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Réception de M. Joseph Bédier à l’Académie française

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Réception de M. Joseph Bédier à l’Académie française
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 465-468).
RÉCEPTION
DE M. JOSEPH BÉDIER
À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Un visiteur étranger, qui eût pénétré le 3 novembre sous la Coupole, au milieu d’un public recueilli, eût pensé justement qu’il assistait à quelque cérémonie, service ou commémoration en l’honneur d’Edmond Rostand. L’Académie recevait M. Joseph Bédier, et l’auteur des Légendes épiques a prononcé en historien un éloge, fondé sur les témoignages et sur les textes, de l’auteur de Cyrano. M. Barthou a apporté, à son tour, le tribut de l’amitié à son voisin de Cambo : il en a tracé un portrait à la fois familier et éloquent.

Debout devant un lutrin sur lequel son discours est posé, grand, le poing sur la hanche, l’épée au côté, M. Bédier apparaît comme dans un tableau de bataille. Le jour qui vient du cintre éclaire son large front, autour duquel tourne la flamme à peine visible des cheveux. La lumière dessine l’angle des yeux inquiets, et, sur le visage osseux, illumine les moustaches de guerrier tartare. M. Bédier parle avec force, d’une voix colorée, dont la lenteur n’est pas sans art. Il y a en lui de l’inquiet et de l’attentif. S’il tourne la tête, c’est d’un mouvement brusque ; dans le mouvement même d’une phrase, il s’arrête et il lui faut franchir un obstacle invisible. La science, quand elle n’étourdit, point son homme, est une admirable discipline. Pendant la guerre, M. Bédier, portant l’uniforme bleu, vivant dans les camps et dans les lignes, a écrit un livre d’une étrange beauté, une sorte d’histoire condensée de l’infanterie française, un abrégé net, clair, nu et fort, où les faits resserrés éclatent en éloquence. De même qu’il avait suivi les routes des pèlerins de France pour surprendre au long de leurs itinéraires les poèmes naissants, M. Bédier, a, dans la boue des relèves, surpris le premier les éléments de cette grande épopée, la dernière geste de la piétaille de France.

Je le revois tel que nous l’avons connu alors. Il y avait en lui de l’homme d’étude et du soldat. L’honnêteté de l’esprit, la loyauté rayonnaient sur ce visage tourmenté. On a fait, l’autre jour, allusion au tempérament batailleur des ancêtres de M. Bédier, Bretons qui durent s’exiler après la conspiration de Cellamare. On a parlé de ce mousquetaire rouge dont il descend, et qui eut des duels. L’héritage d’un sang aventureux se reconnaissait encore chez cet érudit plein de scrupules. La chaleur de l’âme brûlait dans ce regard immobile, que l’esprit critique a rendu si pénétrant ; et la richesse de la pensée embarrassait parfois la parole.

M. Bédier, ayant à parler de Rostand, a étudié son sujet avec toutes les ressources de l’érudition, et il en a parlé avec une admiration émue. C’est l’heureux privilège du travail scientifique, que cette tendresse qu’il donne pour le sujet qu’on a entrepris. Mais ici, cette inclination était fortifiée par une curieuse ressemblance entre le génie de Rostand et l’esprit de ces vieux trouveurs, qui sont l’objet propre des études de M. Bédier. Celui-ci, après s’être longtemps contenu, a fini par indiquer cette ressemblance dans les dernières lignes de son discours : « Ah ! comme il serait facile, a-t-il dit, d’évoquer les vrais ancêtres des héros d’Edmond Rostand ! Du palais d’Artus ou de la forêt de Broceliande ils sortiraient en bel arroi, parés de leurs armes vermeilles, les chevaliers aventureux, les poursuivants de l’amour lointaine, les Gauvain et les Palamède, ceux qui s’évertuent, comme l’Aiglon, vers la Cité Périlleuse, ceux qui s’escriment, comme Cyrano, contre les mauvaises coutumes… »

Habile à comparer les textes, M. Bédier n’a pas pu n’être point frappé de la ressemblance qui unit entre eux les héros de Rostand ; mais par une prudence de savant, il a été d’abord effrayé de la découverte qu’il faisait ; et il aurait hésité à reconnaître que Joffroy Rudel, et Cyrano et l’Aiglon étaient le même personnage, si la découverte d’un texte précis n’avait tout à coup rassuré sa conscience. Rostand lui-même a reconnu qu’il s’était peint dans Chantecler ; or la ressemblance de Chantecler avec l’Aiglon, Cyrano et l’amant de Mélissinde est évidente ; donc tous ne sont qu’un, qui est le poète lui-même. On n’a pas accoutumé, sous la Coupole, d’entendre un jeu de déductions si scrupuleux. Il me semble au surplus que l’évidence eût été plus manifeste encore, si au lieu de considérer les personnages, qui sont assez divers, M. Bédier eût considéré ce qu’on pourrait appeler le thème fondamental, commun aux quatre ouvrages. On pourrait l’appeler, en langage de médiéviste, la Quête du Rêve impossible. Rostand au fond n’a jamais traité que ce sujet, et, en comparant les quatre variantes, on voit apparaître une idée secondaire, qui achève la pensée du poète : c’est qu’à mesure qu’on est plus près de son rêve, la chute est plus lourde et l’infortune pire. De poème en poème, ce héros unique qui s’appelle tour à tour Joffroy, Cyrano, l’Aiglon et Chantecler, approche davantage le but : Joffroy est trahi, Cyrano n’est pas aimé ; l’Aiglon est bercé d’une triple tendresse et Chantecler n’a plus rien à souhaiter ; et la détresse des personnages croît en raison inverse de leur bonheur apparent, Joffroy étant le plus heureux et Chantecler le plus désespéré. Ce double rythme opposé, qui parcourt l’œuvre de Rostand, achève, si je ne me trompe, d’en définir le sens.

M. Barthou répond. Je le vois de profil. L’habitude de la tribune, la nécessité de convaincre des électeurs et, ce qui est pis, des collègues, l’ont accoutumé à scander ses phrases, et à faire entrer ses mots dans des cervelles rebelles. Il enfonce chaque virgule d’un petit coup de barbe vertical, et il affermit sa pensée d’une secousse de la tête.

Il a composé son discours de deux portraits : celui de M. Bédier et celui de Rostand. Du premier, il a loué la jolie reconstitution qu’il a faite de la légende de Tristan. Il a même laissé entendre que ce petit livre avait pesé dans le choix de l’Académie. Il faut le croire, puisque l’académicien le plus qualifié le dit. C’est un ouvrage très agréable, supérieur, je le confesse, à la Bibliothèque bleue et aux Amadis du comte de Tressan, quoiqu’il donne un peu le même plaisir. M. Barthou a ensuite raconté avec beaucoup de finesse et d’agrément la genèse de ce très beau livre qui s’appelle les Légendes épiques, et qui est l’œuvre maîtresse de M. Bédier.

Des noms émouvants passaient dans ce discours ; les plus belles légendes de France et les plus émouvantes semblaient, présentes sous cette Coupole où.il y a tant de présences invisibles. Parmi ces fantômes il y en avait deux que tout le monde reconnaissait : c’étaient Tristan et Iseult. Pour les autres, je crains que la plus grande partie du public n’ait été un peu empêchée de leur donner un nom ; tant notre vieille poésie nous est étrangère. M. Barthou a félicité M. Bédier de nous avoir rendu Tristan. « Depuis Wagner, a-t-il dit, il semblait que le sujet de Tristan et Iseult n’appartînt plus qu’à Wagner. Il l’avait traité à sa façon, en génie tout-puissant et, enivrés par l’irrésistible magie de ses incantations musicales, nous avions fini ou plutôt commencé par ne connaître d’autre façon que la sienne. La puissance de sa musique nous avait imposé son poème et nous ne savions que par lui, aventures et sentiments, les personnages de l’immortelle légende de l’amour et de la mort. Grâces vous soient rendues, monsieur, pour avoir restitué à la France un poème qui est de France. »

Ce passage, écrit par un lettré et par un musicien, n’est que trop vrai, et pourtant il fait rêver. Qui sait si le succès même du livre de M. Bédier n’a pas été rendu plus aisé par cette gloire dont Wagner avait environné les deux amants ? Il y a bien d’autres légendes de notre moyen-âge qui sont aussi belles ; et celle de Lancelot et celle de Merlin Les curieux seuls les connaissent. Pourquoi les six volumes des Romans de la Table Ronde de Paulin Paris n’ont-ils pas été tirés à cent éditions, comme le volume de M. Bédier ? La matière est aussi riche, et le talent n’est guère intérieur. Enfin dans l’œuvre même, de Wagner, est-il si facile de distinguer ce qui est allemand et ce qui est français ? Le passage le plus allemand est sans doute le duo du second acte ; je croyais, comme tout le monde, que cet appel passionné à la mort, était du plus sombre génie d’outre-Rhin, et qu’il y avait là du Schopenhauer mis en musique. Ne vous y fiez pas. Ce duo est dans le poème même de Beroul. « Non, dit Trisian,… ce n’est pas ici le verger merveilleux. Mais un jour, amie, nous irons au pays fortuné dont nul ne retourne ;… le soleil n’y brille pas et pourtant nul ne regrette sa lumière… » Qui n’entend le balancement de la mélodie douce et désespérée, que ce passage a inspirée à Wagner ? On le croyait le plus germanique du poème, il est justement celtique…

Pour le portrait de Rostand, M. Barthou l’a tracé avec émotion et il est charmant. Il a montré ce vrai poêle, timide devant son génie et inquiet de sa tâche. Il a fait justice de bien des légendes. Il l’a montré souffrant de cette réclame insensée qui offensait sa délicatesse, méfiant envers soi, brave pour les autres, de cœur fidèle et d’esprit gracieux. Mais on n’évoque pas en vain la poésie. Déjà M. Bédier avait dit, avec beaucoup d’art et de pathétique, un poème du Vol de la Marseillaise, et on l’avait longtemps applaudi. M. Barthou, piqué d’émulation, a dit, avec une grâce plus alanguie, une jolie réponse en rimes que Rostand envoya de Cambo. Il y a des heures dans la nature où les sous-préfets font des vers. Il y en a où les ministres de la guerre récitent des sonnets. C’est la revanche des muses.


HENRY BIDOU.