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Répertoire national/Vol 1/La Lucarne d’un Vieux Garçon

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Collectif
Texte établi par J. Huston, Imprimerie de Lovell et Gibson (Volume 1p. 298-306).

1835.

LA LUCARNE D’UN VIEUX GARÇON.

Il s’est passé bien des années depuis que j’ai su placer les convenances de ma vie dans un espace qui semble étroit, mais qui doit suffire puisque mon existence s’écoule dans la douceur et dans ma propre satisfaction. Mon bonheur se trouve au milieu de mes livres, dans l’attachement de mon vieux domestique, et les caresses de mon chien fidèle. Cependant, il est un autre sujet de jouissances, et ce ne sont pas les moins vives ni les moins durables : c’est ma lucarne. — Lecteur, qui que tu puisses être, tu vas rire probablement, quand tu sauras que la seule vue que j’aie de ma lucarne est un grenier, habité par la classe la plus misérable, et que depuis quinze ans, j’ai passé une partie de chaque jour à examiner leur existence ; mais avant de condamner ce que tu appelleras ma folie, vois quelle source immense de leçons précieuses l’aspect continuel du malheur doit présenter à celui qui réfléchit, et quel champ à parcourir pour l’être qui fait consister son bonheur à faire du bien. Riches, orgueilleux, dissipateurs, égoïstes, philosophes, avares, venez ! venez à ma lucarne et vous saurez ce qu’est la misère vue de près : bons ! votre cœur se serrera souvent à la vue de vrais infortunés. Pour vous, gens du monde, vous y trouverez des expériences pour vos cœurs blasés ; là, peut-être aurez-vous de plus douces sensations que celles que vous procurent les sociétés où presque tout n’est qu’égoïsme ; là, peut-être, vous ferez naître des émotions nouvelles, celles de la reconnaissance…

Dimanche. — Voilà trois semaines aujourd’hui que je n’ai pu faire ma promenade habituelle, et depuis quinze jours, le grenier, ma grande ressource, est inhabité. J’ai lu l’histoire d’un homme qui adoucissait les douleurs de sa captivité en étudiant les mouvements d’une souris, et qui, durant son absence, se réjouissait de l’idée d’en revoir bientôt une autre. C’est à peu près de la même manière que chaque jour je regarde ma lucarne, dans l’anxiété de distinguer quelques nouveaux hôtes dans le grenier vis-à-vis. Quant aux scènes dont j’ai déjà été témoin, je ne sais trop comment vous les raconter. — Hélas ! les afflictions des pauvres diffèrent grandement de celles que l’imagination aime à se créer !…

Jacques, mon domestique, entre et, interrompant mes réflexions philanthropiques, m’annonce un nouveau locataire pour le petit grenier. Voyons donc ce que la fortune nous enverra.

Lundi. — Vraiment ! voici une nouvelle personne Qui peut-elle être ? gracieuse… intéressante… si jeune, aussi ; car elle paraît n’avoir pas plus de dix-sept ans, et néanmoins les fleurs de la jeunesse sont déjà fanées sur cette figure qui reflète la mélancolie. — Ma lucarne est placée de manière que je puis l’examiner sans en être aperçu moi-même. Évidemment, elle n’est pas née pour habiter un grenier ; et, dans un âge aussi tendre, qui peut l’y avoir réduite… Peut-être la corruption ?… mais non, chassons cette idée, ses regards sont trop purs.

Dix heures du soir. — Jamais je ne vins à ma fenêtre si souvent. — Je crains bien que mes doutes ne soient trop bien fondés ; cette fille n’a fait durant le jour qu’écrire une lettre : ceci me paraît louche, doublement louche ; il y avait quelque chose de je ne sais quoi dans la manière dont elle se couvrit le visage après l’avoir finie, puis la vitesse avec laquelle elle sortit, quand elle l’eut cachetée, me persuade, plus qu’à demi, qu’elle n’est pas ce que j’espérais.

Mardi. — Je crois qu’après tout, je ne suis qu’un médisant vieux radoteur. Elle s’est occupée, ce matin, à mettre en ordre son pauvre petit appartement, et après, elle s’assit, prit un livre qui, d’après le maintien recueilli de la jeune fille en le lisant, me semble être un livre de prières. — Voilà qui est mieux ; mais pourquoi ne travaille-t-elle pas ? Pauvre fille… la vue de son dîner a complètement dérangé le mien… Une croûte de pain ! un verre d’eau ! Innocente ou coupable, je lui dois assistance ; dans tous les cas, je dois l’empêcher de se plonger plus avant dans le vice… Je me jetterais volontiers la tête contre le mur pour y avoir jamais logé une pensée injurieuse à cette jeune fille, et je serais vraiment… Comme j’étais à écrire ceci, je m’arrêtai pour jeter un regard sur elle. Je la vis se lever tout-à-coup et je crus même l’entendre pousser un cri à la vue d’un élégant fashionnable qui entrait dans le même instant. Oh ! que n’aurais-je pas donné pour l’entendre aussi bien que je la voyais de ma fenêtre ! Leurs gestes, cependant, étaient assez expressifs ;… j’imaginai pouvoir entendre chaque mot de l’impertinent, qui lui parlait dans une attitude suppliante… enfin… il s’agenouille…

Oh ! quelle était belle en le repoussant ! Il lui montra le chétif repas qu’il l’avait empêchée de finir ; oui, oui, sans doute qu’il lui en faisait un contraste avec les superfluités qu’elle pourrait acquérir au prix de l’infamie ! — Combien je donnerais pour son portrait dans ce moment ; son air d’une calme sévérité en impose plus que des volumes de reproches ? Ah !… il lui offre une bourse… Ciel ! elle se lève… non, bonne fille, je t’accusais ; c’était seulement pour cacher ses pleurs.

Enfin ! il est sorti ; avec quel air de dignité elle lui ouvre la porte et lui indique de quitter la chambre…

C’est bienheureux que ce fat soit dehors ; car, je pense que, tout vieux que je sois, j’aurais fait quelque scandale. J’enverrai demain ma bonne cousine, madame Boniface, lui porter quelques secours ; cet imbécile de Jacques est trop maladroit pour cela.

Mercredi. — Où diable cette fille peut-elle être ? Il faut qu’elle soit sortie de bien bonne heure ce matin, puisqu’elle n’est pas encore revenue quoiqu’il soit plus de dix heures. J’attends madame Boniface à chaque instant… Allons ! encore un surcroît de contrariétés : madame Boniface est à la campagne pour plusieurs jours.

Midi. — Rien encore ! Mais… oui ! la voici au bout de la rue ; elle vient légèrement en portant un paquet. Pourquoi se retourne-t-elle… Bonne fille ! elle aide un aveugle à traverser la rue. Vraiment ! je crois avoir trouvé en elle un trésor.

Il faut qu’elle ait été à la recherche d’ouvrage, car elle a cousu toute la journée. Je l’ai regardée plusieurs fois, mais je l’ai toujours vue occupée.

Huit heures du soir. — Elle a reçu une visite ; une femme bien mise, ma foi ! elle est restée longtemps avec elle. Il me semble que je n’aime pas cette femme ; ce doit être sans cause puisque rien ne doit me prévenir contre elle ; au contraire, elle paraît prendre intérêt à la jeune fille ; cependant, je ne puis aimer cette femme. Elle est trop caressante ; et la pauvre fille paraît penser ainsi, car je crois avoir observé qu’elle a retiré plusieurs fois sa main de celles de cette femme.

Après tout, je crois que c’est parce qu’elle m’a devancé ; je l’ai vue donner de l’argent à la pauvre jeune fille qui le prenait d’un air reconnaissant et modeste. Je suppose qu’elle ne sera pas longtemps ma voisine, mais il faudra que je sache où elle ira.

Si je ne me connaissais pas à l’abri du pouvoir de l’amour, je commencerais à craindre que les glaces de l’âge même ne m’en défendissent pas… en attendant que je sache son nom, je dois lui en donner un… Jenny par exemple ? oui, c’est bon, ce nom me plaît. Jenny ! ô Dieu ! combien j’aimai une femme de ce nom… mais c’est fini, ô ! fini…

Vieux fou ! ne voilà-t-il pas que je vais m’attendrir à propos d’une fille qui habite un grenier !

Jeudi. — Quel imbécile je dois être pour avoir cru à la vertu d’une femme ! Cette fille est… perdue ! complètement perdue !… Oh ! quelle preuve elle vient de me donner que la fausseté est immédiatement inhérente à une femme : mais je serai méthodique.

Ce matin, tandis que je la regardais travailler, un jeune homme, d’une assez mince apparence, entra dans sa chambre… elle ne le vit pas plus tôt qu’elle jette à terre son ouvrage et vole avec transport dans ses bras… ensuite elle s’assoie à ses côtés, et, ses deux mains dans les siennes, elle l’écoute en le regardant d’un air si tendre ! puis, se levant soudainement, elle ouvre un tiroir, en tire une bourse : sans doute qu’elle contient l’argent qu’elle a reçu hier. Le jeune homme eut l’air de refuser, mais elle la lui mit dans les mains en les serrant, et au moment où il la remerciait par un baiser, quelqu’un frappe à la porte… Il faut avoir vu dans quelle crainte était ce couple criminel pour s’en faire une idée. On voyait clairement par les gestes du vaurien qu’il avait peur d’être vu là ; mais sa maîtresse lui trouva bientôt une place secrète ; elle le poussa dans une armoire où à peine supposerait-on qu’un chat puisse se blottir… Infortunée pécheresse ! Si jeune et si dépravée ! Cependant je ne la crois pas endurcie au crime, car elle paraissait si confuse en voyant sa nouvelle visite qui était la même dame de la veille.

À mon grand regret elle ne resta pas longtemps ; j’aurais voulu que le coquin fût brisé au moins. Il s’en alla de suite, sans doute pour dépenser l’argent qu’il avait obtenu de la pauvre malheureuse.

Quatre heures. — Comment se fait-il que cette femme soit revenue et semble parler d’un air fâché à Jenny qui pleure ? Quels sont ces papiers qu’elle offre à la jeune fille qui les refuse ; elle paraît indignée ? Ah ! elle la menace ! Quelle expression et quelle contenance vulgaires !… Elle revient… mais inutilement. Quelle peut être la cause de ce changement de manières ? A-t-elle découvert le crime de cette malheureuse ? Mais non : il n’y a rien en elle qui démontre une vertueuse indignation ; ses gestes étaient ceux d’une femme de bas étage.

Vendredi. — Demain madame Boniface revient, et j’en suis content ; je ne dois, je ne puis me décider à laisser cette pauvre infortunée à son sort.

Elle a travaillé tout le jour, quittant seulement son ouvrage quelques fois pour pleurer.

Samedi. — Je ne sais que penser, voici deux garnements d’une tournure bien suspecte ; je suis presque sûr que ce sont des huissiers ; ils vont, viennent… regardent souvent à la fenêtre de Jenny. Quoi ! la personne qui visite Jenny est maintenant à leur parler, je crois ; vraiment c’est bien elle ; aurait-elle l’intention de faire arrêter la jeune fille ? Elle le fait cependant ! les voilà qui entrent tous les trois ! Oh ! toute vicieuse que puisse être cette jeune fille, elle ne sera pas traînée en prison !

Tu ne m’arrêteras point, petite espiègle ! je dois, je veux finir l’esquisse de ce que je vis de ma lucarne. Oui, cher lecteur, et toi aimable lectrice, vous saurez tout…

Après avoir jeté ma plume avec rage, je descendis de mon escalier, je traversai la rue avec une agilité que je ne me connaissais pas ; mon vieux domestique, me suivait immédiatement ; ce pauvre Jacques, me croyant fou, se signait et implorait à voix basse tous les saints du paradis. J’arrivai au moment où les affreux serviteurs de la justice mettaient leurs mains impures sur la pauvre fille, que la terreur semblait avoir glacée.

— Que demandez-vous à cette jeune fille, dis-je à l’huissier d’une voix rauque, (dans ce moment j’ai dû être terrible. ) Il jeta les yeux interrogativement sur sa conductrice, qui me répondit en me lançant un coup d’œil de vipère :

— Nous pouvons arranger cela ensemble, mademoiselle et moi, sans votre intervention.

— Oh ! non, monsieur, non ! je ne veux rien avoir à démêler avec une telle femme, je préfère aller en prison !

— Vous avez donc emprunté de l’argent de cette femme ?

— Certainement !

— Non ! c’est faux ! j’ai cru que cet argent m’était donné ?

— Vous saviez bien à quelles conditions il vous fut offert, dit la femme horrible qui, exaspérée à l’idée de voir sa proie sur le point de lui échapper, pensait n’avoir plus de retenue à garder. Ce ne fut pas sans menaces que je parvins à lui faire reprendre son argent ; elle me laissa avec la jeune fille, qu’elle déclara être juste ce qu’il fallait pour duper un vieux fou de mon espèce.

Je vous ai déjà dit que ma lucarne m’a donné des moments bien agréables ; mais rien ne peut être comparé au bonheur que m’a procuré la dernière locataire du petit grenier.

On ne doit plus s’étonner de ce que je ne pouvais regarder Élisa (plus de Jenny désormais) sans me sentir attiré vers elle par un mouvement indicible ; néanmoins, cher lecteur, afin que tu puisses savoir quelle en était la cause, il est nécessaire de se connaître un peu mieux ; et comme la politesse exige que je te montre l’exemple, je vais te donner quelques éclaircissements ; je serai court, ainsi ne perds pas trop tôt patience.

Je vous ai déjà dit peut-être que, pendant les quarante premières années de ma vie, je cherchai mon propre bonheur en faisant celui des autres ; j’éprouvai les plus amères déceptions par la conduite de ma sœur qui me tenait lieu de fille, car elle avait vingt ans de moins que moi. Elle aimait un libertin qui devait la rendre malheureuse, je le lui dis ; mais sans m’avoir écouté, elle partit avec lui. Je rompis avec elle dans le premier moment de ma colère, et avant qu’elle fût apaisée, ma sœur mourut en donnant le jour à une fille. La mort en mettant fin à mon ressentiment, renouvela mon affection. Elle laissait aussi un fils alors âgé de cinq ans. Je me fusse chargé de ces enfants, mais son mari refusa absolument de me voir ; il s’éloigna, et je perdis leurs traces.

Hélas ! leur sort fut affreux ; négligés de leurs pères qui dissipa son bien au milieu de honteuses débauches, leur enfance et leur jeunesse furent privées des avantages et des plaisirs auxquels ils étaient destinés.

Les maladies et la perte de sa fortune ramenèrent leur père à la conviction de son injustice envers ses enfants, mais, hélas ! il n’était plus temps !… Sa mort sépara les orphelins. Éliza accepta une place de femme de chambre ! Son frère Édouard, n’ayant d’autre ressource que sa plume, espérait, par ses efforts, pouvoir un jour procurer à sa sœur une existence plus douce. Ce fut en vain ; les épargnes seules de sa sœur le mirent à l’abri de la faim. La fortune n’avait pas encore épuisé ses coups. La beauté d’Éliza captiva le mari de la personne chez qui elle servait : elle quitta cette famille pour échapper à ses importunités ; mais le misérable, la trouvant inaccessible à la corruption, espérait la conquérir par la terreur. La vile créature des mains de laquelle je l’ai tirée était son agent ; elle s’était introduite auprès de la jeune fille en lui offrant de la prendre à son service, et l’avait priée d’accepter une légère somme d’argent pour se procurer le nécessaire. Aussitôt qu’elle eût appris qu’elle avait disposé de cet argent, elle se crut sûre de sa proie ; mais au moment où elle pensait la saisir, la Providence envoya à Éliza le seul parent qui eût, en même temps, le pouvoir et la volonté de l’aider.

Quand la sorcière fut sortie, la pauvre jeune fille leva les yeux au ciel d’un air si pieusement reconnaissant qu’il fallait être aussi obtus que je le suis pour croire encore à son crime.

— Je sais tout ! dis-je, en l’interrompant, comme elle me remerciait ; j’ai tout vu ! je vous ai vue dans les bras de votre amant…

— Mon amant ?

— Oui ! celui à qui vous prodiguiez de si tendres caresses, celui que vous cachâtes dans une armoire, celui même à qui vous donnâtes…

— Qui ? mon frère !

— Votre frère ! grand Dieu ! serait-il possible ?

— Je vous le jure. Écoutez-moi seulement.

.........................

Ciel ! avec quel bonheur j’entendis cette narration qui me persuada que je ne devais plus être isolé désormais !

J’avais retrouvé les deux enfants de ma sœur !

— Je n’ai pas besoin de dire que les malheurs de ces chers amis sont terminés et que, malgré ma déclaration de ne plus chercher mes jouissances dans celles des autres, je ne puis nier que mon imagination se berce du plaisir de les rendre heureux sur mes vieux jours. Je vais résider à la campagne ; mais je n’aurai plus de lucarne, pour deux raisons : — Premièrement, je vois par ma dernière aventure, que quelles que soient les actions dont nous sommes les témoins, nous ne pouvons entièrement nous convaincre que notre opinion formée sur des apparences, puisse être fausse. — Secondement, j’aurai désormais une amie dont je consulterai le cœur, sûr que ses jugements seront plus justes que ceux que l’on porte d’une lucarne.

N. Aubin.