Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/I

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L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 1-17).

L’ALLEMAGNE EN 1848


CHAPITRE I
L’ALLEMAGNE À LA VEILLE DE LA RÉVOLUTION


23 octobre 1851.


Le premier acte du drame révolutionnaire qui se jouait sur le continent a pris fin. Les « pouvoirs qui existaient » avant l’ouragan de 1848 sont redevenus les « pouvoirs existants ». Les gouvernants d’un jour, plus ou moins populaires, — gouverneurs provisoires, triumvirs, dictateurs, — avec leur cortège de représentants, commissaires civils, commissaires militaires, préfets, juges, généraux, officiers et soldats, sont rejetés sur des rives étrangères et « transportés au-delà des mers », en Angleterre ou en Amérique, pour y former de nouveaux gouvernements in partibus infidelium, comités européens, comités centraux, comités nationaux ; ils annoncent leur avènement par des proclamations tout aussi solennelles que celles de potentats moins imaginaires.

Il est impossible d’imaginer une défaite plus éclatante que celle subie sur toute la ligne par le parti, ou plutôt les partis révolutionnaires du continent. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Le combat pour l’hégémonie sociale et politique, mené par les classes moyennes de la Grande-Bretagne, n’a-t-il pas duré quarante-huit ans et la bataille livrée par les classes moyennes en France n’a-t-elle pas fourni matière à quarante ans de luttes sans exemple ? Et son triomphe a-t-il jamais été plus près d’éclater qu’au moment même où la monarchie restaurée se croyait le plus solidement établie ? La superstition, qui attribuait les révolutions à la mauvaise volonté de quelques agitateurs, a depuis longtemps fait son temps ; tout le monde sait maintenant que partout où une convulsion révolutionnaire se produit, elle a sa source dans quelque besoin social dont les institutions surannées empêchent la satisfaction. Ce besoin peut ne pas se sentir assez fortement et assez généralement pour assurer le succès immédiat ; mais toute tentative de répression violente ne fera que le rendre de plus en plus puissant jusqu’à ce qu’il arrive enfin à briser les entraves. Par conséquent, si nous avons été battus, nous n’avons pas autre chose à faire qu’à recommencer encore une fois par le commencement. Le temps de repos, probablement très court, qu’il nous est permis de prendre, entre la fin du premier et le commencement du second acte, nous permet heureusement d’accomplir une partie très nécessaire de notre tâche : elle consiste à étudier les causes qui ont donné naissance au récent soulèvement et amené sa défaite, sans oublier que ces causes ne doivent être recherchées ni dans les efforts accidentels, dans les talents, les fautes, ou les erreurs, ni dans les trahisons de quelques chefs, mais dans l’état social général, dans les conditions d’existence de chacune des nations ayant pris part au mouvement. C’est un fait universellement reconnu : les mouvements soudains de février et de mars 1848 n’étaient pas l’œuvre d’individus isolés, mais des manifestations spontanées et irrésistibles des besoins des nations, besoins conçus plus ou moins distinctement, mais toujours ressentis clairement par de nombreuses classes d’habitants dans chaque pays ; si, cependant, vous étudiez les causes de succès de la contre-révolution vous rencontrerez partout cette réponse commode : C’est monsieur un tel, ou le citoyen un tel qui ont « trahi » le peuple. Cette réponse peut être vraie ou non, suivant les circonstances ; mais, dans aucun cas, elle ne sert à expliquer quoi que ce soit, ni ne montre comment il est arrivé que le « peuple » se soit ainsi laissé trahir. La pitoyable destinée pour un parti politique qui voit tout son bagage se réduire à ceci : il sait que le citoyen un tel ne mérite aucune confiance !

L’étude et l’exposé des causes du bouleversement révolutionnaire et de sa disparition présentent, de plus, au point de vue historique, une importance supérieure. Quel intérêt peuvent offrir, quelle lumière peuvent apporter à un Anglais ou à un Américain qui a observé ces divers mouvements à une distance trop grande pour pouvoir distinguer le détail des opérations. de quel secours peuvent être toutes ces mesquines querelles et ces récriminations personnelles, toutes ces assertions contradictoires, toutes ces recherches pour savoir si c’est Marrast, Ledru-Rollin ou Louis Blanc, ou tout autre membre du Gouvernement provisoire, ou bien tous ensemble, qui ont dirigé la Révolution sur les écueils où elle a sombré ?

Aucun homme sensé ne croira que onze personnes, dont la plupart n’avaient que des capacités très médiocres à mettre au service du bien ou au service du mal, aient été capables de perdre, en trois mois, une nation comptant trente-six millions d’habitants, à moins que ces trente-six millions n’aient vu tout aussi peu clairement que les onze personnes la route qu’il fallait suivre. Mais comment s’est-il fait que cette population de trente-six millions a été tout d’un coup appelée à décider de la voie à suivre, elle qui marchait à peu près à tâtons dans une demi-obscurité ; comment ont-ils perdu la route, comment les anciens maîtres ont-ils pu, pour un moment, venir se remettre à leur tête ? Voilà la question qu’il faut résoudre.

En essayant donc d’exposer sous les yeux des lecteurs de The Tribune les causes qui ont nécessité la révolution allemande de 1848 et rendu tout aussi inévitable sa répression momentanée en 1849 et 1850, nous ne prétendons pas donner l’histoire complète des faits qui se sont produits dans ce pays. Les événements ultérieurs, le jugement des générations à venir, décideront quelle est la partie de cette masse confuse de faits en apparence accidentels, incohérents et contradictoires, qui est destinée à entrer dans l’histoire du monde. Le moment n’est pas encore venu d’accomplir une telle tâche ; nous devons nous cantonner dans les limites du possible et nous déclarer satisfaits si nous réussissons à trouver les causes rationnelles, basées sur des faits indéniables, qui expliquent les événements les plus importants et les principales vicissitudes de ce mouvement ; si cette recherche nous donne un fil conducteur, nous indique la direction qu’imprimera au peuple allemand la prochaine explosion qui n’est peut-être pas très éloignée.

Et d’abord, dans quel état se trouvait l’Allemagne, au moment où la révolution a éclaté ?

La composition des différentes classes de la population qui forme la base de toute organisation politique était, en Allemagne, plus compliquée que dans tout autre pays. Tandis qu’en Angleterre et en France le féodalisme était entièrement détruit ou avait été au moins réduit, comme dans le premier de ces deux pays, à un petit nombre de formes insignifiantes par une classe moyenne, puissante et riche, concentrée dans les grandes villes et particulièrement dans la capitale ; en Allemagne, la noblesse féodale avait conservé une grande partie de ses anciens privilèges. Le système féodal de la tenure était presque partout prédominant. Les seigneurs fonciers avaient même conservé la juridiction sur leurs tenanciers. Privés de leurs privilèges politiques et du droit de contrôler les princes, ils avaient conservé, sur les paysans de leurs domaines, presque tout leur pouvoir souverain, datant du moyen âge, aussi bien que le privilège de l’exemption d’impôts. Le féodalisme était plus florissant dans certaines localités que dans d’autres ; mais nulle part, sauf sur la rive gauche du Rhin, il n’était entièrement détruit. Cette noblesse féodale, alors extrêmement nombreuse et en partie très riche, était considérée officiellement comme le premier « ordre » du pays. Elle fournissait les fonctionnaires supérieurs du gouvernement et presqu’exclusivement les officiers de l’armée.

En Allemagne, la bourgeoisie était loin d’être aussi riche et aussi concentrée qu’en France ou en Angleterre. Les anciennes manufactures allemandes qui avaient été détruites par l’introduction de la vapeur et l’extension rapide de l’industrie anglaise ; les ateliers modernes, introduits pendant le blocus continental de Napoléon et établis dans différentes régions du pays, ne compensaient pas la perte des anciens. Elles ne suffisaient pas à conférer à l’industrie une importance assez grande pour imposer ses besoins à l’attention du Gouvernement, jaloux de toute extension de la richesse et de la puissance des non-nobles. Si la France a pu victorieusement conserver ses manufactures de soie à travers cinquante ans de révolutions et de guerres, l’Allemagne, pendant le même temps, n’a fait que perdre son ancienne industrie de la toile. De plus, ses districts manufacturiers étaient peu nombreux et éloignés les uns des autres ; ils étaient situés loin dans l’intérieur du pays. Utilisant en outre, pour la plupart, pour leur importation et leur exportation, des ports étrangers, hollandais ou belges, ils n’avaient que peu ou pas d’intérêts communs avec les grandes villes, les ports de la mer du Nord et de la Baltique ; ils étaient surtout incapables de créer de grands centres manufacturiers et commerciaux, tels que Paris et Lyon, Londres et Manchester. Les causes de ce retard des manufactures allemandes sont nombreuses ; mais il suffira d’en mentionner deux : la situation géographique défavorable du pays, éloigné de l’Atlantique devenu la grande route du commerce universel, et les guerres continuelles dans lesquelles l’Allemagne était entraînée et qui, depuis le xvie siècle jusqu’à nos jours, avaient son sol pour théâtre. C’est ce manque de masses et particulièrement de masses en quelque sorte concentrées qui a empêché les classes moyennes allemandes d’atteindre à la suprématie politique dont la bourgeoisie anglaise jouissait en 1688, et que la bourgeoisie française a conquise en 1789. Et cependant, depuis 1815, la richesse, et avec la richesse, l’importance politique de la classe moyenne en Allemagne, s’accroissaient continuellement. Les Gouvernements étaient obligés, quoiqu’il contre-cœur de s’incliner au moins devant ses intérêts matériels les plus immédiats. On peut même dire avec raison que quelqu’avantage matériel avait compensé le peu d’influence politique que la classe moyenne possédait en vertu des constitutions des petits États, et qu’on lui avait de nouveau enlevée dans les périodes de réaction politique de 1815-1830 et 1832-1840. Toute défaite politique de la classe moyenne entraînait pour elle, comme conséquence, une victoire dans la sphère de la législation commerciale. Et certes, pour les commerçants et les manufacturiers d’Allemagne, le tarif protecteur prussien de 1818 et la constitution du Zollverein valaient bien mieux que le droit équivoque d’exprimer, au sein d’une Chambre d’un duché minuscule, leur manque de confiance à l’égard de ministres qui se riaient de leurs votes. L’accroissement de sa richesse, l’extension prise par le commerce porta le développement de la bourgeoisie à un point tel que ses intérêts les plus importants se voyaient entravés par la constitution du pays, par trente-six princes dont les tendances et les caprices se trouvaient en conflits, qui se partageaient le sol, par les entraves féodales qui pesaient sur l’agriculture et le commerce qui s’y rattache, par une bureaucratie ignorante et présomptueuse, qui soumettait toutes les transactions à une surveillance indiscrète. En même temps l’extension et la consolidation du Zollverein, l’emploi général de la vapeur dans les communications et la concurrence croissante de l’industrie dans l’intérieur du pays produisaient une union plus étroite entre les classes commerçantes des différents États et provinces, égalisaient leurs intérêts, centralisaient leurs forces. Le passage de tous ces éléments dans le camp de l’opposition libérale et l’heureux succès des premières luttes sérieuses livrées par la classe moyenne allemande pour s’emparer du pouvoir politique en étaient les conséquences nécessaires. La date de ce changement peut être fixée à 1840, — moment où la bourgeoisie prussienne se mit à la tête du mouvement de la classe moyenne en Allemagne. Nous allons revenir plus bas sur ce mouvement d’opposition libérale de 1840-1847.

La grande masse de la nation, qui n’appartenait ni à la noblesse, ni à la bourgeoisie, était formée dans les villes par les petits industriels et petits boutiquiers, par les ouvriers, et dans les campagnes par les paysans.

La classe des petits industriels et des petits boutiquiers est excessivement nombreuse en Allemagne par suite du peu de développement pris dans ce pays par la classe des gros capitalistes et des manufacturiers. Dans les grandes villes, elle forme presque la majorité des habitants ; dans celles qui sont plus petites, elle prédomine entièrement, faute de concurrents plus riches. Cette classe, la plus importante dans tout état politique et dans toutes les révolutions modernes, est encore plus importante en Allemagne où elle a généralement joué, dans les luttes récentes, un rôle décisif. C’est sa position intermédiaire entre la classe des gros capitalistes, commerçants et manufacturiers, — la bourgeoisie proprement dite, — et la classe prolétarienne ou industrielle, qui détermine son caractère. Aspirant à entrer dans la première, les individus de cette classe se trouvent, à la moindre adversité, rejetés dans les rangs de la seconde. Dans les pays monarchiques ou féodaux, la clientèle de la cour et de l’aristocratie devient nécessaire à leur existence, et la perte de cette clientèle peut en ruiner un grand nombre. Dans les villes plus petites, une garnison militaire, un gouvernement de province, un tribunal avec tout son personnel forment souvent la base de sa prospérité ; enlevez-les, et les boutiquiers, les tailleurs, les cordonniers, les menuisiers sont ruinés. Ainsi ballottés éternellement entre l’espoir d’entrer dans les rangs de la classe la plus riche et la crainte d’être réduits à l’état de prolétaires ou même d’indigents, entre l’espoir de pouvoir servir leurs intérêts en conquérant une part dans la direction des affaires publiques, et la crainte d’exciter, par une opposition intempestive, la colère du Gouvernement qui dispose de leur existence même puisqu’il peut leur enlever leurs meilleurs clients, ayant des moyens peu considérables et la sécurité de sa propriété étant en raison inverse de sa grandeur ; cette classe est extrêmement vacillante dans ses opinions. Humble et bassement soumise sous un Gouvernement fort, féodal et monarchique, elle se tourne du côté du libéralisme si c’est la classe moyenne qui s’élève ; elle est prise d’un accès violent de démocratisme aussitôt que la classe moyenne a assuré sa suprématie ; mais, sous l’influence de la peur, elle retombe dans un état d’abattement lamentable, aussitôt que la classe qui se trouve placée au-dessous d’elle, celle des prolétaires, tente un mouvement indépendant. Nous verrons plus loin cette classe passer, en Allemagne, alternativement d’un stade à l’autre.

En Allemagne la classe ouvrière se trouve, au point de vue de son développement social et politique, aussi arriérée sur celle d’Angleterre et de France, que l’est la bourgeoisie allemande vis-à-vis de la bourgeoisie de ces deux pays. Tel maître, tel valet. Pour une classe prolétarienne nombreuse, forte, compacte et intelligente, révolution des conditions d’existence marche de pair avec le développement des conditions d’existence d’une classe moyenne nombreuse, riche, concentrée et puissante. Le mouvement de la classe ouvrière Il est jamais indépendant, ne possède jamais un caractère exclusivement prolétarien, tant que les différentes fractions de la classe moyenne et surtout sa partie la plus progressiste, les grands manufacturiers, n’ont pas conquis le pouvoir politique et refondu l’État conformément à leurs besoins. S’il en est ainsi, le conflit inévitable entre l’employeur et l’employé devient imminent et ne peut être ajourné plus longtemps ; on ne peut plus repaître la classe ouvrière d’espérances illusoires et de promesses jamais réalisées ; le grand problème du xixe siècle — l’abolition du prolétariat — est enfin mis complètement et clairement en lumière. En Allemagne, la masse de la classe ouvrière est employée non par ces modernes lords de la manufacture, dont la Grande-Bretagne nous fournit de si splendides échantillons, mais par de petits industriels, dont tout le système d’exploitation n’est qu’un reste du moyen âge. Et de même qu’il y a une différence énorme entre le grand lord cotonnier et le petit savetier ou le petit tailleur, de même une grande distance sépare l’ouvrier de fabrique aux vues larges d’une de nos Babylones manufacturières modernes, du modeste journalier, tailleur ou ébéniste, d’une petite ville de province, dont la vie s’écoule au milieu de conditions d’existence et qui travaille suivant un plan qui ne diffèrent que très peu de ce qu’on observait pour la même catégorie d’hommes, il y a quelque cinq cents ans. Cette absence générale de conditions d’existence modernes, de modes de production modernes, était naturellement accompagnée par le manque tout aussi général d’idées modernes ; aussi n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’une grande partie de la classe ouvrière n’ait réclamé, au moment où la Révolution éclatait, le rétablissement immédiat des guildes et des corporations privilégiées du moyen âge. Cependant, sous l’influence de quelques districts manufacturiers où prédominait le mode de production moderne, sous l’influence également de la vie nomade menée par beaucoup de travailleurs, vie qui avait pour résultat d’établir des relations plus actives entre les ouvriers et de donner naissance à un développement intellectuel supérieur, sous ces influences, il s’est formé un fort noyau, dont les idées, sur l’émancipation de la classe ouvrière, étaient beaucoup plus claires et plus en accord avec les faits existants et les nécessités historiques ; mais ce n’était qu’une minorité. Si le mouvement plus actif des classes moyennes date de 1840, celui de la classe ouvrière débute par les insurrections des ouvriers de fabrique de Silésie et de Bohème en 1844 ; nous aurons bientôt l’occasion de passer en revue les différents stades qu’il a traversés.

Enfin, il y avait la grande classe des petits fermiers, des paysans, qui, si on leur adjoint les ouvriers de ferme, constitue la grande majorité «le la nation. Mais cette classe se subdivisait également en différentes fractions. Il y avait d’abord les fermiers les plus riches, ceux qu’on appelle, en Allemagne, Gross et Mittel-Bauern, propriétaires de fermes d’une étendue plus ou moins considérable et ayant à leur service un certain nombre d’ouvriers agricoles. Pour cette classe, placée d’une part entre les grands propriétaires fonciers féodaux, exempts d’impôts, et, de l’autre, entre les petits paysans et les ouvriers de ferme, la politique la plus naturelle se résolvait, pour des raisons évidentes, en une alliance avec la classe moyenne, antiféodale, des villes. Il y avait en second lieu les petits paysans libres, tenanciers des francs fiefs (freeholders), prédominants dans la province Rhénane où le féodalisme avait déjà succombé sous les coups puissants de la grande Révolution française. De semblables petits paysans indépendants (freholders) existaient également çà et là, dans les autres provinces, où ils avaient réussi à racheter les charges féodales qui pesaient auparavant sur leurs terres. Leur propriété, d’ailleurs, n’était libre que de nom. Elle se trouvait généralement hypothéquée à un tel degré et à des conditions si onéreuses que le véritable propriétaire était non le paysan, mais l’usurier qui avait avancé l’argent. Troisièmement, il y avait les tenanciers féodaux qui ne pouvaient pas être facilement expulsés de leurs propriétés, mais qui avaient à payer une rente perpétuelle ou à fournir à perpétuité une certaine quantité de travail au profit du seigneur du manoir. Enfin, les ouvriers agricoles, dont la condition, dans beaucoup de grandes fermes, était exactement la même qu’en Angleterre, et qui, dans tous les cas, vivaient et mouraient pauvres, mal nourris et esclaves de leurs employeurs. Les trois dernières classes de la population agricole, les francs tenanciers, les tenanciers féodaux et les ouvriers agricoles ne s’étaient jamais trop préoccupés de politique avant la Révolution ; mais cet événement leur ouvrait évidemment une nouvelle carrière pleine de brillantes perspectives. À chacune d’elles, la Révolution offrait des avantages, et, une fois le mouvement engagé, il était à prévoir que toutes viendraient s’y joindre à leur tour. Mais, en même temps, il est tout aussi évident, et l’histoire de tous les pays modernes le prouve assez bien, que la population agricole ne peut jamais, par suite de sa dispersion sur un grand espace et de la difficulté que présente l’établissement d’une entente quelconque embrassant une portion tant soit peu considérable de cette population, entreprendre avec succès un mouvement indépendant : elle doit recevoir l’impulsion initiale de la population des villes, plus concentrée, plus éclairée et plus mobile.

Cette brève description des principales classes qui, par leur réunion, formaient la nation allemande à la naissance du récent mouvement, suffit à expliquer déjà, en grande partie, l’incohérence, l’inconséquence et la contradiction apparente qui y régnaient. Lorsque des intérêts, aussi variés, aussi contraires et s’entrecroisant d’une façon aussi étrange, entrent en violent conflit ; lorsque ces intérêts en lutte se trouvent, dans chaque district et dans chaque province, mêlés en proportions différentes ; lorsque, surtout, le pays ne possède pas de grand centre, comme Londres ou Paris, dont les décisions peuvent soustraire la population à la nécessité de reprendre toujours la même lutte dans chaque localité, — à quoi peut-on s’attendre alors, sinon à voir le conflit se décomposer en un grand nombre de luttes sans connexion entre elles, dans lesquelles il se dépense une quantité énorme de sang, d’énergie et de capital, et qui, malgré tout cela, restent sans aucun résultat décisif. Le démembrement politique de l’Allemagne en trois douzaines de principautés, plus ou moins importantes, s’explique également par la confusion et la multiplicité des éléments qui composent la nation et qui, eux aussi, varient dans chaque localité. Là où il n’y a pas d’intérêts communs, il ne peut y avoir unité de but et encore moins unité d’action. La confédération germanique a été, il est vrai, déclarée à jamais indissoluble ; mais cette confédération de même que son organe, la Diète, n’a jamais représenté l’unité allemande. Le point le plus élevé que la centralisation ait jamais atteint en Allemagne l’a été au moment de l’établissement du Zollverein ; ce dernier a forcé les États de la mer du Nord à former une Union douanière à eux, tandis que l’Autriche se renfermait dans son tarif prohibitif particulier. L’Allemagne a obtenu ainsi la satisfaction d’être, dans toutes les questions pratiques, partagée seulement entre trois pouvoirs indépendants, au lieu de l’être entre trente-six. Naturellement l’influence prédominante du tsar russe, établie en 1814, ne subit, à cette occasion, aucune modification.

Après avoir tiré de nos prémisses ces conclusions préliminaires, nous verrons maintenant comment les différentes classes du peuple allemand ont été, l’une après l’autre, entraînées dans le mouvement et quel était le caractère pris par ce mouvement au moment où éclatait la Révolution française de 1818.


(Londres, septembre 1851).