénient y a-t-il donc à ce qu’au lieu d’admettre une hypothèse inutile, et sans nier de la couleur ce qu’il plaît aux autres d’en penser, nous ne la considérions qu’en tant que figurée, et que nous concevions la différence qui existe entre le blanc, le bleu et le rouge, etc., comme la différence qui est entre ces figures et d’autres semblables ?

Or on peut en dire autant de toutes choses, puis­que l’infinie multitude des figures suffit pour exprimer les différences des objets sensibles.

En second lieu, il faut concevoir qu’à l’instant où le sens externe est mis en mouvement par l’objet, la figure qu’il reçoit est portée à une autre partie du corps qui se nomme le sens commun ; et cela instantanément, et sans qu’il existe un passage réel d’aucun être d’un point à un autre ; tout de même que quand j’écris, je sais qu’à l’instant où chaque caractère est tracé sur le papier, non seulement la partie inférieure de ma plume est en mouve­ment, mais encore qu’elle ne peut recevoir le moin­dre mouvement qui ne se communique simulta­nément à la plume tout entière, dont la partie su­périeure décrit en l’air les mêmes figures, encore bien que rien de réel ne passe d’une extrémité à l’autre. Or, qui pourroit croire la connexion des parties du corps humain moins entière que celle de la plume, et où trouver une image plus simple pour la représenter ?

Il faut, en troisième lieu, concevoir que le sens commun joue le rôle du cachet, qui imprime dans l’imagination, comme dans de la cire, ces figures ou idées que les sens externes envoient pures et incorporelles ; que cette imagination est une véri­table partie du corps, et d’une grandeur telle que ses diverses parties peuvent revêtir plusieurs figu­res distinctes l’une de l’autre, et même en garder longtemps l’empreinte : dans ce cas, on l’appelle mémoire.

En quatrième lieu, il faut concevoir que la force motrice ou les nerfs eux-mêmes prennent naissance dans le cerveau, qui contient l’imagination, la­quelle les meut de mille façons, comme le sens commun est mû par le sens externe, ou la plume tout entière par son extrémité inférieure ; exemple qui montre comment l’imagination peut être la cause d’un grand nombre de mouvements dans les nerfs, sans qu’il soit besoin qu’elle en possède en elle-même l’empreinte, pourvu qu’elle possède d’autres empreintes dont ces mouvements puissent être la suite ; en effet toute la plume n’est pas mue comme sa partie inférieure. Il y a plus, elle paroît, dans sa plus grande partie, suivre un mouvement inverse tout-à-fait contraire. Cela explique com­ment naissent tous les mouvements de tous les ani­maux, quoiqu’on ne leur accorde aucune connoissance des choses, mais seulement une imagination purement corporelle, et comment se produisent en nous toutes les opérations qui n’ont pas besoin du concours de la raison.

Cinquièmement enfin, il faut concevoir que cette force par laquelle nous connoissons proprement les objets, est purement spirituelle, et n’est pas moins distincte du corps tout entier que ne l’est le sang des os et la main de l’œil ; qu’elle est une et iden­tique, soit qu’avec l’imagination elle reçoive les figures que lui envoie le sens commun, soit qu’elle s’applique à celles que la mémoire garde en dépôt, soit qu’elle en forme de nouvelles, lesquelles s’emparent tellement de l’imagination qu’elle ne peut suffire à recevoir en même temps les idées que lui apporte le sens commun, ou à les transmettre à la force motrice, selon le mode de dispensation qui lui convient. Dans tous ces cas, la force qui connoît est tantôt passive et tantôt active ; elle imite tantôt le cachet, tantôt la cire ; comparaison qu’il ne faut prendre cependant que comme une simple analo­gie ; car, parmi les objets matériels, il n’existe rien qui lui ressemble. C’est toujours une seule et même force qui, s’appliquant avec l’imagination au sens commun, est dite voir, toucher, etc. ; à l’imagina­tion, en tant qu’elle revêt des formes diverses, est dite se souvenir ; à l’imagination qui crée des formes nouvelles, est dite imaginer ou concevoir ; qui enfin, lorsqu’elle agit seule, est dite comprendre, ce que nous expliquerons plus longuement en son lieu. Aussi reçoit-elle, à raison de ces diverses fa­cultés, les noms divers d’intelligence pure, d’ima­gination, de mémoire, de sensibilité. Elle s’appelle proprement esprit, lorsqu’elle forme dans l’ima­gination de nouvelles idées, ou lorsqu’elle s’ap­plique à celles qui sont déjà formées, et que nous la considérons comme la cause de ces différentes opérations. Il faudra plus tard observer la distinc­tion de ces noms. Toutes ces choses une fois bien conçues, le lecteur attentif n’aura pas de peine à conclure de quel secours chacune de ces facultés nous peut être, et jusqu’à quel point l’art peut suppléer aux défauts naturels de l’esprit.

Car comme l’intelligence peut être mue par l’imagination, et agir sur elle, comme celle-ci à son tour peut agir sur les sens à l’aide de la force motrice en les appliquant aux objets, et que les sens d’autre part agissent sur elle en y peignant les images des corps, comme en outre la mémoire, au moins celle qui est corporelle et qui ressemble à celle des bêtes, est identique avec l’imagination, il suit de là que si l’intelligence s’occupe de choses qui n’ont rien de corporel ou d’analogue au corps, en vain espèrera-t-elle du secours de ces facultés. Il y a plus, pour que son action n’en soit pas ar­rêtée, il faut écarter les sens, et dépouiller, autant qu’il est possible, l’imagination de toute impres­sion distincte. Si, au contraire, l’intelligence se propose d’examiner quelque chose qui puisse se rapporter à un corps, il faudra s’en former dans l’imagination l’idée la plus distincte possible. Pour y parvenir plus facilement, il faut montrer aux sens externes l’objet même que cette idée repré­sentera. La pluralité des objets ne facilitera pas l’intuition distincte d’un objet individuel ; mais si de cette pluralité on veut distraire un individu, ce qui est souvent nécessaire, il faut débarrasser l’imagination de tout ce qui pourroit partager l’attention, afin que le reste se grave mieux dans la mémoire. De la même manière, il ne faudra pas présenter les objets eux-mêmes aux sens externes, mais seulement en offrir des images abrégées, qui, pourvu qu’elles ne nous induisent pas en erreur, seront d’autant meilleures qu’elles seront plus courtes. Ce sont là les préceptes qu’il faut obser­ver, si l’on ne veut rien omettre de ce qui est rela­tif à la première partie de notre règle.

Venons à la seconde, et distinguons avec soin les notions des choses simples de celles des choses composées ; voyons dans lesquelles peut être la faus­seté, pour prendre nos précautions relativement à celles-ci ; celles dans lesquelles peut se trouver la certitude, pour nous appliquer exclusivement à leur étude. Ici, comme dans notre précédente re­cherche, il faut admettre certaines propositions qui peut-être n’auront pas l’assentiment de tout le monde ; mais peu importe qu’on ne les croie pas plus vraies que ces cercles imaginaires qui servent aux astronomes à renfermer leurs phénomènes, pourvu qu’elles nous aident à distinguer de quels objets on peut avoir une connoissance vraie ou fausse.

Nous disons donc premièrement que les choses doivent être considérées sous un autre point de vue quand nous les examinons par rapport à notre intelligence, qui ne les connoit que quand nous en parlons par rapport à leur existence réelle. Ainsi soit un corps étendu et figuré : en lui-même nous avouons que c’est quelque chose d’un et de sim­ple ; en effet, on ne peut pas dire qu’il soit com­posé parcequ’il a la corporalité, l’étendue et la fi­gure, car ces éléments n’ont jamais existé indé­pendants l’un de l’autre. Mais, par rapport à notre intelligence, c’est un composé de ces trois éléments, parceque chacun d’eux se présente sé­parément à notre esprit, avant que nous ayons le temps de reconnoître qu’ils se trouvent tous trois réunis dans un seul et même sujet. Ainsi, ne traitant ici des choses que dans leur rapport avec notre intelligence, nous appellerons sim­ples celles-là seulement dont la notion est si claire et si distincte que l’esprit ne puisse la divi­ser en d’autres notions plus simples encore ; telles sont la figure, l’étendue, le mouvement, etc. Nous concevons toutes les autres comme étant, en quel­que sorte, composées de celles-ci ; ce qu’il faut en­tendre de la manière la plus générale, sans excep­ter même les choses qu’il nous est possible d’abs­traire de ces notions simples, comme quand on dit que la figure est la limite de l’étendue, enten­dant ainsi par limite quelque chose de plus général que la figure, parcequ’on peut dire la limite de la durée, du mouvement, etc. Dans ce cas, bien que la notion de limite soit abstraite de celle de figure, elle n’en doit pas pour cela paraître plus simple que celle-ci. Au contraire, comme on l’attribue à d’autres choses essentiellement différentes de la figure, telles que la durée et le mouvement, il a fallu l’abstraire même de ces notions, et conséquemment c’est un composé d’éléments tout-à-fait divers, à chacun desquels elle ne s’applique que par équivoque.

Nous disons, en second lieu, que les choses appe­lées simples par rapport à notre intelligence sont ou purement intellectuelles, ou purement matérielles, ou intellectuelles et matérielles tout à la fois. Sont purement intellectuelles les choses que l’intelligence connoît à l’aide d’une certaine lumière naturelle, et sans le secours d’aucune image corporelle. Or il en est un grand nombre de cette espèce ; et, par exem­ple, il est impossible de se faire une image matérielle du doute, de l’ignorance, de l’action de la volonté, qu’on me permettra d’appeler volition, et de tant d’autres choses, que cependant nous connoissons effectivement, et si facilement qu’il nous suffit pour cela d’être doués de raison. Sont purement matérielles les choses que l’on ne connoît que dans les corps, comme la figure, l’étendue, le mouve­ment, etc. Enfin il faut appeler communes celles qu’on attribue indistinctement aux corps et aux esprits, comme l’existence, l’unité, la durée, et d’autres semblables. À cette classe doivent être rap­portées ces notions communes, qui sont comme des liens qui unissent entre elles diverses natures simples, et sur l’évidence desquelles reposent les conclusions du raisonnement ; par exemple, la proposi­tion, deux choses égales à une troisième sont égales entre elles ; et encore, deux choses qui ne peu­vent pas être rapportées de la même manière à une troisième, ont entre elles quelque diversité. Or ces idées peuvent être connues, ou par l’intelligence pure, ou par l’intelligence examinant les images des objets matériels.

Au nombre des choses simples, il faut encore placer leur négation et leur privation, en tant qu’elles tombent sous notre intelligence, parceque l’idée du néant, de l’instant, du repos, n’est pas une idée moins vraie que celle de l’existence, de la durée, du mouvement. Cette manière de voir nous permettra de dire, dans la suite, que toutes les autres choses que nous connoîtrons sont com­posées de ces éléments simples ; ainsi quand je juge qu’une figure n’est pas en mouvement, je puis dire que mon idée est composée, en quelque façon, de la figure et du repos, et ainsi des autres.

Nous dirons, en troisième lieu, que ces éléments simples sont tous connus par eux-mêmes, et ne contiennent rien de faux, ce qui se verra facile­ment si nous distinguons la faculté de l’intelligence qui voit et connoît les choses, de celle qui juge en affirmant et en niant. Il peut se faire en effet que nous croyions ignorer les choses que nous savons réellement ; par exemple, si nous supposons qu’outre ce que nous voyons, et ce que nous atteignons par la pensée, elles contiennent encore quelque chose qui nous est inconnu, et que cette supposition soit fausse. À ce compte, il est évident que nous nous trompons, si nous croyons ne pas connoître tout entière quelqu’une de ces natures simples ; car si notre intelligence se met le moins du monde en rapport avec elles, ce qui est nécessaire puisque nous sommes supposés en porter un jugement quelconque, il faut conclure de là que nous la connoissons tout entière. Autrement on ne pourroit pas dire qu’elle est simple, mais bien composée, d’abord, de ce que nous connoissons d’elle, en­suite, de ce que nous en croyons ignorer.

Nous disons, en quatrième lieu, que la liaison des choses simples entre elles est nécessaire ou con­tingente. Elle est nécessaire, lorsque l’idée de l’une est tellement mêlée à l’idée de l’autre, qu’en vou­lant les juger séparées, il nous est impossible de concevoir distinctement l’une des deux. C’est de cette manière que la figure est liée à l’étendue, le mouvement à la durée ou au temps, parcequ’il est impossible de concevoir la figure privée d’étendue, et le mouvement de durée. De même quand je dis, quatre et trois font sept, cette liaison est né­cessaire, parcequ’on ne peut pas concevoir distinc­tement le nombre sept sans y renfermer d’une manière confuse le nombre quatre et le nombre trois. De même encore tout ce qu’on démontre des figures et des nombres est nécessairement lié à la chose sur laquelle porte l’affirmation. Cette né­cessité n’a pas seulement lieu dans les objets sen­sibles. Par exemple, si Socrate dit qu’il doute de tout, il s’ensuit nécessairement cette conséquence, donc il comprend au moins qu’il doute ; et celle-ci, donc il connoit que quelque chose peut être vrai ou faux : car ce sont là des notions qui accom­pagnent nécessairement le doute. La liaison est contingente quand les choses ne sont pas liées entre elles inséparablement, par exemple lorsque nous disons, le corps est animé, l’homme est ha­billé. Il est même beaucoup de propositions qui sont nécessairement jointes entre elles, et que le grand nombre range parmi les contingentes, parcequ’on n’en remarque pas la relation : par exemple, Je suis, donc Dieu est ; Je comprends, donc j’ai une âme distincte de mon corps. Enfin il faut remarquer qu’il est un grand nombre de propositions nécessaires, dont la réciproque est con­tingente : ainsi, quoique, de ce que je suis, je conclue avec certitude que Dieu est, je ne puis récipro­quement affirmer, de ce que Dieu est, que j’existe.

Nous disons, en cinquième lieu, que nous ne pouvons rien comprendre au-delà de ces natures simples, et des composées qui s’en forment ; et même il est souvent plus facile d’en examiner plu­sieurs jointes ensemble que d’en abstraire une seule. Ainsi je puis connoître un triangle sans avoir jamais remarqué que cette connoissance contient celle de l’angle, de la ligne, du nom­bre trois, de la figure, de l’étendue, etc. ; ce qui n’empêche pas que nous ne disions que la nature du triangle est un composé de toutes ces natures, et qu’elles sont mieux connues que le trian­gle, puisque ce sont elles que l’on comprend en lui. Il y a plus, dans cette même notion du trian­gle, il en est beaucoup d’autres qui s’y trouvent et qui nous échappent, telles que la grandeur des angles, qui sont égaux à deux droits, et les innom­brables rapports des côtés aux angles ou à la capa­cité de l’aire.

Nous disons, en sixième lieu, que les natures appelées composées sont connues de nous, parceque nous trouvons par expérience qu’elles sont composées, ou parceque nous les composons nous-mêmes. Nous connoissons, par exemple, tout ce que nous percevons par les sens, tout ce que nous entendons dire par d’autres, et généralement tout ce qui arrive à notre entendement, soit d’ailleurs, soit de la contemplation réfléchie de l’entende­ment par lui-même. Il faut ici noter que l’enten­dement ne peut être trompé par aucune expé­rience, s’il se borne à l’intuition précise de l’objet, tel qu’il le possède dans son idée ou dans son image. Et qu’on ne juge pas pour cela que l’ima­gination nous représente fidèlement les objets des sens : les sens eux-mêmes ne réfléchissent pas la véritable figure des choses ; et enfin les objets externes ne sont pas toujours tels qu’ils nous ap­paraissent ; nous sommes à tous ces égards exposés à l’erreur, tout comme nous pouvons prendre un conte pour une histoire véritable. L’homme attaqué de la jaunisse croit que tout est jaune, parceque son œil est de cette couleur : un esprit malade et mélancolique peut prendre pour des réalités les vains fantômes de son imagination. Mais ces mêmes choses n’induiront pas en erreur l’intelligence du sage, parceque, tout en reconnoissant que ce qui lui vient de l’imagination y a été empreint réellement, il n’affirmera jamais que la notion soit arrivée non altérée des objets externes aux sens, et des sens à l’imagination, à moins qu’il n’ait quelque autre moven de s’en assurer. D’autre part, c’est nous qui composons nous-mêmes les objets de notre connoissance, toutes les fois que nous croyons qu’ils contiennent quel­que chose que notre esprit perçoit immédiatement sans aucune expérience. Ainsi, quand l’homme ma­lade de la jaunisse se persuade que ce qu’il voit est jaune, sa connoissance est composée et de ce que son imagination lui représente, et de ce qu’il tire de lui-même, savoir, que la couleur jaune vient non d’un défaut de son œil, mais de ce que les choses qu’il voit sont réellement jaunes. Il suit de tout ceci que nous ne pouvons nous tromper que quand nous composons nous-mêmes les no­tions que nous admettons.

Nous disons, en septième lieu, que cette compo­sition peut se faire de trois manières, par impul­sion, par conjecture, ou par déduction. Ceux-là composent leurs jugements sur les choses par im­pulsion qui se portent d’eux-mêmes à croire quel­que chose sans être persuadés par aucune raison, mais seulement déterminés, ou par une puissance supérieure, ou par leur propre liberté, ou par une disposition de leur imagination. La première ne trompe jamais ; la seconde, rarement ; la troi­sième, presque toujours : mais la première n’appar­tient pas à ce traité, parcequ’elle ne tombe pas sous les règles de l’art. La composition se fait par conjecture quand, par exemple, de ce que l’eau, plus éloignée du centre de la terre, est aussi d’une substance plus ténue ; de ce que l’air, placé au-dessus de la terre, est aussi plus léger qu’elle, nous concluons qu’au-delà de l’air il n’y a rien qu’une substance éthérée, très pure, et beaucoup plus ténue que l’air lui-même. Les notions que nous composons de cette manière ne nous trompent pas, pourvu que nous ne les prenions que pour des probabilités, jamais pour des vérités ; mais elles ne nous rendent pas plus savants.

Reste donc la seule déduction par laquelle nous puissions composer des notions de la justesse des­quelles nous soyons sûrs ; et cependant il peut s’y commettre encore un grand nombre d’erreurs. Par exemple, de ce que dans l’air il n’est rien que la vue, le tact ou quelque autre sens puisse saisir, nous concluons que l’espace qui le renferme est vide, nous joignons mal à propos la nature du vide à celle de l’espace ; or il en arrive ainsi toutes les fois que d’une chose particulière et con­tingente nous croyons pouvoir déduire quelque chose de général et de nécessaire. Mais il est en notre pouvoir d’éviter cette erreur, c’est de ne ja­mais faire de liaisons que celles que nous avons re­connues nécessaires : comme, par exemple, quand nous concluons que rien ne peut être figuré qui ne soit étendu, de ce que la figure a avec l’étendue un rapport nécessaire.

De tout cela il résulte premièrement que nous avons exposé clairement, et, ce me semble, par une énumération suffisante, ce que nous n’avons pu montrer au commencement que confusément et sans art ; savoir, qu’il n’y a que deux voies ou­vertes à l’homme pour arriver à une connoissance certaine de la vérité, l’intuition évidente, et la dé­duction nécessaire. Nous avons de plus expliqué ce que c’est que ces natures simples dont il est question dans la règle huitième. Il est clair que l’intuition s’applique et à ces natures, et à leur connexion nécessaire entre elles, et enfin à toutes les autres choses que l’entendement trouve par une expérience précise, soit en lui-même, soit dans l’imagination. Quant à la déduction, nous en traite­rons plus au long dans les règles suivantes.

Il s’ensuit secondement qu’il ne faut pas se don­ner beaucoup de peine pour connoître ces na­tures simples, car elles sont suffisamment connues par elles-mêmes. Il faut seulement les distinguer les unes des autres, et les considérer avec atten­tion successivement et à part. Il n’est personne en effet d’un esprit si obtus qui ne s’aperçoive qu’il y a une différence quelconque à être assis et à être debout. Mais tous ne distinguent pas aussi nettement la nature de la position des autres choses contenues dans cette idée, et ils ne peuvent affirmer que dans ce cas rien n’est changé que la position. Et nous ne faisons pas cette remarque en vain, parceque les savants sont d’habitude assez ingénieux pour trouver le moyen de répandre des ténèbres même dans les choses qui sont évi­dentes par elles-mêmes, et que les paysans n’igno­rent pas. Cela leur arrive lorsqu’ils cherchent à exposer, à l’aide de quelque chose de plus évi­dent, des choses qui sont connues par elles-mêmes. En effet, ou ils expliquent autre chose, ou ils n’expliquent rien du tout ; car qui ne connoît pas parfaitement le changement quelconque qui s’opère quand nous changeons de lieu, et quel homme concevra l’idée de ce même changement quand on lui dira, Le lieu est la superficie du corps ambiant, puisque cette superficie peut changer moi restant immobile et ne changeant pas de place, et d’autre part se mouvoir avec moi de telle sorte que, encore bien que ce soit toujours la même qui m’entoure, je ne me trouve plus dans le même lieu ? Mais n’est-ce pas paroître proférer des paroles magiques, qui ont une vertu cachée et passent la portée de l’esprit hu­main, que de dire que le mouvement (la chose la mieux connue de chacun) est l’acte d’une puis­sance, en tant que puissance ? Qui comprend ces paroles, et qui ignore ce que c’est que le mouve­ment ? Qui n’avoueroit que c’est là chercher un nœud dans un brin de jonc ? On doit donc reconnoître qu’il ne faut jamais expliquer les choses de cette espèce par des définitions, de peur de prendre le simple pour le composé, mais seule­ment les distinguer les unes des autres, et les exa­miner attentivement selon les lumières de son esprit.

Il suit, en troisième lieu, que toute la science humaine consiste seulement à voir distinctement comment ces natures simples concourent entre elles à la formation des autres choses, remarque très utile à faire. Car toutes les fois qu’on propose une difficulté à examiner, presque tous s’arrêtent au début, incertains à quelles pensées ils doivent d’abord se livrer, et persuadés qu’ils ont à cher­cher une nouvelle espèce d’être qui leur est incon­nue. Ainsi, quand on demande quelle est la na­ture de l’aimant, aussitôt, et parcequ’ils augurent que la chose est difficile et ardue, éloignant leur esprit de tout ce qui est évident, ils l’appliquent à ce qu’il y a de plus difficile, et attendent dans le vague si par hasard, en parcourant l’espace vide de causes infinies, ils ne trouveront pas quelque chose de nouveau. Mais celui qui pense qu’on ne peut rien connoître dans l’aimant qui ne soit formé de certaines natures simples et connues par elles-mêmes, sûr de ce qu’il doit faire, rassemble d’abord avec soin toutes les expériences qu’il possède sur cette pierre, et cherche ensuite à en déduire quel doit être le mélange nécessaire de natures simples pour produire les effets qu’il a reconnus dans l’ai­mant. Cela trouvé, il peut affirmer hardiment qu’il connoît la véritable nature de l’aimant, autant qu’un homme avec les expériences données peut y parvenir.

Il résulte quatrièmement de ce que nous avons dit, qu’il ne faut pas regarder une connoissance comme plus obscure qu’une autre, puisque toutes sont de la même nature, et consistent seulement dans la composition des choses qui sont connues par elles-mêmes : c’est une vérité à laquelle peu font attention. Mais, prévenus de l’opinion con­traire, les plus présomptueux se permettent de don­ner leurs conjectures comme des démonstrations réelles ; et dans des choses qu’ils ignorent complè­tement ils se flattent de voir comme à travers un nuage des vérités cachées, ils ne craignent pas de les mettre en avant, et enveloppent leurs concep­tions de certaines paroles, qui leur servent à dis­courir longtemps et à parler de suite, mais que dans le fait ni eux ni leurs auditeurs ne compren­nent. Les plus modestes s’abstiennent d’examiner beaucoup de choses quelquefois très faciles et très importantes pour la vie, parcequ’ils se croient in­capables d’y atteindre ; et comme ils pensent qu’elles peuvent être comprises par d’autres hommes doués de plus de génie, ils embrassent le sentiment de ceux dans l’autorité desquels ils ont le plus de confiance.

Nous disons, en huitième lieu, que l’on ne peut déduire que les choses des paroles, la cause de l’effet, l’effet de la cause, le même du même, ou bien les parties ou même le tout des parties[2].....

Au reste, pour que personne ne se trompe sur l’enchaînement de nos préceptes, nous divisons tout ce qui peut être connu en propositions sim­ples et en questions. Pour les propositions simples nous ne donnerons d’autres préceptes que ceux qui préparent l’entendement à voir distinctement et à étudier avec sagacité tous les objets quelconques, parceque ces propositions doivent se présenter spontanément et ne peuvent être cher­chées. C’est ce que nous avons fait dans nos douze premières règles, dans lesquelles nous croyons avoir montré tout ce qui, selon nous, peut fa­ciliter de quelque manière l’usage de la raison. Parmi les questions, les unes se comprennent fa­cilement, quoiqu’on en ignore la solution ; celles-là seules forment l’objet de nos douze règles sui­vantes : les autres ne se comprennent pas facile­ment ; nous leur consacrons douze autres règles. Cette division n’a pas été faite sans dessein ; elle a pour but de nous éviter de rien dire qui suppose la connoissance de ce qui suit, et de nous instruire d’abord de ce que nous regardons comme une étude préalable nécessaire à la culture de l’esprit. Il faut remarquer que, parmi les questions qui se comprennent facilement, nous n’admettons que celles où l’on perçoit distinctement ces trois choses, savoir, à quels signes ce qu’on cherche peut-il être reconnu quand il se présentera ? de quoi devons-nous précisément le déduire ? et com­ment faut-il prouver que ces deux choses dépendent tellement l’une de l’autre, que l’une ne peut changer quand l’autre ne change pas. Ainsi nous aurons toutes nos prémisses, et il ne nous restera plus qu’à faire voir comment il faut trou­ver la conclusion, non pas en déduisant une chose quelconque d’une chose simple (car, comme nous l’avons dit, cela se fait sans précepte), mais en dégageant avec tant d’art une chose d’un grand nombre d’autres parmi lesquelles elle est enveloppée, qu’il ne faille jamais une plus grande capacité d’esprit que pour la plus simple conclusion. Ces questions, qui sont pour la plupart abstraites et ne se rencontrent que dans l’arithmétique et la géométrie, paraîtront peu utiles à ceux qui igno­rent ces sciences ; je les avertis cependant qu’on doit s’appliquer longtemps et s’exercer à apprendre cette méthode, si l’on veut posséder parfaitement la seconde partie de ce traité, où nous traiterons de toutes les autres questions.

règle treizième.

Quand nous comprenons parfaitement une ques­tion, il faut la dégager de toute conception super­flue, la réduire au plus simple, la subdiviser le plus possible au moyen de l’énumération.

Voici le seul point dans lequel nous imitions les dialecticiens, c’est que, comme, pour apprendre les formes des syllogismes, ils supposent que les termes ou la matière en est connue, de même nous exigeons au préalable que la ques­tion soit parfaitement comprise. Mais nous ne distinguons pas comme eux deux extrêmes et un moyen : nous considérons la chose tout entière de cette façon. D’abord, dans toute question il est nécessaire qu’il y ait quelque chose d’inconnu, sans quoi il n’y auroit pas de question. Seconde­ment, ce quelque chose doit être désigné d’une ma­nière quelconque, autrement il n’y auroit pas de raison pour chercher telle chose plutôt que telle autre. Troisièmement, il ne peut être désigné que par quelque chose qui soit connu. Tout cela se trouve dans les questions même imparfaites. Ainsi quand on demande quelle est la nature de l’aimant, ce qu’on entend par ces deux mots ai­mant et nature est connu, c’est ce qui nous déter­mine à chercher cela plutôt qu’autre chose. Mais, de plus, pour que la question soit parfaite, nous voulons qu’elle soit entièrement déterminée, telle­ment qu’on ne cherche rien de plus que ce qui peut se déduire des données : par exemple, si l’on me demande ce qu’il faut inférer sur la nature de l’aimant, précisément des expériences que Gil­bert dit avoir faites, qu’elles soient vraies ou fausses ; ou encore, si on me demande ce que je pense sur la nature du son, précisément de ce que les trois cordes a, b, c rendent un son égal ; b, dans l’hypothèse, étant deux fois plus gros que a, d’une longueur égale, et tendu par un poids double ; et c n’étant pas plus gros que a, mais deux fois plus long, et tendu par un poids quatre fois plus lourd, etc. Tous ces exemples montrent com­ment toutes les questions imparfaites peuvent être ramenées à des questions parfaites, ce que l’on montrera plus longuement en son lieu ; et de plus ils enseignent de quelle manière notre règle peut être observée quand elle commande de dégager de toute conception superflue la difficulté bien comprise, et de la ramener à ce point que nous ne nous occupons plus de tel ou tel objet, mais seulement, en général, de grandeurs à comparer entre elles. Car, par exemple, une fois que nous sommes déterminés à n’examiner que telle ou telle expérience sur l’aimant, nous n’avons plus aucune difficulté à éloigner notre pensée de toute autre chose.

On ajoute qu’il faut ramener la difficulté au plus simple possible, d’après les règles cinq et six, et la diviser d’après la règle sept. Ainsi, quand j’examine l’aimant, d’après plusieurs expériences, je les parcours séparément l’une après l’autre. De même, si je m’occupe du son, je compare séparé­ment entre elles les cordes a et b, puis a et c, etc., pour ensuite embrasser le tout dans une énumération suffisante. Ce sont les trois seules règles que l’intelligence doive observer sur toute proposi­tion, avant d’arriver à la solution dernière, en­core bien qu’elle ait besoin des onze règles sui­vantes, dont la troisième partie de ce traité ex­pliquera l’usage. Du reste nous entendons par questions toutes les choses sur lesquelles l’on trouve le vrai et le faux ; or, il faut énumérer les divers genres de ces questions, pour déterminer ce que nous pouvons faire sur chacune.

Nous avons déjà dit que la fausseté ne peut pas se trouver dans la seule intuition des choses, soit simples, soit composées : en ce sens, il n’y a pas ques­tion sur ces choses ; mais elles sont matière à ques­tion sitôt que nous voulons porter sur elles un jugement déterminé. En effet, nous ne comptons pas seulement au nombre des questions les de­mandes qui nous sont faites par d’autres, mais c’étoit même une question que l’ignorance, ou plutôt le doute de Socrate, lorsque, pour la pre­mière fois, Socrate réfléchissant chercha s’il étoit vrai qu’il doutât de tout, et l’affirma ensuite.

Or nous cherchons les choses par les mots, les causes par les effets, les effets par les causes, le tout ou les parties par une partie, ou enfin plu­sieurs choses ensemble par tout cela.

Nous disons que nous cherchons les choses par les mots toutes les fois que la difficulté consiste dans l’obscurité du langage. Ici ne se rapportent pas seulement toutes les énigmes, comme celle du Sphinx, sur l’animal qui au commencement est quadrupède, puis bipède, et enfin marche sur trois pieds ; ou celle des pêcheurs qui, debout sur le ri­vage avec leur ligne et leurs hameçons, disoient qu’ils n’avoient plus les poissons qu’ils avoient pris, mais qu’en revanche ils avoient ceux qu’ils n’avoient pu prendre. Mais, outre cela, la plus grande partie des questions sur lesquelles les savants disputent ne sont presque toujours que des questions de mots. Même il ne faut pas mal penser des grands esprits au point de croire qu’ils ont imparfaite­ment conçu les choses toutes les fois qu’ils ne les expliquent pas en termes assez clairs. Ainsi, quand ils appellent lieu la superficie d’un corps ambiant, ils n’ont pas là une idée fausse, mais seulement ils abusent du mot lieu, qui, dans l’usage com­mun, signifie cette nature simple et connue par elle-même, à raison de laquelle on dit que quel­que chose est ici ou là, et qui consiste tout entière dans une certaine relation de la chose qu’on dit être en un lieu, avec les parties de l’espace étendu, et que quelques uns, voyant le nom de lieu appliqué à une surface ambiante, ont dit improprement être la localité en soi[3] ; et ainsi du reste. Ces questions de noms se rencontrent si fréquemment, que, si les philosophes étoient toujours d’accord sur la si­gnification des mots, presque toutes leurs con­troverses cesseraient.

On cherche la cause par l’effet toutes les fois qu’on demande d’une chose si elle est, ou ce qu’elle est[4]…..

Mais parceque, quand on nous propose une question à résoudre, nous ne remarquons pas tout d’un coup de quelle espèce elle est, ni s’il s’agit de chercher ou la chose par les mots, ou la cause par l’effet, il me semble superflu d’entrer ici dans plus de détails ; il sera plus court et plus facile d’examiner par ordre ce qu’il faut faire pour arriver en général à la solution de toute difficulté ; et, en conséquence, une question étant donnée, le premier point est de s’efforcer de comprendre distinctement ce qu’on cherche.

En effet la plupart des hommes se hâtent telle­ment dans leurs recherches qu’ils apportent à la solution de la question tout le vague d’un esprit qui n’a pas remarqué à quels signes reconnaître la chose cherchée, si elle vient à se présenter ; aussi insensés qu’un valet envoyé quelque part par son maître, et si empressé d’obéir, qu’il se mettroit à courir sans avoir encore reçu ses ordres, et sans savoir où il doit aller.

Mais dans toute question, quoiqu’il doive y avoir quelque chose d’inconnu (car autrement il n’y auroit pas de question), il faut cependant que la chose cherchée soit tellement désignée par de cer­taines conditions, que nous soyons conduits à chercher une chose plutôt qu’une autre. Ce sont ces conditions que nous disons qu’il faut d’abord étudier ; pour ce faire, il faut diriger notre esprit sur chacune d’elles en particulier, examinant avec soin jusqu’à quel point chacune détermine cet in­connu que nous cherchons. Car l’esprit de l’homme tombe ici dans une double erreur : ou il prend pour déterminer la question plus qu’il ne lui est donné, ou au contraire il omet quelque chose.

Il faut nous garder de supposer plus et quel­que chose de plus positif que ce que nous avons, surtout dans les énigmes et dans toutes les ques­tions captieuses inventées pour embarrasser l’es­prit ; et même dans les autres questions, lorsque pour les résoudre on paroît admettre comme cer­taines des suppositions qui ne nous sont pas don­nées par une raison positive, mais par une opinion d’habitude. Par exemple, dans l’énigme du Sphinx, il ne faut pas croire que le mot pied signifie seu­lement les pieds véritables des animaux, il faut voir encore s’il ne s’appliqueroit pas métaphori­quement à quelque autre chose, comme ici aux mains de l’enfant, au bâton du vieillard, parceque l’un et l’autre s’en sert comme de pieds pour mar­cher. De même, dans l’énigme des pêcheurs, il faut prendre garde que l’idée de poissons s’empare tellement de notre esprit, qu’elle le détourne de la pensée de ces animaux que souvent les pauvres portent sur eux sans le vouloir, et qu’ils rejettent quand ils les ont pris. De même encore si on demande comment a été construit le vase que nous avons pu voir quelquefois, au milieu duquel s’élevoit une colonne surmontée de la figure de Tan­tale dans l’attitude d’un homme qui veut boire ; l’eau qu’on y versoit y restoit contenue tant qu’elle n’atteignoit pas la bouche de Tantale, mais à peine touchoit-elle les lèvres du malheureux qu’elle s’échappoit tout-à-coup entièrement ; au premier coup d’œil tout l’artifice paroit devoir être dans la construction de la figure du Tantale, qui cepen­dant ne détermine nullement la question, mais seulement l’accompagne. Toute la difficulté con­siste a trouver comment un vase peut être con­struit de manière à ce que toute l’eau s’en échappe dès qu’elle est parvenue à une certaine hauteur, et pas avant. Enfin, si de toutes les observations que nous possédons sur les astres, nous cherchons ce que nous pouvons affirmer de certain sur leurs mouvements, il ne faudra pas admettre gratuite­ment que la terre est immobile au centre, comme ont fait les anciens, parceque des notre enfance il nous a paru en être ainsi ; mais il faudra révoquer en doute cette assertion même, pour examiner en­suite ce que nous pourrons juger de certain sur ce sujet.

Nous péchons par omission toutes les fois que nous ne réfléchissons pas à quelque condition re­quise pour la détermination de la question, soit qu’elle s’y trouve exprimée, soit qu’on puisse la reconnoître d’une manière quelconque. Ainsi font ceux qui cherchent le mouvement perpétuel, non celui de la nature, des astres ou des sources, par exemple, mais un mouvement créé par l’art hu­main, découverte que plusieurs ont crue possible. Calculant que la terre est perpétuellement mue d’un mouvement circulaire autour de son axe, et que l’aimant retient les propriétés de la terre, ils espéraient découvrir le mouvement perpétuel en disposant cette pierre de manière qu’elle se mût en cercle, ou au moins communiquât au fer son mouvement avec ses autres vertus. Or, quand ils y réussiroient, ils n’auroient pas encore trouvé le mouvement perpétuel. Ils n’auroient fait que se servir de celui que leur donne la nature, tout de même que s’ils disposoient une roue au courant d’un fleuve pour qu’elle tournât toujours. C’est là omettre une condition requise pour la détermi­nation de la question.

La question étant suffisamment comprise, il faut voir précisément en quoi consiste sa difficulté, afin qu’abstraite de tout le reste, elle soit plus facilement résolue.

Il ne suffit pas toujours de comprendre la ques­tion pour connoître en quoi consiste sa difficulté ; il faut réfléchir en outre à chacune des choses qu’elle contient, afin que si on rencontre quelque chose de facile à trouver on le laisse de côté, et qu’il ne reste de la question ainsi dégagée que ce que nous ignorons. Ainsi, dans la question du vase dé­crit plus haut, il est facile de voir comment le vase doit être fait, la colonne placée au milieu, l’oiseau peint ; tout cela mis de côté comme n’important pas à la question, la difficulté reste nue, laquelle consiste à chercher pourquoi l’eau contenue aupa­ravant dans un vase, s’en échappe tout entière quand elle est parvenue à une certaine hauteur.

Nous nous contentons donc ici de dire qu’il est important de parcourir par ordre tout ce qui est contenu dans la question donnée, en rejetant ce qu’on voit n’y pas servir, en gardant ce qui est nécessaire, et en remettant ce qui est douteux à un examen plus attentif.

règle quatorzième.

La même règle doit s’appliquer à l’étendue réelle des corps, et il faut la représenter tout entière à l’imagination, au moyen de figures nues ; de cette manière l’entendement la comprendra bien plus distinctement.

Pour nous servir aussi du secours de l’imagination, il faut remarquer que toutes les fois que nous déduisons une chose inconnue d’une chose qui nous étoit connue auparavant, nous ne trouvons pas pour cela un être nouveau, mais seulement la connoissance que nous possédions s’étend au point de nous faire comprendre que la chose cherchée participe d’une façon ou d’une autre à la nature des choses que contiennent les données. Ainsi il ne faut pas espérer pouvoir jamais donner à un aveugle de naissance des idées vraies sur les couleurs, telles que nous les avons reçues des sens. Mais soit un homme qui ait vu quelquefois les couleurs fondamentales, et jamais les couleurs intermédiaires et mixtes ; il se peut faire que par une sorte de déduction il se représente celles qu’il n’a pas vues, par leur ressemblance avec les autres. De même si l’aimant contient une espèce d’être auquel notre intelligence n’ait jusqu’à ce jour perçu rien de semblable, il ne faut pas espérer que le raisonnement nous la fera connoître ; il nous faudrait ou de nouveaux sens ou une âme divine. Mais tout ce que l’esprit humain peut faire en ce cas, nous croirons l’avoir atteint quand nous aurons perçu distinctement le mélange d’êtres ou de matières déjà connues, qui produisent les mêmes effets que l’aimant déve­loppe.

Or, tous les êtres déjà connus, tels que l’éten­due, la figure, le mouvement, et tant d’autres, que ce n’est pas ici le lieu d’énumérer, sont, dans les divers sujets, connus par une seule et même idée ; et qu’une couronne soit d’or ou d’argent, cela ne change rien à l’idée que nous avons de sa figure. Cette idée générale passe d’un sujet à un autre par une simple comparaison, par laquelle nous affir­mons que l’objet cherché est sous tel ou tel rap­port semblable, identique, ou égal à une chose donnée ; tellement que, dans tout raisonnement, nous ne connoissons précisément la vérité que par comparaison. Ainsi, dans ce raisonnement, tout A est B, tout B est C, donc tout A est C, on compare ensemble la chose cherchée et la chose donnée A et C, sous ce rapport, savoir que A et C sont B. Mais comme, ainsi que nous l’avons souvent ré­pété, les formes et syllogismes ne servent de rien pour découvrir la vérité des choses, le lecteur pro­fitera, si, les rejetant complètement, il se persuade que toute connoissance qui ne sort pas de l’intui­tion pure et simple d’un objet individuel dérive de la comparaison de deux ou de plusieurs entre eux ; et même presque toute l’industrie de la raison humaine consiste à préparer cette opération : quand en effet la comparaison est simple et claire, il n’est besoin d’aucun secours de l’art, mais de la seule lu­mière de la nature, pour percevoir la vérité qu’elle nous découvre. Or, il faut noter que les comparaisons sont dites simples et claires, seulement quand la chose cherchée et la chose donnée participent également d’une certaine nature ; que les autres comparaisons n’ont besoin de préparation que parceque cette nature commune ne se trouve pas éga­lement dans l’une et dans l’autre, mais selon des rapports ou des proportions dans lesquelles elle est enveloppée ; et qu’enfin la plus grande partie de l’industrie humaine ne consiste qu’à réduire ces proportions à un point tel que l’égalité entre ce qui est cherché et quelque chose qui soit connu apparoisse clairement.

Il faut noter ensuite que rien ne peut être ra­mené à cette égalité que ce qui comporte le plus ou le moins, et que tout cela est compris sous le nom de grandeur ; de telle sorte que quand, d’après la règle précédente, les termes de la difficulté sont abstraits de tout sujet, nous comprenons que toute la question ne roule plus que sur des grandeurs en général.

Mais pour imaginer ici encore quelque chose, et nous servir non de l’intelligence pure, mais de l’intelligence aidée des figures peintes dans l’i­magination, remarquons qu’on ne dit rien des grandeurs en général qui ne puisse se rapporter à chacune d’elles en particulier.

De là il est facile de conclure qu’il ne nous sera pas peu utile de transporter ce que nous connoîtrons des grandeurs en général à cette espèce de grandeur particulière qui se représentera le plus facilement et le plus distinctement dans notre ima­gination.

Or que cette grandeur soit l’étendue réelle d’un corps, abstraite de tout ce qui n’est pas la figure, c’est ce qui résulte de ce que nous avons dit dans la règle douzième, où nous avons montré que l’i­magination elle-même avec les idées qui existent en elle, n’est autre chose que le véritable corps réel, étendu et figuré ; ce qui est évident par soi-même puisque toutes les différences de position ne paroissent plus distinctement en aucun autre sujet. En effet, quoiqu’on puisse dire d’une chose qu’elle est plus ou moins blanche qu’une autre, d’un son qu’il est plus ou moins aigu, et ainsi du reste, nous ne pouvons cependant exactement définir si cet excès est en proportion double ou triple, si­non par une analogie quelconque à l’étendue du corps figuré. Qu’il reste donc certain et arrêté que les questions parfaitement déterminées contien­nent à peine d’autre difficulté que celle qui con­siste à trouver la mesure proportionnelle de l’iné­galité ; que toutes les choses où se trouve précisément une telle difficulté peuvent facilement et doivent être séparées de tout autre sujet, et se transporter à l’étendue et aux figures, dont à cause de cela nous traiterons exclusivement jus­qu’à la règle vingt-cinquième, en laissant de côté toute autre pensée.

Je désirerois ici un lecteur qui n’eût de goût que pour les études mathématiques et géométri­ques, quoique j’aimasse mieux qu’il n’y fût pas versé du tout qu’instruit d’après la méthode vul­gaire. En effet, l’usage des règles que je donnerai ici, et qui suffit pour les apprendre, est bien plus facile que dans toute autre espèce de question, et leur utilité est si grande pour acquérir une science plus haute, que je ne crains pas de dire que cette partie de notre méthode n’a pas été inventée pour résoudre des problèmes mathématiques, mais plu­tôt que les mathématiques ne doivent être apprises que pour s’exercer à la pratique de cette méthode. Je ne supposerai de ces études que ce qui est connu par soi-même et se présente à chacun. Mais la connoissance que les autres en ont, encore bien qu’elle ne soit gâtée par aucune erreur évidente, est cependant obscurcie par des principes équivoques et mal conçus, que nous tâcherons par la suite de corriger à mesure que nous les rencontrerons.

Nous entendons par étendue tout ce qui a de la longueur, de la largeur et de la profondeur, sans rechercher si c’est un corps véritable ou seulement un espace ; et cela n’a pas besoin de plus d’explica­tion, puisqu’il n’est rien que notre imagination perçoive plus facilement. Mais comme les savants usent souvent de distinctions tellement subtiles qu’ils troublent les lumières naturelles, et trouvent des ténèbres même dans les choses que les paysans n’ont jamais ignorées, il faut les avertir que par étendue nous ne désignons pas quelque chose de distinct ni de séparé d’un sujet, et qu’en général nous ne reconnoissons aucun des êtres philoso­phiques de cette sorte, qui ne tombent pas réelle­ment sous l’imagination. Car, encore bien que quel­qu’un puisse se persuader qu’en anéantissant tout ce qui est étendu dans la nature, rien ne répugne à ce que l’étendue seule existe par elle-même, il ne se servira pas pour cette conception d’une idée corporelle, mais de sa seule intelligence portant un faux jugement. Il le reconnoîtra lui-même, pourvu qu’il réfléchisse attentivement à cette image même de l’étendue qu’il s’efforcera alors de se re­présenter dans l’imagination. Il remarquera en ef­fet qu’il ne l’aperçoit pas abstraction faite de tout sujet, mais qu’il l’imagine tout autrement qu’il ne la juge : de telle sorte que tous ces êtres abstraits, quelque opinion qu’ait d’ailleurs l’intelligence sur la vérité de la chose, ne se forment jamais dans l’imagination séparés de tout sujet.

Mais, comme désormais nous ne ferons plus rien sans le secours de l’imagination, il faut dis­tinguer avec soin sous quelle idée chaque mot doit se présenter à notre intelligence. Aussi nous proposons-nous d’examiner ces trois manières de parler : l’étendue occupe le lieu, tout corps a de l’étendue, l’étendue n’est pas le corps. La première montre comment l’étendue se prend pour ce qui est étendu ; en effet, je conçois tout-à-fait la même chose quand je dis l’étendue occupe le lieu, que si je disais l’être étendu oc­cupe le lieu. Et il n’en résulte pas cependant qu’il vaille mieux, pour éviter l’équivoque, se servir du mot l’être étendu ; il n’exprimeroit pas aussi distinctement l’idée que nous concevons, savoir, qu’un sujet occupe le lieu parcequ’il est étendu ; et peut-être pourroit-on entendre que l’être étendu est un sujet qui occupe le lieu, tout comme quand je dis qu’un être animé occupe le lieu. Cela explique pourquoi nous avons préféré dire que nous traiterions de l’étendue (extensione), plutôt que de l’être étendu (de extenso), encore bien que nous pensions que la première ne doit pas être comprise autrement que comme l’être étendu. Passons à ces mots, tout corps a de l’étendue ; où nous comprenons qu’étendue veut dire quelque autre chose que corps, sans cependant que nous formions dans notre imagination deux idées distinctes, l’une d’un corps, l’autre de l’étendue, mais simplement une seule, celle d’un corps étendu : au fond c’est comme si je disois, tout corps est étendu, ou plutôt, ce qui est étendu est étendu. Et c’est un caractère particulier à tout ce qui n’existe que dans un autre, et ne peut jamais être conçu sans un sujet, caractère qui ne se retrouve pas dans ce qui se distingue réel­lement du sujet. Ainsi, quand je dis : Pierre a des richesses, l’idée de Pierre est tout-à-fait différente de celle de richesses ; de même, quand je dis, Paul est riche, je m’imagine tout autre chose que quand je dis le riche est riche. Faute de faire cette différence, la plupart s’imaginent faussement que l’étendue contient quelque chose de distinct de ce qui est étendu, de même que les richesses de Paul sont autre chose que Paul. Enfin, si on dit, l’étendue n’est pas un corps, le mot d’é­tendue se prend d’une tout autre manière que plus haut, et dans ce sens aucune idée ne lui cor­respond dans l’imagination. Mais cette énonciation part tout entière de l’intelligence pure, qui seule a la faculté de distinguer les êtres abstraits de cette espèce. C’est là pour beaucoup de gens une cause d’erreur. Car, sans remarquer que l’étendue prise en ce sens ne peut être imaginée, ils s’en repré­sentent une idée réelle, et cette idée impliquant nécessairement la conception d’un corps, s’ils disent que l’étendue ainsi conçue n’est pas un corps, ils s’embarrassent sans le savoir dans cette proposition, que la même chose est à la fois un corps et n’en est pas un. Aussi il est d’une grande impor­tance de distinguer les énoncés dans lesquels les noms de cette espèce, étendue, figure, nombre, surface, ligne, point, unité, ont une signification si exacte qu’ils excluent quelque chose dont, dans la réalité, ils ne sont pas distincts ; par exemple, quand on dit l’étendue ou la figure n’est pas un corps, le nombre n’est pas la chose comptée, la surface est la limite d’un corps, la ligne de la surface, le point de la ligne, l’unité n’est pas une quantité ; toutes propositions qui doivent être éloignées de l’ima­gination, quelle que soit leur vérité ; aussi ne nous en occuperons-nous pas dans la suite. Il faut re­marquer soigneusement que dans toutes les autres propositions dans lesquelles ces noms, tout en gardant le même sens et étant employés abstrac­tion faite de tout sujet, n’excluent cependant ou ne nient pas une chose dont ils ne sont pas réellement distincts, nous pouvons et nous devons nous aider du secours de l’imagination, parceque, encore bien que l’intelligence ne fasse précisément attention qu’à ce que désigne le mot, l’imagination cependant doit se figurer une image vraie de la chose, afin que, s’il en est besoin, l’intelligence puisse se re­porter sur les autres conditions que le mot n’exprime pas, et ne croie pas imprudemment qu’elles ont été exclues. Est-il question de nombres, nous imaginerons un sujet quelconque, mesurable par plusieurs unités, et, quoique l’intelligence ne ré­fléchisse actuellement qu’à la seule pluralité, il nous faudra prendre garde que dans la suite elle ne conclue quelque chose qui fasse supposer que la chose comptée étoit exclue de notre conception ; comme font ceux qui attribuent aux nombres des propriétés mystérieuses, pures frivolités auxquelles ils n’attribueroient pas tant de foi, s’ils ne concevoient pas le nombre comme distinct des choses comptées. De même si nous traitons de la figure, nous penserons que nous nous occupons d’un su­jet étendu, conçu sous ce rapport qu’il est figuré : si c’est d’un corps, il faut penser que nous l’exami­nons en tant que long, large et profond ; si c’est d’une surface, en tant que longue et large, à part la profondeur, mais sans la nier ; si c’est d’une ligne, en tant que longue seulement ; si c’est d’un point, nous abstrairons tous les autres caractères, si ce n’est qu’il est un être. Tout cela est ici très développé ; mais les hommes ont tant de préjugés dans l’esprit, que je crains encore qu’un petit nom­bre seulement soit ici à l’abri de toute erreur, et qu’on ne trouve l’explication de ma pensée trop courte malgré la longueur du discours. En effet l’arithmétique et la géométrie elles-mêmes, quoique les plus certaines de toutes les sciences, nous trompent cependant en ce point. Quel est le calculateur qui ne croie pas devoir, non seulement abstraire ses nombres de tout sujet par l’intelligence, mais encore les en distinguer réellement par l’imagination ? Quel géomètre n’obscurcit pas malgré les principes l’évidence de son objet, quand il juge que les lignes n’ont pas de largeur, ni les surfaces de profondeur, et qu’après cela il les compose les unes avec les autres, sans songer que cette ligne dont il conçoit que le mouvement en­gendre une surface, est un corps véritable, et que celle au contraire qui manque de largeur n’est rien qu’une modification du corps, etc. ? Mais, pour ne pas nous arrêter trop longtemps sur ces observa­tions, il sera plus court d’exposer de quelle manière nous supposons que notre objet doit être conçu, pour démontrer à cet égard le plus facilement qu’il nous sera possible tout ce que l’arithmétique et la géométrie contiennent de vérités.

Nous nous occupons donc ici d’un objet éten­du, sans considérer en lui rien autre chose que l’étendue elle-même, et nous abstenant à dessein du mot quantité, parceque les philosophes sont assez subtils pour distinguer aussi la quantité de l’étendue. Nous supposons que toutes les questions en sont venues au point qu’il ne reste plus à chercher qu’une certaine étendue que nous connoîtrons en la comparant à une autre étendue déjà connue. En effet, comme ici nous ne nous atten­dons à la connoissance d’aucun nouvel être, mais que nous voulons seulement ramener les proposi­tions, quelque embarrassées qu’elles soient, à ce point que l’inconnu soit trouvé égal à quelque chose de connu, il est certain que toutes les différences de proportions qui existent dans d’autres sujets peuvent se trouver aussi entre deux ou plu­sieurs étendues. Et conséquemment il suffit à notre dessein de considérer dans l’étendue elle-même tous les éléments qui peuvent aider à exposer les différences des proportions, éléments qui se pré­sentent seulement au nombre de trois : la dimen­sion, l’unité, la figure.

Par dimension nous n’entendons rien autre chose que le mode et la manière selon laquelle un objet quelconque est considéré comme mesurable ; de sorte que, non seulement la longueur, la largeur et la profondeur sont des dimensions des corps, mais encore la pesanteur est la dimension selon laquelle les objets sont pesés ; la vitesse, la dimen­sion du mouvement : et ainsi des autres. La division elle-même en plusieurs parties égales, qu’elle soit ou réelle, ou intellectuelle, est proprement la di­mension selon laquelle nous comptons les choses ; et ce mode qui fait le nombre est, à proprement parler, une espèce de dimension, quoiqu’il y ait quelque diversité dans la signification du mot. En effet, si nous considérons les parties par rapport au tout, on dit que nous comptons ; si au contraire nous considérons le tout en tant que divisé en parties, nous le mesurons : par exemple, nous me­surons les siècles par les années, les jours, les heures, les moments ; si au contraire nous comp­tons les moments, les jours, les années, nous fini­rons par compléter les siècles.

Il résulte de là que dans un même objet il peut y avoir des dimensions diverses à l’infini, qu’elles n’ajoutent absolument rien aux choses qui les pos­sèdent, mais qu’on doit les entendre de la même façon, soit qu’elles aient un fondement réel dans les objets eux-mêmes, soit qu’elles aient été inven­tées arbitrairement par notre esprit. En effet, c’est quelque chose de réel que la pesanteur d’un corps, la vitesse du mouvement, ou la division du siècle, en années et en jours : mais il n’en est pas de même de la division du jour en heures et en moments. Cependant toutes ces choses sont égales si on les considère seulement sous le rapport de la dimen­sion, ainsi qu’il faut le faire ici et dans les mathé­matiques. En effet il appartient plutôt à la phy­sique d’examiner si le fondement de ces divisions est réel ou ne l’est pas.

Cette considération répand un grand jour sur la géométrie, parceque dans cette science presque tous concevront mal à propos trois espèces de quantités, la ligne, la surface et le corps. Nous avons rapporté plus haut que la ligne et la surface ne tomboient pas sous la conception, comme véri­tablement distinctes du corps, ou l’une de l’autre ; si au contraire on les considère simplement en tant qu’abstraites par l’intelligence, il n’y a pas plus de diverses espèces de quantité qu’être animé et vivant ne sont dans l’homme diverses espèces de sub­stance. Il faut remarquer en passant que les trois dimensions des corps, la longueur, la largeur et la profondeur, ne différent que de nom l’une de l’autre. En effet, rien n’empêche dans un solide donné de prendre l’une quelconque des trois éten­dues pour la longueur, l’autre pour la largeur, etc. Et quoique ces trois choses seulement aient un fondement réel dans tout objet étendu, en tant qu’étendu, cependant nous ne nous en occupons pas plus ici que de tant d’autres, qui, ou sont des fictions de l’intelligence, ou ont d’autres fondements dans les choses. Ainsi, dans un trian­gle, quand on veut le mesurer exactement, trois choses sont à connoitre du côté de l’objet, c’est à savoir les trois côtés, ou deux côtés et un an­gle, ou deux angles et l’aire, etc. ; de même dans un trapèze il faut cinq données, six dans un té­traèdre, etc. Tout cela peut s’appeler des dimen­sions ; mais pour choisir ici celles qui aident le plus notre imagination, il ne faut jamais embrasser plus d’une ou deux de celles qui sont dans notre ima­gination, quand même nous verrions que dans la proposition qui nous occupe il en existe plu­sieurs autres. L’art, en effet, consiste à les diviser le plus possible, et à diriger son attention sur un petit nombre à la fois, mais cependant successi­vement sur toutes.

L’unité est cette nature commune à laquelle doi­vent participer également, ainsi que je l’ai dit plus haut, toutes les choses qu’on compare entre elles. Et si dans la question il n’y a pas déjà d’unité déterminée, on peut prendre à sa place, soit une des grandeurs déjà données, soit une autre quelconque ; ce sera la mesure de toutes les autres. Dans cette unité nous mettons autant de dimensions que dans les extrêmes, qui devront être comparés entre eux ; nous la concevons alors, ou simplement comme quelque chose d’étendu, abstraction faite de toute autre chose (et alors elle sera identique au point des géomètres, lorsqu’ils composent la ligne par son mouvement), ou comme une ligne, ou comme le carré.

Quant aux figures, il a été montré plus haut comment c’est par elles seules qu’on peut se former des idées de toutes choses. Il reste à avertir en ce lieu que, dans la diversité de leurs innombrables espèces, nous ne nous servirons ici que de celles qui expriment le plus facilement toutes les diffé­rences des rapports ou proportions. Or il n’est que deux choses que l’on compare entre elles, les quantités et les grandeurs ; nous avons aussi deux espèces de figures propres à nous les représenter : ainsi les points qui désignent un nombre de triangles, ou un arbre généalogique,

sont des figures pour représenter des quantités ; celles au contraire qui sont continues et indivisées, comme un triangle , un carré , expriment des grandeurs.

Maintenant, pour montrer quels sont dans tout cela les principes dont nous ferons usage, il faut savoir que tous les rapports qui peuvent exister entre les êtres d’un même genre se réduisent à deux, l’ordre et la mesure. On doit savoir en outre qu’il ne faut pas peu d’art pour trouver l’ordre, ainsi qu’on peut le voir dans cette méthode, qui n’enseigne presque rien autre chose. Quant à connoître l’ordre une fois qu’on l’a trouvé, il n’y a là aucune difficulté ; nous pouvons très facilement, d’après la règle sept, porter notre esprit sur cha­cune des parties ordonnées ; parceque, dans ce genre de rapports, les uns se réfèrent aux autres par eux-mêmes, et non par l’intermédiaire d’un troisième, comme cela a lieu dans les mesures, dont pour ce motif nous nous occupons exclusi­vement ici. Je reconnois en effet que l’ordre existe entre A et B, sans rien considérer autre chose que les deux extrêmes ; mais je ne reconnois pas quelle est la proportion de grandeur entre deux et trois, si je ne considère un troisième terme, savoir l’u­nité, qui est la mesure commune de l’une et de l’autre.

De plus il faut savoir que les grandeurs conti­nues peuvent, à l’aide de l’unité supposée, être quelquefois ramenées toutes à la pluralité, et tou­jours au moins en partie ; et que la multitude des unités peut être disposée de telle sorte que la difficulté, qui appartient à la connoissance de la me­sure, dépende seulement de l’inspection de l’ordre, progrès dans lequel l’art est d’un grand secours.

Il faut savoir enfin que, parmi les dimensions d’une grandeur continue, on n’en conçoit aucune plus distinctement que la longueur et la largeur ; qu’il ne faut pas faire attention à plusieurs à la fois dans la même figure, mais à deux seulement qui soient diverses entre elles ; parceque si l’on en a à comparer ensemble plus que deux qui ne se ressemblent pas, l’art veut qu’on les parcoure suc­cessivement, et qu’on n’en observe que deux à la fois.

Cela posé, on en conclut facilement qu’il faut abstraire les proportions des figures mêmes dont s’occupent les géomètres, lorsqu’il en est question, aussi bien que de toute autre matière. Pour cela il ne faut garder que des superficies rectangulaires et rectilignes, et des lignes droites que nous appe­lons aussi figures, parcequ’elles ne nous servent pas moins que les surfaces à représenter un sujet véritablement étendu, comme je l’ai déjà dit ; enfin par ces lignes il faut représenter tantôt des grandeurs continues, tantôt la pluralité et le nombre, et l’industrie humaine ne peut rien trouver de plus simple pour exposer toutes les différences des rap­ports.

règle quinzième.

Souvent il est bon de tracer ces figures, et de les montrer aux sens externes, pour tenir plus facilement notre esprit attentif.

Il apparoît de soi-même comment il faut les tracer, pour qu’au moment où elles frappent nos yeux leur figure se représente dans notre imagi­nation. Nous pouvons peindre l’unité de trois manières, par un carré , si nous la considé­rons comme longue et large ; par une ligne —, si nous la considérons seulement comme longue ; et enfin par un point . , si nous ne l’examinons qu’en tant qu’elle sert à former la pluralité. Mais, de quelque manière qu’on la représente et qu’on la conçoive, nous comprendrons toujours qu’elle est un sujet étendu en tous sens, et capable d’une infinité de dimensions. De même, nous représen­terons ainsi à l’œil les termes d’une proposition, lorsqu’il faudra en examiner à la fois les grandeurs diverses, par un rectangle dans lequel deux côtés seront les deux grandeurs proposées, de cette ma­nière , si elles sont commensurables avec l’u­nité ; ou de cette autre

ou de celle-ci , si elles sont commensurables, sans rien ajouter, à moins qu’il ne soit question d’une multitude d’unités. Si enfin nous n’examinons qu’une seule de leurs grandeurs, nous représenterons la ligne, soit par le rectangle , dont un des côtés sera la grandeur proposée, et l’autre l’unité de cette façon , ce qui se fait chaque fois que la même ligne doit être comparée avec une surface quelconque ; ou bien par la ligne seule —, si on la considère comme une longueur incommensurable ; ou de cette manière . . . . . , si c’est une multitude d’unités.

règle seizième.

Quant à ce qui n’exige pas l’attention de l’es­prit, quoique nécessaire pour la conclusion, il vaut mieux le désigner par de courtes notes que par des figures entières. Par ce moyen la mémoire ne pourra nous faire défaut, et cependant la pensée ne sera pas distraite, pour le retenir, des autres opérations auxquelles elle est occupée.

Au reste, comme, parmi les innombrables dimen­sions qui peuvent se figurer dans notre imagination, nous avons dit qu’on ne pouvoit en embras­ser plus de deux à la fois, d’un seul et même regard, soit des yeux, soit de l’esprit, il est bon de retenir toutes les autres assez exactement pour qu’elles puissent se présenter à nous toutes les fois que nous en aurons besoin. C’est dans ce but que la nature nous paroit avoir donné la mémoire ; mais comme elle est souvent sujette à faillir, et pour ne pas être obligés de donner une partie de notre attention à la renouveler, pendant que nous sommes occupés à d’autres pensées, l’art a fort à propos inventé l’écriture, à l’aide de laquelle, sans rien remettre à notre mémoire, et abandonnant notre imagination librement et sans partage aux idées qui l’occupent, nous confions au papier ce que nous voudrons retenir, et cela au moyen de courtes notes, de manière qu’après avoir examiné chaque chose séparément, d’après la règle neuvième, nous puissions, d’après la règle onzième, les parcourir tous par le mouvement rapide de la pensée, et en embrasser à la fois le plus grand nombre possible.

Ainsi tout ce qu’il faudra considérer comme l’u­nité, pour la solution de la question, nous le dési­gnerons par une note unique, que l’on peut pren­dre arbitrairement. Mais pour plus de facilité, nous nous servirons des caractères a, b, c, etc., pour exprimer les grandeurs déjà connues, et A, B, C, pour les grandeurs inconnues, que nous ferons précéder des chiffres 1, 2, 3, 4, etc., pour en indiquer le nombre, et suivre des mêmes chif­fres pour exprimer le nombre des relations qu’elles contiennent. Par exemple, si j’écris 2 a3, c’est comme si je disois, le double de la grandeur re­présentée par a, laquelle contient trois rapports. Par ce moyen, non seulement nous économiserons les mots, mais encore, ce qui est capital, nous présenterons les termes de la difficulté tellement nus et tellement dégagés, que même en n’ou­bliant rien d’utile, nous n’y laisserons cependant rien qui soit superflu, et qui occupe en vain la capacité de notre esprit quand il lui faudra em­brasser plusieurs choses à la fois.

Pour rendre tout ceci plus clair, remarquez d’abord que les calculateurs ont coutume de désigner chaque grandeur par plusieurs unités, ou par un nombre quelconque, tandis que nous, nous ne faisons ici pas moins abstraction des nombres, que tout à l’heure des figures de géométrie ou de toute autre chose que ce soit. Nous le faisons dans le dessein, et d’éviter l’ennui d’un calcul long et superflu, et principalement de laisser toujours dis­tinctes les parties du sujet dans lesquelles consiste la difficulté, sans les envelopper dans des nombres inutiles. Ainsi soit cherchée la base d’un triangle rectangle, dont les côtés donnés sont 9 et 12, un calculateur dira que c’est ou 15. Pour nous, à la place de 9 et 12, nous mettrons a et b, et nous trouverons que la base est  ; ainsi reste­ront distinctes ces deux parties, a et b, qui dans le nombre sont confuses.

Il faut remarquer ensuite que, par nombre des relations, il faut entendre les proportions qui se suivent en ordre continu, proportions que dans l’al­gèbre vulgaire on cherche à exprimer par plusieurs dimensions et figures, et dont on appelle la pre­mière racine, la seconde carré, la troisième cube, la quatrième carré carré, mots qui, je l’avoue, m’ont longtemps trompé. Il me sembloit en effet qu’on ne pouvoit offrir à mon imagination rien de plus clair, après la ligne et le carré, que le cube et d’autres figures semblables. Elles me servoient même à résoudre bon nombre de difficultés ; mais enfin, après beaucoup d’expériences, je me suis aperçu que je n’avois rien trouvé par cette ma­nière de concevoir que je n’eusse pu reconnoître plus facilement et plus distinctement sans elle ; qu’il falloit enfin repousser tous ces noms, de peur qu’ils ne troublassent notre conception, par la raison que la même grandeur, qu’on l’appelle cube ou carré carré, ne doit cependant jamais, d’après la règle précédente, se présenter à notre imagination que comme une ligne ou une surface. Il faut noter avant tout que la racine, le carré, le cube, ne sont que des grandeurs en proportion continue, que l’on suppose toujours précédées de cette unité d’em­prunt dont nous avons déjà parlé. C’est à cette unité que la première proportionnelle se rapporte immédiatement, et par une relation unique ; la seconde, qui a pour intermédiaire la première, par deux relations ; la troisième, qui a pour inter­médiaire la première et la seconde, par trois rela­tions ; nous appellerons donc désormais première proportionnelle la grandeur qui, en algèbre, porte le nom de racine ; seconde proportionnelle, le carré ; et ainsi de suite.

Enfin, remarquons que, quoique nous croyions ici devoir abstraire de certains nombres les termes de la difficulté pour en examiner la nature, il arrive souvent qu’elle eût pu être résolue plus simplement avec les nombres donnés, que dégagée de ces nombres. Cela a lieu par le double usage des nom­bres, dont nous avons plus haut touché quel­que chose ; c’est que les mêmes expliquent tantôt l’ordre, tantôt la mesure. Et partant, après avoir cherché la solution de la difficulté lorsque cette difficulté est exprimée par des termes généraux, il faut la rappeler aux nombres donnés, pour voir si par hasard ils ne nous donneraient pas eux-mêmes une solution plus simple. Par exemple, après avoir vu que la base d’un triangle rectangle dont les côtés sont a et b étoit , que pour a2 il falloit placer 81, et pour b2 144, qui, ajoutés l’un à l’autre, font 225, dont la racine ou la moyenne proportionnelle entre l’unité et 225 est 15 ; nous en concluons que la base 15 est commensurable avec les côtés 9 et 12, non généralement parceque c’est la base d’un triangle rectangle, dont un des côtés est à l’autre comme 3 à 4. Tout cela nous le distinguons, nous qui cherchons à avoir des choses une connoissance claire et nette ; mais les calculateurs ne s’en inquiètent pas, se conten­tant de rencontrer la somme cherchée, sans remar­quer comment elle dépend des données, seul et unique point dans lequel consiste la science.

Enfin, il faut observer en général qu’il ne faut confier à sa mémoire rien de ce qui n’exige pas une attention perpétuelle, si l’on peut le déposer sur le papier, de peur que ce souvenir superflu ne dérobe une partie de notre esprit à la pensée de l’objet présent. Il faut dresser une table pour y écrire les termes de la question, telle qu’elle aura été pro­posée la première fois ; ensuite nous indiquerons comment on les abstrait, et par quels signes on les représente, afin que, quand les signes mêmes nous auront donné la solution, nous puissions l’appli­quer sans aucun secours de notre mémoire au sujet particutier ; en effet, on ne peut abstraire une chose que d’une autre moins générale. J’écrirai donc de cette manière : on cherche la base A, C dans le trian­gle rectangle A, B, C ; et j’abstrais la difficulté pour chercher en général la grandeur de la base d’après la grandeur des côtés ; ensuite, au lieu de ab, qui égale 9, au lieu de bc, qui égale 12, je pose b.

et ainsi de reste.

Il faut noter en outre que ces quatre règles nous serviront encore dans la troisième partie de ce traité, mais prises dans une plus grande latitude qu’ici, comme il sera dit en son lieu.

règle dix-septième.

Il faut parcourir directement la difficulté proposée, en faisant abstraction de ce que quelques uns de ses termes sont connus et les autres inconnus, et en sui­vant, par la marche véritable, la mutuelle dépendance des unes et des autres.

Les quatre dernières règles ont appris comment les difficultés déterminées et parfaitement comprises doivent être abstraites de chaque sujet, et réduites au point qu’on n’ait plus rien à chercher que quelques grandeurs que l’on connoîtra, parcequ’elles se rapportent de telle ou telle façon à certaines données. Maintenant nous exposerons dans les cinq règles suivantes comment ces diffi­cultés doivent être traitées, de façon que toutes les grandeurs inconnues, contenues dans une propor­tion, soient subordonnées les unes aux autres, et que le rang que la première occupe par rapport à l’unité, la seconde l’occupe à l’égard de la pre­mière, la troisième à l’égard de la seconde, la qua­trième à l’égard de la troisième, et ainsi de suite, si le nombre va plus loin, pour qu’elles fassent une somme égale à une grandeur connue ; et tout cela par une méthode tellement certaine, que nous pouvons affirmer sûrement qu’aucun autre pro­cédé n’eût pu la réduire à des termes plus simples.

Mais quant à présent, il faut remarquer que, dans toute question à résoudre par déduction, il est une voie simple et directe par laquelle nous pouvons passer d’un terme à un autre avec la plus grande facilité, tandis que tous les autres chemins sont indirects et plus difficiles. Pour comprendre ceci, il suffit de se rappeler ce que nous avons dit à la règle XIe, où nous avons exposé quel est l’en­chaînement des propositions, qui, comparées isolé­ment, chacune avec la plus voisine, nous laissent facilement apercevoir comment la première et la dernière sont en rapport, encore bien que nous ne puissions pas aussi facilement déduire les intermédiaires des extrêmes. Maintenant, si nous considérons la dépendance de chacune entre elles, sans que l’ordre soit nulle part interrompu, pour conclure de là comment la dernière dépend de la première, nous parcourons directement la difficulté. Mais au contraire, si, de ce que nous savons que la première et la dernière sont jointes entre elles par une connexion quelconque, nous voulions en déduire les intermédiaires qui les unissent, ce serait suivre la marche indirecte et contraire à l’ordre naturel. Mais comme ici nous ne nous occupons que de questions enveloppées, dans lesquelles il faut découvrir par une marche inverse, les extrêmes[5] étant connus, certains ter­mes intermédiaires, tout l’art en ce lieu doit connoîtrons à pouvoir, en supposant connu ce qui ne l’est pas, nous munir d’un moyen facile et direct de recherche même dans les difficultés les plus embarrassées ; et rien n’empêche que cela n’ait toujours lieu, puisque nous avons supposé, au com­mencement de cette partie, que nous reconnoissons que les termes inconnus dans la question sont dans une mutuelle dépendance des termes connus, tellement qu’ils en sont parfaitement déterminés. Si donc nous réfléchissons aux choses qui se pré­sentent d’abord aussitôt que nous reconnoissons cette détermination, et que nous les mettions, quoique inconnues, au nombre des choses connues, pour en déduire, graduellement et par la vraie route, le connu même comme s’il étoit inconnu, nous remplirons tout ce que cette règle exige. Nous en remettons les exemples, ainsi que d’autres choses dont nous avons à parler, à la règle vingt-qua­trième, parceque ce sera mieux là leur place.

règle dix-huitième.

Pour cela il n’est besoin que de quatre opérations, l’addition, la soustraction, la multiplication et la division ; même les deux dernières n’ont souvent pas besoin d’être faites, tant pour ne rien embrasser inutilement, que parcequ’elles peuvent par la suite être plus facilement exécutées.

La multiplicité des règles vient souvent de l’igno­rance des maîtres, et ce qui pourroit se réduire à un principe général unique est moins clair lors­qu’on le divise en plusieurs règles particulières. Aussi réduisons-nous sous quatre chefs seulement toutes les opérations dont nous avons besoin pour parcourir les questions, c’est-à-dire pour déduire les grandeurs les unes des autres. Comment ce nombre est-il suffisant ? c’est ce que l’explication de cette règle démontrera.

En effet, si nous parvenons à la connoissance d’une grandeur parceque nous avons les parties dont elle se compose, cela a lieu par l’addition ; si nous connoissons une partie parceque nous avons le tout et l’excédant du tout sur la partie, cela se fait par soustraction. Il n’y a pas d’autre moyen pour déduire une grandeur quelconque d’autres grandeurs prises absolument, et dans les­quelles elle est contenue de quelque manière que ce soit. Si au contraire une grandeur est intermé­diaire entre d’autres, dont elle est entièrement di­stincte et qui ne la contiennent nullement, il faut l’y rapporter par quelque point ; et ce rapport, si c’est directement qu’on le cherche, on le trou­vera par la multiplication ; si c’est indirectement, par la division.

Pour éclaircir ces deux choses, il faut savoir que l’unité, dont nous avons déjà parlé, est ici la base et le fondement de tous les rapports, et que dans une série de grandeurs en proportion continue elle occupe le premier degré ; que les grandeurs données sont au second degré ; que dans le troi­sième, le quatrième et les autres sont les gran­deurs cherchées si la proportion est directe ; si au contraire elle est indirecte, l’inconnu est dans le second degré et dans les degrés intermédiaires, et le connu dans le dernier. Car si l’on dit, comme l’unité est à a ou à 5, nombre donné, ainsi b ou 7, nombre donné, est à l’inconnu, lequel est ab ou 35, alors a et b sont au second degré, et ab qui en est le produit est au troisième ; si l’on ajoute, comme l’unité est à c ou 9, ainsi ab ou 35 est à l’inconnu abc ou 315, alors abc est au quatrième de­gré, et le produit de deux multiplications d’ab et de c qui sont au second degré, et ainsi du reste. De même, comme l’unité est à a = 5, ainsi a = 5 est à a2 ou 25 ; et d’autre part, comme l’unité est à a = 5, ainsi a2 ou 25 est à a3 ou 125 ; et enfin, comme l’unité est à a = 5, ainsi a3 = 125 est a4 qui égale 625, etc. En effet, la multiplication ne se fait pas autrement, qu’on multiplie une même grandeur par elle-même, ou qu’on la multiplie par une autre qui en diffère entièrement.

Maintenant si l’on dit : comme l’unité est a = 5, diviseur donné, ainsi B ou 7 inconnu est à ab ou 35, dividende donné, l’ordre est renversé. Aussi B inconnu ne peut se trouver qu’en divisant ab par a donné aussi ; de même si l’on dit, comme l’unité est à a ou 5 inconnu, ainsi a ou 5 inconnu est à A2 ou 25 donné, ou encore comme l’unité est à A = 5 inconnu, ainsi A2 ou 25 cherché, est à A3 ou 125 donné, et ainsi de suite. Nous embrassons toutes ces opérations sous le titre de division, quoiqu’il faille noter que ces dernières espèces renferment plus de difficultés que les premières, parceque souvent la grandeur cherchée y est contenue, la­quelle par conséquent renferme plus de rapports. Car ces exemples reviennent à dire, qu’il faut ex­traire la racine carrée de a2 ou 25, ou le cube de a3 ou 125, et ainsi de suite. Cette manière de s’ex­primer, usitée parmi les calculateurs, équivaut, pour nous servir des expressions des géomètres, à cette forme, qu’il faut chercher la moyenne pro­portionnelle, entre cette grandeur de laquelle on part, et que nous nommons unité, et celle que nous désignons par a2, ou les deux moyennes pro­portionnelles entre l’unité et a3, et ainsi des autres.

De là, on comprend facilement comment ces deux opérations suffisent pour faire trouver toutes les grandeurs, qui par un rapport quelconque doivent se déduire de certaines autres. Cela bien entendu, il nous reste à exposer comment ces opérations doivent être ramenées à l’examen de l’imagination, et comment il faut les figurer aux yeux, pour ensuite en expliquer l’usage et la pra­tique.

S’il s’agit de faire une division, ou une sous­traction, nous concevons le sujet sous la forme d’une ligne ou d’une grandeur étendue dans la­quelle il ne faut considérer que la longueur. Car s’il faut ajouter la ligne a à la ligne b, nous joindrons l’une à l’autre de cette manière , et nous aurons . Si au contraire il faut extraire la plus petite de la plus grande, par exemple b de a, nous les appliquons l’une sur l’autre ainsi, , et nous avons la partie de la plus grande que la plus petite ne peut couvrir, à sa­voir . Dans la multiplication nous aurons aussi ces grandes données sous la forme de lignes ; mais nous imaginons qu’elles forment un rectan­gle, car si nous multiplions a par b, nous adop­tons nos deux lignes à angle droit ab de cette manière , et nous avons le rectangle

De plus, si nous voulons multiplier par , il faut concevoir ab comme une ligne, savoir , pour avoir

pour abc.

Enfin dans la division où le diviseur est donné, nous imaginons que la grandeur à diviser est un rectangle, dont un des côtés est diviseur et l’autre quotient. Ainsi soit le rectangle a à diviser par , on ôte la largeur et on a pour quotient, ou au contraire si on divise par on ôtera la largeur et le quotient sera .

Mais dans les divisions où le diviseur n’est pas donné, mais seulement indiqué par un rapport quelconque, comme quand on dit qu’il faut ex­traire la racine carrée ou cubique, etc., il faut alors concevoir le dividende et tous les autres termes, comme des lignes existant dans une série de pro­portions continues, dont la première est l’unité, et la dernière la grandeur à diviser ; au reste, comment il faudra trouver entre cette dernière et l’unité toutes les moyennes proportionnelles, c’est ce qui sera dit en son lieu. Il suffit d’avertir que nous supposons de telles opérations non encore ache­vées ici, puisqu’elles ne peuvent avoir lieu que par une direction inverse et réfléchie de l’imagination, et que nous ne traitons ici que des opérations qui se font directement.

Quant aux autres opérations, elles sont très faciles à faire, de la manière dont nous avons dit qu’il faut les concevoir. Il reste cependant à ex­poser comment les termes en doivent être prépa­rés ; car, encore bien qu’à la première apparition d’une difficulté nous soyons libres d’en concevoir les termes, comme des lignes ou des rectangles, sans jamais leur attribuer d’autres figures, ainsi qu’il a été dit règle xive, souvent cependant, dans le cours de l’opération, le rectangle une fois pro­duit par la multiplication de deux lignes doit être bientôt conçu comme une ligne pour l’usage d’une autre opération, ou bien le même rectangle, ou la ligne produite par une addition ou une soustrac­tion, doit être conçu comme un autre rectangle indiqué au dessus de la ligne par laquelle il doit être divisé.

Il est donc nécessaire d’exposer ici comment tout rectangle peut se transformer en une ligne, et, d’autre part, la ligne ou même le rectangle en un autre rectangle, dont le côté soit désigné ; cela est très aisé pour les géomètres pour peu qu’ils remarquent que par lignes, toutes les fois que nous les comparons, comme ici, avec un rectangle, nous concevons toujours des rectangles dont un côté est la longueur que nous avons prise pour unité. Ainsi tout se réduit à cette proposition-ci : Étant donné un rectangle, en construire un autre égal sur un côté donné.

Quoique cette opération soit familière aux moins avancés en géométrie, je l’exposerai cependant pour ne pas paroître avoir rien oublié.

règle dix-neuvième.

C’est par celle méthode qu’il faut chercher au­tant de grandeurs exprimées de deux manières dif­férentes que nous supposons connus de termes incon­nus, pour parcourir directement la difficulté ; car, par ce moyen, nous aurons autant de comparaisons entre deux choses égales.

règle vingtième.

Après avoir trouvé les équations, il faut achever les opérations que nous avons omises, sans jamais employer la multiplication toutes les fois qu’il y aura lieu à division.

(Le reste manque)
règle vingt et unième.

S’il y a plusieurs équations de cette espèce, il faudra les réduire toutes à une seule, savoir à celle dont les termes occuperont le plus petit nombre de degrés, dans la série des grandeurs en proportion continue, selon laquelle ces termes eux-mêmes doi­vent être disposés.




  1. Il y a ici une lacune.
  2. Il y a ici une lacune.
  3. Ubi intrinsecum.
  4. Il y a ici une lacune.
  5. Le texte : externis. Lisez : extremis.