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Récits et portraits du Congrès de Berlin/01

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Récits et portraits du Congrès de Berlin
Revue des Deux Mondes5e période, tome 23 (p. 721-750).
SOUVENIRS D’UN DIPLOMATE

RÉCITS ET PORTRAITS DU CONGRÈS DE BERLIN

I
LES ORIGINES ET LA CONSTITUTION DU CONGRÈS

Je ne prétends point faire ici l’histoire du Congrès de Berlin ; il appartiendra aux écrivains de l’avenir d’en exposer complètement les origines, les actes et les conséquences. Mon travail est beaucoup plus modeste, et je voudrais seulement résumer les souvenirs que j’ai gardés de la haute assemblée dont j’ai été secrétaire, exposer la scène et les personnages, les principales questions discutées et les décisions majeures. Toutefois cet événement a été trop considérable, il se rattache trop étroitement aux péripéties qui l’ont précédé et qui avaient modifié profondément la face de l’Europe, il a trop fortement réagi sur les affaires générales, pour qu’il soit possible de l’envisager isolément et de s’abstenir de commentaires. On n’en donnerait qu’une idée fausse, si l’on se bornait à retracer ses débuts et ses conclusions immédiates ; il me faut donc élargir le champ de cette étude, et présenter quelques observations préliminaires pour éclairer le tableau.


I

Il y a en effet une disproportion évidente entre l’objet strictement officiel du Congrès et sa vaste envergure, entre le programme étroit de ses délibérations et la place qu’il occupe dans les dernières années du XIXe siècle. Convoqué exclusivement pour réviser la Convention conclue à San Stefano, le 3 mars 1878, entre la Russie et l’Empire ottoman, attentif, comme il l’a été, à se maintenir scrupuleusement dans ces limites, pourquoi et comment a-t-il eu cependant un prestige et une influence qui, malgré de nombreuses violations du pacte, subsistent encore ? Il n’a été qu’un épisode circonscrit, et il est devenu un acte de premier rang. Il s’est contenté de remanier quelques territoires, et voici qu’il a exercé une action et assumé involontairement une responsabilité étrangères, en apparence, à son but spécial et à ce qu’il a fait : pareil, si j’ose le dire, à un acteur dont le rôle restreint est en réalité le centre du drame, il marque la fin d’une période et le commencement d’une autre.

Il faut, je crois, pour s’expliquer ces antithèses, se placer à un point de vue très supérieur à celui où le Congrès s’était placé lui-même. Sans doute, si l’on ne voit en lui que l’arbitre du conflit turco-russe, soumis, comme tel, aux calculs et aux réserves de la politique quotidienne, si on le juge d’après son travail immédiat et le traité qui l’a résumé, on ne comprend pas son retentissement et ses conséquences. Mais si, s’élevant plus haut, on étudie l’état de l’Europe au moment où il s’est réuni, l’ensemble de circonstances qui l’avait rendu presque inévitable, on l’envisagera comme l’agent, pour ainsi dire préétabli, d’une évolution politique qui s’accomplissait en dehors de lui, qui s’est produite et continuée simplement sous ses auspices. On ne sera point surpris, dès lors, qu’il reste la date saillante dans les annales diplomatiques de la fin du XIXe siècle, et qu’indirectement et sans le savoir, avec tant de force et si longtemps, il ait pesé sur les affaires européennes. On estimera qu’il a été ce qu’il devait être, malgré ses tâtonnemens et ses contradictions, et l’on trouvera les motifs logiques de sa grandeur dans son impérieuse opportunité.

Examinons d’abord quelle était la situation générale, à l’époque où les Puissances décidèrent la manifestation de Berlin. Après une période de vingt ans marquée par les trois grandes guerres de 1859, de 1866 et de 1870, et enfin par celle de 1877-1878, les relations internationales se trouvaient sensiblement altérées et obscurcies par tant de chocs violens, par l’antagonisme latent des ambitions satisfaites ou déçues, et aussi, — ce qui augmentait encore la confusion, — par l’invasion des idées de la science et des théories modernes dans la diplomatie. On était arrivé, au cours de tant de péripéties matérielles et morales, à un tournant de la route et en présence d’élémens épars. Sans que ni l’opinion publique ni les Cours se rendissent bien compte, et dans toute son étendue, de la gravité de l’heure (les contemporains n’ont guère cette clairvoyance), elles se sentaient instinctivement entourées de brume et dans un passage périlleux. L’avenir appartiendrait-il aux hégémonies suspectes ou aux isolemens stériles ? On flottait au milieu de ces incertaines perspectives, avec le désir de rencontrer un peu plus de lumière et de sécurité, de prévenir de nouvelles secousses et de sauver la transition entrevue, sinon par un acte bien défini dont la discussion eût provoqué des difficultés sans nombre, du moins par des pourparlers concilians et la poursuite d’un intérêt commun. On aspirait à une direction. L’alliance des Trois Empereurs, au lendemain de la guerre franco-allemande, n’avait été qu’un expédient assez indécis et plutôt une formule qu’un engagement : les autres gouvernemens y étaient d’ailleurs demeurés étrangers ; elle ne subsistait presque que pour mémoire, comme un fait déjà vieilli, et ne répondait pas à cette pensée d’apaisement qui se révélait, — je l’ai souvent remarqué alors, — d’une façon si évidente, dans le langage de tous les cercles diplomatiques. Au fond, il y avait chez tous les Cabinets, même les prépondérans, une tendance à l’étude des points de contact et des dispositions réciproques ; ils rappelaient volontiers la respectable tradition de leur concert ; en un mot on cherchait à retrouver et à remettre en scène la personnalité conventionnelle qu’on a toujours appelée « l’Europe. » C’était là en effet la première chose à faire pour se recueillir après tant d’orages et donner une base à l’avenir. Sans doute, il serait puéril de s’exagérer la valeur de cette souveraineté nominale, et si peu homogène, qui s’affirme rarement dans sa plénitude, soumise à l’action des intérêts divers, des événemens qui l’ébranlent ou la paralysent, et parfois des maires du palais qui la dominent : mais enfin elle est légitime, elle représente une idée d’ordre, de stabilité, de droit commun, une cohésion rassurante, au moins à première vue, un modus vivendi de belle apparence, et, en somme, au-dessus des agitations qui se succèdent, un pouvoir moral permanent. Trop peu concentré pour gêner personne, ce pouvoir agréait à toutes les Cours, comme une force collective éventuellement utile, toujours majestueuse, et en qui se combinaient les avantages de l’union et les réserves de la liberté.

Dans cet état d’esprit, amené à la fois chez les diverses Puissances par la pression des lois historiques et par la situation indécise et inquiétante où elles se voyaient placées, le conflit oriental devait inévitablement fixer leur sentiment encore vague et irrésolu. Il leur offrait l’occasion précieuse de se grouper, à l’abri d’une affaire soigneusement localisée, d’accomplir un acte considérable adéquat aux circonstances, sans rien compromettre, sans soulever des dissentimens rétrospectifs et des discussions fondamentales qu’il eût été dangereux d’affronter. La proposition d’un Congrès ainsi conçu fut donc acceptée sans objection et même avec un empressement unanime. Elle conduisait au renouvellement du concert européen, tout en réservant prudemment les questions redoutables, et se trouvait ainsi répondre à la fois aux vues pacifiques et aux nécessités du temps.

Cette concordance était même la principale raison d’être de la haute assemblée. S’il ne se fût agi que de rectifier les préliminaires de San Stefano, une simple conférence aurait suffi ; on aurait pu éviter de recourir à la procédure et à l’appareil grandiose d’un Congrès. Sans doute, comme les décisions à prendre à propos de San Stefano affectaient plusieurs clauses du traité de Paris, on se plaisait à rappeler qu’en principe les actes conclus collectivement ne doivent être modifiés que dans la même forme et avec l’assentiment des signataires. Mais on n’invoquait évidemment cette règle que parce qu’il convenait, dans le moment, de la respecter. Est-il besoin de faire remarquer que, depuis les traités de 1815 et de 1856, des changemens d’une tout autre importance avaient été apportés à l’œuvre des Puissances, sans qu’on eût provoqué les délibérations et les signatures de l’aréopage européen ? Avait-on ressenti les mêmes scrupules et réclamé le même droit en présence des événemens qui avaient transformé l’Italie en 1859, l’Allemagne en 1866 et 1871, et altéré l’ordre général et la légalité conventionnelle bien plus profondément que les stipulations turco-russes ? Pour que toutes les Puissances fussent si bien d’accord, et voulussent donner à leur réunion le même caractère imposant et exceptionnel qu’aux assemblées de Vienne et de Paris, appelées, l’une à remanier la carte du monde, l’autre à organiser les résultats d’une longue guerre, où tous les grands États avaient été plus ou moins engagés, il fallait qu’elles eussent le sentiment, confus peut-être, mais irrésistible, d’un nouvel état de choses ; il fallait qu’elles eussent au moins entrevu qu’en 1878 on était au point d’intersection de deux périodes, et que le Congrès, démonstration de paix et d’union, et, à ce titre, non moins nécessaire que ses devanciers, n’aurait pas une moindre valeur, quels que fussent les prétextes spécieux et l’objet matériel de ses délibérations.

Toutefois ces considérations étant plutôt spéculatives et immanentes qu’urgentes et impulsives, le Congrès aurait pu rester longtemps, sans la guerre turco-russe, dans le domaine des éventualités abstraites : le pressentiment de l’Europe avait besoin, comme toutes les énergies latentes, d’un incident soudain qui le mît en éveil ; et il est évident que cette guerre a été la cause déterminante de la résolution prise par les Puissances, et de tout ce qui s’est ensuivi. Mais il convient de reconnaître, en même temps, qu’elle n’eût vraisemblablement pas suffi pour amener la convocation de l’assemblée, si les Cours, en outre des incitations diverses que nous avons rappelées et de la lutte engagée dans les Balkans, n’eussent trouvé dans leurs intérêts particuliers des raisons décisives pour provoquer et pour accepter une réunion aussi éclatante. Rien ne va de soi-même en ce monde, et, si fortes que soient les convenances rationnelles et les occasions de fait, elles n’aboutissent à des résultats pratiques et immédiats que si elles s’ajustent aux calculs des contractans. Or le Congrès avait précisément cette chance heureuse que, sous la forme qu’il allait prendre, et tout en rétablissant une cohésion et une pondération apparentes, si conformes au vœu général, il assurait à chacune des Puissances, ambitieuses ou résignées, des avantages qu’elles avaient à cœur d’obtenir. Un rapide examen de ces vues spéciales achève de dégager les élémens complexes concentras dans la pompeuse assemblée, dont ils ont à la fois favorisé l’avènement, réduit le labeur et les conclusions, et préparé indirectement l’essor.


II

L’Allemagne s’en félicitait à double titre : tandis qu’en 1856, à Paris, le rôle de la Prusse n’avait été qu’accessoire, le nouvel Empire serait, au contraire, prépondérant à Berlin où son chancelier obtiendrait, de droit, et par la force des choses, l’honneur de la présidence. Il y avait là pour elle une sorte de consécration de sa gloire. Le prince de Bismarck jouissait d’autant plus de ce triomphe personnel et national, que ses victoires de 1871 n’avaient jamais été discutées par l’Europe, tandis qu’elle allait soumettre à un contrôle sévère les succès de la Russie, et attester ainsi combien elle redoutait moins le Cabinet de Pétersbourg que celui de Berlin. Mais si ses vieilles rancunes contre le prince Gortchakof se trouvaient satisfaites par sa prééminence présidentielle, il avait en réalité un objectif beaucoup plus digne de son profond esprit. Certain de son ascendant sur l’assemblée future, il voyait en elle surtout le meilleur auxiliaire de sa politique. Non seulement ce seul fait de la réunion européenne sous sa direction impliquait un assentiment plus ou moins résigné, mais officiel, à l’œuvre de toute sa vie, mais encore il en attendait des résultats éminemment favorables aux projets d’avenir qu’il avait conçus. Depuis longtemps il méditait de substituer à l’entente vague des trois Empereurs une alliance intime et précise avec l’Autriche-Hongrie, dans l’intention de détourner de plus en plus le Cabinet de Vienne des affaires germaniques en le poussant vers les pays slaves. La Russie était le principal obstacle à ce plan ; mais l’Angleterre, si ardemment hostile aux progrès de l’influence russe dans la péninsule des Balkans, et le Congrès, évidemment disposé de même, devaient seconder volontiers l’expansion de l’Autriche au-delà du Danube. Le prince de Bismarck, de concert avec le comte Andrassy, avait poursuivi en conséquence avec Londres des pourparlers, fondés sur l’annexion à la monarchie des Habsbourg de deux grandes provinces slaves, la Bosnie et l’Herzégovine ; et l’accord s’était établi facilement sur cette combinaison entre les trois Cours. L’Angleterre y voyait un échec aux prétentions panslavistes de Saint-Pétersbourg ; l’Autriche, un accroissement de territoire qui favorisait ses ambitions orientales ; l’Allemagne, l’avantage de rendre un signalé service à son alliée future, tout en la dirigeant dans la voie où elle voulait l’engager. Le Congrès ne pouvait manquer, dans ces conditions, d’agréer au chancelier allemand. Quant à l’Autriche, elle appréciait si haut le profit qu’elle en devait attendre, qu’avant même la Convention de San Stefano, et dès que la défaite de la Turquie fut assurée, elle avait pris, en février 1878, l’initiative de proposer aux grandes Cours la convocation de leurs plénipotentiaires à Berlin.

En ce qui concerne l’Angleterre, elle avait pris envers la Russie une attitude si belliqueuse, par l’envoi de sa flotte à la Pointe du Sérail, et, depuis, par son énergique réprobation des clauses de San Stefano, qu’elle n’eût pu, sans avoir l’air de se défier de sa force, réclamer la première le concours de l’Europe. Mais les ouvertures de l’Autriche, en la dispensant de cette démarche, venaient au-devant de son désir d’une solution pacifique. Elle ne doutait pas d’ailleurs qu’au prix de quelques modifications, elle n’obtint l’assentiment de tous les Cabinets aux principales mesures restrictives qu’elle entendait imposer. Elle arriverait ainsi à son but ; sans courir aucun risque, et, quant aux concessions éventuelles qu’elle serait amenée à consentir, elle avait eu soin, avec son art accoutumé, de les compenser à l’avance, en s’assurant une acquisition importante en dehors de la juridiction du Congrès : elle avait déterminé la Porte à lui céder, par une convention isolée, l’administration de l’île de Chypre. Cette affaire avait été conclue avant l’ouverture de nos séances, et si mystérieusement qu’il n’en fut jamais question dans l’assemblée, et que, notamment, nos plénipotentiaires français ne l’apprirent qu’avec le plus grand étonnement pendant leur séjour à Berlin, par la confidence calculée que m’en fit alors un des familiers de lord Beaconsfield. Je me souviens même que, lorsque je leur transmis l’avis officieux qui m’avait été donné sous forme de conversation indifférente, M. Waddington s’écria d’abord que « c’était impossible ; » et je dois bien dire que cette façon détournée de nous faire connaître un acte aussi grave n’était pas très correcte. Une communication plus précise nous fut adressée ensuite ; mais, comme il s’agissait là d’un arrangement conclu librement entre deux Puissances et qui ne figurait pas au programme des questions soumises à l’examen collectif des autres, les gouvernemens jugèrent irrégulier, et, en tout cas, inopportun de le relever. La Russie même demeura muette, soit qu’elle aussi l’eût ignoré, soit qu’elle ait espéré obtenir, en s’abstenant discrètement, quelques sérieux avantages : quant aux autres Cours, elles voulaient avant tout éviter un incident. L’Angleterre se trouva donc ainsi nantie d’un gage précieux, d’un territoire voisin de l’Egypte et de la route de l’Inde, et dont l’annexion déguisée était même implicitement sanctionnée par le silence d’une assemblée souveraine.

La France, il faut le reconnaître, n’accédait pas au Congrès avec la même liberté d’esprit. Sa position était délicate et pénible. En 1856, à Paris, elle avait occupé le premier rang qui, en 1878, appartenait à d’autres, et elle était appelée à se départir de la réserve qu’elle observait depuis ses revers, pour coopérer, sous la présidence de l’Allemagne, à une œuvre différente de la sienne. Puis la conduite à tenir était fort embarrassante, entre les réminiscences de l’alliance anglo-turque en Crimée, et nos intérêts présens qui nous imposaient de ménager la Russie. Pendant les quelques jours que j’avais passés à Paris, en revenant de Constantinople et avant de partir pour Berlin, j’avais remarqué dans le sentiment public un certain malaise et une hésitation vague. Toutefois la réflexion avait peu à peu atténué chez nous cette impression de la première heure. Le gouvernement, les Chambres, et avec eux l’opinion publique avaient dominé une tristesse stérile et vu les choses de plus haut. Il nous importait en effet, avant tout, de sortir de l’isolement qui, depuis 1871, sans servir notre cause, entravait notre politique et ne laissait pas que d’être dangereux ; le travail de reconstitution que nous accomplissions à l’intérieur, devait se poursuivre au dehors : il était donc urgent pour nous de ne pas nous renfermer dans une inertie qu’on eût volontiers taxée de découragement et d’impuissance, et de montrer, sur une vaste scène, avec une dignité modeste et ferme, la France confiante en elle-même, soucieuse de ses traditions et reprenant sa place séculaire dans les Conseils de l’Europe. Nous en exclure nous-mêmes, laisser discuter en dehors de nous des questions si étroitement liées à notre histoire, c’eût été renoncer en quelque sorte au droit d’intervention qui n’appartient qu’aux États signataires des pactes internationaux, et nous réduire, soit à une soumission silencieuse, soit à des protestations vaines. Notre susceptibilité malencontreuse eût aggravé ainsi les conséquences de nos désastres : nous eussions eu l’air d’abdiquer. Nous avions au contraire tout intérêt à attester notre vitalité par notre présence, à paraître au Congrès comme une Puissance modératrice, partie intégrante de la souveraineté collective, et décidée à maintenir sa légitime influence. C’était là en réalité la vraie politique française. Et quant à la difficulté de manœuvrer entre les Turcs et les Russes, elle n’était que superficielle. Les uns et les autres ne pouvaient exiger de nous, dans les circonstances données, qu’une effective bienveillance. Nous avions d’ailleurs agi en ce sens, pendant toute la campagne qui venait de finir : tout en ne gardant à Constantinople, par déférence pour la Russie, qu’un chargé d’affaires, nous n’avions cessé de témoigner à la Porte beaucoup de sollicitude au cours de ces péripéties et une sympathique émotion en présence de ses malheurs. Ce n’était donc pour nos plénipotentiaires, sur ce terrain bien préparé, qu’une affaire de tact et de prudence. J’ajouterai qu’avant d’adhérer au Congrès, notre gouvernement avait sagement stipulé qu’aucune controverse n’y serait élevée sur notre protectorat religieux, non plus que sur aucune de nos affaires personnelles dans le Levant. En résumé, si nos sentimens étaient quelque peu complexes, d’un côté, il nous était impossible de reculer sans déchéance, et, de l’autre, notre accession à une assemblée aussi solennelle mettait fin à une situation équivoque, nous permet-lait de former et d’entretenir des relations utiles, et en nous conservant notre place dans le cénacle des grandes Puissances, nous faisait rentrer dans le mouvement dont nous ne devions pas être plus longtemps écartés.

Le concours de l’Italie n’était pas moins certain. Sans doute, elle ne cherchait point de bénéfice matériel, mais elle n’avait encore siégé que dans des conférences, et en coopérant à la reconstitution de l’Orient, considéré comme un des élémens indispensables de l’ordre général, elle couronnait l’œuvre de son unité. Assurément le jeune et brillant royaume, parachevé depuis huit ans, n’avait besoin d’aucune confirmation, mais enfin il ne pouvait lui être indifférent d’exercer ses prérogatives dans une telle circonstance, et de prendre part à des délibérations d’une importance si haute pour le présent et l’avenir.

Je n’en dirai pas autant des deux belligérans : la Porte et la Russie. Comme elles avaient l’une et l’autre des sacrifices à subir, elles arrivaient à Berlin résignées peut-être, à coup sûr, fort sombres. Mais l’impulsion des événemens, plus forte que la volonté des hommes, les amenait au rendez-vous, sans qu’il leur fût possible de s’y soustraire. Elles y étaient également contraintes, celle-là par ses revers, et celle-ci par ses victoires. Pour la Turquie, aucun doute possible : tout en sachant bien que l’intervention des Cours chrétiennes lui coûte toujours quelque chose, puisque c’est leur intérêt et non pas le sien qu’elles poursuivent, tout en n’augurant rien de bon d’une discussion sur les nationalités de l’Empire, sur des réformes inconciliables avec son existence, et sur les limites de sa souveraineté réelle ou fictive, la Porte comprenait qu’il ne lui restait aucun autre moyen de réagir contre San Stefano. Le Congrès seul pouvait diminuer l’étendue de son désastre, et lui rendre, dans les Balkans et en Asie, une part des territoires perdus. Si cher qu’elle dût la payer, il lui importait de la recevoir et surtout d’échapper au tête-à-tête avec le vainqueur.

La Russie, en face de la violente opposition anglaise et du mécontentement sensible des autres Cabinets, se voyait dans l’alternative d’entreprendre une lutte manifestement inégale, ou de céder plusieurs de ses conquêtes récentes. Elle n’avait d’ailleurs jamais espéré préserver toutes les clauses d’une convention qualifiée seulement de « préliminaire, » et toute la question pour elle était d’en sauvegarder le plus grand nombre possible. Puis, elle regardait comme moins pénible de déférer à l’unanimité des Cours qu’aux exigences de Londres : elle se flattait que l’assemblée serait plus impartiale et peut-être plus bienveillante que le Foreign-Office, et qu’en présentant le consentement du Tsar comme un hommage amical et méritoire au vœu de l’Europe, elle obtiendrait une transaction meilleure.


III

Tout concourait donc à provoquer le Congrès et à lui assurer la splendeur d’un mémorable événement, puisque les antécédens historiques d’où il était issu se trouvaient d’accord avec les convenances capitales, ou accidentelles et accessoires, des Puissances. Il est vrai qu’il s’est borné à régler, et encore d’une façon assez timide et équivoque, plusieurs difficultés orientales, et que c’est seulement par voie de déduction, au cours des faits ultérieurs, qu’il a exercé sur les destinées du monde une autorité très énergique, mais posthume. Ce double résultat était toutefois parfaitement logique, et l’opinion générale ne s’y est point trompée : d’un côté, elle a accepté et propagé le prestige du Congrès, sous l’impression du passé et avec le pressentiment de l’avenir, et, de l’autre, elle n’a pas été déçue devant la réserve et l’issue de ses travaux. La grandeur originaire et intrinsèque de l’assemblée et la limitation de son programme, contradictoires en apparence, étaient cependant d’accord l’une et l’autre avec la pensée contemporaine. Sans doute, le Congrès représentait un ensemble d’événemens, de forces et d’aspirations qui justifiait pleinement son appareil, mais on savait aussi que son action immédiate ne pouvait s’affirmer que sur un terrain très resserré, et que, si les Puissances s’entendaient bien pour constater leur souveraineté, pour régulariser un peu la façade de l’édifice, en un mot, pour procéder à une manifestation d’ordre général, elles étaient extrêmement éloignées de toute entreprise de nature à compromettre l’harmonie précaire qu’elles jugeaient bon de déclarer, mais non pas d’approfondir.

Et d’ailleurs, si aucune illusion n’était possible sur ce point, il faut ajouter aussi que, non seulement l’état des choses, mais l’état des idées morales leur imposait la prudence. Après tant d’incidens qui avaient troublé l’ancien équilibre et laissé beaucoup de confusion dans tous les esprits, la diplomatie, eut-elle été plus indépendante des conditions matérielles et des positions acquises, demeurait dépourvue de principes et de convictions. Oscillant entre l’absolutisme des chancelleries et les théories modernes des nationalités, des religions et des races, elle n’osait suivre franchement aucun de ces systèmes, et, dans le doute, depuis longtemps déjà, appliquait tantôt l’un, tantôt l’autre, avec une timidité visible. Son incertitude et son scepticisme lui interdisaient toute vaste tentative, et elle avait trop de sagesse et d’expérience pour se risquer sans boussole, c’est-à-dire sans législation précise, au milieu de questions orageuses. Elle n’avait donc qu’à se renfermer dans l’étude du conflit oriental, déjà si considérable par lui-même, en laissant à l’avenir le soin de tirer de son œuvre mesurée et provisoire les conséquences qu’elle-même se sentait impuissante à dégager. On peut dire que cette solution se confondait si bien avec l’idée même de la réunion européenne, que les Cabinets eurent à peine besoin de se prémunir alors contre des interprétations plus étendues de leur mission, non plus que contre une déviation de leurs débats. C’est ainsi que ce Congrès qui devait, quand même, devenir plus tard le centre de la politique générale, s’ouvrit sur un plan spécial et qui l’isolait de l’avenir. Tant il est vrai que souvent la portée d’un fait dépend moins de ce qu’il est, que de ce qui le précède et le suit, et que sa forme officielle n’est pas la mesure de ses destinées.

Quoi qu’il en soit, si les diverses Cours se plaisaient à laisser dans la pénombre tout un monde de circonstances antérieures et irréductibles, dont la force mystérieuse avait amené l’Europe à Berlin ; si elles affectaient de ne voir que la question présente, sans s’occuper des résultats lointains de l’œuvre qu’elles allaient faire, du moins avaient-elles préparé avec beaucoup d’art et de prévoyance les élémens de transaction sur lesquels devait se concentrer leur effort. Non seulement, elles étaient convenues de s’entretenir exclusivement de la guerre turco-russe, mais encore, avant même que la lutte ne fût terminée, et dès que la victoire définitive des armées du Tsar devint presque certaine, l’Angleterre et la Russie, sous l’œil bienveillant de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, avaient, en réservant les détails, ainsi que je l’ai dit plus haut, à peu près déterminé leurs prétentions réciproques dans une série d’échanges d’idées, assez vagues d’abord puis successivement accentuées. Le prince Gortchakof dans une dépêche solennelle, et, après lui, le comte Schouvalof dans ses pourparlers avec lord Derby, à la fin de 1877, s’étaient déclarés résolus à mener à bien leur entreprise, et avaient posé en principe la nécessité absolue de mettre un terme « à la situation déplorable des chrétiens soumis à la domination ottomane ; » puis, un peu plus tard, précisant mieux les intentions de leur souverain, lorsque le succès fut plus assuré, ils avaient fixé trois points essentiels : la création d’une Principauté bulgare autonome ; l’agrandissement de la Serbie et du Monténégro ; enfin une modification administrative en Bosnie-Herzégovine. D’autre part, le Foreign Office avait maintenu énergiquement le dogme de l’intégrité de l’Empire ottoman ; mais, en présence des clauses de San Stefano, il avait admis, en thèse générale, une Principauté de Bulgarie, sans s’expliquer, il est vrai, sur son étendue, et divers autres changemens à intervenir, notamment en Bosnie-Herzégovine. Sur ce dernier point, et quels que fussent ses accords avec Berlin et Vienne, la solution restait ostensiblement subordonnée aux débats futurs. En même temps d’ailleurs, comme on sait, il suivait secrètement avec la Porte la négociation de Chypre. La France avait, de son côté, réclamé et obtenu de toutes les Cours le maintien de ses droits séculaires dans le Levant. L’Autriche savait qu’elle aurait sa part sur le terrain slave. Enfin, pour prévenir toute équivoque, le prince de Bismarck, dans son célèbre discours du 27 février 1878 au Reichstag, avait tracé à grands traits la ligne de conduite qui serait suivie : lui-même, affectant une modestie qui ne lui coûtait guère, et qui, de plus, dégageait sa responsabilité sans nuire à aucun de ses projets, serait, disait-il, « non pas un arbitre, ni un magister, » mais « un honnête courtier » entre les parties intéressées ; et quant à la pensée commune, il expliquait nettement qu’elle se résumait dans l’affirmation de la souveraineté des Puissances, dans le vœu universel d’une paix solide et durable, dans la décision prise de n’examiner rien autre chose que la Convention turco-russe ; et il exprimait l’espoir d’une prompte conclusion, facilitée par des concessions équitables et par une bonne volonté mutuelle.

Tel était donc l’aspect des choses, et, si la profonde signification du Congrès demeurait dans l’ombre, toutes les dispositions avaient été prises pour assurer le succès des négociations orientales qu’il allait poursuivre, et auxquelles seules se rattache désormais notre étude. Nous n’avons plus à nous préoccuper du caractère général de la haute assemblée dans les annales du siècle, et nous devons maintenant concentrer notre attention sur les délibérations, sur les hommes qui les ont dirigées, sur les incidens politiques ou anecdotiques du séjour à Berlin, et sur les décisions plus ou moins heureuses résumées dans le traité final. Ce n’est pas tout sans doute, mais c’est uniquement ce que nous avons vu, et n’étant qu’un modeste témoin, nous n’avons pas à en dire davantage.


IV

L’opinion, dans tous les pays, approuvant pleinement la procédure adoptée par les Cours et voulant, avant tout, la fin des inquiétudes que lui inspirait l’Orient, ne marchandait, pas aux plénipotentiaires la confiance et la popularité. Ajourner les questions irritantes, au moyen d’une manifestation pacifique unanime, tel était son objectif suprême ; et elle suivait les préparatifs de la réunion internationale avec une curiosité bienveillante. Sans s’arrêter à ce qu’il y avait de factice et d’aléatoire dans une entente bornée à un seul différend, et qui ne pouvait s’établir qu’en laissant de côté tous les autres grands intérêts du monde, on attendait l’ouverture des séances comme un événement heureux. Les cercles diplomatiques, les salons, la presse commentaient, exactement ou non, les intentions des personnages investis des pleins pouvoirs de leurs gouvernemens. Tout s’effaçait devant cette pensée intense : on laissait provisoirement de côté les autres affaires du moment, pour ne s’entretenir que des difficultés soumises à l’étude des plus illustres hommes d’Etat. Cependant, et malgré les lacunes du programme, il semblait qu’on eût le pressentiment d’un acte appelé à dominer longtemps l’Europe, au moins par l’enchaînement des circonstances. Tout en ne parla nt que de San Stefano et de la transaction à établir, on manifestait une sollicitude supérieure à un incident dont le règlement amiable était pour ainsi dire prévu. En somme, l’émotion était très vive partout et visible. À Berlin, l’impression favorable s’accentuait plus qu’ailleurs : l’orgueil national saluait avec joie la perspective d’un spectacle, inconnu jusqu’alors à la capitale de l’Empire. La ville, surtout aux alentours du palais de la Chancellerie, présentait une animation extraordinaire. Des groupes populaires, accrus de nombreux étrangers, se formaient « Sous les Tilleuls » et au coin des rues, et dissertaient du matin au soir. La foule réservait évidemment le meilleur accueil aux hôtes qu’elle était fière de recevoir.

On ne pensait partout qu’à la prochaine entrée en scène des représentans de l’Europe, lorsqu’un dramatique épisode en détourna l’attention, pendant quelques jours. Le 2 juin, en plein midi, l’empereur Guillaume, passant en voiture découverte aux « Linden, » fut blessé d’un coup de fusil tiré d’une fenêtre par un anarchiste Saxon nommé Nobiling. Immédiatement informé à l’hôtel de l’ambassade, qui est situé à très peu de distance, je me rendis en hâte sur le lieu de l’attentat. Une multitude s’était déjà rassemblée devant la maison où la police venait d’arrêter l’assassin, et ses violentes manifestations de colère éclataient de toutes parts, tandis que, le long de l’avenue et dans les rues adjacentes, des vivats enthousiastes accompagnaient le souverain jusqu’au palais impérial. Au moment où j’arrivais, la voiture, où les agens avaient entraîné le criminel, s’éloignait rapidement : l’un d’eux, resté dans la maison, s’avança sur le balcon et montra l’arme du régicide. Il n’y eut qu’un cri d’indignation et de douleur ; et l’agitation ne s’apaisa que plusieurs heures plus tard, lorsqu’on apprit que le souverain n’ayant été atteint qu’au bras et au poignet, sa vie ne semblait pas en péril. Néanmoins, durant deux ou trois jours, la persistance des attroupemens devant la Résidence attesta le sentiment unanime des habitans de Berlin. Ce crime troublait d’autant plus l’esprit public, qu’il survenait peu de temps après une tentative analogue et démontrait l’acharnement des sectaires. En outre, une telle récidive paraissait plus odieuse encore, au moment où l’Allemagne entière s’enorgueillissait de la réunion du Congrès. On craignit même un instant que l’assemblée ne fût ajournée ou transférée dans une autre ville. Ce bruit se propagea assez sérieusement, le lendemain de l’attentat. Mais le gouvernement allemand, estimait avec raison que les intérêts en cause ne devaient subir aucun retard, et, personnellement, il tenait à ne pas donner trop de retentissement à ce triste épisode. Le prince impérial fut simplement chargé d’administrer l’État jusqu’à la guérison de l’Empereur, et d’accueillir à sa place les plénipotentiaires.

Le 13 juin demeura donc la date de l’ouverture des séances, ainsi qu’il avait été décidé, et les préparatifs matériels furent poursuivis avec activité. Le palais Radziwill, vaste édifice de la Wilhelmstrasse, où le Chancelier devait demeurer désormais, avait été désigné comme siège du Congrès. La salle centrale convenait parfaitement pour les réunions plénières : des salons voisins furent réservés pour les commissions, les services du secrétariat et les conversations particulières. Bien que les travaux d’aménagement fussent assez considérables, tout fut terminé promptement, et, si les appartemens du prince de Bismarck étaient encore un peu négligés, toutes les pièces d’apparat se trouvaient, au jour dit, complètement disposées pour l’inauguration.

Le Chancelier, tout en surveillant ces détails avec l’attention qu’il apportait aux moindres choses, avait organisé le secrétariat dont il devait présenter les titulaires à l’agrément de ses collègues. Il en donna la direction à M. de Radowitz, ministre d’Allemagne en Grèce, qui remplissait auprès de lui, par intérim, des fonctions analogues à celles de notre directeur politique au quai d’Orsay. Ce diplomate de race, fils d’un ancien ministre de la monarchie prussienne, méritait à tous égards ce grand poste. Non moins remarquable par l’activité que par la vigueur de son esprit, il avait été formé par le Chancelier, qui appréciait ses qualités rares. Celui-ci lui avait confié, en 1875, cette mystérieuse mission à Saint-Pétersbourg dont la France avait été si vivement émue : c’est assez dire combien il comptait sur sa discrétion, son dévouement, et sa haute intelligence. M. de Radowitz parlait, avec une égale facilité, le français, l’anglais et le russe ; il plaisait par sa cordialité, la verve de sa conversation et sa grâce d’homme du monde.

La rédaction des protocoles me fut remise. Le prince de Bismarck et le gouvernement de la République étaient convenus d’avance de cette nomination. Le français étant la langue diplomatique, il paraissait assez naturel que le premier secrétaire de l’ambassade de France fût chargé de cette tâche. De plus, j’avais quelque expérience de ce travail, ayant été, l’année précédente, secrétaire de la conférence de Constantinople. Le Chancelier, ainsi qu’on le verra plus loin, désirait d’ailleurs nous être agréable en ce moment. J’avais sans doute à m’entendre avec M. de Radowitz pour l’exacte reproduction des débats, mais sans lui être subordonné, et chaque protocole, exclusivement rédigé par mes soins, n’était soumis qu’à l’autorité du Congres. Je dois ajouter que mon collègue et moi n’avons jamais cessé d’être parfaitement d’accord. Il préparait les ordres du jour, veillait à la répartition du travail, élaborait les notes nécessaires à la clarté de la discussion, relisait avec moi les projets de protocole, et, surtout, se tenait, sous la direction du Président, en communication continue et souvent confidentielle avec les plénipotentiaires. Ma tâche, beaucoup moins complexe, ne laissait pas cependant d’être parfois malaisée, puisque j’avais à concentrer, dans une forme claire et brève, des discussions souvent très longues et confuses, sans affaiblir ni exagérer la pensée des orateurs ; mais elle était très définie, et je n’avais à m’occuper, à aucun degré, des affaires réservées au chef du secrétariat et aux adjoints que lui désigna le Chancelier.

Ceux-ci étaient tous des fonctionnaires de son Cabinet : M. Busch, chef de section, dont il estimait à bon droit l’érudition technique et le consciencieux travail ; le baron Holstein, l’un de ses plus intimes et sagaces collaborateurs ; le comte Herbert de Bismarck, son fils aîné, qu’il avait à cœur d’initier à l’étude des grandes questions, enfin un personnage singulier, M. Lothar Bücher, devenu l’un des agens de sa politique après avoir été l’un des adeptes des théories socialistes. A propos de ce dernier choix, je citerai une anecdote qui montre combien le chancelier respectait l’étiquette. M. Lothar Bücher, arrivé à un grade administratif qui lui donnait le titre d’Excellence, ne pouvait régulièrement être placé sous les ordres de M. de Radowitz dont le rang hiérarchique était alors moins élevé. Comme celui-ci ne devait avoir parmi ses collègues allemands ni supérieur, ni égal, il fallait trouver un biais, et le comte Herbert vint, de la part de son père, m’entre tenir de ce problème. Nous en étions assez embarrassés, quand je m’avisai d’une qualification en usage dans diverses ambassades, celle de « secrétaire archiviste. » Elle fut agréée sur-le-champ par le prince qui conféra à son candidat ces fonctions accessoires, qu’un des adjoints eût remplies sans beaucoup de peine, mais qui étaient à la rigueur distinctes de l’ensemble des services. C’est ainsi que le disciple de Lassalle, revêtu de ces attributions qu’on jugea compatibles à la fois avec le bon ordre et avec sa dignité, fut admis dans le personnel du Congrès.

J’ai fait allusion tout à l’heure aux motifs qui avaient amené le chancelier à confier la rédaction des protocoles au premier secrétaire de l’ambassade de France. Cette préférence ne m’était point personnelle, au moins de la part du prince de Bismarck, qui ne me connaissait que de nom : elle était donnée en réalité à mon poste. Depuis quelque temps, et en vue de ses rapports avec nos plénipotentiaires, dans une assemblée où il désirait trouver partout des dispositions favorables, il s’attachait à montrer à notre gouvernement une bonne volonté particulière. Au cours des pourparlers préparatoires, dans ses fréquens entretiens avec notre ambassadeur, il nous témoignait la plus courtoise déférence ; il avait adopté avec empressement les vues et les réserves de M. Waddington ; il avait examiné avec l’un et l’autre, dans le sens le plus conciliant, plusieurs points du programme général, et donné ainsi à nos relations sur le terrain oriental les meilleures apparences. Le choix du rédacteur des protocoles s’accordait avec cette conduite prévenante, dont assurément nous ne nous exagérions pas la portée, mais qui, après tout, devait faciliter notre rôle au Congrès et atténuer nos soucis permanens. L’entente s’était donc aisément établie là-dessus entre lui et M. Waddington, et il voulut même l’accentuer en réservant au secrétaire français un accueil spécialement affable. On me permettra peut-être de rappeler ici une anecdote personnelle intéressante, non pas en ce qui me concerne, mais parce que le chancelier y est en scène dans son intérieur, et, surtout, parce que le mot de la fin donne la note des sentimens qu’il entendait alors nous manifester.

Le jour où il s’installait au palais Radziwill, il me fît prier par son fils Herbert à un dîner où je serais seul avec sa famille et lui. Je ne lui avais pas encore été présenté : j’allais lui demander une simple audience ; notre ambassade fut surprise et très satisfaite de cette invitation gracieuse et inusitée. Il me reçut avec une véritable aménité hospitalière, et une expression souriante qui adoucissait singulièrement la rudesse de son visage et l’intensité de ses yeux bleu clair ombragés de sourcils en broussaille. Pendant tout le repas, où en effet il n’y avait d’autres convives que sa femme, ses enfans et M. de Radowitz, il donna à son langage la forme d’une causerie intime, d’abord sur mon prochain travail et sur ma carrière, puis sur les sujets les plus variés d’histoire et de philosophie, entremêlant son discours de réflexions et maximes politiques, et aussi de réminiscences de sa vie, les unes et les autres d’ailleurs absolument étrangères à nos années sombres. Il parlait le français lentement, mais facilement, affectant çà et là d’hésiter sur telle ou telle expression, lorsqu’il jugeait, avec une liberté hautaine et parfois ironique, les hommes et les événemens du jour ; mais, s’il avait l’air de chercher son mot, c’était pour le mieux décocher, et il rencontrait toujours le terme le plus juste et le plus aigu. Il passait rapidement d’un sujet à l’autre, se complaisant dans des digressions humoristiques, se prétendant lassé du pouvoir et désireux de retrouver bientôt, dans la retraite, les plaisirs de la chasse et le charme de la vie de famille au milieu des loisirs champêtres. Il s’étendit ensuite longuement sur les complications orientales, les incidens de la guerre turque, et malmena quelque peu la conduite des Russes : « Ils auraient dû choisir, me dit-il, ou bien aller au bout de leur idée et entrer à Constantinople, — car ils l’ont pu, pendant huit jours, — ou bien alors ne pas tant exiger de la Porte et ne pas provoquer ainsi l’intervention de l’Europe. Il n’y a qu’un moment dans les choses : il faut le saisir. » Cette observation malveillante à l’adresse du prince Gortschakof, et qui ne révélait que trop bien sa propre méthode politique, ne fut pas autrement développée, et il continua de causer, au gré de sa fantaisie, tantôt grave et tantôt familière, de lui-même, de ses collègues futurs, et aussi des menus détails de son labeur quotidien. Je le trouvais évidemment dans une de ses bonnes heures, et le foyer de cet homme, qui a si violemment agité le monde, me parut extrêmement calme et simple. La princesse et sa fille l’entouraient des soins les plus affectueux ; le respect de ses fils n’avait rien de timide : son ascendant sur les siens semblait s’exercer avec beaucoup de douceur. Il ne fit qu’une seule allusion à son autorité de chef de famille : « Quant à moi, dit-il en riant, à propos d’un mot échappé à l’un de ses enfans sur les belles-mères, j’ai toujours très bien vécu avec la mienne, — pas la première année, il est vrai ; mais depuis lors, elle a compris, et la paix a été complète. »

La conversation se poursuivit quelque temps encore avec enjouement ; mais comme j’allais prendre congé, son visage devint tout à coup fort sérieux, et il s’étendit complaisamment sur les mérites des plénipotentiaires français : il fit avec chaleur l’éloge du comte de Saint-Vallier, s’exprima en termes sympathiques sur M. Waddington qu’il avait vu, le matin même, pour la première fois ; enfin, avec l’intention visible de résumer sa pensée actuelle à notre égard dans une dernière parole, il redressa sa haute taille et ajouta d’un ton ferme, après un instant de silence : « Je suis heureux que vous ayez été mon premier hôte dans cette maison, et il ne dépendra pas de moi qu’il ne s’y passe jamais rien qui puisse être pénible à la France. » J’allai, comme il n’en doutait pas, répéter à nos plénipotentiaires, cette phrase préméditée, et significative au moins pour la durée du Congrès.

Je me hâte de revenir à l’inauguration de nos séances. Les représentans des Cours, arrivés successivement à Berlin, élaboraient en de fréquentes entrevues les principaux thèmes de leurs débats ultérieurs. Déjà se dessinaient les groupes indiqués d’avance par les situations et les aptitudes respectives : celui des chefs de gouvernement investis d’une autorité supérieure : celui des simples plénipotentiaires moins élevés en dignité, et appelés à une collaboration pratique, détaillée et secondaire. La responsabilité demeurait sans doute indivisible, et tous les membres étaient égaux en droit, mais, en fait, les ministres d’État avaient seuls l’initiative et la direction. Un nombreux personnel de fonctionnaires techniques et de diplomates distingués entourait chaque mission. Je citerai seulement le directeur du Cabinet de lord Beaconsfield, M. Montague Carry, maintenant pair d’Angleterre, MM. de Teschenberg et Schwegel, chefs de section au ministère des Affaires étrangères de Vienne, M. Curtopassi, qui fut peu après ministre d’Italie à Athènes, M. Herbette, qui a été plus tard notre ambassadeur à Berlin, les généraux Simmons, Anoutchine et Bobrikof, le baron Jomini, l’éminent collaborateur du chancelier russe, M. de Nelidof, l’un des signataires de la convention de San Stefano et aujourd’hui ambassadeur à Paris. Ces personnages ne devaient pas assister aux séances, mais chacun d’eux apportait le concours de son expérience aux représentans de son pays. Tous ces hôtes officiels entouraient le Congrès d’un imposant cortège ; en même temps, des rédacteurs et correspondans de tous les journaux du monde, accourus à Berlin, se préparaient à surexciter l’attention universelle par une immense publicité.


V

Enfin, le 13 juin, les plénipotentiaires, revêtus de brillans uniformes et chamarrés de décorations, traversèrent en voitures découvertes, sous le plus beau soleil, la foule rangée sur leur passage et franchirent la grille du palais Radziwill. Ils furent reçus dans le vestibule par M. de Badowitz ; le prince Gortschakof, qui ne pouvait monter l’escalier, fut hissé dans un fauteuil à poulies au premier étage : le prince de Bismarck les accueillit tous à l’entrée du premier salon et les conduisit dans la salle des séances. Une table en fer à cheval, couverte d’un tapis brun, occupait le fond de la pièce, devant les fenêtres cintrées donnant sur la cour d’honneur. Des fauteuils pareils, à dossier élevé, avaient été disposés pour les membres de l’assemblée, et des chaises, aux deux extrémités, pour les secrétaires. La veille, le chancelier avait fixé les places et décidé que les plénipotentiaires de chaque nationalité siégeraient à côté les uns des autres, dans l’ordre alphabétique des Puissances. Comme il y avait dix sièges sur la même ligne du fond, le fauteuil présidentiel ne pouvait pas être exactement au centre. Quand M. de Radowitz et moi avions fait remarquer cette petite irrégularité au chancelier : « N’importe, répondit-il gaiement, je serai un peu trop à droite, mais j’ai, pour le moment, quelque inclination vers ce côté-là. » Il eut donc cinq de ses collègues à sa gauche et quatre seulement à droite : les autres membres furent répartis dans l’ordre indiqué sur les deux courbes du fer à cheval. Tout le milieu de la salle resta vide, et nous fîmes placer, à l’extrémité opposée, une seconde table destinée à recevoir les livres, documens, cartes géographiques, nécessaires aux recherches et aux études immédiates.

Avant la constitution de l’assemblée, le comte Andrassy rédigea rapidement au crayon quelques phrases dont j’ai gardé l’autographe, par lesquelles il proposait à ses collègues d’adresser à l’empereur Guillaume leurs vœux « pour le prompt rétablissement de sa santé. » La présidence fut déférée ensuite au chancelier d’Allemagne, suivant l’usage, et le secrétariat fut agréé et introduit. On s’assit alors, et le Président, seul debout, prononça d’abord une courte allocution de bienvenue et de remercîment, puis il lut une allocution, d’une remarquable orthodoxie politique et qui se résumait dans le passage suivant : « Le traité de San Stefano étant, sur plusieurs points, de nature à modifier l’état des choses, tel qu’il se trouve fixé par les conventions européennes antérieures, » doit être « soumis à la libre discussion des Cabinets signataires des actes de 1856 et de 1871, pour assurer, d’un commun accord, et sur la base de nouvelles garanties, la paix dont l’Europe a tant besoin. » Cette affirmation du droit des Puissances d’examiner toute modification des traités signés par elles, était sans doute excellente et parfaitement à sa place ; mais il pouvait sembler assez étrange qu’elle fût énoncée comme une vérité absolue, et avec tant de conviction apparente, par le même homme qui, sans consulter personne, avait successivement changé la situation assurée au Danemark par le traité de Londres, à la Confédération germanique, à l’Autriche et à la France, par les traités de Vienne. Toutefois, — et sans se faire illusion sur la valeur pratique d’une aussi belle théorie, invoquée par l’homme d’Etat qui l’avait le moins observée, — on n’avait qu’à se féliciter de la voir si explicitement proclamée, et l’adhésion unanime des plénipotentiaires rendait service à la cause du droit international si souvent dédaigné.

L’objet de leurs travaux étant ainsi défini, les assistans prirent l’engagement de garder le secret sur leurs délibérations. J’aime à penser que tous y ont été fidèles, bien que, par suite sans doute de quelques inadvertances, l’exactitude de certaines informations de la presse n’ait pas laissé, à plusieurs reprises, de nous surprendre. On plaça, aussitôt après, la question bulgare en tête du prochain ordre du jour, et l’on allait se séparer, quand un incident imprévu mit un instant aux prises les représentans de l’Angleterre et de la Russie. Soit que lord Beaconsfield voulût marquer sur-le-champ l’antagonisme des deux Cours, soit plutôt qu’il prétendît donner satisfaction aux défiances de l’opinion britannique, il demanda expressément que les troupes russes campées auprès du Bosphore en fussent éloignées d’urgence. Sa motion qui visait, en termes peu ménagés, l’éventualité de conflits redoutables et même, disait-il, « la prise, à l’improviste de Constantinople, » fut relevée avec une vivacité légitime par les ministres du Tsar, dont elle paraissait en effet suspecter la loyauté. On fut très ému de cette escarmouche de mauvais augure, et je vis le moment où la discussion allait, dès la première heure, prendre un ton fort acerbe. Mais le président, qui n’entendait point que le débat vînt à s’égarer sur une question aussi délicate, y coupa court immédiatement par quelques paroles énergiques. On vit alors combien son autorité était décisive. Lord Beaconsfield n’insista point sur sa suggestion intempestive ; et n’y revint jamais. On s’ajourna ensuite à trois jours, pour que les plénipotentiaires eussent le temps de se mieux connaître et de se concerter : ils devaient ensuite siéger sans désemparer jusqu’à la fin.


VI

Je voudrais maintenant, d’après l’impression très vive que j’ai gardée de chacun d’eux en séance, dans le monde et souvent dans l’intimité, les placer sous les yeux de mes lecteurs. Je n’en parlerai d’ailleurs qu’au point de vue spécial de mon étude et du rôle qu’ils ont joué au Congrès : le prince de Bismark comme président, et les autres comme inspirateurs ou collaborateurs plus ou moins actifs de l’œuvre commune.

On pouvait se demander si le caractère rude et altier du chancelier de l’Empire s’accommoderait avec la mission délicate et nuancée qu’il avait à remplir, dans une réunion circonspecte et même assez ombrageuse. Son masque même, abrupt et tourmenté, son type orageux si bien d’accord avec sa vie, la rectitude militaire de sa tête impérieuse et de son buste athlétique, sa voix pesante et brusque semblaient convenir assez peu aux fonctions présidentielles. Mais on vit bientôt — ce dont ceux qui le connaissaient ne doutaient pas — à quel point il savait adapter aux circonstances son tempérament absolu, et l’expression même de son visage. Sa complexe nature avait des ressources, sans effort et sans pose, pour toutes les situations et pour tous les instans. De même que, dans ses entretiens intimes, sa parole devenait aisément ondoyante, originale et enjouée, de même sa diplomatie, inflexible au fond, prenait à l’occasion des formes accessibles et insinuantes, et, en dirigeant les débats aussi bien qu’en conversant avec ses collègues, il ne montrait pas moins de verve et de bonne humeur que de gravité robuste. J’oserais presque dire qu’il n’a jamais été plus complètement lui-même que dans ce fauteuil où il lui fallait à la fois comprimer avec une ténacité sévère les prétentions impatientes et les discussions agitées, inspirer la confiance par une affabilité prévenante, enfin maintenir ses plans personnels en paraissant seulement interpréter et résumer la volonté collective. On sentait, à le voir si ferme et si alerte, le plein développement de ses qualités diverses : l’énergie indomptable et l’adresse savante ; il les combinait supérieurement dans ce poste pacifique dont la majesté couronnait sa belliqueuse existence ; et sa satisfaction intérieure était visible dans son attitude calme et souriante.

Cette éclatante faveur de la fortune concordait d’ailleurs avec ses intérêts qu’il ne perdait jamais de vue : « Quand on me demande quelque chose, me disait-il un jour, je regarde d’abord ce que l’on m’offre ; » et il accentuait sa pensée, en étendant ses mains à égale hauteur, comme les plateaux de la balance. Or le Congrès réalisait pour lui cet équilibre. Le chancelier donnait son concours aux ambitions des uns et aux désirs d’apaisement et de pondération dont les autres étaient animés, et il recevait en échange, avec la consécration de la suprématie allemande, des moyens d’action adéquats à ses conceptions d’avenir. Aussi conduisait-il les délibérations, en véritable modérateur, les développant ou les resserrant avec autant d’art que de sérénité, provoquant les concessions réciproques, éliminant les détails vains ou confus, laissant dans la brume les points obscurs, pressant les solutions plus ou moins justifiées et durables, mais actuellement suffisantes pour les autres et surtout pour lui-même. Au cours de discussions, dont il ne fallait pas trop sonder les mystères, la rapidité lui semblait la condition essentielle du succès, et il ne donnait pas de répit à ses collègues. Lorsque le rédacteur des protocoles, et parfois les plénipotentiaires lui demandaient un intervalle de repos, il ne les écoutait point : « Croyez-moi, me disait-il du haut de sa taille de géant, le travail n’a jamais tué personne. » Il lançait ce mot gaîment, avec la conviction de sa vigueur physique et morale, en homme qui ne voit que son but, et, de fait, grâce à ce labeur ininterrompu et si bien dirigé, en trente jours la besogne fut achevée.

Il est superflu de dire que les deux autres représentans de l’Allemagne secondaient leur chef avec la plus exacte discipline : physiquement fort différens, ils se ressemblaient par le dévouement. Le prince de Hohenlohe, maigre et froid, avait la mine anguleuse, les yeux creux et dilatés, le nez en bec d’aigle, le sourire même sombre, la parole sèche et concise. M. de Bulow, secrétaire d’Etat pour les Affaires étrangères, rappelait par sa corpulence et les lignes rondes et placides de son visage entièrement rasé, par ses longs cheveux blancs bouclés, par la mansuétude de son regard et de son verbe onctueux, la physionomie débonnaire de certains dignitaires ecclésiastiques. Mais sous ces apparences bénignes, ce diplomate expert et fin reproduisait, comme son collègue, sans dévier d’une ligne, la pensée impérieuse du chancelier.

Dans ce cénacle d’aspect classique et austère, la figure singulière du premier ministre d’Autriche-Hongrie, le comte Andrassy, frappait d’abord par le contraste. Ses yeux noirs et passionnés pétillaient sous la profonde arcade sourcilière : ses cheveux frisés ondulaient sur son front : sa moustache relevée, son visage un peu fatigué par une vie tumultueuse, ses uniformes écarlates, surchargés de torsades d’or, donnaient moins l’impression d’un négociateur que celle d’un artiste ardent ou d’un capitaine héroïque. Il fallait se dégager des souvenirs de Metternich et se rappeler la transformation récente de la monarchie des Habsbourg au profit des élémens magyars, pour comprendre la situation prépondérante de ce grand seigneur romanesque à la traditionnelle Cour de Vienne. Mais l’expression puissante de son regard et l’habileté de son langage révélaient un véritable chef de gouvernement. Il avait sans doute le tempérament altier et ardent de sa race, mais, à la table du Congrès, il traitait nettement et de haut les grandes affaires, dont il poursuivait la solution avec une âpre persévérance. Il est vrai que sa désinvolture semblait parfois bizarre, mais sa nerveuse éloquence, sa conversation chatoyante s’accordaient si bien avec sa destinée aventureuse, ses épreuves passées et sa grandeur présente ! Lui-même aimait à rappeler ces étonnantes vicissitudes : c’était lui qui, — jadis condamné par contumace à être pendu comme insurgé, en 1848, — répondait un jour, à Berlin, à un compliment sur la Toison d’or qu’il portait au cou : « Oui, sans doute, mais mon effigie a porté, en d’autres temps, un autre collier. » Il parlait ainsi sans affectation, en effleurant de la main le précieux joyau, moins séduit peut-être parle jeu de mots que par l’intérêt dramatique des fluctuations de la fortune humaine. En somme, qu’on vît en lui le paladin, l’homme d’Etat ou du monde, il était fort à la mode dans les salons et il jouait dans l’assemblée l’un des premiers rôles. Il manœuvrait partout avec autant d’énergie que d’élégance et d’apparente liberté d’esprit. Et il y avait bien quelque mérite, en ce moment, où il couvait ses ambitions en Bosnie-Herzégovine, et où il combinait en secret avec le prince de Bismarck cette triple alliance, œuvre inconsciente du Congrès et destinée à devenir le facteur capital de la diplomatie européenne. J’ajoute que sa politique était parfaitement servie par ses deux collègues : l’un, le baron Haymerlé, homme de carrière et d’étude, et qui devait même lui succéder, aussi agréable de manières que solidement érudit, complétait et fortifiait ses moyens d’action par une compétence technique indiscutable, comme un tacticien consommé exécute les conceptions stratégiques d’un général en chef ; l’autre, le comte Karolyi, ambassadeur de François-Joseph à Berlin, donnait par la magnificence de ses réceptions beaucoup d’éclat à la mission impériale.

J’ai indiqué plus haut les difficultés de la tâche dévolue à nos plénipotentiaires français. Je dois dire que les avances du prince de Bismarck, et aussi les bons sentimens qui leur furent manifestés par l’assemblée tout entière, la rendaient un peu moins épineuse ; mais encore fallait-il bien comprendre et mesurer la conduite à suivre, et obtenir par une attitude prudente et ferme la pleine confiance de tous et le concours du Congrès à la reconstitution progressive de notre influence. On a beaucoup alors critiqué nos représentans. Il sied, je crois, d’être plus juste : en vérité, ils n’ont pas été inférieurs à ce qu’on devait en attendre, et leur initiative s’est constamment produite sans ostentation et sans défaillance. M. Waddington, depuis peu ministre des Affaires étrangères, n’appartenait pas à la diplomatie ; mais ses études antérieures l’avaient initié à nos travaux ; il connaissait au moins l’armature des questions orientales. Mais, ce qui valait mieux que cette science un peu superficielle, il était d’un esprit très circonspect et d’un jugement droit : orateur disert et courtois, exercé aux manœuvres de la vie parlementaire, il réunissait ainsi des qualités particulièrement utiles dans une assemblée formée d’élémens hétérogènes qu’il convenait de ménager. Sa physionomie ouverte, son caractère loyal et conciliant, plaisaient à ses collègues : il défendait son opinion énergiquement, mais il montrait une aimable déférence à celle des autres, et l’on ne surprenait dans ses discours ni subtilités, ni pièges. La politique « des mains nettes » n’était pas assurément chez lui une préférence et encore moins une doctrine ; toutefois, comme nous ne pouvions pas alors en avoir ostensiblement d’autre, il valait certes mieux paraître spontanément modestes qu’impatiens et déçus. M. Waddington avait bien ses vues du côté de Tunis, mais il jugeait qu’il fallait seulement tâter et préparer le terrain, et, en attendant, recueillir le bénéfice moral d’une conduite désintéressée. Il s’était acquis de la sorte beaucoup de crédit : son intervention était toujours acceptée volontiers, soit qu’il affirmât nos droits séculaires dans le Levant, soit qu’il proposât l’extension des frontières grecques, soit qu’il fît connaître son sentiment sur les diverses affaires en discussion. Bien qu’il eût retenu de son origine anglaise une prédilection pour le Cabinet de Londres, son patriotisme français incontestable et son impartialité naturelle inspiraient la plus haute estime, et, très souvent, sa parole habile et sincère ralliait à son avis l’unanimité de ses auditeurs. Il avait d’ailleurs auprès de lui, pour aider et éclairer au besoin sa marche, dans ce milieu nouveau pour lui, un diplomate supérieur, son intime ami, le comte de Saint-Vallier, accrédité depuis plusieurs mois à la cour d’Allemagne.

Cet ambassadeur de premier ordre a laissé une impression ineffaçable dans le souvenir de ceux qui l’ont connu. La destinée lui avait prodigué les dons les plus rares, en même temps que d’âpres rigueurs. Tout en lui, l’expression de ses traits, l’éclat de ses yeux, sa voix accentuée, son élégance patricienne, révélait une nature d’élite. Ses facultés justifiaient sa rapide élévation, et il savait tempérer par le charme et la souplesse de son esprit l’apparence un peu hautaine de son attitude. Mais il payait cher ces faveurs de la fortune : depuis de longues années, les crises intermittentes d’une maladie incurable, un squirre stomacal, épuisaient lentement ses forces. Il avait néanmoins poursuivi sa carrière, et s’était fait, en ses différens postes, une situation exceptionnelle. Chef du cabinet au quai d’Orsay, ministre à Stuttgart avant la guerre de 1870, plus tard commissaire au quartier général allemand à Nancy, puis sénateur et ambassadeur à Berlin, il avait exercé partout un ascendant incontesté. Il dominait ses souffrances par un travail incessant et par l’intrépidité de son âme. Ce stoïque toujours militant avait pris une part considérable à la formation du Cabinet où siégeait M. Waddington ; il dirigeait en maître notre ambassade ; il était l’un des plus vigilans négociateurs du Congrès. J’ai vécu, durant cette période, dans son intimité, et je me rappelle avec émotion la lutte de sa volonté contre la maladie implacable. Pendant des journées de jeûne, après des nuits sans sommeil, il se maintenait debout, assistait aux fêtes officielles, controversait, en séance et dans les couloirs, avec autant de fermeté que de précision. Ses collègues appréciaient sa jeune maturité et la rectitude de sa sobre dialectique, en même temps qu’ils étaient touchés de sa vaillance. Toujours sur la brèche, il leur eût fait illusion, si le ravage intérieur n’eût été révélé par son visage pâle et amaigri ; mais on devinait ses tristes heures, et il était vraiment environné des sympathies les plus respectueuses. Il devait vivre plusieurs années encore de cette existence active et dramatique ; je l’ai vu, peu de temps avant sa fin : son corps était vaincu, mais non pas son courage : son caractère, sa pensée et son cœur n’avaient pas fléchi.

Notre troisième plénipotentiaire, M. Desprez, depuis douze ans directeur des affaires politiques, donnait à la mission française le précieux concours de son imperturbable science. Par ses longs services, son expérience de toutes les difficultés de fond et de détail, par sa dextérité de plume et de langage, ce bénédictin de la diplomatie avait sa place marquée au Congrès Il en a été l’un des plus laborieux auxiliaires, et, lorsqu’il s’est agi de condenser les résultats des délibérations, il fut le principal rédacteur de la commission spéciale : le projet préparé par lui est devenu, avec très peu de changemens, le texte officiel du traité de Berlin.

Le cabinet du Quirinal n’avait accrédité que deux représentans : le comte Corti, ministre des Affaires étrangères, et le comte de Launay, son ambassadeur en Allemagne. Celui-ci, homme sage, instruit et affable, fort zélé, mais un peu méticuleux, surchargeait de trop de réserves et de réticences ses discours diffus, et le comte Corti concentrait en sa personne l’autorité de la mission. Ce diplomate, extrêmement spirituel, connaissait à fond le métier. Dans des postes nombreux, il avait fait honneur aux leçons de son ancien chef, M. de Cavour. Son extérieur ne prévenait pas en sa faveur : il avait de petits yeux perçans et le nez camard ; mais la distinction de ses manières, ses allures cordiales, et surtout la verve, l’originalité de sa conversation incisive et instructive, faisaient oublier son masque étrange. Il ne discourait guère en séance, n’étant pas un orateur, mais il plaçait à propos ses observations pratiques, ingénieuses, présentées sous une forme persuasive. Dans les cercles intimes, il développait plus à l’aise, avec une nuance de causticité familière, ses réflexions toujours justes et fines. Rien n’échappait à son coup d’œil pénétrant : il avait sur les uns et les autres le mot expressif et topique, et caractérisait les incidens et le fond des choses nettement, sans parti pris et sans illusion. On le considérait comme très clairvoyant et de bon conseil, et s’il devait à son titre de premier représentant de l’Italie une certaine part de son crédit, il s’était placé sur-le-champ, par sa valeur personnelle, en pleine lumière, comme un homme qui parle de ce qu’il sait, qu’on écoute toujours avec plaisir et profit.

La Porte n’avait pas été heureuse dans le choix de ses plénipotentiaires. Tandis qu’elle aurait dû faire défendre sa cause par des Ottomans de grande, envergure, elle l’avait remise à des agens de second ordre et qui, de plus, pour diverses raisons, ne pouvaient obtenir d’influence au Congrès. L’un, Carathéodory, chef de la mission, était Hellène de race et de religion ; l’autre, Méhémet-Ali, Prussien d’origine et renégat ; le troisième, Sadoullah, insignifiant. Il y avait là, et nous le savions tous, un calcul singulier de psychologie turque : on avait éprouvé à Constantinople la plus vive répugnance à compromettre un grand personnage de l’Islam dans une négociation qui, tout en atténuant les clauses de San Stefano, consacrerait, une fois de plus, des empiétemens sur les domaines et sur la souveraineté du Sultan. On préférait donc laisser la responsabilité à un raya, en se flattant que les Cours chrétiennes prendraient cette nomination comme un acte de déférence. Or rien n’était plus loin de leur pensée. Elles n’ignoraient pas qu’à Stamboul un chrétien n’a jamais qu’une position subalterne, et que la direction réelle des affaires n’appartient qu’aux musulmans. Carathéodory, dont nul ne méconnaissait assurément la haute intelligence, le caractère sympathique, l’instruction très étendue et les mérites de diplomate et d’écrivain, n’en était pas moins un ministre transitoire et un pacha de circonstance, et, comme tel, malgré ses rares talens et ses laborieux efforts, demeurait sans action sur la haute assemblée. Il avait lui-même trop de tact, pour ne pas sentir les difficultés de son rôle : il manquait d’autorité. Absolument dévoué à son maître, il n’était cependant pas investi de cette confiance entière réservée, dans le Palais et à la Porte, — encore avec quelle volonté capricieuse ! — aux vieux serviteurs de la politique musulmane. Dans nos entretiens affectueux sur les affaires présentes dont nous avions étudié ensemble, dix-huit mois auparavant, les antécédens à la Conférence de Constantinople où nous remplissions l’un et l’autre les fonctions de secrétaires, je pressentais ses graves soucis en admirant son persévérant courage. Ses collègues lui rendaient justice et lui montraient l’estime qu’il méritait si bien : mais outre qu’ils étaient tous beaucoup plus préoccupés de leurs intérêts combinés que des revendications et des plaintes de la Turquie, ils le regardaient comme un subordonné attaché à une tâche ingrate et prédestiné à la disgrâce.

Quant à Méhémet-Ali, la Porte s’était trompée plus encore. On a dit qu’elle avait cru être habile, en députant à Berlin un général né en Prusse. Peut-être avait-elle seulement cédé, une seconde fois, à son désir d’être représentée par des agens qui ne fussent point de race turque. Quoi qu’il en fût, elle avait bien mal compris les sentimens du Congrès et surtout ceux du prince, de Bismarck. À leurs yeux, Méhémet-Ali, échappé jadis de la marine prussienne, devenu musulman, et dont les débuts dans la carrière militaire ottomane avaient été favorisés, prétendait-on, par des intimités suspectes, n’était, malgré sa conduite, discutable d’ailleurs, pendant la dernière guerre, qu’un aventurier sans consistance. Sa présence irritait particulièrement le chancelier qui ne voyait en lui, me dit-il un jour, « qu’un gamin de Berlin » affublé du titre de maréchal : « Ainsi, ajoutait-il avec véhémence, me voilà obligé de placer, comme je le fais pour tous les plénipotentiaires, un factionnaire allemand à la porte d’un déserteur et d’un renégat ! » Il s’y résigna cependant : mais, après l’avoir accueilli de son air le plus froid, il ne lui parla jamais qu’avec une malveillance hautaine. Ce traitement était vraiment un peu sévère. Méhémet-Ali avait quitté sa patrie presque enfant : peut-être était-il calomnié ; en fait, il s’était distingué dur plusieurs champs de bataille : il avait même une certaine culture philosophique et littéraire. Ce personnage singulier a eu une fin tragique : peu de temps après le Congrès, appelé en Albanie pour réprimer une insurrection, il fut cerné par les rebelles, et périt les armes à la main. Le Sultan avait eu tort de l’improviser diplomate, mais il avait eu raison de compter sur son dévoûment et sa bravoure.

Avant de parler des plénipotentiaires anglais et russes, dont l’antagonisme était la question majeure, je dois faire remarquer que l’attitude de leurs collègues à leur égard était délicate. Il fallait à la fois tenir grand compte des prétentions britanniques et des susceptibilités du Tsar, et, pour y parvenir, ne pas permettre que l’assemblée eût l’aspect soit d’un champ clos, soit d’un tribunal. La discussion ne devait pas se poursuivre ostensiblement entre les deux adversaires, et il était également inadmissible que la Russie parût être citée à la barre de l’Europe. Il est juste de reconnaître qu’avec un art extrême les Puissances neutres ont évité ce double écueil. Elles se sont attachées à faire de leurs séances un cénacle d’amis recherchant, de bonne foi et en dehors de toute forme acrimonieuse, une combinaison d’équilibre ; à part quelques agitations de surface et quelques vivacités promptement réprimées, elles sont arrivées par leur tact, leur fermeté et leur prudence, à donner autant que possible à leurs échanges d’idées l’aspect d’un travail général et à sauvegarder la sérénité un peu factice de leurs délibérations. Elles y ont eu d’autant plus de mérite que, d’un côté, comme on l’avait constaté à la première séance, les dispositions réciproques de Londres et de Pétersbourg étaient fort aigres, et que, d’autre part, les relations des chanceliers d’Allemagne et de Russie n’étaient point bienveillantes. Mais, si la sagesse des uns et des autres, et aussi la dextérité professionnelle, ont aplani ces aspérités, on verra, par la suite de cette étude, que non seulement la politique défiante et contradictoire des deux Cours rivales rendait leur œuvre mal aisée, mais encore que la haute situation et le caractère des représentai de Russie et d’Angleterre aggravaient les difficultés de l’accord.


Cte CHARLES DE MOÜY.