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Réceptions académiques - Le maréchal Joffre à l’Académie française

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Réceptions académiques - Le maréchal Joffre à l’Académie française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 226-230).
RÉCEPTIONS ACADÉMIQUES

LE MARÉCHAL JOFFRE
À L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le 19 décembre, l’Académie, en recevant le vainqueur de la Marne, a célébré la victoire définitive de la France. Deux chefs d’État, des ambassadeurs, des ministres, la foule des hommes célèbres et des gens connus, formaient l’assemblée devant laquelle un grand soldat et un grand poète ont rendu témoignage, le soldat par des mots simples et éternels, le poète avec une magnificence éloquente. Réunion vraiment solennelle, où les voix parlaient pour l’histoire, et où la postérité écoutait à la porte.

On n’avait pas vu de longtemps cette affluence. Bien avant midi, de longs serpents de spectateurs agglomérés font la queue devant les portes. Dans la cour même de l’Institut, les invités privilégiés qui ont des billets gris pour le centre, forment une redoutable colonne par quatre, tassée, profonde et noire, en formation d’assaut contre les battants fermés, avec des sergents de ville en serre-file. Les cataractes du ciel déversent un tir de contre-préparation sur cette place d’armes. Personne ne bouge. Les parapluies ruisselants laissent couler l’eau comme par des gouttières. À midi, la porte s’entr’ouvre. Les assaillants entrent par petits paquets. On s’écrase un peu. On crie : « Ouvrez la porte ! » Enfin on pénètre dans les sapes des couloirs et l’on arrive dans l’amphithéâtre. Il est rempli d’une rumeur bourdonnante. Les tribunes regorgent. On s’y querellera presque. À l’Académie ! Les banquettes, les tabourets d’atelier qu’on ajoute, suffisent à peine. Presque toutes les femmes sont en toilette sombre, mais beaucoup d’hommes portent l’uniforme bleu pâle. Dans le discours prophétique où il avait annoncé l’entrée du général vainqueur sous la coupole, Renan s’était écrié : « Oh ! la belle séance que celle où on le recevra ! Comme les places y seront recherchées ! » Tout à l’heure, quand M. Richepin lira ce passage, l’assemblée rira de le trouver si juste. Longtemps après que les discours ont commencé, on entend encore dans un couloir lointain des protestations, des réclamations, une voix de femme…

À une heure, au roulement des tambours, M, Richepin prend place au bureau, entre M. Denys Cochin et M. Doumic. Les membres des cinq académies entrent et prennent place. Tout à coup, dans le cadre noir de la petite porte, on voit un uniforme, une stature puissante, un visage clair, des cheveux couleur de vermeil dédoré. Toute la salle applaudit, debout, le maréchal Joffre. Ses portraits ne donnent guère une idée de lui. Ils durcissent ses traits. Cet homme du Midi a le teint frais d’un Flamand. Le front bien modelé s’achève par des sourcils épais et blonds. Les joues pleines se raccordent à la moustache. Les yeux et la bouche ne paraissent que comme des taches d’ombre sans contour, mais dans cette ombre on devine le regard et on lit le sourire. Vieil usage de soldat : il répond aux acclamations par le salut militaire. Une seconde salve d’applaudissements : c’est le président Wilson. Il prend place au premier rang des académiciens auprès de M. Poincaré. Au milieu de tous ces uniformes chamarrés, ces deux hommes en jaquette représentent deux des plus grandes nations du monde. À droite de M. Wilson, M. Bergson, et plus loin M. Boutroux.

Le maréchal a pris au milieu de ses confrères la place traditionnelle, près du petit pupitre où tient juste un verre d’eau. Son manuscrit a le format d’un petit in-octavo. Il commence à lire, d’une voix un peu grasse, avec un accent arrondi : « Le 21 février 1889, Jules Claretie prenait séance au milieu de vous… » Il rappelle que Renan se demandait alors si les hommes de la Révolution avaient fait quelque chose et préparé l’avenir. Et sa voix s’émeut, s’assourdit et se scande pour répondre : « Ils avaient fondé cette grande et belle nation, protectrice du droit, amoureuse de la liberté, qui, à l’été de l’année 1914, opposait les poitrines de ses fils aux coups déloyaux des champions de la barbarie. »

Il fait ensuite, tout en s’en défendant, un portrait de Claretie, et ce portrait est excellent. Ce sont des fragments des carnets, mais choisis de façon à peindre l’homme, « Aimer le vrai et le simple, être droit et adroit, clair et net, faire de son mieux et laisser dire. » Le maréchal a détaché ces deux dernières maximes. Pour la première fois, il a fait un geste, de l’avant-bras droit, non pas un geste d’acteur, mais un mouvement, comme si de la main il chassait rondement les importuns et les calomniateurs. Mais s’agissait-il encore du mort ? C’était la dernière ligne du portrait de Claretie ; c’était aussi la première ligne de l’examen de conscience de Joffre.

Cet examen a été le discours même. Dans un style où les mots ont tout leur son et leur poids, le maréchal a fait la suprême leçon sur la guerre, la leçon qu’il pouvait seul faire, lui l’auteur de la péripétie. Et il a montré ce bon sens, cette clarté, cet esprit d’équilibre et de justesse, qui resteront ses traits mêmes. Il a, pour le passé et pour l’avenir, affirmé une fois de plus que la guerre ne s’improvise pas ; il a rappelé quels avantages une longue préparation donnait à l’Allemagne, quels deuils la création d’une armée encore inexercée avait coûtés à l’Angleterre. Il a fait un éloge magnifique de ces grands États-majors d’armée français, à qui l’on doit une telle part de la victoire. Dites par ce chef, ces paroles ne sont pas vaines. Avant la guerre, il y avait une tendance à croire, en France et Allemagne, que la guerre serait ce qu’on appelle une guerre de soldats, comme a été la guerre de 1859 en Italie. Plus tard, on a cru qu’elle était une guerre de matériel. Et certes la valeur incomparable du soldat français, la puissance et la nouveauté du matériel créé pendant ces quatre années, ont été des éléments essentiels de la victoire. Des soldats, le maréchal a tracé un portrait familier, tendre, délicieux. Il les a montrés dans la boue et la neige et les marais perfides, bons, accueillants, affectueux et gais, supportant les privations avec bonne humeur, faisant avec simplicité le sacrifice de leur vie, ignorants de la peur, honnêtes dans le devoir, aimant la vérité, respectant la justice, francs, naïvement braves et confiants dans la France. Mais enfin la guerre, si on veut la définir dans un seul mot, a été une guerre d’états -majors. Ils ont eu à résoudre des problèmes d’une difficulté inconnue. Sans eux, les plus belles vertus militaires des troupes eussent été paralysées. Ce n’est pas un éloge que prononce le maréchal, c’est une doctrine qu’il affirme. Et ce n’est pas seulement la compétence technique des états-majors qu’il loue, c’est leur valeur morale. A qui doit aller votre reconnaissance ? a-t-il demandé. « A ces chefs résolus et calmes qui toujours, dans les moments les plus tragiques, gardèrent intacte leur foi dans la victoire de nos armes, illustrant victorieusement la règle la plus vraie de tout l’art militaire, qui veut qu’un général soit battu alors seulement qu’il se croit battu... » Le maréchal prononce ces paroles d’une voix forte, et en l’entendant, nous évoquons tous ces journées tragiques où, dans l’angoisse universelle, il n’a jamais douté. Il poursuit : « Au cours des premières semaines de la guerre, jamais nous n’aurions pu faire ce que nous avons fait si les grands états-majors d’armée n’étaient demeurés comme des rocs dans la tempête, répandant autour d’eux la clarté et le sang-froid. Ils entouraient leurs chefs, sur qui pesaient les responsabilités les plus lourdes, d’une atmosphère de confiance saine et jeune qui les soutenait, les aidait. Ils gardaient dans le labeur le plus épuisant, au cours d’une épreuve morale terrible, une lucidité de jugement, une facilité d’adaptation, une habileté d’exécution d’où devait sortir la victoire. »

Constance, fermeté de l’esprit, foi : voilà les vertus au service de l’habileté technique. Plus on étudie l’histoire militaire, mieux on apprend qu’une armée est battue non point parce que son adversaire est plus fort ou commandé avec plus de génie, mais parce qu’elle porte en elle-même les raisons du désastre. La défaite et la victoire sont pour ainsi dire des événements d’ordre intérieur, que le choc détermine, mais qu’il ne cause pas. Voilà la suprême leçon qui est dans le discours du maréchal. Et c’est en exprimant sa plus profonde pensée qu’il a trouvé le plus beau langage. Il a montré comment l’infortunée armée russe avait subi des défaites imméritées parce que la nation troublée ne la soutenait plus de sa foi et de sa volonté ; et il a montré dans une phrase vraiment magnifique les raisons profondes de la victoire française. « Je sentis naître dans l’armée qui venait se ranger sous mes ordres, cette résolution, ce renoncement, cette confiance qui proclament la justice de la cause et rendent les armées invincibles. Ce peuple amoureux de liberté acceptait avec fermeté la dure servitude de la guerre, parce qu’il avait conscience d’avoir sincèrement voulu la paix et qu’un sûr instinct lui dévoilait la grandeur de la tâche qu’il devait accomplir : faire la guerre, non seulement pour que la France demeure grande et belle, mais aussi pour que les peuples vivent libres, pour que l’honnêteté et la loyauté des faibles soient défendues contre la méchanceté et la félonie des forts. »

Ainsi dans un langage précis comme celui d’un rapport, avec cette simplicité des gens qui savent exactement ce qu’ils disent, le maréchal traçait la philosophie de cette guerre. C’est le style même dont l’histoire grave ses monuments, et les maximes qu’elle y écrira. Cependant le public ne cessait d’applaudir, et par moments la salle tout entière, debout, saluait de longues clameurs les vivants et les morts.

M. Richepin a répondu avec une éloquence chaleureuse. Sa voix timbrée menait ses phrases harmonieuses, les développait, les enflait, les suspendait soudain, et les lançait enfin à travers l’espace où elles s’évanouissaient dans un fracas doré. Après avoir nié qu’il fût besoin au maréchal Joffre de titres littéraires, il a montré ces titres : les instructions, les proclamations, qui vivront autant que la langue française. Il a lu le simple et touchant salut à l’Alsace ; il a dit, comme un poème, l’ordre du jour que toute la France sait par cœur, l’ordre du jour du 6 septembre 1914 : « Au moment où s’engage une bataille d’où dépend le salut du pays... » A quoi pensait le maréchal en entendant de nouveau ces phrases immortelles ? Quelles scènes revoyait-il de ce drame, le plus émouvant que l’histoire du monde ait connu ? Tout à coup, les fermes méplats de sa figure se sont pour ainsi dire détendus, son teint s’est coloré, et le vainqueur de la Marne s’est mis à pleurer. Après quoi, il a tiré son mouchoir de son dolman, en toute simplicité, et il s’est essuyé les yeux.

Alors d’une voix plus rapide et plus brève, M. Richepin a lu l’ordre du jour du 12 septembre, celui qui sonne la victoire. Et il a montré comment la victoire de la Marne elle-même était une œuvre d’art bien française, et qu’elle resterait dans les chefs-d’œuvre de l’esprit national, comme les Méditations de Descartes et les Pensées de Pascal. Il a marqué en quelques traits heureux le caractère de cette bataille où deux mondes (se sont affrontés, comme jadis aux Champs catalauniques. Enfin il a évoqué le poète heureux qui en fera quelque jour une chanson populaire, une Marseillaise de l’humanité délivrée.

Miracle de la Marne ! Bataille qui n’est déjà plus une bataille ! Symbole de cette lutte où le droit a vaincu la force ! Quand on suit aujourd’hui la route de Sézanne à Fère-Champenoise, on revoit ces lieux sacrés, les marais de Saint-Gond étendant leurs nappes de roseaux, le Mont Aout sur l’horizon, et le pays aux bois de pins, qui ondule, marqué de tombes tricolores. Ces tombes et ces bois sont une terre sainte et nul ne la parcourt sans une émotion religieuse. Loin que le souvenir s’atténue, il se fortifie, et l’événement grandit dans les perspectives du passé, comme une cathédrale dont on s’éloigne. D’année en année, la victoire de septembre 1914 semble plus décisive. La victoire de 1918 ne fait que l’achever. Nous les confondions pendant les heures de cette séance. Tous les héros, tous les triomphes étaient salués à la fois ; les morts ressuscites participaient à cette gloire ; la France, par ses écrivains, acclamait ses soldats.


HENRY BIDOU.