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Réparation (Pradez)/10

La bibliothèque libre.
Payot & Cie, éditeurs (p. 227-264).


X


Une semaine avait passé et, dans la bibliothèque où tous les jours Philippe avait reçu Lucien depuis sa récente arrivée, un air déjà automnal, cru, pénétrant, entrait par les fenêtres ouvertes. Dehors, sous le voile des vapeurs, un soleil froid travaillait en vain à fendre la densité immobile du brouillard et dans la chambre, assis côte à côte dans le pâle demi-jour de cette matinée brumeuse, Philippe et Lucien examinaient des papiers-valeurs épars sur la table encombrée. Avec une minutieuse exactitude de dates et de détails, Philippe achevait de mettre le jeune homme au courant des oscillations du capital resté entre ses mains ; désormais, tout soupçon d’intentions cupides de sa part était écarté et devant l’effacement de cette conjecture où la cruauté de Philippe vis-à-vis de lui s’était éclairée de suppositions mauvaises, Lucien restait muet. En dépit des assurances réitérées de son oncle, il n’avait, du reste, jamais soupçonné sérieusement l’honorabilité de Philippe. Philippe avait été cruel, injuste, d’une dureté de cœur inexplicable mais il était incapable des menées intéressées que l’homme d’affaires rompu aux calculs d’argent lui prêtait si naturellement. Le jeune homme agité de sensations diverses écoutait sans mot dire l’artisan de sa destinée énumérer les vicissitudes de sa fortune matérielle sans faire une seule fois allusion à la pression exercée jadis sur un enfant sans appui. Sous sa moustache brune et fine, la lèvre mobile avait conservé l’ancien pli amer, et, au fond de l’œil noir, la tristesse des jours d’autrefois couvait toujours la même.

Dans les quelques entrevues que les deux hommes avaient eues depuis l’arrivée de Lucien, pas un mot n’avait évoqué les choses du passé. Le cliquetis des chiffres, la nomenclature des papiers, l’examen de la hausse et de la baisse avaient, en apparence, occupé toute leur attention, mais leur absorbant travail venait de prendre fin et, tandis que Philippe rassemblait les papiers épars, un silence embarrassé s’était établi. À la dérobée, avant de se séparer pour toujours, ils s’examinaient, et le drame des jours anciens reprenait vie peu à peu tel qu’il s’était joué jadis, lorsque l’orphelin menait son existence solitaire et désolée. L’horreur que Philippe avait éprouvée autrefois pour l’hôte inoffensif amené par Germaine dans la maison lui écrasait la poitrine d’un regret pesant, tardif et inutile.

— Avant de vous laisser partir, Lucien, dit-il enfin avec effort, je tiens à vous dire une chose qui atténuera, j’espère, la rancune que vous me gardez, je le crois, au sujet du passé.

Le jeune homme se leva vivement, et, les yeux fixés dehors sur ces lieux familiers où si souvent autrefois il avait erré avec Isabelle, il resta silencieux ; toutes ces réminiscences amères réveillées par les paroles inattendues de Philippe le tenaillaient de nouveau.

Philippe continua d’un ton bas :

— Vous n’avez pas été seul à souffrir. Pendant les six années qui viennent de s’écouler, le chagrin tenace d’Isabelle, son impuissance à oublier le tort qui vous avait été fait ont empoisonné ma vie. Ma fille m’était devenue si étrangère que moi, son père, j’hésitais à l’embrasser. Et, pendant ce temps, vous viviez sain et sauf avec ma lettre dans votre poche. Pourquoi n’avez-vous pas répondu à mon appel si pressant ?

Au dehors, on apercevait les arbres jaunissants du parc, et, par-ci par-là, aux endroits où les charmilles s’entr’ouvaient, une échappée sur la morne plaine dépouillée de ses moissons. Isabelle venait de passer lentement dans la distance, elle s’était enfoncée dans l’épais fourré du sous-bois. Quand elle eut disparu, Lucien murmura :

— Pourquoi je n’ai pas répondu à votre appel si pressant ?… Parce que, si je l’avais fait, j’aurais laissé deviner des choses que je ne voulais pas trahir. Jamais je n’ai oublié la courageuse affection que votre fille m’a témoignée autrefois. Ce souvenir m’a rendu muet…

Et, nettement, il revit la petite fille vêtue de sa robe blanche aux plis flottants, telle qu’elle était pendant les jours troublés qui avaient précédé son départ. Du matin au soir elle se tenait à côté de lui avec, sur son visage enfantin, une pâleur d’anxiété si grande qu’il avait dû à plusieurs reprises inventer, pour la rassurer, des fables absurdes. Mais à l’heure des adieux, l’enfant, incrédule, lui avait jeté la vérité comme un défi : « Je savais bien, moi, que ce n’est pas vous qui voulez vous en aller ! »

Il avait emporté avec lui l’image de la petite fille pétulante dont l’humeur joyeuse s’éteignait dès que la certitude de l’inévitable départ s’emparait de son esprit, mais, en revoyant Isabelle quelques jours auparavant, ses souvenirs si vivants pendant leur longue séparation avaient brusquement pâli. L’obstacle occulte qui, autrefois, avant leur libre réunion de quelques mois, les séparait comme une infranchissable muraille avait repris sa place. Au milieu de l’auréole de ses cheveux blonds, Isabelle lui avait fait l’effet d’une statue du passé, aussi froide et lointaine que si les longues pages de vie vécues loin l’un de l’autre reléguaient leur intimité dans l’oubli.

Et tout de suite une hâte l’avait saisi de fuir ce coin du monde, où ses seuls souvenirs doux se fanaient au contact de la réalité. Pour presser la liquidation de ses comptes, il était revenu tous les jours, mais Philippe semblait allonger à plaisir ses explications.

Le soir, lorsqu’après avoir erré toute la journée dans les chemins si souvent parcourus autrefois, Lucien se retrouvait seul dans une froide chambre d’hôtel, il éprouvait un désenchantement profond. La joie qu’il avait ressentie naguère à pouvoir enfin suivre librement ses goûts s’effaçait devant le relent des choses d’autrefois. Même chez Jacques, il avait échoué à faire renaître l’ancienne spontanéité amicale. Le docteur, qui l’avait soigné avec une si chaude sympathie autrefois, l’abordait aujourd’hui d’un air distrait. Au bout d’un instant, il murmurait quelques excuses hâtives et, toujours pressé, le quittait.

La nuit, il était harcelé de rêves fiévreux, où tantôt avec sa figure anxieuse d’enfant, tantôt sous sa forme nouvelle, au visage froid et blanc, il voyait passer et repasser Isabelle. Parfois elle traversait ses visions en riant aux éclats de son rire perlé d’autrefois et elle lui disait : « C’est moi, ce n’est pas moi ! » comme si, des regrets poignants de son ancien compagnon, elle se faisait un jeu cruel.

Dès que le jour pointait, il s’en allait à travers la campagne dans le crépuscule blême du grand matin, à cette heure grise où, jadis, la voix de son père résonnait tout près de lui. Mais il ne la trouvait plus nulle part, ni sous le froissement des feuilles mortes qu’il écrasait en traversant les grands prés endormis, ni au fond de la brume d’automne, ni au milieu des champs tondus où, naguère, les moissons de Philippe s’élevaient drues et vivaces ; mais de très loin, perdue au milieu du brouhaha de la grande ville étourdissante, une petite phrase, toujours la même, lui arrivait comme un refrain fatigant : « Ce garçon-là ne sera jamais bon à rien ! »

Et, pourtant, il se souvenait qu’autrefois, quand il n’était encore qu’un enfant chétif et souffreteux, chaque fois qu’il voyait le sol trempé par l’hiver s’entr’ouvrir aux souffles attiédis du printemps, verdir, pulluler de fleurs, il murmurait résolu : « Je ferai comme elle, moi aussi, je travaillerai ». Et dans son âme timide, en dépit du courant contraire qui l’avait emporté si loin de ses désirs, l’espérance obstinée de triompher de tous les obstacles avait vécu jusque-là, s’appuyant sur ses efforts personnels et sur son travail. Mais, depuis qu’il avait posé le pied sur ce sol où il avait tant souffert, l’énergie tenace qui avait résisté à tous les heurts antérieurs avait fait place à une mollesse sans désir ; il lui semblait que les mots cruels de son oncle disaient vrai, que la destinée serait plus forte que sa longue résistance et qu’il ne serait jamais bon à rien.

Pour secouer cette torpeur où ses espérances s’enlisaient, parfois, tandis qu’il errait à travers l’or éteint des champs rasés, il appelait tout haut son père, comme le jour lointain où, enfant désolé, il courait sur la plaine brûlante pour arriver à voir la mer. Mais son père restait sourd à ses appels, et, au lieu de l’ombre secourable qu’il évoquait, c’était toujours l’image de Germaine, telle qu’elle était dans son grand deuil de veuve, qui surgissait au premier plan. Il la voyait d’abord fraîche et jolie, absorbée par la passion de Philippe, oublieuse de tout le reste, joyeuse et insaisissable. Il la voyait ensuite aller et venir autour de lui, distraitement, jusqu’au jour où il avait saisi dans ses yeux l’éclair qui avait décidé de son sort. Ce jour-là, il avait perçu dans le regard d’ordinaire indifférent de sa belle-mère, le désir ardent de le voir s’en aller pour toujours comme le souhaitait Philippe. C’était le jour même de l’arrivée d’Isabelle. Il était revenu en courant du collège. Tant de questions se pressaient sur ses lèvres au sujet de la petite fille ! Apercevant Germaine seule à une fenêtre du rez-de-chaussée, il s’était hâté de la rejoindre mais sa belle-mère ne l’avait pas entendu entrer. Debout devant la fenêtre ouverte, elle pleurait. Tout à coup, elle s’était retournée et en l’apercevant sa figure s’était crispée. Timidement, il avait essayé de la questionner sur son chagrin, mais elle n’avait pas paru l’entendre. Quelques minutes plus tard, il remontait dans sa chambre instruit que l’arrivée de la petite fille ne changerait rien à son existence, et que, pour tout ce qui touchait à la vie matérielle, il dépendait entièrement de Philippe. Une ou deux fois, du bas de l’escalier, il avait entendu sa belle-mère le rappeler : « Lucien ! Lucien ! » mais il ne lui avait pas répondu. Assis, la tête entre les mains, les dents serrées pour ne pas pleurer, il se répétait : « Je m’en irai d’ici, je m’en irai d’ici ! » Fuir le voisinage de Germaine, s’en aller loin d’elle, de cette maison, de cette petite fille inconnue, il n’avait pas eu d’autre pensée jusqu’à ce qu’il entendît enfin rouler sur le gravier de la cour la voiture qui ramenait Isabelle et son père. Aujourd’hui, des relations factices qui l’unissaient autrefois à Germaine, il ne restait plus rien, et, sauf l’expression d’anxiété qu’il lui avait toujours vue, pendant les derniers mois de leur vie sous le même toit, il n’avait rien retrouvé sur le visage fané de sa belle-mère de ce qu’il y avait connu. Ils s’étaient abordés comme des étrangers. Lorsqu’il rencontrait le regard inquiet de Germaine, il retrouvait dans son cœur l’endolorissement qu’y avait laissé sa triste enfance et c’était tout. Mais il ne s’attardait pas longtemps à remuer ces souvenirs inertes chargeant sa mémoire d’un poids inutile. Sa pensée retournait bien vite à l’enfant démonstrative et brave que son cœur meurtri avait chérie d’une si tendre affection. Mais en face du présent, si froid, si désert, ce souvenir aussi l’étranglait. Cependant depuis que Philippe avait prononcé le nom d’Isabelle, le cercle d’acier qui lui serrait la gorge à l’étouffer s’était brusquement détendu. Il regardait les massifs jaunissants derrière lesquels il venait de la voir disparaître, et le désenchantement qui l’avait accueilli au seuil de cette demeure se dissipait. Des espérances confuses bourdonnaient à son oreille une musique inconnue. Il les écouta un moment stupéfait, puis d’un ton altéré, les yeux toujours fixés dehors, il dit :

— Pour épargner une heure de chagrin à votre enfant, il n’y a pas de sacrifice qui m’eût paru trop lourd, et vous me dites que j’ai troublé sa vie, moi !

Il poursuivit :

— Que de fois nous avons erré ensemble dans ces allées en sentant peser sur nos têtes votre inexplicable désapprobation ! Nous n’en parlions jamais, et cependant elle nous accompagnait partout.

Et ramenant brusquement son regard noir, scrutateur sur Philippe, il ajouta rapidement :

— Tout à l’heure, j’ai vu Isabelle s’en aller du côté des étangs. C’était une de nos promenades favorites ! Me permettez-vous, sans me suivre de cet œil de blâme qui nous oppressait tant autrefois, me permettez-vous d’aller la rejoindre, de lui expliquer moi-même ma conduite, de me justifier ?

Tout en parlant, son œil attentif ne quittait pas le visage assombri de Philippe.

Philippe murmura, le timbre altéré :

— Allez !

Et il resta debout devant la fenêtre, regardant distraitement s’étendre les ravages de l’automne. Quelques carrioles passaient sur la route, et, l’oreille tendue, il suivait leur roulement assourdi, attendant avec anxiété le moment où le coupé de Jacques entrerait dans la cour.

Lorsque Jacques viendrait tout à l’heure lui demander, confiant et tranquille : « Où est Isabelle ? » que lui répondrait-il ?

Mais en ce moment même, Jacques traversait à pied la vaste pelouse où, alanguies sur leurs tiges, les dernières fleurs d’été se mouraient. Avec la hâte étrange de souffrir que donne l’imminence d’une certitude cruelle, il venait, ce jour-là, de meilleure heure qu’à l’ordinaire. Cependant en franchissant la grille un serrement de cœur l’avait étreint, si violent que, pour le dominer tout à fait, il s’attardait autour des parterres flétris, coupant de haltes inutiles le court espace qui le séparait encore de la maison.

Toute trace de trouble avait disparu de son visage lorsqu’il rejoignit Philippe, et il demanda tranquillement :

— Où est Isabelle ?

Puis, comme si leurs pensées s’étreignaient désespérément dans le silence, les deux amis se regardèrent un instant, muets. Les dernières éspérances de Jacques s’évanouirent. Non, ce n’était pas en vue d’une promenade solitaire dans les lieux où s’étaient écoulées quelques mornes années de son enfance que Lucien courait du côté du parc de ce pas précipité. Il allait à la recherche d’Isabelle. Philippe le lui avait donc permis ? Il insista :

— Pourquoi ne réponds-tu pas à ma question ? Où est Isabelle ? Réponds.

Philippe indiqua d’un geste vague la masse compacte de son vaste domaine, brûlé par la rouille automnale, et il dit sourdement :

— Jacques… c’est mon enfant… tout ce qui me reste de mon court bonheur passé, ma petite Isabelle que tu m’as rendue, toi, oui, toi, je le sais, et pourtant je n’ai pas eu le courage de dire que je te l’avais donnée, je me suis tu lâchement ! Comprends-tu pourquoi ? Et maintenant, je ne sais plus si j’avais le droit de me taire, ou s’il fallait risquer, en éclairant Lucien, de la frapper une seconde fois ! Je ne sais plus, moi ! Cela me briserait le cœur de te la reprendre, et pourtant… Dis-moi si j’ai bien fait de me taire, ou s’il fallait parler.

Jacques resta un moment silencieux. Tout ce qu’il avait, au prix de tant d’efforts, conservé au fond de son cœur de tremblantes espérances était emporté pêle-mêle dans un désastre irréparable. Une seconde fois sa vie devait être dépouillée, anéantie, écrasée ! Il articula enfin, la voix basse, mais ferme :

— Tu as bien fait.

Et il alla s’asseoir à l’ombre d’une des pesantes tentures rouges qui encadraient les fenêtres. L’idée qu’un œil étranger pourrait percevoir sa souffrance lui était insupportable. Mais Philippe ne songeait déjà plus à le regarder. Il arpentait la chambre avec agitation, comme si déjà quelque chose d’autre travaillait son esprit et qu’il en refoulât l’expression avec effort. Enfin, il s’arrêta brusquement en face de Jacques, et il lui dit tout d’une haleine, d’un ton résolu :

— Si, autrefois, quand il en était encore temps, Germaine avait su défendre un enfant abandonné qui lui avait été confié, à elle, rien de ce qui s’est passé ne serait arrivé. Cela me met hors de moi de voir aujourd’hui les conséquences de sa faiblesse, de son indifférence ou, si tu aimes mieux, de sa passion égoïste et tenace frapper, à tour de rôle, ceux que j’aime le mieux. Cette fois, c’est toi !

Jacques se leva vivement :

— Ne parle pas de moi, Philippe, protesta-t-il froidement. Ce que j’ai à faire, je le ferai sans l’aide de personne. Je ne serai un obstacle sur la route de personne. Mais il y a un point où tu te trompes toujours. Ce n’est pas ta femme, c’est toi qui es responsable de ce qui est arrivé. Elle n’a jamais été qu’un jouet entre tes mains. Combien de fois faudra-t-il donc te le répéter ?

Il poursuivit du même ton sec :

— Ce que je dois faire, je le ferai… ne crains rien. Mais, toi aussi, tu as quelque chose à faire. Si tu ne le comprenais pas aujourd’hui, il me semble que notre amitié, basée sur une erreur, s’en irait avec tout le reste. Tout ce que tu as fait autrefois pour moi deviendrait une dette pesante, et le déchirement d’aujourd’hui une plaie empoisonnée que les années, en passant, élargiraient.

L’amertume qui bouillonnait au fond de son cœur montait à ses lèvres en vagues tumultueuses, mais, refoulant le flot prêt à déborder, il se tut brusquement.

Un silence régna.

— Je ne comprends pas bien ce que tu attends de moi, reprit enfin Philippe avec effort ; qu’est-ce que tu veux, voyons ? Que j’aime Germaine comme elle l’exigerait si je me rapprochais d’elle ? Est-ce cela ? Eh bien, non, je ne puis pas.

Il continua précipitamment :

— J’ai vieilli, moi, tandis qu’elle est restée obstinément la même ; les jours s’entassent sur sa tête sans la changer. Rien ne l’instruira jamais. Mais aucune des joies qu’elle convoite, aucune, n’est plus à la portée de ma main pour la prendre et la lui offrir, entends-tu ? C’est un monde fermé devant nous ; rien ne le rouvrira jamais. Il m’est aussi impossible de réveiller ce qui n’est plus que de donner à Isabelle les sentiments que je lui voudrais ! Ce qui est mort est bien mort. Combien de fois, moi aussi, devrai-je te le répéter ?

Il s’interrompit, réfléchit quelques secondes, le front traversé d’un pli soucieux, puis d’un ton changé, il se corrigea :

— Jacques, j’ai tort de te parler ainsi… à toi…

Il ajouta avec effort :

— Si cela peut t’aider à me pardonner… eh bien ! oui, tous les jours je me répéterai ce que tu m’as dit si souvent : « Ce n’est pas elle, c’est toi ». Peut-être que, libérée de cette amertume, peu à peu notre vie changera. C’est tout ce que je peux te promettre. Cela te suffit-il ?

— Ce que je te demande, Philippe, dit Jacques en forçant ses lèvres à un sourire contraint, c’est de pouvoir emporter de toi le souvenir de l’homme que tu étais autrefois.

Après un court silence, il ajouta :

— Il faut que tu saches encore ceci : sans la présence d’Isabelle à côté d’elle, Germaine n’aurait pas pu supporter le sort que tu lui as fait ici ; il y a longtemps qu’elle ne serait plus sous ton toit si l’affection de ta fille ne l’y avait retenue.

Philippe demeura longtemps silencieux. C’était la première fois qu’il avait la claire perception que, depuis des années, Isabelle jugeait son attitude vis-à-vis de Germaine. Dans la partialité qu’elle montrait à sa belle-mère, il y avait donc eu, de tout temps, une pensée compatissante, un désir voulu de compensation.

Il sonda les plis entr’ouverts de l’avenir. Dans une proximité effrayante, il voyait se dessiner la vie qui serait la sienne lorsque, Isabelle, suivant l’appel de sa destinée, l’aurait quitté. Une vie d’effort et de support, une vie faite de contrôle incessant exercé sur ses instincts, une vie solitaire à côté de Germaine ! Il dit enfin lentement :

— Germaine ne souffrira plus injustement par ma faute. Ce que je t’ai promis, je le tiendrai. Je ne puis pas m’engager à autre chose… Mais, toi, Jacques…

— Ne pense pas à moi, protesta Jacques vivement, j’ai ma mère. Ne t’inquiète pas de moi. Je ne serai pas seul, j’ai ma mère. Elle ne me quittera jamais. Et puis il y a le travail… Je travaillerai. Surtout, je t’en prie, ne pense pas à moi… je ne puis pas le supporter !

Tout en parlant, il se dirigeait vers la porte. Philippe le suivait :

— Non, laisse-moi m’en aller seul maintenant… je reviendrai plus tard… tout à l’heure.

Dès qu’il fut dehors, il s’en alla droit du côté de l’étang. Il connaissait la prédilection d’Isabelle pour ce coin sauvage. C’était là qu’elle le ramenait tous les jours sous la poussée de ses souvenirs d’enfant. L’eau lisse, prisonnière dans son cadre de verdure roussie, luisait sans un frisson, mais, à son approche, entre les feuilles plates des nénuphars, des grenouilles effrayées disparurent avec un clapotis d’eau remuée. Tout à l’entour, les allées étaient désertes et le silence des grandes solitudes pesait sur la campagne.

Il revint sur ses pas, suivant le chemin que naguère il avait parcouru à côté d’Isabelle. Ce jour-là, tout ce qu’une existence d’homme peut offrir de joie avait miroité une dernière fois sous ses yeux, puis le mirage s’était éteint et la nuit l’avait environné de nouveau. Elle l’étreignait dans son pesant manteau. Elle l’étouffait.

Bientôt la masse carrée de la maison reparut au bout de l’avenue, et au même instant un bruit confus arriva à ses oreilles. Il reconnaissait le timbre bas d’Isabelle et il saisissait aussi une autre voix plus basse et plus mâle. Quand il fut assez près pour distinguer les paroles, il s’arrêta. Un épais massif le cachait aux deux jeunes gens ; il se dissimula sans scrupule derrière l’arbuste vigoureux, au vert éternel. Rien ne l’instruirait mieux de l’état d’âme d’Isabelle que de l’entendre parler du passé tandis que son engagement avec lui la liait, l’enchaînait encore au présent. Ensuite il saurait mieux avec quel visage l’aborder. La compassion de Philippe l’exaspérait. Celle d’Isabelle lui ferait un mal beaucoup plus profond. Il était si sûr de lui que son acte n’avait rien de déloyal.

Lucien parlait avec animation :

— Non… vous n’étiez qu’une enfant à cette époque, une petite fille rieuse faite pour la joie. Il me semblait que moins vous entendriez parler du passé, plus vite vos impressions s’effaceraient. Jamais je ne me pardonnerai de vous avoir inquiétée.

— Inquiétée, murmura Isabelle, c’était autre chose que de l’inquiétude. C’était une obsession de tous les instants ! Chaque fois que je regardais mon père, il lisait la même question dans mes yeux : « Qu’en avez-vous fait ? Qu’en avez-vous fait ? » Et chaque fois que son regard se posait sur moi, j’y voyais aussi la même interrogation suppliante : « Tu n’oublieras donc jamais ? » Et toutes les heures qui passaient étaient hantées par le même désir : savoir ce que vous étiez devenu ! Comment n’avez-vous pas compris cela ?

— J’ai eu tort, murmura Lucien. J’avais le cœur si amer, Isabelle ; si j’avais écrit, ma rancune aurait éclaté malgré moi, et, à cause de vous, je ne voulais pas la trahir. Mais, vous avez raison. Après ce que vous aviez été pour moi, je n’aurais pas dû vous considérer comme une petite fille ordinaire, j’aurais dû vous traiter avec une pleine confiance. Jamais je n’ai accepté l’idée d’une carrière maritime ; tous les instincts que j’ai hérités de mon père se révoltaient à cette pensée ; non, jamais je n’ai envisagé la possibilité de lointains voyages. Seulement en vous quittant, mes projets étaient encore confus, incertains, et puis… je croyais ne plus jamais vous revoir et cela me brisait le cœur… Vous aviez été pour moi une alliée si fidèle, si courageuse, si…

— Nous étions des enfants dans ce temps-là, balbutia Isabelle, tandis qu’aujourd’hui…

Et brusquement son cœur se serra. Pour la première fois une angoisse lucide la possédait. Entre elle et ses aspirations présentes, il y avait Jacques… Jacques qui avait été son seul recours aux jours difficiles, à qui elle avait librement donné sa vie, Jacques dont, là-bas, en face de la mer écumeuse, les lèvres brutales avaient pressé les siennes. Le lien qui l’attachait à Jacques lui paraissait aussi impossible à rompre qu’une chaîne de fer.

Lucien continua :

— J’étais résolu à m’adresser à mon oncle. J’espérais qu’il m’aiderait à suivre la carrière de mon père, mais il ne m’a pas même permis de songer à des études. Je n’avais rien. Il fallait vivre ! J’acceptai dans la maison l’emploi qui m’y était offert en attendant de pouvoir me libérer de l’aide d’autrui. Mais je ne gagnais pas assez pour me procurer les livres et…

Brusquement il s’interrompit. Au bout d’un instant, changeant de ton, il poursuivit vivement :

— Vous souvenez-vous du jour où vous êtes venue pour la première fois me tenir compagnie après ma maladie, Isabelle ? Vous êtes entrée si doucement que je n’ai rien entendu.

Tout à coup, je vous ai vue à côté de moi ; vous aviez une robe blanche. J’ai cru d’abord à une vision et, pour ne pas risquer de vous faire évaporer en fumée comme les autres hallucinations qui tourmentaient ma solitude, je vous ai demandé tout bas : « Isabelle, est-ce vous ? » Nous sommes restés longtemps sans parler. Depuis que mon père m’avait quitté, c’était la première joie que j’éprouvais. Vous voir ainsi tout près de moi après ma longue solitude, c’était trop de bonheur tout d’un coup, cela m’étouffait !

Isabelle resta muette. Lucien reprit :

— Si souvent, quand j’étais encore bien portant, je vous regardais de loin circuler dans les parterres du jardin ! Je surveillais tous vos mouvements jusqu’à ce qu’enfin votre figure inquiète se levât de mon côté. Vous regardiez longtemps ma fenêtre, puis vous rentriez dans la maison, et je ne vous revoyais plus jusqu’au soir ; mais la certitude que j’occupais une place dans vos pensées me suffisait. Quand je vous avais vue regarder ainsi de mon côté, j’étais heureux jusqu’au lendemain… Un jour, Isolant en vous voyant installée auprès de moi vous a caressé la joue en disant : « Voilà la meilleure garde-malade de tout le pays ». Ce jour-là, pour la première fois, il m’a trouvé décidément mieux. Vous souvenez-vous de ce jour et de cette visite ?

Le timbre altéré, Isabelle balbutia :

— Oui, je m’en souviens.

Au bout d’un instant elle ajouta :

— Je me souviens de tout cela comme si c’était hier. Mais maintenant que l’obscur passé est éclairci, tout est fini.

— Je vous montrais mes plantes et je vous disais leurs noms, des noms bizarres qui vous faisaient rire. Il y en avait une qui s’appelait l’herbe aux sorciers. Je vous l’ai donnée, en disant : « Si elle était sorcière, je sais bien ce que je lui demanderais, moi ». Vous m’avez questionné, curieuse : « Quoi donc… quoi donc ? » Mais je n’ai pas voulu vous le dire.

Il poursuivit plus bas :

— Pourquoi dites-vous que tout est fini Isabelle ? Qu’est-ce qui est fini ? Pendant six ans, tous mes goûts ont été étouffés. Mon oncle ne comprend que l’effort productif qui s’échange contre de l’argent… rien d’autre… et j’ai souffert là-bas, autrement, mais autant qu’ici ; néanmoins dans mes heures les plus noires, votre image d’enfant me visitait toujours.

Il s’arrêta un instant, étonné du silence obstiné d’Isabelle, puis il continua :

— Le jour de mon départ, vous m’attendiez sur ce banc. Vous ne vouliez pas me laisser partir. Vous vous accrochiez à moi en disant : « Pas encore… pas encore… » Il me semblait que jamais je n’aurais le courage de vous quitter. Un peu plus tard, je vous entrevoyais une dernière fois toute seule sur ce banc… je n’ai jamais oublié ce moment.

— Mais maintenant, dit enfin Isabelle tremblante, un avenir souriant, une vie nouvelle s’ouvrent devant vous, et moi…

Le cœur battant, Jacques écouta. Isabelle aurait-elle le courage que son père n’avait pas eu ? Instruirait-elle son ancien compagnon de jeux de l’engagement qui la liait à un autre ? Non ; après une seconde d’hésitation, elle ajouta d’une voix basse :

— À quoi bon faire revivre les souvenirs d’un temps qui ne reviendra pas ? Il faut les oublier.

Lucien resta quelques secondes déconcerté, puis il protesta un peu amer.

— Oublier la seule affection que j’aie connue au milieu de l’indifférence et de l’abandon où m’avait laissé la mort de mon père ! je ne peux pas. Dites-moi la vérité avec l’ancienne franchise que j’aimais, Isabelle ! Est-ce le blâme de votre père que vous craignez ? Mais c’est lui qui m’a permis de vous rejoindre ici. Si c’est sa désapprobation que vous redoutez, dites-le-moi ; mais si ce n’est pas cela pourquoi donc êtes-vous si changée ?

Jacques quitta vivement sa retraite. La réponse d’Isabelle, quelle qu’elle pût être, lui déchirerait le cœur. Il avait besoin de tout son courage pour gravir l’escarpement raide, ardu, dénudé qui se dressait devant ses pas.

Il contourna le massif et prit le sentier étroit qu’il avait suivi avec Isabelle quelques jours auparavant, l’âme déjà tourmentée de doute. Dès qu’il fut à proximité du banc, il dit, très calme :

— Il fait trop froid pour rester assis dehors. Il faut marcher. Venez, Isabelle.

La pâleur d’Isabelle s’empourpra d’une flamme fugitive ; elle se leva sans protester, tandis que Jacques continuait :

— Je dois m’absenter pendant quelques jours : Je partirai demain, mais auparavant j’aurais quelques mots à vous dire. Oh ! peu de chose… ce ne sera pas long… Lucien permettra bien que je vous emmène un moment, n’est-ce pas ?

En même temps, il enveloppa d’un coup d’œil aigu la silhouette élancée de Lucien, la figure intelligente où le masque craintif se devinait encore, et quelque chose de l’amertume intense qu’il avait éprouvée jusque-là en pensant à ce rival heureux se fondit. Il articula lentement :

— Comme les années vous ont changé, Lucien ! Vous voilà un homme fait.

Au bout d’un instant il ajouta avec effort :

— C’est à peine si je vous ai aperçu depuis votre arrivée. J’ai si peu de temps libre, moi ; mais pourquoi donc n’êtes-vous pas venu voir ma mère ?

— Vous ne m’y aviez pas engagé et j’ai craint d’être importun, mais je viendrai avec joie, puisque vous me le permettez. Jamais je n’ai oublié ce que vous avez été pour moi autrefois, monsieur Isolant.

Quelques minutes plus tard, Isabelle et Jacques se trouvaient seuls. D’un geste instinctif, Isabelle avait ramassé les plis de sa jupe et elle allait devant elle, les yeux baissés, écoutant le va-et-vient précipité de son sang. Entre elle et ses aspirations, si claires aujourd’hui, il y avait Jacques !

Ils marchèrent un moment le long du sentier, écrasant sous leurs pieds l’amas bruissant des feuilles sèches, puis Jacques dit sourdement :

— Isabelle, je viens de parler à votre père, c’est cela que je voulais vous dire… Il nous semble à tous les deux que vous êtes trop jeune pour être liée. Vous m’avez dit l’autre jour que vous n’étiez encore qu’une enfant. C’est vrai, vous n’êtes encore qu’une enfant. Un jour viendrait… c’est cela que j’ai voulu vous dire… un jour viendrait peut-être où… où vous regretteriez votre précipitation… Il ne faut pas que ce jour vienne, comprenez-vous ?

Isabelle s’arrêta net. Vivement, elle s’était suspendue au bras de Jacques, le regardant droit dans les yeux avec l’ancienne confiance familière que, depuis leurs fiançailles, elle ne lui témoignait plus jamais. Elle murmura :

— Que voulez-vous dire ?

Une flèche aiguë traversa l’âme de Jacques. Il demeura un moment silencieux. Isabelle était encore son bien, sa propriété. En éclairant Lucien, il pouvait d’un mot le faire disparaître et, prenant ensuite sur son cœur cette femme qu’il aimait, la forcer d’oublier. Mais de la coupe de joie un instant évoquée, un parfum âcre, insupportable, s’échappa. Il reprit, suffoqué :

— Je m’en irai d’ici. Nous ne nous verrons plus pendant quelque temps. Vous réfléchirez… c’est cela que je voulais vous dire… Ma petite Isabelle… Ce que je veux avant tout, c’est que vous soyez heureuse, n’importe comment. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ? Avec moi ou sans moi… ce que je veux avant tout…

— Mais pourquoi vous en aller ? questionna Isabelle anxieuse. Pourquoi ne pas rester ici auprès de papa et de moi qui vous aimons tant ?

Il murmura :

— Non… je ne puis pas rester à présent.

Et l’attachement enfantin d’Isabelle passa sur son cœur saignant comme une brûlure. Il demeura un moment étourdi sous l’écroulement de sa vie, puis brusquement il saisit la jeune fille, l’attira contre sa poitrine et balbutia :

— Isabelle… chère enfant… moi aussi je vous aurais bien aimée !…

Une seconde plus tard il s’éloignait d’un pas rapide sans se retourner. Isabelle le suivait de loin, le rappelant :

— Jacques !… Jacques !… Mais il continuait de s’éloigner sans paraître l’entendre ; bientôt elle le vit franchir la grille et disparaître.

Tout un monde de sensations douces fuyait avec lui, s’en allait pour ne plus revenir, mais par une autre issue un flot d’anticipations confuses envahissait son esprit, tout le remous agité d’une marée profonde emportant les choses d’autrefois.

Pourtant quand elle eut vu disparaître la haute silhouette sur la route déserte où si souvent elle avait guetté de loin son apparition, un éclair douloureux lui déchira le cœur ; elle appela de nouveau :

— Jacques !… Jacques !…

Et sa vivante espérance s’enveloppa tout à coup d’un froid suaire de regrets.

Elle alla se rasseoir sur le banc où, tout à l’heure, Lucien lui parlait de la même voix qu’autrefois lorsque, dans ses heures d’expansion, il venait la retrouver à cette place où l’œil soupçonneux de Philippe ne les avait jamais découverts, et elle pleura amèrement.


Lorsque Jacques rentra enfin chez lui, la nuit était très avancée. Un tel besoin de solitude et de silence le possédait qu’après avoir fait une apparition chez ses malades les plus pressants, il avait erré dans la campagne jusqu’à ce qu’il eût acquis la certitude de ne pas retrouver, comme tous les derniers soirs, sa mère debout, l’attendant avec le même visage anxieux et préoccupé. Ce soir-là, l’idée de l’interrogation muette des yeux clairvoyants lui était insupportable. Il sonnait une heure lorsqu’il pénétra chez lui.

Le gaz était resté allumé et au premier pas qu’il fit dans le vestibule, Mme Isolant accourut.

— Pourquoi m’avez-vous attendu si tard, mère ? demanda-t-il vivement. J’étais chez Philippe comme à l’ordinaire. Je n’oserai plus m’attarder, si vous restez ainsi debout à m’attendre.

Sous la clarté crue du gaz, ils se regardaient et leurs pensées s’unirent, se fondirent dans un même spasme douloureux. La mère murmura :

— Je n’ai pas voulu te contrarier en t’attendant, mon enfant, mais on t’a fait appeler quatre fois cet après-midi. J’avais promis de faire le message moi-même. La jeune Fisch est plus mal… elle se meurt.

Jacques dit faiblement :

— Ah ! vraiment… J’y vais.

Et comme un automate que les ressorts de l’habitude suffisaient à conduire, il ressortit dans la nuit. Il se souvenait confusément qu’on l’avait fait mander, il y avait quelques jours déjà, auprès de la malade, mais sans qu’aucune insistance excessive le préparât à un danger imminent. Ce qu’il fallait surtout à la jeune fille, c’était de l’entrain, de la gaieté. Il avait remis sa visite à une époque où son âme moins troublée serait plus capable de lui offrir une diversion salutaire.

Il traversa un dédale de ruelles pauvres, obscures et vides où son pas solitaire retentissait bruyamment, longea des bâtiments isolés et enfin déboucha en pleine campagne. Resserrée entre l’échancrure de berges gazonnées, l’eau dormante d’un étroit canal croupissait lumineuse. Elle jetait une clarté pâle dans le brouillard, et Jacques suivait l’indication de ce miroitement d’un pas distrait. De temps en temps, il murmurait :

— La jeune Fisch se meurt… La jeune Fisch se meurt…

Mais aucun écho de son ancienne sollicitude pour cette enfant, que pendant tant d’années il avait disputée à la maladie, ne vibrait plus en lui. Il allait vers son but avec la hâte instinctive de l’être plié à des habitudes puissantes. Qu’était la mort d’une créature jeune, au cœur frais, auprès du vide noir d’une existence labourée jusqu’au fond comme la sienne à une époque où le sol épuisé n’a plus la force de faire lever d’autres moissons ? Cette enfant malingre qu’il avait amenée au seuil de la jeunesse au prix de tant d’efforts, et qui lui échappait sans avoir connu l’heure des agonies vraiment cruelles, lui semblait digne d’envie.

Lorsqu’il pénétra enfin dans la maison isolée, dressée au bord du canal, la mère, aux aguets depuis des heures, vint à sa rencontre, et, tout de suite, le visage décomposé par l’inquiétude et l’impatience, elle éclata :

— Enfin !… enfin !… Nous vous avons fait appeler quatre fois aujourd’hui… Mon Dieu… où vous cachiez-vous donc ainsi ? Elle va mal ce soir, oh ! si mal ! Elle ne semble même plus nous voir.

Il sentit la griffe du devoir professionnel le ressaisir brutalement au milieu de ses propres angoisses ; sans trouver un mot à dire, il suivit la mère dans la chambre de la malade.

Enfouie dans la blancheur des draps, les yeux clos et l’esprit absent, la jeune fille gisait tout à fait immobile, et, au premier regard qu’il jeta sur cette forme inerte, Jacques comprit que le long combat qu’il avait livré à la nature touchait à son terme et aboutissait à un échec. Il n’y avait plus rien à faire, plus rien à tenter. Pourtant, par égard pour les parents, il courba sa haute stature, approcha du visage inanimé sa propre figure contractée et appela à haute voix :

— Louise !…

Son appel restant sans réponse, il colla ses lèvres à l’oreille de la moribonde, et cria une seconde fois, plus fort :

— Louise !…

Cette fois la paupière pesante s’entr’ouvrit légèrement, l’œil vague semblait chercher devant lui ; peu à peu il distingua le visage attentif et le reconnut. Les lèvres blanches laissèrent passer un mot bref, léger comme un souffle :

— Docteur…

En même temps un sourire lointain s’esquissa sur la bouche ouverte et y resta. Puis lentement, sur la dernière vision que le monde extérieur lui offrirait jamais, la prunelle éteinte s’immobilisa. Jacques eut un regret violent, un remords aigu d’avoir laissé mourir cette enfant sans la revoir. Il abaissa doucement les paupières et se releva. À présent que le pas mystérieux était franchi, il ne lui restait plus qu’à faire face à ce désespoir qui allait éclater à côté de lui, poignant. Il dit :

— Vous avez été de bons parents pour votre enfant. Tout ce qui a pu être fait pour la sauver a été fait. Elle a été heureuse sur la terre pendant vingt ans. Vous pourrez la pleurer la conscience tranquille…

Mais la mère suffoquée l’interrompit :

— Ce n’est pas vrai, docteur ! non, ne dites pas qu’elle est morte, ce n’est pas vrai ! Elle vous a entendu, elle vous a même souri. Je l’ai vu, elle a souri. Elle vous aime tant ! Parlez-lui encore. Essayez quelque chose. Mon Dieu, mon Dieu, ne nous abandonnez pas ainsi sans rien faire…

Jacques resta un moment silencieux tandis que, derrière lui, le père sanglotait déjà bruyamment. Il dit enfin, ému :

— Du courage, du courage… C’est fini…

Et voyant les larmes inonder enfin le visage tendu de la mère, il ajouta :

— Pauvre enfant ! Moi aussi, je l’aimais bien !

Une heure plus tard il longeait de nouveau le canal somnolent, et peu à peu sa volonté fléchissante retrouvait son ancien ressort, comme si l’émotion sympathique qu’il avait éprouvée au chevet de cette morte lui avait fait du bien. Pour la première fois, depuis qu’il avait mis entre Isabelle et lui la sécurité d’une distance matérielle, il eut le courage de repasser mot à mot l’entretien qu’il avait surpris. Il n’y trouva pas une syllabe où Isabelle l’eût sciemment trahi, mais avec quel empressement elle avait accepté l’offre de sa liberté ! Lui disparu, le sentiment qui avait si longtemps couvé dans le cœur de la jeune fille s’épanouirait enfin librement !

Mais lui que deviendrait-il ? Les jours qui allaient naître et s’enchaîner en une monotone succession d’heures né lui offraient plus que l’effort constant de l’oubli, l’effacement de sa personnalité vivante dans la foule anonyme. C’était là sa part désormais.


Le gaz brûlait encore dans le vestibule quand il se retrouva devant sa porte et, au léger bruit que fit la clef en tournant dans la serrure, sa mère accourut comme la première fois. Sous l’éclat aveuglant du gaz, les rides qui labouraient le visage fatigué traçaient des lignes nettes, profondes.

Elle s’avançait timide, craintive :

— Jacques… mon enfant ?…

Mais il l’interrompit vivement. L’anxiété maternelle le bouleversait, lui était intolérable.

— Elle est morte, mère, dit-il précipitamment. Il n’y avait rien à faire. Un peu plus tard, un peu plus tôt, cela devait finir ainsi.

En même temps l’étranglement qui l’avait saisi à côté de cette enfant morte le reprit. Ce n’était pourtant pas sur elle qu’il avait versé, à la dérobée, quelques larmes furtives, mais son souvenir resterait attaché à la catastrophe de sa vie. Il ravala l’émotion qui l’étouffait et il dit :

— Si cela vous est égal, mère, nous irons vivre ailleurs.

Elle répondit sans le regarder :

— Partout où tu voudras aller, j’irai.

Et elle ajouta sourdement :

— Tant que je vivrai, je t’accompagnerai.

— On m’avait offert, il y a quelque temps, la direction d’un établissement près de Paris. C’est une entreprise qui a de l’avenir. J’avais refusé, mais le poste est encore vacant. J’accepterai.

Ne recevant aucune réponse, il devina le désir ardent de sa mère de lui être secourable à l’heure douloureuse. Il reprit au bout d’un instant :

— Surtout, ne vous inquiétez pas à cause de moi.

Mais comme, anxieuse, elle continuait de garder le silence, il fit un effort pour vaincre tout à fait sa répugnance à parler ouvertement de sa blessure. Il ajouta très bas :

— Mère, ne vous inquiétez pas ainsi, je vous en prie, cela m’ôte le courage.

Et rencontrant enfin le regard douloureux et craintif, tout à coup, dans la forme chétive et vieillotte, il devina, en toute son intensité, l’incorruptible, le puissant, l’impérissable amour maternel. Brusquement son orgueil d’homme céda. Il enveloppa sa mère de ses bras vigoureux et il laissa voir à nu sa plaie :

— Non, mère, murmura-t-il suffoqué, Isabelle ne sera jamais à moi, mais je ne suis pas abandonné. Ne me restez-vous pas, ne serez-vous pas toujours avec moi ?

Cœur contre cœur, ils s’étreignaient tandis que le drame de la vie brisée, l’effroi de l’avenir dépouillé et la certitude d’une inévitable séparation, future torturaient leur esprit ; enfin la mère murmura, la voix tremblante :

— Tant que j’aurai un souffle de vie, tu ne seras pas seul. Tant que le cœur de ta vieille mère battra, tu ne seras pas abandonné !