Résurrection (trad. Bienstock)/Partie I/Chapitre 36

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 36p. 254-258).


XXXVI

En quittant le procureur, Nekhludov se rendit directement à la maison de détention préventive. Mais il n’y trouva point Maslova, et le directeur expliqua à Nekhludov qu’elle devait être dans la vieille prison des déportés. Nekhludov s’y fit conduire aussitôt.

En effet, Catherine Maslova était là.

La distance entre les deux prisons était très grande, Nekhludov n’arriva qu’à la nuit tombante. Comme il se dirigeait vers la porte de l’immense bâtiment sombre, le factionnaire l’arrêta, puis sonna. Un gardien sortit. Nekhludov exhiba son laissez-passer ; mais le gardien lui déclara qu’il ne pouvait le laisser entrer sans l’autorisation du directeur. Nekhludov se rendit donc chez ce fonctionnaire. Dans l’escalier qui conduisait à son appartement, il entendit au piano les sons d’un morceau de musique compliqué et entraînant. Une servante hargneuse, l’œil bandé, lui ayant ouvert la porte de l’appartement, les sons du piano, échappés d’une pièce voisine, retentirent à ses oreilles. C’était la plus rebattue des rapsodies de Liszt, fort bien jouée, mais seulement jusqu’à un certain passage. Arrivé là, on recommençait. Nekhludov demanda à la servante au bandeau si le directeur était chez lui.

La servante répondit que non.

— Reviendra-t-il bientôt ?

À ce moment la rapsodie s’arrêta de nouveau, et, aussi bruyante et retentissante, reprit jusqu’au passage fatidique.

— Je vais aller demander.

Et la servante s’éloigna.

La rapsodie s’élançait dans sa course, quand, sans aller cette fois jusqu’à l’endroit fatal, elle s’arrêta, et une voix se fit entendre :

— Dis-lui qu’il n’est pas là et qu’il n’y sera pas aujourd’hui. Il est en visite ; — fit une voix féminine derrière la porte ; et la rapsodie recommença, mais pour s’interrompre après quelques mesures, et il se fit un bruit de chaises. Sans nul doute, la pianiste irritée voulait elle-même faire observer au visiteur qu’il était importun.

— Mon père est sorti, — déclara d’un ton mal gracieux une jeune fille pâle, qui parut de la chambre, les cheveux en désordre, et les yeux largement cernés. À la vue d’un jeune homme élégamment mis, elle s’adoucit :

— Entrez, s’il vous plaît : que désirez-vous ?

— Je voudrais voir une femme, en prison ici.

— Une détenue politique, sans doute ?

— Non, pas politique. J’ai un laissez-passer du procureur.

— Je ne sais rien. Mon père n’est pas là. Mais entrez, je vous prie, — l’invita-t-elle de nouveau. — Ou bien, adressez-vous au sous-directeur. Il doit être au bureau et vous renseignera… Quel est votre nom ?

— Je vous remercie, — dit Nekhludov, éludant sa question, et il sortit.

À peine avait-il refermé la porte derrière lui que retentirent les mêmes sons joyeux, bruyants et gais, peu en harmonie avec le lieu et l’aspect pitoyable de la jeune fille, qui s’y attachait avec tant d’opiniâtreté. Dans la cour, Nekhludov rencontra un jeune officier, la moustache en croc, et lui demanda où il pourrait trouver le sous-directeur. C’était précisément lui-même. Il prit le laissez-passer, y jeta les yeux, et déclara que la mention visant seulement la maison de détention préventive, il ne pouvait prendre sur soi d’en reconnaître la validité pour celle-ci.

— Du reste, il est trop tard. Revenez demain, s’il vous plaît. À dix heures tout le monde peut rendre visite aux détenus. Venez ; le directeur lui-même sera là. Vous pourrez voir la prisonnière dans le parloir commun ou au bureau, si le directeur y consent.

N’étant pas arrivé à la voir ce jour-là, Nekhludov regagna sa demeure. Tout ému à la pensée de cette entrevue, il marchait par les rues, se rappelant maintenant non le tribunal, mais ses conversations avec le procureur et les gardiens. Et le fait d’avoir cherché une entrevue avec elle, d’avoir dit son intention au procureur, et d’être allé dans les deux prisons pour la voir, le bouleversait tellement, qu’il fut longtemps avant de retrouver son calme. Rentré chez lui il alla prendre dans un tiroir son journal intime, depuis longtemps délaissé, en relut quelques passages et y ajouta les lignes suivantes :

« Depuis deux ans déjà, je n’ai plus rien écrit dans ce journal, et je croyais bien ne plus jamais me livrer à cet enfantillage. Est-ce un enfantillage cet entretien avec moi-même, ce moi véritable et divin, qui vit dans chaque homme. Pendant tout ce temps, ce moi était endormi au fond de mon âme, et je n’avais personne avec qui m’entretenir. Mais brusquement, le 28 avril, un événement extraordinaire l’a réveillé, qui a eu pour théâtre la cour d’assises où j’étais juré. Au banc des accusés, vêtue de la capote des prisonnières, j’ai retrouvé cette Katucha, trompée par moi. Par un singulier malentendu et par ma faute elle a été condamnée aux travaux forcés. Aujourd’hui je me suis rendu chez le procureur et à la prison. Je n’ai pu la voir, mais ma résolution bien arrêtée est de tout faire pour la revoir, lui demander pardon, et réparer ma faute, fallût-il même l’épouser. Seigneur, aide-moi. La joie et la quiétude remplissent mon âme. »