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Récits turco-asiatiques - Un Prince kurde/01

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UN
PRINCE KURDE
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES.


I.

La nuit, une nuit tiède et sereine, venait de succéder aux clartés et au mouvement d’une chaude journée d’avril. Sur le sommet d’une des montagnes dont les ramifications traversent en tous sens la partie septentrionale de l’Asie-Mineure, se dessinait une masse d’épais bâtimens, illuminée çà et là par des feux qui de loin ressemblaient à des étincelles. Ces bâtimens étaient la résidence, le château, si l’on veut, d’un chef montagnard, d’un prince même, car tel était le titre que les populations kurdes donnaient au seigneur de l’endroit, à Méhémed-Bey. Les feux qui éclairaient le château étaient ceux des nombreuses cheminées de l’intérieur, alimentées par de nombreux troncs d’arbres et de véritables bûchers de branches sèches. Une de ces cheminées surtout semblait le foyer d’un véritable incendie : elle était destinée à chauffer la principale pièce du harem, et à l’heure où commence notre récit, ce brasier aux proportions colossales éclairait un curieux tableau d’intérieur musulman.

Des deux côtés et en face de l’âtre, le long des murs et devant de nombreuses fenêtres, une multitude de matelas et de coussins couvraient le plancher et l’estrade en bois élevée à l’entour de la chambre. Toute une population féminine se prélassait sur ces coussins et ces matelas. Les maîtresses du logis (et on en comptait jusqu’à cinq officiellement revêtues de cette dignité), des esclaves de tous les âges et de toutes les couleurs, des enfans aussi nombreux que les grains de sable de la mer et que les étoiles du ciel, mais beaucoup plus bruyans, tout cela était entassé pêle-mêle, dans un désordre que je veux croire plein de charme, fumant à pleines pipes, buvant à pleines tasses, poussant des éclats de rire homérique, chantant des chansons que personne n’écoutait, se livrant enfin à toutes les distractions que peut imaginer une population privée de règle morale, dépourvue de culture intellectuelle, et condamnée pour la vie à la triste captivité du harem.

J’ai dit que les maîtresses du logis étaient au nombre de cinq. Il y avait pourtant des degrés dans cette autorité ainsi partagée : la première en date était ou devait être la plus respectée ; puis, et comme cela arrive partout, celle qui savait le mieux commander était la plus obéie. La doyenne des épouses du seigneur Méhémed s’appelait Fatma, et pouvait avoir alors de vingt-cinq à trente ans. Elle était née dans le pays même et ne possédait par conséquent ni une grande beauté, ni une intelligence supérieure. Son principal mérite était une gaieté si tenace, qu’elle n’avait subi aucune altération en présence des quatre rivales que son époux avait successivement placées sous sa tutelle, gaieté qui lui permettait encore, malgré ses vingt-cinq ans, — âge respectable dans un harem, — de décocher des plaisanteries fort vives, de pousser des éclats de rire à faire trembler les voûtes du palais, de chanter à tue-tête des airs turcs, et de danser les farandoles les plus échevelées. De taille moyenne, de corpulence toujours croissante, avec de grands yeux gris à fleur de tête, un nez retroussé, une grande bouche bien fendue, laissant à découvert de fort belles dents mal soignées, telle était Fatma, la mère de plusieurs enfans et la souveraine avouée du chapitre féminin réuni dans le château de Méhémed-Bey.

Vis-à-vis de Fatma, de l’autre côté de la cheminée, trônait la seconde épouse du prince montagnard. La Géorgienne est un article de prix, et n’en a pas qui veut. Actié était née dans cette magnifique contrée de Géorgie, si célèbre à bon droit pour la beauté de ses filles et de ses moutons. Ce fut même en se disant que sa rivale n’était rien moins qu’une Géorgienne, une personne franchement incomparable, que Fatma se consola de sa première mésaventure conjugale. Le moyen de disputer à une Géorgienne la palme de la beauté ! Actié, à vrai dire, ne démentait en rien son origine. Grande, droite et solide comme une tour ou comme un peuplier, la Géorgienne unissait un teint éblouissant à des traits empreints d’une majesté vraiment royale. Son caractère s’accordait avec son extérieur. Calme, grave et sérieuse, sa voix ne se mêlait jamais au concert discordant de cris et de glapissemens qui se poursuivait nuit et jour autour d’elle. Ses compagnes l’aimaient peu, sans doute parce qu’elles se sentaient comme intimidées en sa présence ; aussi se dédommageaient-elles de cette faible contrainte en se moquant de ses grands airs de reine. Dans ce moment, Actié fumait, assise sur ses talons, la longue pipe turque ; mais, quoique assise, elle dépassait de la tête toutes ses rivales, et on l’eût prise en effet pour une reine entourée de ses suivantes.

La Circassienne n’est guère moins estimée que la Géorgienne à cause du caractère de sa beauté, qui tranche fortement avec le type oriental. Aussi Fatma n’eut garde de se fâcher lorsque son mari lui annonça son troisième mariage avec une fille de Circassie. Puisque l’occasion se présentait pour lui de faire une semblable acquisition, elle ne pouvait le blâmer de la saisir, et Kadja la Circassienne occupa sans contestation la place que le sort lui marquait. Si je disais cependant qu’à partir de l’introduction de cette blonde, pâle et frêle beauté aux yeux bleus, aux traits fins et délicats, quoique irréguliers, à la physionomie changeante et trompeuse, il ne s’éleva aucun nuage dans le harem, je mentirais à l’histoire. Quand la colère du maître tombait comme un ouragan sur tel ou tel membre de la communauté, c’était à la Circassienne qu’on s’en prenait d’ordinaire, et jamais non plus on n’ajoutait la moindre foi à ses protestations. Kadja témoignait au prince une admiration voisine de l’idolâtrie ; elle prétendait reconnaître son pas, et même le pas de son cheval, avant que personne n’eût entendu le plus léger bruit ; elle allait jusqu’à soutenir qu’une voix secrète l’avertissait des dangers qui menaçaient le bien-aimé dans ses excursions aventureuses (dangers malheureusement trop réels), et quand la voix mystérieuse retentissait en elle, Kadja poussait des exclamations d’effroi qui faisaient frissonner ses compagnes ébahies. On avait remarqué plus d’une fois d’assez singulières coïncidences entre les mystérieux avertissemens de la Circassienne et des rencontres fâcheuses qu’avait faites Méhémed-Bey. Les préventions excitées par la blonde prophétesse étaient telles que ces coïncidences mêmes ne faisaient que redoubler la défiance et l’éloignement dont elle était l’objet. Malgré son isolement, malgré ses prétentions à la mélancolie, Kadja avait cependant des heures de folle gaieté où son regard s’illuminait d’une flamme étrange, et où de cruelles plaisanteries s’échappaient de ses lèvres, mêlées à des éclats de rire stridens qui troublaient jusqu’au fond de l’âme les plus aguerries. Ce soir-là, entre autres, elle était en belle humeur. Après avoir dansé toute seule pendant quelques instans, elle s’était élancée au milieu des enfans, et, tout en riant comme une folle, elle pinçait l’un, tirait les cheveux de l’autre, égratignait un troisième, sans que ceux-ci ripostassent d’aucune façon : on eût dit qu’ils avaient peur.

Le quatrième choix du bey était de ceux que rien ne pouvait justifier aux yeux de Fatma. Il ne s’agissait plus, hélas ! ni de Géorgienne, ni de Circassie ; le nouvel objet de la préférence du bey était une négresse, une véritable négresse du Sénégal, quoique non absolument dépourvue de tout charme. Elle possédait ce qu’on appelle vulgairement de beaux yeux et de belles dents. Pour l’ampleur et la majesté des formes, elle pouvait presque rivaliser avec la Géorgienne Actié. Quant au moral, elle n’avait qu’une passion, la couleur rouge, — qu’un défaut, la colère. Elle aimait son mari comme un dispensateur inépuisable de jupes écarlates et de colliers de corail. Ce qui avait réconcilié Fatma avec cette union mal assortie, il faut bien le dire, c’était précisément la singularité du fait. Comment se dire sérieusement qu’Abrama était la rivale d’Actié et de Kadja ? Abrama d’ailleurs était bonne personne quand elle n’était pas en colère, et cette colère n’éclatait que lorsqu’on avait le malheur de lui rappeler le pays où elle avait vu le jour. En somme, l’avènement de la négresse au quatrième degré de la hiérarchie conjugale avait apporté plus d’agrément que d’ennuis à la compagnie féminine.

Mais quelle est cette sombre et silencieuse figure, enfoncée dans l’embrasure d’une fenêtre, qui ne prend aucune part à tout le bruit que l’on fait autour d’elle ? On la dirait âgée de quinze à seize ans, et elle semble même d’une grande beauté. Ses yeux sont noirs, quoique ses cheveux brillent d’un reflet doré ; ses traits sont d’une régularité parfaite, mais son teint, un peu trop brun pour la couleur de ses cheveux, est d’une pâleur de cire. Quoique ses compagnes soient toutes richement vêtues, elle ne porte qu’une robe de couleur sombre et unie, d’une étoffe commune, et le voile qui l’enveloppe de la tête aux pieds n’est relevé par aucune broderie. Pas un ornement, pas un bijou, pas un colifichet ! Abrama se pendrait plutôt que de porter de pareilles horreurs. Les femmes lui adressent tour à tour la parole : — Viens çà, Habibé, que fais-tu là toute seule ? Chante-nous une chanson ; causons ensemble. — Mais Habibé ne semble pas les entendre, et ce n’est évidemment pas la première fois qu’elle se comporte ainsi, car personne ne paraît s’en étonner ; au contraire c’est à peine si l’on a l’air d’attendre d’elle une réponse, comme si le silence était tout ce qu’on pouvait en espérer. On ne saurait pourtant l’accuser ni de caprice ni de maussaderie, car sa physionomie est douce, et jamais une repartie amère ou piquante n’est sortie de ses lèvres. Serait-elle stupide ? Cette hypothèse tombe d’elle-même devant ce regard pensif et rêveur, un peu sévère peut-être, aussi froid que la glace assurément, mais aussi limpide et aussi profond qu’elle.

Comment Habibé avait-elle été élevée à la cinquième couche du seigneur ? C’est toute une histoire qui ressemble à un roman. Un jour que Méhémed-Bey, suivi des siens, revenait d’une de ces excursions qui éveillaient les alarmes soudaines de la Circassienne inspirée, il avait rencontré une bande de bohémiens emmenant de vive force une jeune fille qui, malgré les liens dont elle était garrottée, poussait des cris plaintifs et se débattait de son mieux. Méhémed-Bey était brave, et il aimait les aventures. Il attaqua sans préliminaires les ravisseurs, et ceux-ci, prenant aussitôt la fuite, abandonnèrent leur captive, qui se trouva par conséquent n’avoir fait que changer de maître. Elle ne se montra nullement satisfaite de ce changement ; mais sa rare beauté avait frappé son nouveau seigneur, et son indifférence le piqua au jeu. Il l’épousa. A quoi bon ? Habibé (c’est le nom qu’il lui donna faute de connaître le sien) demeura telle qu’il l’avait trouvée le premier jour, triste, abattue, sombre, désolée par momens et toujours indifférente. C’est en vain qu’il comblait de présens sa belle dédaigneuse, qu’il l’accablait de questions sur son passé et qu’il lui confiait sur sa propre existence bien des choses qu’il n’avait jamais dites à aucune de ses compagnes : il ne parvint pas même à connaître le lieu de sa naissance, son nom ni son âge. Qu’elle fût étrangère et qu’elle vînt de fort loin, cela n’était pas douteux, car elle parlait fort mal le turc, quoiqu’elle ne comprît pas un mot de géorgien, de circassien, ni même de sénégambien. La langue de Méhémed-Bey, qui n’était pas le turc, lui était aussi étrangère que les autres. On avait rassemblé tous les drogmans des environs, qui lui avaient adressé tour à tour la parole en persan, en arabe, en indoustani, je crois même en chinois, mais toujours sans succès. Elle comprenait un peu le grec ; cependant ce n’était pas encore là sa propre langue, sa langue maternelle, dans laquelle elle avait parlé pendant les quinze ou seize années qui avaient précédé sa captivité. Quand Méhémed-Bey l’avait rencontrée, elle portait le costume des bohémiennes, mais depuis combien de temps était-elle ainsi vêtue ? Était-elle musulmane ? Personne ne le savait. Enfin tout en elle était mystère ; elle vivait enveloppée d’un nuage épais, que personne ne pouvait pénétrer et que rien ne semblait devoir dissiper.

Nous connaissons maintenant les épouses du bey ; mais pour comprendre les propos qu’elles échangeaient entre elles, il faut faire connaissance avec le bey lui-même. Ce personnage, dont la langue n’est pas le turc, n’est ni plus ni moins que le chef ou le prince d’une population révoltée contre la Sublime-Porte. Méhémed-Bey menait une vie pleine d’aventures, d’émotions, de périls, commandant des armées qui s’assemblaient comme par enchantement à son moindre signe, et qui disparaissaient de même lorsque le combat avait été livré et la victoire assurée. Une garde peu nombreuse, mais fidèle, ne le quittait jamais. Pour lui, voyageant sans cesse à la tête de ses prétoriens, il battait les grandes routes pour y récolter quelque butin, et il ne craignait pas de pénétrer dans les villes. Là, sous un nom supposé et à l’abri d’un déguisement, il vendait ou échangeait le produit de ses courses à main armée, visitait ses amis, découvrait la piste des riches voyageurs, et se tenait au courant des nouvelles politiques qui pouvaient le concerner. Il n’est pas nécessaire d’ajouter que dans les villes son nom d’emprunt et ses déguisemens ne trompaient jamais personne. Chacun savait pertinemment que le petit vieillard pauvrement vêtu qui se montrait de temps à autre sous prétexte de vendre son riz ou d’acheter un peu d’orge était le jeune, le vigoureux et redouté chef des Kurdes. Plus d’une fois la pensée de l’arrêter traversa la cervelle d’un puissant pacha, et lui fit perdre le sommeil et l’appétit pendant plus d’une semaine ; plus d’un divan fut consulté ; cependant, s’il n’était pas trop difficile de s’emparer de Méhémed-Bey, il était impossible de dire comment on le garderait. Le territoire turc est, il est vrai, sillonné par des rivières d’où aucun prisonnier, quelque embarrassant qu’il fût, n’est jamais sorti ; mais, outre que la Sublime-Porte semble depuis quelque temps ne plus goûter ces expédions héroïques, la disparition totale de Méhémed-Bey n’eût pas coupé court à toute inquiétude. Tout au contraire les Kurdes forment encore à l’heure qu’il est une population puissante et belliqueuse, causant à la vérité de grands dommages au pays et sur les routes, mais qui en causerait encore bien plus, pour peu qu’elle le voulût bien. Si du vivant et sous les ordres de Méhémed-Bey cette population ne faisait pas tout le mal qu’elle pouvait faire, n’était-il pas juste et convenable d’attribuer sa modération à l’influence de ce chef ? Et si le gouvernement turc jugeait bon de rayer ce chef du livre des vivans, les Kurdes ne se croiraient-ils pas le droit d’user de représailles ? Or quelles représailles que celles de ce peuple farouche, dont l’existence habituelle et normale se compose d’agressions à main armée, de combats et de pillage, — sans compter que les auteurs présumés de la capture du bey deviendraient le but constant des plus cruelles vengeances ! Toutes ces considérations avaient pendant longtemps assuré le salut de Méhémed-Bey bien mieux que sa barbe postiche et ses vêtemens en lambeaux. Peu à peu on en était venu à regarder l’impunité du bey comme un gage de sécurité relative pour les populations au milieu desquelles il circulait librement, et qu’il rançonnait à sa fantaisie. Cette manière de considérer les choses avait été même adoptée à Constantinople, et le chef audacieux des Kurdes s’était trouvé aussi en sûreté au milieu de ses ennemis qu’il l’eût été dans sa propre capitale, s’il en eût possédé une. Ce n’est pas que le projet de s’emparer du bey et de détruire le brigandage eût été jamais positivement et officiellement abandonné par le gouvernement. L’exécution de ce plan avait seulement été remise à une époque indéterminée. On attendait qu’il s’offrît une occasion de frapper ce grand coup sans danger pour la tranquillité publique. La question demeurait ainsi une question d’opportunité, et sans un incident qui allait mettre à l’épreuve le dévouement des cinq femmes dont nous avons tracé le portrait, Méhémed-Bey eût pu croire qu’on ne chercherait jamais à la résoudre.

Cet incident était la nomination d’un nouveau pacha au gouvernement de la province où Méhémed-Bey menait sa vie de prince errant. En sa qualité d’homme nouveau, ce personnage était disposé à suivre une ligne de conduite entièrement opposée à celle de ses prédécesseurs. Il blâmait leur coupable mollesse, et il écrivait dépêche sur dépêche à Constantinople pour solliciter du ministre des mesures sévères qui missent fin à un état de choses scandaleux. En recevant ces renseignemens si différens de ceux qu’il avait reçus jusque-là, le ministre ne se souvint pas qu’ils lui venaient d’une nouvelle source, et il pensa tout naturellement que la situation était changée. Le divan suprême s’appliqua dès lors à trouver pour les Kurdes un châtiment convenable, c’est-à-dire un châtiment assez rude pour qu’ils se sentissent châtiés, et assez doux pour qu’ils jugeassent la soumission préférable à la résistance. Après de longs débats, voici à quoi l’on s’arrêta. Tous les Kurdes ne sont pas brigands, mais tous sont pasteurs. Ils possèdent les plus beaux troupeaux de l’empire. Pour avoir des troupeaux, les pâturages sont indispensables, et les Kurdes, qui le savent bien, se sont approprié depuis un temps infini toute une chaîne de montagnes qui s’étend du centre de l’Asie-Mineure jusqu’à Bagdad. Cette propriété immense, sur laquelle jamais Turc n’a osé s’établir, demeure déserte pendant la froide saison et se peuple au retour de chaque printemps d’une multitude de troupeaux, de pasteurs et de femmes, vivant sous la tente comme les contemporains et les descendans de Jacob. Ce fut cette existence sanctionnée par le droit des siècles que le divan se décida à frapper par un décret qui interdisait aux Kurdes l’occupation de leurs quartiers d’été.

La mesure était hardie. Il y eut grand émoi parmi les Kurdes. Les uns voulaient se porter en masse et bien armés sur leurs montagnes, et attendre de pied ferme les troupes turques : c’était l’avis de Méhémed-Bey ; mais, quelque grande que fût son autorité, elle fléchissait devant celle d’un vieillard établi dans la ville où résidait le pacha, et cachant sous un faux nom et une existence fictive sa position véritable de chef de la nation kurde. Hassan-Effendi passait pour un riche commerçant, aussi dévoué au gouvernement de la Sublime-Porte qu’il était respecté pour son grand âge, sa probité parfaite et sa fidélité à toute épreuve à son souverain. Le pacha et son conseil recherchaient parfois l’avis du sage vieillard, qui affectait en toute occasion une horreur profonde pour les perturbateurs de la tranquillité publique et pour les sujets rebelles de son bien-aimé maître. Quoique le pacha et le vieillard se regardassent l’un l’autre sans rire, le pacha connaissait le vrai nom et la véritable condition du vieillard, et le vieillard savait à quoi s’en tenir sur la politique du pacha. Aussi y avait-il eu à l’occasion de la nouvelle mesure contre les Kurdes bien des allées et venues, des pourparlers, des offres, des propositions, des négociations, entre le pacha et l’effendi. Si la conscience du vénérable chef de la nation kurde avait été achetée par le pacha, j’ignore ce qu’elle coûta à ce dernier et ce qu’elle rapporta au premier ; ce qui est certain, c’est que dans l’assemblée des chefs kurdes le vieillard combattit la motion de Méhémed-Bey. — Ce que l’on nous propose, dit-il, c’est la guerre avec la Porte, c’est la guerre aujourd’hui même, avant que nous ayons eu le temps de nous y préparer. Nous nous défendrons, je le crois, je le sais, car je connais la bravoure sans pareille de mes compatriotes ; mais combien de temps pourrons-nous nous défendre ? Et jusqu’à quand les Turcs persisteront-ils à nous attaquer ? Avons-nous seulement des munitions pour un mois ? Et nos troupeaux, qui forment notre véritable richesse, que deviendront-ils pendant que toute notre jeunesse marchera au combat ? Ils seront détruits, volés, égorgés, et lors même que nous remporterions la victoire, nous serions des triomphateurs ruinés.

Ce mot de ruine produit d’ordinaire un effet merveilleux sur ceux qu’il menace. L’ardeur guerrière de la majorité des Kurdes tomba subitement, et on ne s’occupa plus que de trouver un biais moyennant lequel les plus belliqueux pussent revenir à des sentimens plus doux, sans faire pourtant une trop brusque conversion. L’on convint de se soumettre officiellement, puis de se venger sournoisement et sans bruit. La montagne serait abandonnée pour cette année, mais en revanche Méhémed-Bey et sa garde fidèle, grossie cette fois de l’élite de la jeunesse kurde, se répandraient sur toutes les routes et dans les plus riches contrées, dévaliseraient les caravanes, enlèveraient les sommes considérables que les courriers du gouvernement transportent d’une province à l’autre, ravageraient les habitations isolées et les petits villages, brûleraient les moissons, détruiraient le bétail ; en un mot, ils mettraient le pays à feu et à sang.

Le soir même où les femmes de son harem se livraient aux divertissemens que nous avons décrits, Méhémed-Bey avait assisté à l’assemblée où ces résolutions avaient été prises, et où on lui avait confié la mission de commander les Kurdes révoltés. L’on avait aussi arrêté diverses mesures, envoyé des ordres aux différens chefs secondaires ; enfin tout était préparé pour ouvrir la campagne. Ce fut en songeant à l’avenir qui s’ouvrait devant lui que Méhémed-Bey reprit le chemin de son harem, où nous l’avons devancé, et où s’échangeaient entre les compagnes du prince des propos qu’il nous sera maintenant aisé de comprendre.

— Ah ! qu’il me tarde de partir pour la montagne ! vociférait la ronde Fatma. Comme nous allons nous amuser ! comme nous danserons ! comme nous chanterons ! — Et elle battait des mains pour donner cours à sa joie.

— Nous devrions y être déjà, observa la grave Actié ; nous sommes à la fin d’avril, et la chaleur est grande.

— Nous devrions y être sans doute, dit à son tour Kadja ; mais si j’en crois mes pressentimens…

— Au diable tes pressentimens ! s’écria Fatma ; que vas-tu nous annoncer à cette heure ? que la montagne s’écroulera, que nos moutons crèveront, et autres gentillesses ! Tu m’ennuies avec tes pressentimens de malheur. Si tu pressentais quelque chose d’heureux une fois dans ta vie, et ne fût-ce que pour changer, passe encore, mais…

— Je vois bien que je t’ennuie, interrompit Kadja, non sans aigreur ; mais si je te disais tout ce qui nous attend !

— L’entendez-vous ? reprit Fatma ; voilà l’oiseau de mauvais augure qui se met à chanter !

Kadja allait riposter, mais en ce moment un bruit d’armes et de chevaux retentit dans la cour. — Méhémed-Bey n’est pas loin, s’écria la Circassienne en plaçant sa main sur son cœur, comme pour indiquer le lieu d’où lui venait cet avertissement. Personne n’eut cependant le loisir de remarquer ni ce geste ni la prétention qu’il exprimait, car le chef des eunuques se précipita dans l’appartement en criant : Le bey ! le bey ! en place ! Et toutes les femmes furent aussitôt sur pied. Un grand silence succéda aux causeries bruyantes. Les femmes se rangèrent sur deux lignes, les maîtresses devant et les esclaves derrière, tandis que les enfans couraient se cacher sous les jupons et les voiles de leurs mères respectives, — évolution compliquée, qui ne s’exécuta pas sans le secours de plusieurs soufflets vertement distribués. L’ordre et le silence étant enfin rétablis, le chiaja (gardien du harem), qui se tenait à la porte, prêt, si cela devenait nécessaire, à aider par quelque coup de poing au rétablissement des bonnes manières, fit signe à son seigneur que tout était bien, et le bey, qui avait ralenti sa marche pour laisser aux flots le temps de s’écouler, parut enfin sur le seuil de l’appartement. Une légère ondulation, résultat de l’émotion générale, se manifestait sur la ligne de draperies flottantes qui révélaient les formes de ces houris terrestres. Méhémed-Bey traversa l’appartement en faisant de la main droite un geste qui signifiait : Mesdames, je vous salue. Puis il s’assit auprès d’Habibé, en faisant un autre geste qui signifiait : Mesdames, vous pouvez suivre mon exemple si cela vous convient. Que cela leur convînt ou non, aucune de ces femmes n’osa profiter de la permission. L’étiquette prescrivait d’autres mouvemens. Chacune s’approcha donc du seigneur, prit le bord de sa pelisse, l’appuya sur son front, toucha de la main le bout de ses doigts, porta ensuite la main honorée de cet attouchement sur son cœur, sur ses lèvres et sur sa tête, s’inclina jusqu’à terre, et marcha à reculons jusqu’au coussin qui la reçut. Deux parmi ces femmes trébuchèrent dans cette reculade, et s’assirent un peu plus tôt qu’elles ne l’avaient décidé. Si la figure du bey avait été moins soucieuse, de bruyans éclats de gaieté auraient accueilli ces grotesques soubresauts ; mais le bey était resté impassible, et tout se borna à quelques rires promptement étouffés.

J’ai oublié de parler des compagnons de Méhémed-Bey, car il n’était pas entré seul dans son harem. Son vieux père l’accompagnait, un beau vieillard, dont l’unique épouse, paralysée par l’âge, ne quittait plus son matelas. Il y avait aussi un frère du vieillard, puis un frère de Méhémed, puis deux cousins, et enfin un garçon âgé de douze ans, le fils de Fatma et de Méhémed, qui commençait à suivre son père dans ses courses les moins périlleuses. Tous ces personnages du sexe masculin avaient libre accès dans le harem, car les proches parens ne sont pas toujours soumis aux formalités qui s’opposent, en Turquie, aux relations familières entre l’étranger et la femme musulmane. D’ailleurs chacun de ces hommes avait ou avait eu sa compagne ou ses compagnes dans ce même harem, et dès lors le quartier réservé n’avait plus pour eux de barrière ; puis enfin Méhémed-Bey était Kurde et non Turc, ce qui n’est pas du tout la même chose.

Notre prince était toujours auprès d’Habibé, qu’il entretenait à voix basse. Les habitantes des harems ont en certaines occasions un tact exquis, et toutes comprirent que leur présence était au moins superflue. Aussi, une à une, deux à deux, elles s’inclinèrent, portèrent la main à terre d’abord, sur leur cœur et à leur front ensuite, et se retirèrent. Les hommes suivirent leur exemple, à l’exception pourtant du vieux père, qui, assis sur un coussin auprès de la cheminée et fumant nonchalamment sa pipe, semblait absorbé dans de tristes pensées.

Resté seul ou presque seul avec Habibé, Méhémed-Bey lui prit la main et la força doucement à s’asseoir à ses côtés, puis il lui annonça qu’il lui apportait des présens. Habibé ne répondit pas.

— Cela me rend tout triste de te voir toujours si simplement vêtue, lui dit Méhémed ; je t’ai encore apporté de riches étoffes, et j’espère que cette fois tu consentiras à t’en parer, ne fût-ce que pour me faire plaisir. Tu es toujours belle, mais ta beauté me serait bien plus agréable, si tu consentais à en prendre soin pour me plaire.

— Je n’ai aucun désir de te plaire, répondit sèchement Habibé.

— Je ne le sais que trop ; mais tu te donnes alors une peine inutile, et, quoi que tu fasses, tu me plairas toujours.

Habibé soupira.

— Seulement mon amour me cause du chagrin, tandis qu’il ne tiendrait qu’à toi qu’il me rendît heureux. Voilà tout.

Et en parlant ainsi, il défaisait un paquet qu’il avait tenu jusque-là sous son bras, et dont la cupide curiosité des autres femmes avait bien su percer les enveloppes. Il en tira d’abord deux pièces d’étoffe de Damas en soie brochée d’or et d’argent, une écharpe de cachemire des Indes aux mille couleurs, un collier de perles qui eût fait la rançon d’un roi, un bracelet en diamans et en émeraudes, enfin un nombre infini de petits objets de moindre valeur, mais d’un goût exquis, tels que mouchoirs brodés, bas de laine d’Angora, agrafes de ceinture, épingles émaillées à piquer dans les cheveux, bouts de pipe en ambre ornés de pierreries, bagues, parfums précieux, etc. Il y avait là de quoi faire pâmer d’aise toutes les filles d’Eve, à quelque communion qu’elles appartinssent ; mais Habibé faisait exception à la règle. Elle regarda toutes ces magnificences sans se dérider un seul instant, et lorsque, flatté par cet examen prolongé, Méhémed se hasarda à lui demander si elle ne trouvait pas tout cela de son goût, elle répondit froidement : — Je me demande d’où viennent ces richesses. Elles ont peut-être coûté du sang.

— Que t’importe ? s’écria le bey avec impatience. S’il y a du sang versé, ce ne peut être que le sang de quelques misérables ou le mien. Le premier ne mérite pas que tu t’en occupes ; quant au mien, tu le verrais couler peut-être avec la même indifférence… Mais laissons là ces misères. Ce n’est pas de moi que je viens te parler ; ainsi écoute avec attention. Vous vous attendez toutes à partir pour la montagne, mais la montagne ne vous verra pas cette année. Le gouvernement impérial nous défend d’y conduire nos troupeaux, et les chefs de notre nation ont décidé qu’il fallait obéir. Les Turcs pourtant s’attendent à quelque résistance de notre part, et il est possible qu’en effet une partie de la nation se montre moins docile que le reste. On me connaît à Constantinople, et l’on ne manquera pas de m’imputer les désordres qui pourraient arriver. Il faut donc que je quitte ce château, où l’on aurait trop bon marché de moi, et que je mette ma famille en lieu de sûreté. Je ne saurais vous assurer un asile qu’en cachant votre nom et les liens qui vous attachent à moi. J’ai trouvé pour chacune de vous une retraite où vous serez à l’abri de tout péril ; mais il faut vous séparer. L’un de mes amis s’offre à recevoir deux de mes femmes ; la troisième vivra dans la famille d’un de mes proches parens ; enfin un homme sur lequel je puis compter, quoiqu’il soit Turc, recevra les deux dernières. Les enfans suivront leur mère, et chacune de vous pourra se faire accompagner d’une ou de deux servantes. J’ai voulu t’annoncer d’abord ces nouvelles, parce que je désire prendre à ton égard les mesures que tu agréeras davantage. Choisis de ces trois asiles celui que tu préfères : mon parent habite une maison de campagne isolée, le Turc un village, et mon ami une ville… Désigne aussi celle de tes compagnes que tu préfères, et si tu désires n’en avoir aucune, dis-le-moi tout aussi franchement.

À en juger par les apparences, il risquait d’attendre longtemps, car Habibé paraissait plongée dans de profondes réflexions. Enfin elle leva sur lui ses beaux yeux, ce qui signifiait qu’elle allait parler, et Méhémed-Bey lui serra tendrement la main, ce qui signifiait aussi qu’il était prêt à l’entendre.

— Ton parent qui habite la campagne ne peut-il recevoir qu’une de nous ?

— Pas davantage, reprit le bey.

— En ce cas, je préférerais demeurer chez le Turc, pourvu que Kadja m’accompagne.

— Kadja ! répéta le bey étonné ; tu préfères la société de Kadja à celle de mes autres femmes ? Kadja te plaît ? tu l’aimes ?

— Dieu m’en préserve, seigneur ! Kadja ne me plaît pas, et je suis loin de l’aimer ; mais je désire ne pas me séparer d’elle, et je te prie de ne pas me demander pourquoi.

— Il sera fait comme tu le veux. Maintenant appelle les femmes et prépare-toi au départ. Cette nuit sera la dernière que nous passerons dans ce château, de quelque temps au moins.

Et voyant qu’Habibé se disposait à sortir, il la retint, et, baissant la voix, il lui dit encore : — Écoute-moi, Habibé, tu es une étrange fille, et je soupçonne parfois que tu as sur les choses de la vie d’autres idées que nous. Peut-être la pensée de partager avec d’autres l’affection de ton mari te répugne-t-elle, et peut-être n’as-tu pas tort, car moi aussi, depuis que je t’aime, je sens combien la vie que je mène est folle. Vivre comme si on aimait plusieurs femmes, cela peut-il être bon, quand on n’en aime aucune ? L’amour, je commence à le croire, a ses lois, qui sont les mêmes chez tous les peuples du monde. Si telle est la pensée qui t’empêche de m’aimer, avoue-le-moi franchement, dis un seul mot, et je renvoie dès aujourd’hui tes rivales. Il ne m’en coûtera rien : je les garde parce que c’est l’usage, et que je n’ai eu jusqu’ici aucun motif de ne pas m’y conformer ; mais ton désir sera toujours ma loi. Parle, et toi seule me suivras demain et partout.

Habibé était debout devant Méhémed-Bey, qui la retenait par la main, fixant sur elle des regards passionnés. Quelque effort qu’elle fît pour cacher son trouble, elle était évidemment agitée par une sorte de lutte intérieure. Un moment elle regarda le bey avec une expression de tendresse qui semblait répondre à ses paroles ; mais la jeune femme eut bientôt réprimé cet élan, qui s’accordait si peu avec son habituelle froideur, et c’est avec le plus grand calme qu’elle répondit au bey : — Et que deviendraient ces femmes ? que deviendraient ces enfans qui sont les tiens ? Votre société a-t-elle un asile pour des existences ainsi délaissées ?

— Qu’appelles-tu un asile ? reprit Méhémed. Mes femmes iront rejoindre leurs parens si elles en ont, ou leurs amis si elles n’ont plus de parens ; leurs enfans les suivront, ou ils resteront avec nous, comme tu le voudras. Je leur donnerai de l’argent.

— Non, non, reprit vivement Habibé, cela est impossible. Il y a entre nous une barrière qu’aucune volonté humaine ne saurait abattre. Garde tes femmes, garde tes enfans : l’argent est impuissant à guérir les blessures que ton abandon leur ferait. Oui, la présence de ces femmes me repousse loin de toi, mais leur absence ne suffirait pas à nous réunir. Il y a d’autres obstacles, et ces obstacles sont invincibles.

Et sans attendre la réponse du bey, elle s’élança hors de la chambre, laissant Méhémed plus désolé que jamais.

Grande fut la stupéfaction des femmes du harem, quand on leur signifia qu’il fallait immédiatement partir pour d’autres lieux que la montagne, et non moins grandes furent la curiosité et la consternation qui suivirent le premier mouvement de surprise. — Adieu les danses champêtres, adieu les réunions bruyantes à la fontaine, où, sous prétexte de laver le linge de leurs familles, les femmes et les jeunes filles causaient gaiement ; adieu les longues veillées, les hommes dans un compartiment de la tente et les femmes dans le compartiment voisin, de sorte que les discours des uns et les rires des autres se mêlaient sans cérémonie ; adieu tous les plaisirs attendus avec tant d’impatience et embellis encore par l’attente ! En revanche quel vaste champ ouvert aux conjectures ! Méhémed-Bey avait dit seulement que, le grand-seigneur ayant défendu aux Kurdes de faire paître leurs troupeaux sur la montagne, les Kurdes obéissans demeureraient dans la plaine. Jusque-là tout allait bien, mais pourquoi ce départ précipité et cette dispersion des femmes dans des lieux différens ? Pourquoi chacune d’elles n’emmenait-elle qu’une ou deux servantes tout au plus, et surtout pourquoi cet incognito qui leur était imposé ? Aucune n’osait demander d’explications au maître redouté ; mais Kadja, dont les mouvemens du cœur ne souffraient aucun contrôle, s’écria tout à coup : — Et dans cette retraite où je serais renfermée, ne te verrai-je jamais, seigneur ?

— Je viendrai vous voir le plus souvent que cela me sera possible.

— Mais on te reconnaîtra, seigneur, et alors tout ce mystère, dont je ne comprends pas le motif, sera dévoilé.

— Bah ! reprit le bey, il n’y a pas beaucoup d’habitans dans le village de mon ami le Turc, et ceux qui me reconnaîtront sont encore moins nombreux. D’ailleurs, poursuivit-il comme en se parlant à lui-même, je ne marcherai pas souvent à visage découvert, et je défie tous les zapetiers de l’empire de me reconnaître sous mes déguisemens.

Quoique prononcés à voix basse, ces mots n’échappèrent pas à l’oreille attentive de la Circassienne, qui, s’approchant timidement du bey et levant sur lui ses beaux yeux bleus, lui dit d’un air suppliant : — Mon cher seigneur, promettez-moi de m’accorder une grâce à laquelle je tiens plus qu’à la vie.

— Je te l’accorde, si cela est possible, répondit le bey, plutôt ennuyé qu’ému.

— Eh bien ! seigneur, promets —moi de porter toujours à ton cou ce talisman. Quels que soient les déguisemens que tu adopteras, ne t’en dépouille jamais ; c’est ma mère qui me l’a légué à son lit de mort, parce qu’il l’avait sauvée de bien des périls, et moi-même, c’est à sa vertu que je dois le bonheur de t’appartenir. Me pardonnes-tu cette hardiesse, seigneur, et m’accordes-tu ma prière ?

Et en parlant ainsi, elle passait au cou du bey un ruban fané auquel était suspendu un petit sachet en soie verte, comme on en voit un si grand nombre en Asie.

— C’est bon, c’est bon ; je porterai cela, je te le promets, sois tranquille. S’il m’arrive malheur, ce ne sera ni ta faute ni la mienne, mais bien celle du talisman.

Une seule des femmes du bey avait paru prêter quelque attention à ce court entretien de Méhémed et de Kadja : c’était la taciturne Habibé, qui venait de se glisser dans la salle à la suite des autres sultanes, et qui se tenait dans l’ombre auprès du bey. En voyant l’amulette de Kadja passée au cou de Méhémed, elle frémit, comme partagée entre l’inquiétude et l’indignation. Elle resta muette cependant, et personne ne remarqua le trouble qui l’agitait.

Le lendemain, dès le point du jour, les femmes se mirent en route pour leurs destinations respectives, les unes dans des paniers attachés aux deux côtés d’une mule ou d’un chameau, les autres à califourchon sur des chevaux bien tranquilles. Méhémed-Bey assistait au départ. Toutes vinrent se prosterner à ses pieds, et attendirent dans cette humble attitude qu’il les relevât et les embrassât plus ou moins tendrement. Lorsque ce fut le tour d’Habibé, — elle si froide, elle qui ne répondait jamais aux caresses de son seigneur, — on la vit passer tendrement son bras autour du cou de Méhémed ; elle sembla même se plaire à prolonger cette étreinte. Que signifiait cet élan de tendresse ? Était-ce un caprice inexplicable du cœur féminin ? — Je dois ajouter que le départ ayant eu lieu et le bey étant rentré chez lui pour donner quelques ordres avant de monter à cheval, un de ses serviteurs, qui l’attendait dans la cour, trouva sur le sable, — juste à l’endroit où le bey avait reçu les derniers adieux de ses femmes, — un ruban fané auquel était attaché un petit sachet en soie verte. — Tiens ! se dit le serviteur, une de ces dames aura perdu son talisman ! Bon, je l’ai trouvé et je le garde, car avec la vie que je mène il peut m’être plus utile qu’à aucune d’elles.

Et il se passa le talisman autour du cou en ayant soin de cacher le sachet sous ses vêtemens.

II.

Nous ne suivrons pas chacune de ces dames dans la retraite qui lui avait été assignée. Fatma et Actié passèrent leur temps comme elles purent en regardant par les fenêtres grillées du harem les rares passans qui traversaient la rue et les nonchalantes beautés qui se promenaient dans les jardins des maisons voisines. La brune Abrama acheva de devenir stupide à force de s’ennuyer dans la solitude à laquelle elle avait été condamnée. Quant à Kadja et à Habibé, elles arrivèrent sans aventures dans le village habité par l’ami turc du chef kurde. C’était plutôt un serviteur qu’un ami, et l’accueil fait aux deux femmes le disait assez. Toute la maison fut mise sens dessus dessous par leur hôte, visiblement préoccupé de leur offrir une demeure convenable et de bon goût. Les maîtresses du logis se reléguèrent dans un grenier pour céder les meilleures pièces aux nouvelles venues. On ne tua pas le bœuf gras, car il n’y a que des bœufs maigres en Asie-Mineure ; mais le chevreau le plus tendre et le mouton à la queue la plus large furent immolés et rôtis, sinon sans regrets, du moins sans pitié. On étala force tapis sur les planchers, force matelas sur les tapis, et force couvertures sur le tout. On s’appliqua à faire tourner le lait, on mit tout le voisinage à contribution pour avoir du marc de café, que l’on versa dans la cafetière de crainte que le café ne fut pas assez épais ; on fit cuire du pain sans levain, rôtir des perdreaux pendant douze heures consécutives, et bouillir des choux dans une marmite hermétiquement fermée pour empêcher que l’odeur ne s’en évaporât ; enfin rien ne fut négligé de ce qui pouvait contribuer au bien-être des deux femmes que la Providence plaçait sous la protection de l’ami turc.

Les plaisirs de l’intelligence ne furent pas oubliés non plus, et le jour même de l’arrivée des deux dames une troupe de bohémiens ambulans ayant traversé le village, Osman-Effendi, c’est le nom de notre Turc, s’empressa d’en informer ces dames et de leur demander s’il leur serait agréable d’assister à une danse exécutée par les plus jeunes femmes de la troupe. Kadja, qui n’avait pas cessé de verser des larmes depuis le moment des adieux, s’apaisa subitement, et déclara d’une voix langoureuse qu’elle ne refusait pas cette distraction. Habibé, à son tour, protesta qu’elle ne quitterait pas son amie, dont la douleur l’effrayait. Ce fut en vain que Kadja s’efforça de la rassurer, et de l’engager à ne pas se contraindre en assistant à cause d’elle à un spectacle pour lequel elle avait témoigné plus d’une fois son aversion. Habibé tint bon, et demeura auprès de sa compagne, si bien que Kadja (tel est sans doute l’effet contagieux du dévouement ! ) se montra disposée à renoncer au divertissement qu’on lui offrait plutôt que de l’imposer à Habibé ; mais la maîtresse du logis coupa court à ce débat généreux en introduisant les bohémiennes dans le vestibule du harem, où les deux étrangères et les femmes de la maison étaient rassemblées.

Parmi ces danseuses de Bohême, il y en avait une qui ne ressemblait aucunement ni à une danseuse ni à une bohémienne. On eût juré tout d’abord que c’était un homme déguisé, un homme fait qui se serait coupé la barbe et la moustache une heure auparavant, car le menton portait encore les traces du rasoir. Cette étrange bohémienne ne se donnait pas seulement pour danseuse ; elle se vantait surtout d’une habileté consommée dans la science de la divination. Ce fut une de ses compagnes qui signala ce talent à la curiosité de l’assemblée, et aussitôt Kadja manifesta un violent désir de connaître le sort qu’Allah lui réservait. Rien n’était plus facile, puisqu’il suffisait de mettre sa main dans la main de la sibylle et de répondre sans détour aux questions que celle-ci lui adresserait. Kadja se hâta de souscrire aux conditions imposées. La voilà donc livrant sa blanche main, écoutant de ses deux oreilles, et prête à ouvrir son cœur aux investigations de la bohémienne. Pour surcroît d’étrangeté cependant, la danseuse bohémienne a une voix de basse taille qui ne dément en rien ses dehors masculins ; mais Kadja n’est pas femme à remarquer de pareilles misères lorsqu’il s’agit de pénétrer les secrets de l’avenir. Aussi ne tressaille-t-elle pas le moins du monde en entendant ces notes basses et sonores, et répond-elle comme si les questions lui étaient adressées par une voix de fausset.

— Que désires-tu savoir, noble dame ?

— Le sort qui m’attend.

La main fut aussitôt minutieusement examinée. — Ta vie est si étroitement liée à celle d’une autre personne, que je ne puis rien dire de toi sans parler d’elle.

— Ah ! parle, je t’en conjure, car c’est surtout à cause de lui que je désire te consulter. M’aimera-t-il toujours ? vivra-t-il longtemps ? Serai-je assez heureuse pour expirer dans ses bras ?

— Un moment, un moment, s’il te plaît ! je ne puis rien te dire de cette personne à moins que tu ne me la dépeignes au naturel. C’est un homme d’abord, n’est-ce pas ? Est-il jeune ? est-il grand ? bien ou mal fait ? Comment s’habille-t-il ? Lui connais-tu quelques signes particuliers ? Enfin comment se nomme-t-il ?

— Oh ! pour son nom, reprit Kadja d’un ton de voix solennel, je ne puis le dire ; non, on m’arracherait plutôt la vie que ce nom si cher pourtant, mais je vais répondre à tes autres questions.

Et la Circassienne donna avec une exactitude parfaite le signalement du bey à la devineresse, ajoutant même à ce portrait des détails singulièrement minutieux. C’est ainsi qu’elle parla d’une mèche de cheveux blancs mêlée à ses touffes de cheveux noirs et d’un petit sachet de soie verte attaché à son cou.

— Je vois que cet homme t’aime passionnément, dit alors la bohémienne, et qu’il songe à toi dans ce moment même. Tu ne tarderas pas à le revoir, et je ne doute pas qu’il ne vienne souvent se récréer auprès de toi. Du courage, noble dame ! je connais tes pensées, tes désirs. Celui auquel tu t’es dévouée récompensera dignement tes généreux services. Tu désigneras les récompenses, et tu les verras venir aussitôt cent fois plus grandes que ton espoir. Voilà ce que j’avais à te dire, et maintenant permets-moi de me retirer.

La bohémienne allait en effet s’éloigner après avoir échangé avec la Circassienne un regard significatif qui n’échappa point à Habibé, quand elle se vit entourée par la famille de l’ami turc, qui venait réclamer sa part des prédictions. Un souper fut ensuite servi aux bohémiennes, et une danse générale termina la journée.

Le lendemain, la maison qui servait de retraite aux deux femmes du bey reçut d’autres visiteurs, et Kadja, qui cherchait un moyen d’éveiller dans l’esprit de Méhémed des soupçons sur sa taciturne compagne, crut l’avoir trouvé. Ces visiteurs venaient de l’Occident ; c’étaient des Francs, et trois femmes se trouvaient parmi eux, une petite fille, sa mère et sa camériste. On se disait tout bas que l’une des femmes connaissait la médecine, que partout sur son passage les boiteux devenaient ingambes, et les aveugles clairvoyans. L’une des épouses du maître de la maison se souvint qu’elle était fort malade depuis quelques années : elle voulut consulter la dame franque, qui n’était autre que moi-même. Je fis ma visite de médecin en conscience. Quand la consultation fut terminée, les deux femmes qui jouent un rôle dans cette histoire, Habibé et Kadja, vinrent à moi, m’apportant le café, et je ne remarquai pas sans surprise la consternation de la Circassienne quand Habibé me présenta la tasse et se mit à me parler couramment une langue inconnue de tous les assistans. Ce qu’Habibé me disait en très bon français, le voici : — Lorsque vous serez de retour à Constantinople, veuillez faire savoir au chargé d’affaires du Danemark qu’une de ses compatriotes, la fille d’un de ses agens en Asie, est retenue captive par le chef de cette nation nomade à laquelle la Sublime-Porte vient d’interdire la faculté de conduire ses troupeaux sur la chaîne de montagnes qui commence à une heure d’ici et va jusqu’à Bagdad. Notre chargé d’affaires n’a qu’à me réclamer auprès de mon maître. — Je ferai sans doute votre commission, répondis-je ; mais quel est le nom de votre maître ? — Il porte, répondit Habibé après avoir hésité un moment, le nom même du prophète. — Où le trouvera-t-on ? — Je ne voudrais pas qu’on le cherchât, ni qu’on dévoilât même le lieu de ma retraite. Il suffira que notre chargé d’affaires adresse une réclamation au chef religieux de la nation kurde qui réside à Constantinople. Celui-ci fera parvenir cette réclamation à mon maître sans danger pour personne. Ma reconnaissance et celle de mon pauvre père vous seront à jamais acquises, madame : c’est tout ce que je puis vous dire. — Je répondis par un signe de tête, et peu d’instans après notre cavalcade s’était remise en route, non sans que j’eusse jeté un regard d’adieu à Habibé.

Notre entretien s’était borné aux quelques mots que j’ai rapportés et que la Circassienne n’avait pu comprendre ; mais elle se promit d’interpréter l’incident à sa guise dès la première entrevue qu’elle aurait avec le bey. L’occasion ne se fit pas attendre, et deux jours après la venue des voyageurs francs, un vieux mendiant frappait à la porte de l’ami turc. Celui-ci lui ouvrit en personne et lui fit signe d’entrer à la cuisine, en ayant soin de refermer la porte derrière lui ; puis il le conduisit sans mot dire dans le quartier habité par les femmes et dans la chambre même réservée aux deux étrangères. Arrivé là, le vieillard secoua ses vêtemens en lambeaux, enleva sa barbe blanche et son vieux turban, et mit à découvert la belle figure et la taille élégante du chef des Kurdes. Habibé ne dit mot, mais Kadja, poussant un cri de surprise et de joie, s’élança d’un bond au cou du bey. — Là, là, doucement, s’écria Méhémed avec un peu d’impatience, je vais remettre ma barbe blanche pour peu que cela continue. — Ah ! le méchant ! dit Kadja avec un geste de reproche, ah ! le méchant ! qui plaisante la pauvre femme dont il cause les tourmens !… Mais qu’y a-t-il, noble seigneur ? On dirait qu’un grave sujet de mécontentement te préoccupe. De grâce, cher seigneur, ne me laisse pas dans l’inquiétude ; quel souci ?…

Il y avait en effet de quoi s’inquiéter en regardant le visage sombre et contracté de Méhémed. Son regard était éclairé par ce feu intérieur que laisse après elle la colère, comme l’ouragan laisse les vagues de la mer agitées même après qu’il a cessé de souffler. Il se promenait en long et en large, croisait les bras, les laissait retomber, les croisait encore, poussé qu’il était par un besoin instinctif de mouvement. Le corps s’agitait pour faire prendre patience à l’âme, qui était évidemment mal à l’aise. Avant de répondre à Kadja, Méhémed chercha des yeux Habibé. Elle était, selon sa coutume, assise dans l’embrasure d’une croisée, écoutant avec un intérêt qu’elle ne songeait pas à dissimuler le dialogue, auquel elle ne prenait aucune part. Méhémed fût évidemment satisfait de ce bref examen, car son visage prit tout à coup une expression moins irritée. Un sourire se jouait même autour de ses lèvres, lorsqu’il répondit : — Oui, en vérité, j’ai sujet de m’inquiéter, ou pour mieux dire de m’impatienter, car je comptais être ici ce matin, et ce ne sont pas les plaisirs qui m’ont retardé.

— Quelque fâcheuse affaire ? murmura Kadja.

— Assez fâcheuse en effet, puisqu’elle m’a réduit à me présenter ici sous ce piteux costume. Ce pauvre Seïd… Kadja, fais-moi le plaisir d’aller me commander à souper, j’en profiterai pour dire quelque chose en particulier à Habibé.

Kadja s’inclina et sortit sans laisser paraître le moindre dépit d’un congé qui n’était guère poli. Alla-t-elle bien loin ? C’est ce que j’ignore ; mais Méhémed, qui n’était pas naturellement soupçonneux, se tint pour assuré qu’elle s’occupait des préparatifs de son repas, et s’adressant à Habibé, dans laquelle il avait une entière confiance, il lui raconta comment dans la matinée, s’étant mis en route avec quatre serviteurs pour venir la voir, il avait été assailli par un détachement de gavas qui semblaient parfaitement au courant de la route qu’il devait suivre. Le combat avait duré quelque temps, deux de ses serviteurs étaient restés sur le terrain ; le troisième, Seïd, était tombé dans les mains des soldats, qui, ayant découvert sur lui un sachet vert, avaient poussé des cris de-joie en déclarant qu’ils tenaient enfin le chef des Kurdes. Méhémed avait profité de leur erreur pour prendre la fuite et se rendre au village habité par l’ami turc sous le déguisement que nous avons décrit. — Mais, poursuivit-il, je ne comprends rien à la stupidité de ces hommes. Comment se méprendre à ce point ? par quel hasard s’acharnent-ils après ce pauvre Seïd, qui ne me ressemble pourtant guère ? Je ne crains rien pour lui, car il sera reconnu tôt ou tard ; mais il y a là un mystère que je ne puis pénétrer et qui m’inquiète.

— Et tu as raison, seigneur, tu es entouré de trop de monde pour ne pas avoir à craindre les traîtres. Ne ferme les yeux ni le jour ni la nuit, ni chez tes amis, ni dans ta propre maison, surtout ne viens ici que le moins possible. Ce n’est pas la crainte de ta présence qui me fait parler ainsi, c’est ma conscience qui ne me permet pas de te voir courir à ta perte sans t’avertir.

Méhémed voulut en vain lui arracher des aveux plus complets. — Tu oublies, dit-il tristement, que je ne puis te voir qu’en venant ici, et que pour me priver de ce bonheur il me faudrait plus que la vague menace d’un danger inconnu. À moins d’un obstacle insurmontable, je ne serai jamais longtemps absent des lieux que tu habites.

— S’il en est ainsi, reprit Habibé, mes soins sont inutiles ; je ne puis que te recommander à mon Dieu.

— Mais quel est-il, ce Dieu ? interrompit vivement Méhémed, qui espérait surprendre l’un des secrets d’Habibé.

— Il n’y en a qu’un pour tous les hommes, répondit-elle gravement, qu’on l’appelle Allah, Jéhovah ou le Seigneur.

Kadja entra en ce moment, suivie des esclaves qui apportaient le souper. La Circassienne paraissait soucieuse. Le bey n’eut garde de s’en apercevoir. Habibé fut plus clairvoyante. La pâleur soudaine de Kadja, l’expression inquiète et quelque peu effrayée de son visage ne lui échappèrent pas, car elle s’écria : — Mon Dieu, Kadja, que vous est-il arrivé ? Seriez-vous malade ?

— Je ne sais, répondit Kadja avec assurance, je ne sais si c’est un de ces secrets avertissemens que le ciel m’envoie quelquefois, mais je me suis sentie tout à coup envahie par un sentiment d’effroi dont la cause m’est inconnue. Dieu veuille que ce ne soit pas le présage d’un affreux malheur !

Pendant toute la soirée, Kadja redoubla de câlinerie, et Habibé de maussaderie. Pourtant la maussaderie d’Habibé semblait plus agréable au bey que la grâce caressante de Kadja. — Combien de temps nous donneras-tu, seigneur ? lui disait celle-ci. Ah ! si tu savais comme ces lieux sont tristes quand ils ne sont pas animés par ta présence !

— Pars vite, seigneur, disait au contraire Habibé, tu n’es pas en sûreté quand tu es hors de la portée des mousquets de tes gens.

— Habibé me renvoie, disait le bey, pourquoi resterais-je ?

— Qu’Habibé le permette ou non, reprit Kadja de sa voix la plus caressante, j’espère du moins que tu ne laisseras pas passer le dixième jour du mois de ramazan sans venir me consoler par ta présence.

— Qu’a donc le dixième jour de ce mois qui exige si particulièrement des consolations ?

— Eh quoi, seigneur ! le souvenir de ce jour est-il déjà effacé de ta mémoire ? ah ! il ne sortira jamais de la mienne. N’est-ce pas le dix du mois de ramazan que j’ai eu le bonheur de recevoir de toi le titre sacré d’épouse ? Oh ! si tu me délaissais ce jour-là, ce serait pour moi comme l’annonce d’une séparation éternelle, ce serait mon arrêt de mort. Promets-moi que je te verrai ce jour-là, rassure-moi par cette promesse, ou mon désespoir ne connaîtra plus de bornes.

— Pourquoi exiger une promesse que Méhémed ne pourrait peut-être pas tenir sans danger ? observa Habibé. Tu lui as exprimé ton désir, et il ne peut y être insensible. Aie confiance dans son amour, et n’exige pas de promesse à ce sujet. S’il peut venir sans danger, il viendra, n’en doute pas, que cela te suffise.

— Non, cela ne me suffit pas. Tant de choses peuvent le retenir, le distraire, le détourner d’ici ! Comment supporter cette incertitude ? Non, il me faut une promesse ; une promesse peut seule m’aider à traverser les jours qui me séparent encore de ce jour solennel et à jamais mémorable. Promets, oh ! de grâce ! promets ; me promets-tu ?

— C’est bon, c’est bon, je viendrai, je te le promets, dit enfin le bey, légèrement impatienté.

Satisfaite de sa victoire, Kadja voulut encore se venger sur Habibé des obstacles qu’elle avait tenté de lui opposer. Profitant d’un moment où Habibé s’était éloignée, elle raconta au bey ce qui s’était passé entre sa rivale et les voyageurs francs. — Pourquoi cette insistance à t’éloigner ? dit-elle en finissant son récit. Oh ! je crains que ce dix du ramazan ne soit aussi un grand jour pour Habibé et qu’elle ne l’ait choisi pour nous trahir ; je dis nous, seigneur, car je ne puis me séparer de toi, même dans ma pensée.

Méhémed ouvrit de grands yeux, mais son noble cœur se refusa à partager les soupçons qu’avait exprimés Kadja. — Si Habibé voulait me tromper, se dit-il, elle feindrait de m’aimer, elle chercherait à endormir ainsi ma défiance. Non, Habibé n’a pas d’amour pour moi, mais son amitié du moins m’est acquise, et Dieu me garde de la soupçonner ! — Tout en se parlant ainsi, Méhémed se promit bien néanmoins de tenir la parole donnée à Kadja et de revenir le dixième jour du mois suivant.

Pendant que Kadja employait à irriter le prince contre Habibé toutes les ressources de la perfidie féminine, Habibé n’était pas de son côté restée inactive. Celui qui l’aurait épiée en ce moment l’aurait vue se glisser dans une des chambres du harem où la belle Kadja conservait les mille objets nécessaires à sa toilette. Elle s’emparait d’une petite boîte contenant une pommade noirâtre dont les femmes turques se servent pour donner aux fils argentés de leur chevelure le noir et le brillant de l’ébène. Quand elle revint dans la chambre commune, elle trouva le bey déjà endormi sur une pile de coussins et Kadja près de s’assoupir. Habibé attendit patiemment que tout sommeillât autour d’elle ; puis, certaine de n’être pas vue, elle se glissa jusqu’au chevet de son maître, et lui passa à plusieurs reprises la main sur les cheveux. Cela fait, elle regagna sa couche, un peu plus tranquille désormais sur le sort du bey, dont le signalement trop fidèle livré par Kadja aux prétendus bohémiens avait évidemment compromis les jours.

Le lendemain, avant le lever du soleil, Méhémed était prêt à se remettre en route. Ce fut à peine s’il prit le temps de dire adieu à ses femmes, et presque aussitôt il sauta en selle. Un singulier incident retarda toutefois son départ. Le bey avait deux chiens dont je n’ai rien dit encore, deux dogues d’Asie-Mineure, de la race dite communément chiens de berger. Ces chiens, nommés l’un Taraouch, l’autre Beckchi, étaient d’une taille gigantesque et d’une force extraordinaire. Méhémed-Bey, au moment de lancer son cheval au galop, les avait appelés par un coup de sifflet, mais un seul répondit à cet appel ; l’autre, le plus terrible, Beckchi, refusa absolument de l’accompagner. Il s’était établi derrière la Circassienne dans l’attitude d’une surveillance menaçante, et restait insensible aux menaces comme aux coups. L’instinct lui avait-il révélé dans Kadja une ennemie de son maître ? Ce qui est certain, c’est que Méhémed dut partir, renonçant à emmener son chien et le confiant aux soins de Habibé, car, chose singulière, tout en se montrant disposé à ne pas quitter Kadja plus que son ombre, Beckchi n’acceptait ses caresses qu’en montrant les dents, et c’est à Habibé seule qu’il obéissait, comme le soir de ce même jour Kadja put le reconnaître. Habibé, ayant été en effet attirée dans le jardin par les cris de sa compagne, la trouva clouée contre le mur par le formidable dogue, qui approchait ses dents aiguës des joues blêmes de la Circassienne. Un seul cri de Habibé suffit pour calmer le terrible animal, qui vint, la tête basse, lécher les mains de sa maîtresse. — Pourquoi vous être aventurée seule dans le jardin ? demanda Habibé à Kadja. Celle-ci répondit qu’elle était descendue pour faire l’aumône à un mendiant dont elle avait entendu la voix plaintive dans la rue. — Elle a donc parlé à quelqu’un, se dit Habibé, et le dogue, pour prévenir un entretien suspect, n’aura trouvé d’autre moyen que de saisir à belles dents l’un des interlocuteurs. Les arrangemens pour le dix mars doivent être pris à l’heure qu’il est. Dieu veuille que le bey se souvienne de mes conseils et qu’il se tienne caché ce jour-là !

III.

Rien de remarquable ne se passa dans l’intervalle de temps qui s’écoula entre le départ du bey et l’époque fixée pour son retour. Le jour si impatiemment attendu par Kadja et si redouté par Habibé se leva enfin, radieux et brûlant, comme le sont les jours du printemps en Asie-Mineure. Kadja était dès l’aurore vêtue de ses plus beaux atours. Elle portait une veste de satin rose brochée en argent, une longue robe en étoffe de Damas vert tendre brodée en or et en perle ; une riche écharpe en tissu des Indes ceignait sa taille souple et svelte, un mouchoir d’une étoffe de soie moelleuse et légère entourait sa tête, et une grande quantité d’épingles en diamant et autres pierreries piquées dans ce mouchoir encadraient son visage dans une auréole resplendissante. Deux ou trois pendeloques étaient attachées à chacune de ses oreilles, et tenaient les unes aux autres par de petites chaînettes qui passaient sous le menton. Ce qu’il y avait cependant de plus remarquable dans son costume, c’était le collier, non pas ce que nous appelons ainsi, mais un nombre infini de monnaies en or, cousues sur un plastron en drap et appliquées sur la poitrine de manière à remplir au besoin l’office de cuirasse. Habibé, qui examina de près cet étrange bijou, remarqua que le drap du plastron était rembourré, et elle se risqua même à en demander la raison. — Ces monnaies sont si lourdes, répondit Kadja, qu’elles ont déjà déchiré quatre morceaux de drap sur lesquels je les avais cousues d’abord. — Ce jour est un grand jour pour moi, ajouta-t-elle après un moment de silence. Crois-tu que Méhémed tiendra sa promesse ?

— Je le crois, répondit Habibé, et il commettra une bien grande imprudence.

— Pourquoi ? reprit vivement Kadja, dont le visage trahissait une anxiété mêlée d’effroi.

— Parce que, surveillé, épié comme il l’est sans doute, il ne devrait jamais annoncer ses démarches à l’avance.

— Mais qui t’a dit qu’il ait annoncé son intention de venir ici aujourd’hui ? Nous le savons, il est vrai ; mais ce n’est pas une raison pour que d’autres le sachent.

— Et penses-tu, répondit Habibé, qu’en te voyant ainsi vêtue, chacun ne devine pas que tu attends ton époux ?

— Oh ! notre hôte est un ami sûr, et quand même il saurait que Méhémed doit venir, cela n’aurait aucun inconvénient.

— Je le souhaite, murmura Habibé, et les deux compagnes n’en dirent pas davantage sur ce sujet.

Cependant la journée s’avançait, et le bey ne paraissait pas. À mesure que les heures s’écoulaient, un nuage paraissait s’étendre sur les traits de Kadja, tandis que le regard d’Habibé devenait de plus en plus calme et serein. Enfin, à un moment où Habibé s’était rapprochée de la fenêtre, elle découvrit une troupe de cavaliers. — Voici Méhémed-Bey en nombreuse compagnie, — dit-elle à Kadja ; et lorsque celle-ci se précipita à la fenêtre pour vérifier l’exactitude de ce rapport, son visage exprimait le mécontentement, la colère et l’effroi, au lieu de la joie et de l’amour que l’on était en droit d’y chercher. Habibé, de son côté, paraissait radieuse ; mais les rôles changèrent bientôt. Arrivé à la porte de la maison occupée par ses deux épouses, Méhémet adressa quelques mots en particulier à son lieutenant, qui continua sa route suivi du gros de la troupe, ne laissant auprès du bey que deux anciens serviteurs. — Ah ! je suis heureuse que tous ces hommes soient partis ! s’écria Kadja de l’air le plus naturel. S’ils étaient restés, ils auraient trouvé le moyen de retenir le bey loin de nous pendant une grande partie de la journée, et nous ne l’aurions aperçu qu’à la dérobée. Voilà qui est bien. Nous le tenons aujourd’hui, et personne ne nous le disputera.

Méhémed ne portait pas de déguisement ce jour-là ; mais son front n’était pas moins sombre sous le riche costume de guerrier kurde que sous les vêtemens en haillons du vieillard turc. Après avoir répondu aux complimens de son hôte et lorsqu’il se vit seul avec ses femmes, il se jeta sur un divan. — Fais-moi le plaisir de m’apporter ton miroir, dit-il à Kadja. Il se passe depuis quelque temps des choses singulières autour de moi, et je suis impatient de deviner le mot de ces énigmes. — Kadja obéit, et, après s’être contemplé quelques instans en silence, le bey jeta le miroir et s’écria en soupirant :

— Le brave homme disait vrai ; mais je n’y comprends rien.

— Quoi donc, seigneur ? dit Habibé.

— Je me promenais hier tout seul dans la montagne, lorsque je fus accosté par un voyageur qui m’adressa plusieurs questions sur la route qu’il suivait, sur la distance qui lui restait à parcourir avant d’arriver à son gîte, tout en m’examinant avec attention. Je n’étais pas sans inquiétude, et déjà je pressais le manche de mon poignard, lorsque mon compagnon, prenant un air de bonhomie et de confiance, me dit : « Savez-vous, mon ami, que vous avez la figure malheureuse ? Vous ressemblez trait pour trait à un personnage dont je suis la piste, et dont le signalement m’a été donné il y a peu de jours par quelqu’un qui le connaît bien. La ressemblance est si parfaite que j’allais souffler dans ce petit instrument (et il me montrait un sifflet) pour appeler mes gens et vous faire arrêter, n’était une circonstance qui détruit l’identité, et qui vous sauve par conséquent la vie. L’individu que nous cherchons a une mèche de cheveux gris sur le milieu de la tête, quoiqu’il soit encore jeune et que sa chevelure soit aussi noire que l’ébène. C’est un signe bien remarquable, n’est-ce pas ? » Je tressaillis à ces mots, car je sais fort bien que j’ai cette mèche grise, et je me demandais s’il se moquait de moi, ou si ses yeux le trahissaient : je m’en tins à cette pensée ; mais quel fut tout à l’heure mon étonnement, lorsque je reconnus que ma mèche de cheveux blancs avait disparu !

— La Providence a veillé sur toi jusqu’ici, répondit gravement Habibé ; mais ce n’est pas une raison pour t’en rapporter aveuglément à elle, et pour négliger, comme tu le fais, les conseils de la prudence.

— Laissons cela aujourd’hui, reprit le bey en affectant l’insouciance, et tâchons de jouir du temps présent.

C’était un ordre de parler d’autres choses, et les femmes s’y conformèrent. On servit le repas, et la table ayant été enlevée, Kadja proposa au bey de lui faire de la musique. Celui-ci accepta avec d’autant plus d’empressement, que, malgré ses efforts, il n’était pas de bonne humeur. — Je voudrais te chanter l’amour qui dévore mon cœur, dit Kadja en soupirant ; mais tu préfères les chansons guerrières, et je suis entraînée, malgré mes instincts, vers tout ce qui te plaît. Je vais donc te chanter les charmes de la vie du soldat.

Et après avoir tiré quelques accords d’une espèce de mandoline à long manche, elle se mit à moduler d’une voix traînante le refrain d’une des mélodies populaires de son pays. La chanson avait plusieurs couplets. Le poète inconnu célébrait avec un sauvage enthousiasme la destinée du guerrier, ses fêtes et ses périls. Une invocation à la guerre y était ramenée sans cesse, et Kadja semblait se complaire à faire résonner au loin cette espèce de cri belliqueux. Son appel fut-il entendu ? Ce qui est certain, c’est que des pas pressés et nombreux ne tardèrent pas à retentir sur l’escalier. Presqu’en même temps Habibé, qui avait disparu depuis le commencement du concert, se précipita dans la chambre en criant : Fuyez, Méhémed ! un corps de troupes est en bas, ils vous cherchent, ils me suivent… — Méhémed ne fit qu’un bond du sofa où il était étendu à la croisée qu’il allait enjamber, lorsque Kadja, se jetant dans ses bras, le retint de toutes ses forces en protestant qu’il se tuerait, et qu’elle ne le quitterait pas. Les instans précieux qui furent ainsi perdus suffirent pour rendre la fuite impossible. Quatre soldats venaient d’entrer, et un officier, suivi d’une troupe nombreuse, se tenait sur le seuil de la porte. L’officier crut sans doute que sa présence en disait assez, et que Méhémed-Bey ne songerait pas à lui résister, car, après avoir salué respectueusement le prince, il fit quelques pas vers celui qu’il considérait déjà comme sa proie. Méhémed-Bey pourtant était armé comme un bandit ou comme un Kurde ; il portait dans sa ceinture une paire de grands pistolets, un poignard ou yatagan de Damas, et un large coutelas à peu près semblable à ceux que portent les bouchers européens. Un sabre, un petit tromblon, des pistolets et une carabine complétaient son armement. Ce n’était donc pas chose facile que de s’emparer du bey. Dès le premier pas que fit l’officier, Méhémed était debout, son yatagan entre ses dents et un de ses grands pistolets dans chacune de ses mains. Sans perdre son temps en pourparlers, il fit feu de ses deux pistolets, étendit l’officier mort à ses pieds et blessa grièvement l’un des soldats. Au bruit de l’explosion, toute la troupe se précipita dans la chambre ; mais l’attaque se borna pour le moment à cette invasion, car tous attendaient des ordres, et l’officier, qui seul avait le droit d’en donner, n’était plus qu’un cadavre. Profitant de ce moment d’hésitation, le bey saisit ses seconds pistolets, et les déchargea presque à bout portant sur la troupe, dont il éclaircit ainsi les rangs ; puis, s’emparant de sa carabine, il s’écria : — Que l’on m’ouvre le passage, ou je fais feu ! — Les soldats, ainsi menacés, perdirent le sentiment de leur responsabilité pour n’obéir qu’à celui plus impérieux du salut. — Feu ! feu ! s’écrièrent plusieurs voix à la fois, et la foule qui encombrait le fond de l’appartement se fendit pour former deux colonnes entre lesquelles le bey avait à se frayer un passage, mais qui, en se rapprochant tout à coup, devaient forcément l’entourer et le prendre.

Aucune détonation n’avait répondu cependant à l’appel spontané des soldats, et cela par une raison bien simple. Les ordres du pacha portaient que l’on eût à s’emparer du bey vivant et en bonne santé, et le défunt officier, redoutant, je ne sais trop pourquoi, l’impétueuse ardeur de sa troupe, avait pris la précaution de décharger préalablement ses armes. Méhémed-Bey ne courait d’autre danger que celui d’être écrasé par le nombre, et pour peu que le combat durât encore quelques instans, ce nombre allait être fort réduit. Se tournant d’abord vers la colonne de gauche, il tira un coup de sa carabine, qui la culbuta, plusieurs soldats ayant été mortellement blessés, d’autres entraînés dans la chute des premiers ; puis, faisant un pas en avant et tenant la colonne de droite en respect avec son tromblon, il allait franchir la porte, lorsqu’un des soldats renversés, qui n’avait aucun mal, se leva subitement et s’élança avec légèreté sur le dos du bey, qui chancela sous ce choc imprévu. Ce moment suffit pour enhardir le reste de la troupe, qui se précipita aussitôt sur l’ennemi, qu’il était peut-être plus dangereux d’attaquer à distance que corps à corps. Le tromblon de Méhémed lui étant désormais inutile, il le jeta loin de lui, et, armé seulement de son coutelas et de son poignard, il mit encore plusieurs soldats hors de combat. Tout à coup un lazo, lancé avec une merveilleuse justesse, vint réduire à l’immobilité le héros. Les soldats se précipitèrent aussitôt sur Méhémed, et n’eurent pas de peine à le terrasser. C’en était fait, le Kurde était prisonnier. Mais qui donc avait si habilement jeté le lazo ? Méhémed n’avait point eu de peine à reconnaître son perfide vainqueur dans la Circassienne, qu’il avait vue se glisser au milieu des soldats et préparer la corde fatale. Et qui avait essayé de couper le lazo d’une main malheureusement trop faible ? Méhémed le savait aussi, et son premier regard après la lutte fut pour celle dont il ne pouvait plus désormais suspecter l’affection, pour Habibé, qui, pâle et abattue, tenait encore à la main un couteau devenu inutile.

— Il était trop tard, Habibé, lui dit Méhémed avec un triste sourire ; ta prudence ni ton courage n’ont pu me sauver. Quant à la malheureuse qui m’a vendu, je ne m’occupe pas d’elle, mais son triomphe ne sera pas long.

Kadja entendit ces mots. S’ils avaient pour but d’éveiller son repentir, ils manquèrent complètement leur effet. Quoique pâle, et le visage bouleversé par la terreur et la rage, son œil brillait de ce feu sombre que la vengeance satisfaite peut seule allumer.

— Quand même mon triomphe serait aussi court que ta vie, il m’aura payée avec usure ce que j’en attendais, s’écria-t-elle. Te voir vaincu, garrotté, savoir que ta tête roulera bientôt sous le glaive du bourreau, cela me suffit, quand même la récompense qui m’a été promise ne me serait pas payée. J’ai racheté ma liberté, j’ai vengé ma dignité avilie. Ah ! si toutes les femmes avaient mon courage, que de sang rougirait les foyers domestiques des musulmans !

Sans répondre à ces imprécations, Méhémed leva les yeux sur Habibé comme pour lui demander si elle partageait les sentimens de Kadja. Habibé ne répondit pas ; mais, s’efforçant de vaincre l’abattement qui la gagnait, elle s’approcha du bey, et, lui tendant la main, elle lui dit d’une voix ferme : — Permets-tu que je te suive ?

— Me suivre ! répéta Méhémed étonné. Que veux-tu dire, Habibé, et sais-tu bien où l’on va me traîner ?

— En prison, répondit Habibé, à Constantinople sans doute, où ton sort sera décidé, et où je désire te suivre. Kadja a dit vrai en partie, et la place que je veux prendre et garder auprès de toi ne sera guère enviée ni disputée. Permets-moi donc de te suivre.

— Qu’il soit fait selon ta volonté, repartit Méhémed, profondément ému. Tu as raison, ajouta-t-il après un moment de silence. Ta place en effet est auprès de moi, car je suis de ces malheureux que chacun fuit et abandonne.

Nulle part le respect pour la hiérarchie n’est aussi profondément enraciné qu’en Turquie. Les soldats ne s’en étaient départis en dernier lieu qu’après avoir vu plusieurs de leurs camarades étendus sans vie sur le plancher. À peine la lutte fut-elle terminée, et Méhémed eut-il repris l’attitude fière et hautaine qui lui était propre, que le sentiment de leur infériorité vint comme de coutume remplir le cœur des gardes de crainte et de respect. Quoique captif et garrotté, c’était Méhémed qui donnait des ordres, que les soldats vainqueurs recevaient avec soumission et exécutaient avec fidélité. L’escorte cependant ne pouvait obéir en tous points au prisonnier : il lui fallait un officier. Celui qui avait succombé dans la lutte était un insbachi, chef de cent hommes, c’est-à-dire le premier officier supérieur, au-dessous duquel il n’y a que des sous-officiers. Ces sous-officiers sont indistinctement désignés en Turquie par le nom ou le sobriquet de ciaour, comme qui dirait joueur de grelots, ou bien encore chapeau chinois. Il y avait bien dans la troupe victorieuse un de ces dignitaires ou chapeaux chinois ; mais c’était une espèce d’idiot, sourd, épileptique, généralement regardé comme le Triboulet des sous-officiers. Malgré leur vénération pour la hiérarchie, il était impossible aux soldats de prendre conseil d’un pareil personnage, et il devenait urgent d’arrêter une résolution, car les deux serviteurs et les deux chiens de Méhémed s’étaient évadés ; on pouvait craindre qu’ils ne revinssent bientôt avec du renfort. À défaut de supérieur politique, les soldats se tournèrent vers leur doyen d’âge, et le prièrent de les diriger. Que fallait-il faire du prisonnier ? où le conduire ? quelle route choisir ? Heureusement pour la responsabilité de la troupe en désarroi, le doyen d’âge se trouva être un vieillard doué de quelque bon sens et de beaucoup de prudence. Il comprit qu’il fallait se hâter de placer leur captif entre les mains d’une autorité quelconque, et le plus court chemin lui parut le meilleur. S’approchant respectueusement du bey, le vieillard lui demanda s’il était disposé à se mettre en route, et s’il avait quelques ordres à lui donner pour le voyage. — Rien pour ce qui me concerne, répondit le bey ; mais je désire qu’on procure à cette dame un cheval doux et sûr, et que l’on ait pour elle tous les égards auxquels elle a droit.

Le vieux soldat s’empressa d’offrir à Habibé le cheval de l’officier, et vainqueurs et vaincus ne tardèrent pas à quitter le village. Deux heures plus tard, ils arrivaient à la ville voisine, où résidait un kaïmakan, qui se hâta d’envoyer son prisonnier au pacha de la province. Celui-ci confia la direction de l’escorte à un sous-officier, en lui recommandant d’avoir pour ses captifs tous les égards dus à leur rang et compatibles avec le succès de sa mission. Dès lors, il ne s’agissait plus que de gagner la route de Constantinople, en traversant le premier chaînon des montagnes habitées par les Kurdes. Décidé à remplir scrupuleusement sa mission, l’officier mit sa troupe en mouvement.