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Récits d’un Chasseur/6

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. 104-136).


VI


L’ODNOVORETS[1] OVSIANIKOV


Représentez-vous, mes chers lecteurs, un homme de haute stature, corpulent, âgé de soixante-dix ans environ. Quelque ressemblance de traits avec Krilov[2] ; le regard clair et spirituel ombré de sourcils touffus, l’air grave, la parole mesurée, la démarche lente : voilà Ovsianikov. Il portait un large manteau bleu à longues manches, boutonné jusqu’en haut avec un foulard en soie lilas. Ses bottes à glands étaient très soignées et, en général, on aurait pu le prendre pour un marchand riche. Il avait les mains belles, potelées et blanches, et, tout en causant, il les portait, par un geste machinal, aux boutons de son manteau. Par son importance et son inactivité, son bon sens et sa paresse, sa droiture et son entêtement, il me rappelait les vieux boyards d’avant Pierre le Grand. La feriaz[3] aurait convenu à une pareille tête. C’était un demeurant du vieux temps. Ses voisins s’honoraient de le connaître. Quant aux odnovortsi, ses pairs selon la loi, ils s’agenouillaient devant lui, peu s’en faut, et le saluaient de très loin : il était leur gloire ; ils auraient juré pour lui.

D’ordinaire, il est difficile de distinguer un odnovorets d’un moujik. Le ménage de l’odnovorets est parfois même le plus mal tenu. Ses veaux ne sortent pas de l’étable, ses chevaux sont poussifs, son harnais est fait de corde à puits. Sans être riche, Ovsianikov se distinguait parmi les hommes de cette classe. Il habitait, seul avec sa femme, une izba commode et propre ; il avait peu de domestiques, les habillait tous en russes et les appelait ouvriers. C’étaient eux aussi qui labouraient son champ. Il ne se faisait point passer pour noble, ne tranchait point du pomiéstchik. Jamais il ne s’oubliait, par exemple, jusqu’à s’asseoir à la première invitation ou jusqu’à négliger de se lever à l’apparition d’un visiteur quelconque. Mais il le faisait avec tant de dignité, avec une affabilité si majestueuse, qu’involontairement on s’inclinait plus bas que lui. Ovsianikov aimait les anciens usages, non par superstition, mais par habitude. Il évitait les voitures à ressorts, les trouvant trop douces ; il faisait ses courses en drojki ou dans une jolie petite telega matelassée, et il conduisait lui-même son bai (il ne tenait que des chevaux bais). Son cocher, garçon aux joues rouges, aux cheveux coupés en cloche, se tenait respectueusement à côté du maître dans son armiak bleu, la tête couverte d’un bonnet de mouton très bas, la taille serrée d’une lanière. Ovsianikov faisait la sieste, allait au bain le samedi ; il ne lisait que des livres de piété, ses lunettes montées en argent gravement posées sur son nez. Il se couchait et se levait de bonne heure. Cependant, il se rasait la barbe et portait les cheveux à l’allemande[4]. Il recevait ses visiteurs cordialement, mais sans les saluer jusqu’à la ceinture, sans s’agiter outre mesure, sans s’empresser de leur offrir des conserves.

― Femme, disait-il de sa place d’une voix lente en se tournant un peu vers sa baba, offre donc des rafraîchissements à ces messieurs.

Il tenait pour un péché de vendre son blé, ce don de Dieu. En 1840, année de famine, il distribua toute sa réserve aux pomiéstchiks et aux moujiks des environs. L’année suivante, tous vinrent acquitter leur dette en nature.

Les voisins de Ovsianikov recouraient souvent à son arbitrage et presque toujours se soumettaient à son verdict, écoutaient ses conseils. Beaucoup, grâce à lui, ont fait leur partage définitif… Mais après quelques ennuis de la part des pomiéstchitsi[5], il déclara que désormais il ne serait plus médiateur entre des femmes. Il ne pouvait souffrir le bavardage des babas, leur hâte, leur emportement, leurs criailleries. Un jour, le feu éclate chez lui, un ouvrier se précipite comme un désespéré dans sa chambre en criant :

― Au feu ! Au feu !

― Ce n’est pas une raison pour crier ainsi, dit tranquillement Ovsianikov. Donne-moi mon bonnet et ma béquille.

Il aimait à exercer ses chevaux. Un jour, un jeune bitiouk[6] l’emportait dans un ravin : « Allons, jeune poulain, tu veux donc te tuer ? » murmurait Ovsianikov avec bonhomie. Et maître et garçon, drojka et poulain, tout roula dans le précipice. Heureusement le fond était matelassé d’épaisses couches de sable et personne n’eut de mal, sauf le bitiouk qui en fut quitte pour une jambe démise.

― Tu vois, reprit tranquillement Ovsianikov en se relevant, je te l’avais bien dit.

Le caractère de sa femme s’harmonisait très bien avec celui d’Ovsianikov. Tatiana Illiinichna Ovsianikov était une femme de haute taille, grave et silencieuse, éternellement coiffée d’un mouchoir en soie brune. Son abord était froid, mais personne n’eut jamais à se plaindre de sa sévérité, et les pauvres l’appelaient mère et bienfaitrice. Ses traits réguliers, ses grands yeux, ses lèvres fines témoignaient encore de l’éclatante beauté de ses vingt ans. Ovsianikov n’avait point d’enfant.

J’avais fait la connaissance d’Ovsianikov chez M. Radilov. Deux jours après, je visitai ce vieillard chez lui. Il était assis dans un large fauteuil en maroquin et lisait la Vie des Saints. Un angora gris ronronnait sur son épaule. Il me reçut, comme il avait coutume, affablement et majestueusement, et nous causâmes.

― Dites donc, Louka Petrovich, lui dis-je, autrefois, de votre temps, la vie était plus douce, n’est-ce pas ?

― À quelques égards, oui, nous avions plus de tranquillité, plus d’aisance. Et pourtant c’est mieux, en réalité, aujourd’hui, et les jours de nos enfants seront meilleurs encore.

― Eh bien, Louka Petrovich, je croyais que vous alliez faire l’éloge de votre bon vieux temps.

― Non pas, je n’ai guère eu à m’en louer. Voilà, par exemple : vous êtes un pomiéstchik, comme votre feu grand-père, eh bien ! vous ne feriez pas ce qu’il faisait, vous n’êtes pas le même homme. Sans doute, nous sommes encore opprimés, mais peut-être le faut-il : on tasse la recoupe sous la meule pour avoir le regain. À coup sûr, je ne reverrai pas, Dieu soit béni, ce que j’ai vu quand j’étais jeune.

― Quoi donc, par exemple ?

― J’ai nommé votre grand-père. C’était un petit potentat. Il nous opprimait. Vous connaissez, sans doute…, comment ne connaîtriez-vous pas votre terre ?… vous connaissez la portion de terrain qui s’étend du champ de Tcheplighine à celui de Malinine. Vous y faites vos avoines. Eh bien ! il nous appartient, il est à nous. C’est votre grand-père qui nous l’a pris. Il est allé se promener à cheval de ce côté, a dépassé sa limite, étendu la main et dit : « Ce terrain est à moi. » Et il l’a pris. Feu mon père, homme droit, juste, mais violent, ne pouvant supporter cela sans colère, ― qui voudrait perdre son bien ? ― porta plainte. Il n’avait pas été seul dépouillé ; mais les autres, plus timides, s’étaient tenus tranquilles. On annonce à votre grand-père que Petre Ovsianikov vient de réclamer son champ devant les magistrats. Votre grand-père envoie aussitôt chez nous son veneur Bauch avec sa bande, et mon père fut traîné chez le pomiéstchik. J’étais alors tout petit. Je suivis pieds nus. Eh bien ! on conduisit mon père devant le perron, sous vos fenêtres, et on le battit de verges. Votre grand-père était là, au balcon, votre grand'mère aussi à une fenêtre ; tous deux regardaient : « Maria Vassilievna, intercédez pour moi, je vous en conjure ; vous, du moins, ayez pitié ! » criait mon père. Votre grand’mère se souleva et regarda plus attentivement. Enfin, mon père dut donner sa parole qu’il renonçait à son champ et remercier l’assistance d’être relâché vivant. Et c’est ainsi que la terre vous est restée. Demandez à vos vieux moujiks le nom de ce champ-là, ils vous répondront tous : « Le champ de la bastonnade, » car on l’a baptisé du prix qu’il a coûté. Cela vous laisse entendre combien peu les petites gens ont à regretter le passé.

Je ne savais que dire à Ovsianikov, je n’osais même lever les yeux sur lui.

― Un autre voisin, vers le même temps, vint s’établir dans le pays. Il s’appelait Komov, Stepane Niktopolionitch. Celui-ci pensa rendre fou mon père. Ivrogne fieffé, quand il avait dit en français, après avoir bu : « C’est bon ! » il n’y avait plus qu’à emporter les icônes. Il envoyait souvent inviter les voisins, et si l’on n’accourait pas, il venait lui-même dans sa troïka et cela se passait mal. Quel homme étrange ! À jeun, il ne mentait jamais. Dès qu’il avait bu, on pouvait être sûr qu’il allait vous raconter comme quoi il possédait à Peter[7] trois maisons sur la Fontanka, l’une rouge avec une seule cheminée, l’autre jaune avec deux cheminées, l’autre bleue sans cheminée. Il ajoutait qu’il avait trois fils (notez qu’il était garçon) : l’un dans l’infanterie, l’autre dans la cavalerie, le troisième ni à pied ni à cheval. Chacun de ses fils habitait l’une des trois maisons. Le premier ne recevait que des amiraux, le deuxième que des généraux et le troisième que des Anglais. Là-dessus, il se levait en disant : « Buvons à mon aîné, c’est le meilleur, » et il pleurait. Malheur à qui laissait son verre : « Je te ferai fusiller ! et je ne permettrai pas qu’on t’enterre. » Puis il sautait de sa place en criant : « Peuple de Dieu ! maintenant il faut danser, pour votre plaisir et pour le mien !… » Et on pouvait mourir, mais il fallait danser. Il a mis sur les dents toutes ses jeunes serves, il les obligeait parfois à chanter en chœur, à tue-tête, toute la nuit. Celle qui atteignait la note la plus aiguë recevait une récompense et quand la fatigue mettait fin à ce sabbat, le pomiéstchik roulait sa tête dans ses mains en se désolant d’une façon burlesque : « Ô orpheline, orphelinette, on t’abandonne, mon pigeon ! » Alors les palefreniers s’efforçaient de rendre du courage aux jeunes filles et le sabbat recommençait. Mon père lui avait plu, que voulez-vous ? Il a failli le tuer tant il l’aimait, et certes, il l’aurait tué si par bonheur il n’était mort lui-même, ayant monté, complètement ivre, en haut d’un colombier. Voilà, Monsieur, un de nos voisins du bon temps.

― Notre époque est différente, remarquai-je.

― Sans doute, confirma Ovsianikov. Pourtant, il faut dire que la noblesse avait alors infiniment plus d’éclat qu’aujourd’hui, et je ne parle pas des velmojes[8]. Ceux-là sont hors ligne, je les ai vus à Moscou. On dit que maintenant ils sont en décadence.

― Vous êtes donc allé à Moscou ?

― Oui, il y a longtemps, très longtemps, je suis dans ma soixante-treizième année ; j’étais dans ma seizième quand je suis allé à Moscou.

Ovsianikov soupira.

― Qu’y avez-vous vu ?

― Beaucoup de velmojes. Et on pouvait les voir autant qu’on voulait. Ils vivaient ouvertement par gloriole. Aucun n’allait à la hanche du comte Alexis Grigorievitch Orlov-Tchesmensky. J’avais tout le loisir de voir le comte Alexis. Son régisseur était mon oncle. Le comte demeurait à la Chabolovka, près de la porte de Kalouga. Voilà un velmoje ! Quelle grandeur et quelle grâce ! On ne peut rien s’imaginer de pareil. Une taille, une force, un regard ! Quand on ne le connaissait pas, on avait peur de lui, mais dans sa maison on se sentait réchauffé et réjoui comme par le soleil. Il était accessible à tous. Il excellait en tout. Aux courses, il menait lui-même et acceptait n’importe qui pour adversaire. Jamais il ne se hâtait pour devancer son rival, jamais il ne l’accrochait, et il ne lâchait décidément les brides qu’en approchant de la borne. Et il consolait le vaincu, lui faisait des éloges sur son cheval. Il avait des ramiers à bec blanc de premier choix. Quelquefois il descendait dans sa grande cour, s’asseyait dans un fauteuil et faisait lâcher tout son colombier. Sur les toits d’alentour se tenaient des domestiques armés de fusils contre les vautours. Aux pieds du comte on déposait un grand bassin d’argent plein d’eau où il regardait se refléter les exercices de ses pigeons. Les infirmes et les pauvres venaient par centaines recevoir du pain aux grilles de son arrière-cour, et que d’argent il leur faisait distribuer ! Quand on l’irritait, il éclatait comme un tonnerre, mais il faisait plus de peur que de mal. Il souriait et c’était fini. S’il donnait une fête, tout Moscou était ivre. Et quel homme intelligent ! C’est lui qui a battu les Turcs. Il aimait à lutter corps à corps et il faisait venir des hercules de Toula, de Kharkhov, de Tambov, de partout. Le vaincu avait une récompense, mais celui qui l’avait renversé lui-même, le comte l’embrassait sur les lèvres comme un frère et le comblait de présents. Pendant mon séjour à Moscou, j’assistai à une lutte organisée par lui et telle qu’on n’en avait encore vu de pareille. Il invita tous les chasseurs de l’empire ― leur fixant le jour et l’heure ― à venir lui faire visite avec leurs gens et leurs bêtes. Chaque chasseur avait ses meneurs et ses chiens ; il semblait que le palais fût envahi par une armée. D’abord on festoya, puis on passa la barrière. Le peuple s’était amassé en foule et, qu’en dites-vous, on fit courir les chiens, et c’est le chien de votre grand-père qui dépassa tous les autres.

― Milovidka, n’est-ce pas ? demandai-je.

― Milovidka, Milovidka !… Et le comte se met à prier votre grand-père : « Vends-le-moi, vends-le-moi, vends-moi ton chien, dis toi-même ce que tu en veux. »

« ― Non, comte, je ne suis pas trafiqueur. Pour l’honneur, non pour l’argent, je serais capable de céder ma femme, mais je ne céderai pas Milovidka. J’aimerais mieux me constituer votre prisonnier. » Alexis Grigorievitch le loua grandement et lui dit : « J’aime cela ! » Votre grand-père remporta le vainqueur dans sa voiture et quand Milovidka mourut, eh bien ! voyez-vous, il lui fit un enterrement en musique et l’inhuma dans son jardin. Oui, il a fait des funérailles à une chienne, car c’était une chienne ; il a fait mettre une inscription sur une pierre.

― Alexis Grigorievitch, remarquai-je, ne fait injure à personne, lui.

― Eh ! c’est toujours ainsi. Ce sont toujours ceux qui naviguent en rivière qui accrochent le bateau des autres.

― Et qu’était-ce que Bauch, que vous avez nommé ? demandai-je après un silence.

― Vous avez entendu parler de Milovidka et vous ne connaissez pas Bauch ? C’est singulier ; c’était le premier veneur de votre grand-père, qui avait pour lui autant d’affection que pour son chien. Bauch était un homme redoutable. Quelque ordre que lui eût donné votre grand-père, fût-ce de marcher sur le tranchant d’une lame, Bauch l’aurait fait sans hésiter. Comme il hurlait l’hallali ! On eût cru entendre crier la forêt, et il se tenait droit comme un pieu sur son cheval. Mais parfois, pris d’un caprice, il mettait pied à terre et se couchait ; les chiens n’entendant plus sa voix, c’était fini. Ils abandonnaient la piste, et n’avançaient plus pour rien au monde. Votre grand-père se fâchait : « Que la foudre m’écrase si je ne pends ce vaurien ! Je le retournerai à l’envers et lui ferai sortir les talons par la bouche ! » Et il finissait par envoyer demander à Bauch pourquoi il ne faisait pas marcher les chiens. Alors Bauch demandait de la vodka, buvait et remontait à cheval ; et de nouveau retentissait l’hallali magistral.

― Vous chassiez, je crois, Louka Petrovitch ?

― J’aimais en effet… mais plus maintenant… mon temps est passé… Quand j’étais jeune… Vous concevez que dans ma situation cela ne convient guère. Le bon sens nous ordonne de nous tenir à distance des nobles. Et quand un des nôtres, quelque ivrogne ou quelque fainéant, veut se rapprocher d’eux, quel plaisir y trouve-t-il ? Il se couvre de honte. On lui donne à monter des rosses boiteuses, on lui enlève son bonnet et on le jette à vingt pas dans les roseaux ; sous prétexte de frapper sa rosse on le frappe lui-même, et il faut toujours qu’il rie et fasse rire les autres. Non, je vous dirai, plus on est petit, plus on doit avoir de réserve, autrement on est vite souillé. Ah ! continua Ovsianikov en soupirant, les traces de bien des hommes, des chiens, des renards et des loups se sont effacées sur le sol depuis que je vis et vois des temps nouveaux. Les nobles surtout sont très changés. Les pomiéstchiks ont tous été au service ou du moins ne restent plus sans bouger dans leurs propriétés, et, quant aux gentilshommes riches, ils ne sont pas reconnaissables. J’ai vu quelques-uns de ces derniers, à l’occasion du cadastre : on se sent joyeux rien qu’à les regarder. Ils sont accessibles, affables. Ce qui seulement m’a très étonné, c’est que ces nobles, au fait de toutes sciences et si beaux parleurs qu’à les entendre on a l’âme émue, ne comprennent rien au fond réel des affaires, et n’ont pas le moindre sentiment de leurs propres intérêts. Le serf, qu’ils ont pris pour intendant, les plie comme il veut, comme une douga. Vous connaissez sans doute Korolev, Alexandre Vladimirovitch ? Voilà un noble ! Beau, riche, il a étudié à l’Université, à l’étranger même, aussi parle-t-il agréablement ; mais il est modeste, et nous serre la main à nous autres. Enfin vous le connaissez ! Eh bien, écoutez. La semaine dernière nous allâmes à Bérézovka pour une assemblée, convoquée par Nikifore Iliitch, arbitre. L’arbitre dit : « Messieurs, nous allons procéder à la détermination de nos limites ; il est honteux que nous restions en retard de tous les autres, mettons-nous donc à la besogne. » On s’y mit, et les querelles commencèrent, comme on devait le prévoir. Notre chargé d’affaires fit des objections, mais Oftchinikov Porfiry se révolta le premier. Et que voulait-il ? Il ne possédait pas un seul pouce de terre, il était venu seulement pour représenter son frère. « Non ! cria-t-il, vous ne me tromperez pas ! À d’autres ! Montrez le plan et faites venir l'ingénieur à Pilatre ! ― Mais enfin, que voulez-vous ? ― Hein ! pensez-vous donc avoir affaire à un imbécile ? Vraiment vous avez cru que j’allais vous dire tout de suite ce que je veux !… Donnez le plan ! » Et il frappe de sa main sur le plan. Il a grièvement offensé Marfa Dmitrievna. Elle criait : « Comment osez-vous attaquer ma réputation ! ― Votre réputation ! répondit-il, je n’en voudrais pas pour ma jument brune. » On lui donna du madère pour le faire taire, à quoi on ne réussit pas sans peine. Et lui calmé, les autres se mirent à crier. Alexandre Vladimirovitch Korolev se tenait à l’écart, mordillant le pommeau de sa canne, et branlant de temps en temps la tête. J’avais honte, je n’y pouvais plus tenir, j’allais partir, quand Alexandre Vladimirovitch se leva, en manifestant le désir d’être écouté. « Messieurs, proclame aussitôt l’arbitre qui se donne un mal inouï, Alexandre Vladimirovitch veut parler. » Il faut reconnaître que tous les gentilshommes se turent à l’instant. « Pardon, Messieurs, dit Alexandre Vladimirovitch, mais il me semble que nous avons perdu de vue l’objet de notre réunion, lequel est la délimitation des terrains, œuvre avantageuse aux propriétaires. Mais quel est le but réel de cette opération ? Ce but est d’améliorer la situation du paysan, de faciliter son travail, en répartissant équitablement ses charges. N’est-il pas très malheureux que le cultivateur de la terre ignore lui-même quel champ il doit cultiver, et s’en aille souvent labourer à cinq verstes ? C’est un devoir sacré, ajouta-t-il. Nous devons soulager le moujik, assurer son bien-être. À y bien réfléchir, ses intérêts et les nôtres sont les mêmes ; ce qui lui est bon nous est bon, ce qui lui nuit nous nuit. Il serait donc, de notre part, déraisonnable et même coupable de nous disputer à propos de vétilles… » Il parla, il parla… Ah ! comme il a bien parlé ! Cela allait droit dans l’âme. Les nobles étaient attendris, et moi j’ai failli pleurer. Parole ! vous chercheriez vainement dans les vieux livres un aussi beau discours. Mais comment tout cela a-t-il fini ? Il fut tout le premier à refuser de laisser partager quatre déciatines de marécages, et ne consentit pas non plus à les vendre. « Je les ferai dessécher par mes gens, dit-il, et j’établirai là une fabrique de draps, où l’on exploitera les nouveaux procédés ; je tiens à ce terrain, j’y ai mes projets… » Et si au moins ce motif eût été réel ! Mais la vérité, c’est que Anton Karassikov, le voisin d’Alexandre Vladimirovitch, avait refusé cent roubles de pot-de-vin à l’intendant de Korolev. Et nous nous séparâmes sans être plus avancés qu’avant la réunion. Alexandre Vladimirovitch est convaincu qu’il avait raison. Il parle plus que jamais de sa fabrique de draps, mais il n’a pas encore commencé le desséchement des marécages.

― Mais comment procède-t-il dans ses propriétés ?

― Il y introduit chaque mois des innovations. Les moujiks le blâment, mais pourquoi les écouterait-il ? Alexandre Vladimirovitch sait ce qu’il fait.

― Tiens ! Louka Petrovitch, je vous aurais cru partisan des procédés anciens.

― Quant à moi, c’est une autre affaire. Je ne suis ni gentilhomme, ni pomiéstchik. Qu’est-ce que c’est que l’économie rurale pour moi… Je ne puis faire autrement que mes ancêtres. Je tâche de me conduire d’après la justice et l’équité, et c’est assez. Louons Dieu. Les jeunes seigneurs ne goûtent pas l’ancien régime, et je ne les en blâme point. Il est temps d’être raisonnable. Le mal, c’est qu’ils aiment trop à subtiliser, et puis ils se conduisent avec le moujik comme avec le pantin de leur première enfance. Ils le tournent, le retournent, le cassent et le jettent. L’intendant, le serf ou le régisseur, un Allemand, ramasse le moujik cassé et ne le lâche plus. Même si un jeune seigneur donnait l’exemple et montrait comment il faut agir, comment encore tout cela finirait-il ? Je mourrai sans avoir vu l’ordre nouveau des choses. Quoi donc ! ce qui était n’est plus, ce qui sera n’est pas encore.

Je ne trouvai rien à répondre. Ovsianikov regarda autour de lui, se rapprocha de moi et me dit à demi-voix :

― Vous avez sans doute entendu parler de Vassili Nicolaïtch Lioubozvonov.

― Non.

― Quelles étranges choses ses moujiks eux-mêmes ont racontées sur lui ! Leurs récits d’ailleurs ne m’expliquent rien. C’est un jeune homme qui vient d’entrer en possession de son héritage maternel. Il arrive dans l’habitation matrimoniale, les moujiks se réunissent pour voir leur bârine. Vassili Nicolaïtch se montre. Les moujiks regardent. Quel singulier spectacle ! Leur bârine porte un pantalon de peluche, on dirait un cocher. Ses bottes sont brodées de dessins. Il a une chemise rouge et un cafetan aussi de cocher. Il porte toute sa barbe, et tout son aspect est si bizarre qu’on le croirait ivre, et sûrement il n’est pas dans son assiette.

― Bonjour, enfants ! dit-il, que Dieu vous garde !

Les moujiks saluent silencieusement, un peu intimidés ; Lioubozvonov lui-même était gêné. Pourtant il reprit :

― Je suis Russe et vous êtes Russes ; j’aime tout ce qui est russe, j’ai une âme russe et tout le sang qui coule dans mes veines est tout russe.

Puis, brusquement, il commanda :

― Eh bien donc, enfants ! chantez-moi un chant national russe !

Les moujiks tremblaient ; ils étaient tous ahuris ; un audacieux lança un éclat de voix, mais aussitôt parut rentrer en lui-même et alla se cacher honteusement derrière les autres. Nous avons vu des seigneurs bizarres, déjà, têtes brûlées, ivrognes : ceux-là s’habillaient en cochers, dansaient, jouaient de la guitare, chantaient, faisaient la débauche avec les dvorovis et les moujiks… Mais ce Vassili Nicolaïtch est une jeune fille : il lit ou écrit sans cesse, ou bien il dit des vers tout haut ; il ne parle à personne, on croirait qu’il se cache. Il se promène seul dans son jardin. S’ennuie-t-il ? est-il triste ? L’intendant avait eu de grandes craintes. Avant l’arrivée du jeune seigneur, il avait parcouru toutes les izbas des moujiks et fait la cour à chacun. Le chat sentait à qui était la viande qu’il avait mangée, et les moujiks pensaient : « Assez voltiger, mon pigeon, tu vas la danser cette fois, vaurien !… » Au lieu de quoi, ― que dire, Dieu lui-même ne pourrait expliquer cela, ― Vassili Nicolaïtch l’appelle et lui dit, en reprenant haleine à chaque mot : « Que la justice règne dans mon domaine ! N’opprime personne, tu m’entends ? » Et depuis lors, il ne l’a pas fait appeler une seule fois, il vit dans sa maison comme un étranger. L’intendant a repris courage, et les moujiks n’osent aborder Vassili Nicolaïtch ; ils ont peur. Et pourtant le bârine les salue, les regarde affectueusement ; mais plus il veut être aimable pour eux, plus leur ventre se contracte de peur. N’est-ce pas prodigieux ? Ou bien suis-je tombé en enfance ? Je n’y comprends rien, qu’est-ce que tout cela veut dire ?

Je répondis à Ovsianikov que probablement M. Lioubozvonov est malade.

― Quel malade ! Il est aussi large que haut. Et quel visage ! Si épais malgré sa jeunesse… Que Dieu soit avec lui… Au reste, Dieu le sait…

Et Ovsianikov soupira.

― Eh bien ! lui dis-je, assez sur les nobles ; parlez-moi des odnovortsi, Louka Petrovitch.

― Non, dispensez-moi d’en parler, répondit-il vivement. Je vous dirais bien… (Ovsianikov fit un geste.) Prenons plutôt tranquillement du thé. Des moujiks ne peuvent être que des moujiks, et si nous n’étions pas que des simples moujiks, que serions-nous ?

Nous prîmes le thé. Tatiana Illiinichna se leva et s’approcha de nous. Elle était sortie pendant la soirée et rentrée plusieurs fois sans bruit. Le silence régnait dans l’izba. Ovsianikov prenait gravement et lentement tasse après tasse.

― Mitia est venu, dit Tatiana à voix basse.

Ovsianikov fronça les sourcils.

― Qu’est-ce qu’il veut ? demanda-t-il.

― Il est venu vous demander pardon.

― Bah !

Ovsianikov secoua la tête.

― Voyez-vous, continua-t-il en s’adressant à moi, que faire avec les parents ? Car enfin on ne peut pas les repousser… J’ai un neveu, un gaillard très dégourdi, il n’y a pas à dire. Il a fait des études : eh bien ! on n’en peut rien attendre de bon. Il était employé de l’État, il a quitté les bureaux parce qu’il n’avait pas d’avancement. Se prend-il donc pour un noble ? Et puis, un noble même n’est pas général tout de suite. Maintenant, c’est un oisif. Ce ne serait encore qu’un demi-mal, mais il s’emploie à redresser les torts ; il rédige des suppliques pour les moujiks, il écrit des rapports, il style les centeniers, il dénonce les injustices des arpenteurs, il court les cabarets, il fait des connaissances parmi les metchanines et les dvorniks. Ça ne peut manquer de finir mal ; le stanovoï et les ispravniks[9] lui ont donné plus d’un avertissement. Ce qui le sauve c’est qu’il est hâbleur ; il les fait rire, puis leur joue encore un tour… Eh bien ! femme, il est là, n’est-ce pas ? Je te connais, tu as pitié de lui, tu le protèges…

Tatiana Illiinichna baissa la tête, sourit et rougit.

— C’est cela, continua Ovsianikov. Ah ! quelle maman gâteau, tu es ! Eh bien ! fais-le entrer. En l’honneur de notre hôte, je pardonne ; appelle-le.

Tatiana Illiinichna s’approcha de la porte et cria : « Mitia ! »

Mitia était un jeune homme de vingt-huit ans, grand, élancé, les cheveux frisés. En m’apercevant il s’arrêta sur le seuil. Il était vêtu à l’allemande, mais la grandeur exagérée des plis de l’épaule témoignait que son tailleur était un Russe, un Russien russianisant.

― Avance, dit le vieillard, tu as donc bien honte ? Remercie ta tante, je te pardonne. Batiouchka[10], je vous le recommande, c’est mon neveu et je n’en suis pas plus fier. La fin du monde arrive… (Nous échangeâmes un salut, le jeune homme et moi.) Allons, parle, qu’as-tu tripoté encore ? pourquoi se plaint-on de toi ?

Évidemment Mitia était gêné par ma présence.

― Plus tard, mon oncle, murmura-t-il.

― Non pas, tout de suite ; je sais bien que devant M. le pomiéstchik tu as honte. Ce sera ta pénitence, parle.

― Je n’ai rien fait de honteux, dit vivement Mitia en se redressant. Daignez en juger vous-même. Les odnovortsis de Rechetilovo viennent à moi et me disent : « Défendez-nous, frère. ― Qu’y a-t-il ? ― Voici ce qu’il y a. Nos magasins aux blés sont bien tenus, il n’y a rien de mieux. Or, un employé chargé de les inspecter vient, les regarde et dit : « Vos magasins sont en désordre, je ferai mon rapport. ― Quel désordre ? ― C’est bon, je suis fixé. » Nous nous rassemblâmes et on parla de l’amadouer en lui graissant la patte. Mais le vieux Prokhoritch dit : « C’est du mauvais exemple, vous encouragez vos oppresseurs, n’avons-nous plus de justice ? » On le crut et l’employé fit son rapport. Maintenant on nous demande de nous justifier Je leur ai demandé si en effet leurs magasins étaient irréprochables. « Dieu nous est témoin, me répondirent-ils, ils sont en ordre et il y a la quantité de blé exigée par la loi. » Eh bien ! leur ai-je dit, vous n’avez rien à craindre. Et j’écrivis pour eux une supplique. On ne sait pas encore qui aura raison. Mais je ne m’étonne pas qu’on soit venu se plaindre de moi à vous à ce sujet. La chemise de chacun lui tient de plus près à la peau que la chemise du voisin.

— Oui, chacun, toi excepté, murmura le vieillard. Et l’autre affaire avec les moujiks de Choutolomovo ?

— Comment savez-vous cela ?

— Je le sais, peu importe comment.

— Là encore, je n’ai aucun tort, jugez-en. Les moujiks de Choutolomovo ont un voisin nommé Bezpandine, qui a mis en culture quatre déciatines de leur terre, prétendant qu’elles lui appartiennent. Le piomiéstchik de Choutolomovo est à l’étranger ; qui les défendra ? La terre est à eux incontestablement, depuis des siècles. Ils sont venus me demander une supplique, pourquoi leur aurais-je refusé ? Bezpandine l’a su et s’est mis à crier : « Je lui arracherai les pattes de derrière, à moins que je ne commence par la tête. » Nous verrons. Pour l’instant, je suis encore au complet.

— Ne te vante donc pas, dit le vieillard. Il ne lui arrivera rien de bon, à ta tête. Tu es fou.

— Eh quoi ! mon oncle, n’avez-vous pas bien souvent vous-même daigné ?…

— Je connais ta chanson, interrompit Ovsianikov. Sans doute, l’homme doit vivre selon la justice, secourir son prochain, payer de sa personne. Mais est-ce toujours par désintéressement que tu agis ? Ne te fais-tu pas conduire au cabaret, hein ? et régaler et saluer ? « Dmitri Alexeitch, batiouchka, aide-nous, nous te récompenserons. » Et ces malheureux te glissent dans la main un rouble ou un billet bleu[11]. Est-ce vrai ? est-ce vrai ?

— En cela j’ai tort, répondit Mitia en baissant la tête. Mais je ne reçois jamais rien des pauvres, et je suis toujours pour le bon droit.

— Jusqu’à présent, mais cela changera. Et que dis-tu donc ? Tes clients sont tous des petits saints ? Et Borka Perekhodov ? L’as-tu oublié ? Qui donc l’a protégé, hein ?

— Perekhodov a souffert par sa faute, c’est vrai…

— Il a dépensé l’argent de l’État, il n’y a pas à dire !

— Pourtant, petit oncle, c’est juste, la pauvreté, la famille…

— Oui, oui, la pauvreté, la famille et l’ivrognerie… C’est un propre à rien, voilà ce qu’il est.

— Mais c’est le malheur qui l’a mené là, observa Mitia en baissant la voix.

— Le malheur !… alors tu aurais dû lui venir en aide si ton cœur est si bon, au lieu d’ivrogner avec lui au cabaret ! Mais il parle bien, n’est-ce pas ? Voyez-vous quel mérite !

— Il est bon…

— Hé ! tous sont bons avec toi… Mais qu’es-tu devenu tous ces jours-ci ?

— Je suis allé à la ville.

— Bien. Tu as joué au billard, pris le thé, gratté la guitare, respiré l’air des bureaux, composé des suppliques, et tu t’es pavané avec des fils de marchands, n’est-ce pas, hein ?

— Oui, à peu près, mon oncle, dit en souriant le beau Mitia. Ah ! j’oubliais : Anton Parfenitch vous prie à dîner chez lui dimanche.

— Je n’irai pas chez ce ventru. Il n’aurait qu’à servir un splendide poisson apprêté au beurre rance… Qu’il reste avec Dieu !

— J’ai rencontré Fedocie Mikhaïlovna, reprit Mitia.

— Quelle Fedocie ?

— Hé ! la Fedocie du pomiéstchik Karpentchenko, du seigneur qui a acheté Mikoulino aux enchères. Fedocie est de Mikoulino. Elle vivait à Moscou de son état de couturière et payait régulièrement une dîme annuelle de cent quatre-vingt-deux roubles, cinquante kopeks. Adroite comme elle est, elle avait beaucoup de commandes et vivait à l’aise à Moscou. Karpentchenko l’a fait venir au village, et la retient sans emploi. Elle voudrait se racheter, mais le bârine ne se décide pas. Vous qui connaissez Karpentchenko, vous pourriez lui en parler, mon oncle… Fedocie paierait un bon prix.

— Tiré de ta poche, n’est-ce pas ?… Bien, je lui parlerai. Seulement, je ne sais pas, continua le vieillard avec une expression mécontente, ce Karpentchenko est un faiseur : il achète des billets à effets, des propriétés aux enchères, il prête à la petite semaine. — Qui est-ce qui l’a amené dans le pays ? Ah ! ces étrangers ! Ce ne sera pas facile avec lui, mais je verrai.

— Occupez-vous-en, petit oncle.

— C’est bien, je m’en occuperai. Seulement, toi, prends garde… Allons, allons, ne te justifie pas ; que Dieu soit avec toi, que Dieu soit avec toi ! Prends garde à l’avenir ; autrement, par Dieu ! Mitia, il t’arrivera malheur ! Par Dieu ! tu te perdras… Je ne pourrai pas toujours te porter sur l’épaule… Je suis d’ailleurs peu influent, moi-même. Et maintenant va-t’en avec Dieu.

Mitia sortit, Tatiana Illiinichna le suivit.

— C’est ça, maman gâteau, va bien vite lui donner du thé ! cria à sa suite Ovsianikov. Ce n’est pas un sot, savez-vous, Monsieur, et le cœur est très bon. J’ai peur pour lui… Du reste, pardon de vous occuper de ces vétilles.

La porte s’ouvrit, entra un petit homme à tête grise vêtu d’un paletot en velours.

— Ah ! Franz Ivanitch, s’écria Ovsianikov, salut ! comment va la santé ?

Permettez-moi, mon cher lecteur, de vous présenter ce personnage. Franz Ivanitch Lejeune, mon voisin, est parvenu à la condition de gentilhomme par une voie peu banale. Il naquit à Orléans de père et de mère français et vint avec Napoléon conquérir la Russie en qualité de tambour. Tout alla d’abord comme sur des roulettes, et notre Français entra dans Moscou la tête haute. Mais au retour le pauvre Monsieur Lejeune, à demi gelé et sans tambour, tomba entre les mains des moujiks de Smolensk. Ils l’enfermèrent, pour la nuit, dans un moulin à foulon abandonné et vinrent l’y reprendre le lendemain pour le mener au bord d’un trou de glace près d’une digue. Ils prièrent le tambour de la Grrrande Armée de leur faire ce plaisir de piquer une tête sous la glace. Monsieur Lejeune déclina cette invitation et représenta aux moujiks qu’ils feraient œuvre pie, en lui permettant de regagner Orléans de son pied léger.

— Là, Messieurs, leur dit-il, vit ma mère, une tendre mère…

Mais les moujiks, probablement peu fixés sur la situation géographique d’Orléans, insistaient pour qu’il fît un voyage sous l’eau selon le cours tortueux de la Goriloterka et l'encourageaient déjà par de petites poussées caudales et dorsales quand tout à coup, à la grande joie de Monsieur Lejeune, une sonnette tinta, et vers la digue parut un grand traîneau couvert d’un tapis bariolé avec un dossier démesurément élevé, une troïka de Viatka. Dans ce traîneau se carrait un gentilhomme fourré de loup, un seigneur rouge et ventru.

— Que faites-vous là ? demanda-t-il aux moujiks.

— Nous noyons un Français, batiouchka.

— Ah ! fit avec indifférence le pomiéstchik et il se détourna.

Monsieur ! monsieur ! cria le pauvre diable.

— Hein ! dit la pelisse de loup indignée. Tu es venu en Russie, drôle, avec la lie des peuples, tu as mis Moscou en flammes ; maudit, tu as arraché la croix de la coupole d’Ivan le Grand, et maintenant : « Mossié, mossié ! » Tu as la queue basse, maintenant. C’est bien fait ! Fouette, Filka, fouette.

Les chevaux font un mouvement.

— Un moment, pourtant se ravisa le pomiéstchik. Eh ! mossié, sais-tu la musique ?

Sauvez-moi, sauvez-moi, mon bon monsieur ! répétait Lejeune.

— Ah ! mon Dieu, quel peuple ! Pas un ne parle russe ! Miousique, miousique ; savez miousique, vous ? eh bien, parlez donc, savez miousique vous, forte piano savez ?

Lejeune comprit enfin ce que voulait le pomiéstchik et hocha la tête fortement.

— Oui, Monsieur, oui, oui, je suis musicien, je joue de tous les instruments possibles ; oui, Monsieur, sauvez-moi, Monsieur.

— Allons, ton Dieu a de la chance, répondit le pomiéstchik. Enfants ! lâchez-le, voilà vingt kopeks pour boire.

— Merci, batiouchka, merci. Allons, prenez-le.

On mit Lejeune dans le traîneau. Il suffoquait de joie, pleurait, tremblait, saluait ; il remerciait le pomiéstchik, le cocher, les moujiks. Il n’avait sur lui qu’une flanelle verte à cordons roses ; or il gelait ferme. Le pomiéstchik regarda silencieusement les membres raidis et bleuis du tambour, l’enveloppa dans sa pelisse et l’emmena chez lui. Toute la dvornia accourut. On s’efforça de réchauffer le Français, on le fit manger, on l’habilla, puis le pomiéstchik le présenta lui-même à ses filles.

— Voici, mes enfants, leur dit-il, un instituteur. Vous me demandiez sans cesse de vous faire enseigner le dialecte français et la musique. Voici un Français qui sait le piano. Eh bien ! Mossié, poursuivit-il en montrant à Lejeune une épinette achetée cinq ans auparavant à un juif qui vendait de l’eau de Cologne, montre-nous ton art ; joue.

Lejeune, la mort dans l’âme, prit place devant l’instrument. De sa vie, il n’avait mis les doigts sur un piano.

— Joue donc, répétait obstinément le pomiéstchik.

Le pauvre frappa le clavier de toutes les forces de son désespoir et joua comme cela lui passait par la tête. « Je croyais bien, disait-il plus tard, que mon sauveur allait me saisir par la peau du cou et me jeter dehors. » Mais, au grand étonnement de l’improvisateur malgré lui, après un peu de silence, le pomiéstchik vint lui frapper amicalement sur l’épaule en disant :

« Bien, c’est bien, je vois que tu sais ; va te reposer maintenant. »

Quinze jours après, Lejeune passa de ce pomiéstchik à un autre, homme plus instruit, auquel il plut tant, par la douceur et la gaieté de son caractère, qu’il épousa la fille du riche seigneur, jeune personne que l’ancien tambour avait élevée. Il entra au service, conquit la noblesse personnelle et, comme il avait une fille, il la donna en mariage à Lobizaniev, pomiéstchik d’Orel, ancien dragon et poète. Lejeune avait fini par se retirer à Orel.

Tel était le personnage, communément appelé maintenant Franz Ivanitch, qui venait d’entrer chez Ovsianikov, dont il était l’ami…

Mais peut-être le lecteur s’ennuie-t-il chez l’odnovorets Ovsianikov ; je me tais donc éloquemment.

  1. Au pluriel odnodvortsi qui s’attribuaient une origine noble et qui avaient le droit de posséder des serfs.
  2. Célèbre fabuliste russe.
  3. Vêtement de boyard.
  4. Pour le Russe, du moins pour le peuple russe, tout ce qui est étranger est allemand.
  5. Féminin de pomiéstchik, singulier : pomiéstchitsa.
  6. On appelle bitiouk une certaine race de chevaux qu’on a obtenue dans le gouvernement de Voronèje, près les célèbres haras de Krenov, ancienne propriété du comte Orlov. (Note de l’auteur.)
  7. Pétersbourg.
  8. Grands seigneurs.
  9. Les autorités de police.
  10. Petit père.
  11. Cinq roubles.