Révolution et contre-révolution en Allemagne/Rémy/XX

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L’Allemagne en 1848
Traduction par Léon Remy.
L’Allemagne en 1848Schleicher (p. 185-195).

CHAPITRE XX

LE DERNIER PROCÈS DE COLOGNE


22 décembre 1852.


Vous avez déjà reçu, par l’intermédiaire des journaux européens, de nombreux comptes rendus du procès monstre intenté aux communistes à Cologne, en Prusse, ainsi que de ses résultats. Mais comme aucun de ces comptes rendus ne ressemble à un exposé exact des faits, et que ces faits projettent une vive lumière sur les moyens politiques par lesquels on tient en servitude tout le continent européen, je crois nécessaire de revenir sur ce point.

Le parti communiste ou prolétarien, aussi bien que les autres partis, avait perdu, grâce à la suppression des droits d’association et de réunion, la possibilité de se créer sur le continent une organisation légale. Ces chefs avaient de plus été exilés de leurs pays. Mais aucun parti politique ne peut exister sans organisation : et cette organisation que la bourgeoisie libérale ainsi que les boutiquiers démocrates pouvaient plus ou moins remplacer par leur position sociale, les moyens. et les rapports quotidiens établis depuis longtemps entre eux, la classe prolétarienne, dépourvue de cette position sociale et des ces moyens pécuniaires, devait nécessairement les chercher dans une association secrète. De là la fondation, en France comme en Allemagne, de ces nombreuses sociétés secrètes qui, depuis 1849, ont été découvertes les unes après les autres par la police et poursuivies comme conspirations. Mais si beaucoup d’entre elles étaient réellement des conspirations, formées véritablement dans le but de renverser le Gouvernement existant — et dans certaines circonstances, celui-là est un lâche qui ne conspire pas, tandis que, dans d’autres, est fou qui le fait — d’autres sociétés étaient créées dans un but plus large et plus élevé ; ces dernières savaient que le renversement d’un Gouvernement existant n’est qu’un épisode dans la grande lutte imminente. Elles avaient l’intention de rassembler le parti dont on formait ainsi le noyau et de le préparer au dernier combat décisif qui, un jour ou l’autre, doit anéantir pour toujours, en Europe, la domination non seulement de simples « tyrans » « despotes » ou « usurpateurs », mais un pouvoir de beaucoup supérieur, de beaucoup plus redoutable que le leur, celui du capital sur le travail.

L’organisation du parti communiste avancé d’Allemagne était de cette espèce. Conformément aux principes du « manifeste » (publié en 1848) et à ceux imprimés dans une série d’articles sur la Révolution et la Contre-Révolution en Allemagne, dans la New-York Daily-Tribune, ce parti ne s’était jamais cru capable de produire, à n’importe quel moment et à son gré, la révolution qui devait mettre ses idées en pratique. Il avait étudié les causes qui avaient produit les mouvements révolutionnaires de 1848 et les causes qui les avaient fait échouer. Reconnaissant que l’antagonisme social était la base de toute lutte politique, il s’était appliqué à l’étude des conditions dans lesquelles une classe de la société peut et doit être appelée à représenter la totalité des intérêts de la nation et ainsi à la gouverner politiquement. L’histoire a montré au parti communiste comment, après l’aristocratie foncière du moyen âge, la puissance financière des premiers capitalistes naquit et s’empara du pouvoir ; comment l’influence sociale et la domination politique de cette portion financière des capitalistes furent détruites par la force croissante qu’avaient acquis les capitalistes industriels, depuis l’introduction de la vapeur, et comment, à ce moment, deux autres classes demandent à dominer à leur tour : la classe de la petite bourgeoisie et celle des ouvriers industriels. L’expérience révolutionnaire pratique de 1848-1849 confirma le raisonnement de la théorie qui menait à la conclusion suivante : la démocratie des petits bourgeois devait avoir son tour d’abord, avant que la classe ouvrière et communiste pût espérer s’emparer du pouvoir et abolir définitivement ce système du salariat qui la tient sous le joug de la bourgeoisie. Aussi l’organisation secrète des communistes ne pouvait-elle avoir pour but direct le renversement des Gouvernements actuels de l’Allemagne. Les membres de cette association formée non pour renverser ces Gouvernements, mais pour renverser le Gouvernement insurrectionnel qui tôt ou tard leur succédera, pouvaient et voulaient certainement participer avec activité, en tant que personne, à un mouvement révolutionnaire dirigé lui-même contre le statu quo actuel. Mais préparer un tel mouvement autrement qu’en faisant de la propagande secrète dans les masses en faveur des idées communistes ne pouvait constituer le but de cette association. Ces principes étaient si bien compris par la majorité des membres que, lorsque l’ambition intéressée de quelques-uns essaya de transformer la société en une conspiration ayant pour but de faire une révolution ex tempore, ils furent rapidement exclus.

Aucune loi sur terre ne permet de qualifier une association semblable de complot, de conspiration en vue d’une haute trahison. Si c’était une conspiration, elle était dirigée non contre le Gouvernement existant, mais contre ses successeurs probables, et le Gouvernement prussien le savait. C’était la raison pour laquelle on avait tenu en cellule les onze accusés, pendant dix-huit mois que les autorités avaient passé à effectuer les opérations juridiques les plus étranges. Imaginez qu’après huit mois de prévention faits par les prisonniers, l’instruction fut prolongée de quelques mois, car il n’y avait pas charge suffisante contre eux. Et lorsqu’enfin ils furent traduits devant le jury, aucun fait patent de haute trahison ne put être relevé contre eux, et cependant ils furent condamnés ; nous allons de suite voir comment.

Un des émissaires de la Société fut arrêté en mai 1851, et grâce aux documents trouvés sur lui, d’autres arrestations suivirent. Un officier de police prussien, un certain Stieber, reçut immédiatement l’ordre de suivre, à Londres, les ramifications du prétendu complot. Il réussit à obtenir quelques papiers concernant les schismatiques de la Société qui, après en avoir été expulsés, formaient une véritable conspiration à Paris et à Londres. Ces papiers avaient été obtenus à l’aide d’un double crime. Un certain Reuter fut corrompu dans le but de forcer le bureau de la Société et d’y voler les papiers. Mais ce n’était encore rien. Ce vol avait amené la découverte de ce qu’on a appelé le complot franco-allemand à Paris et la condamnation de ses participants. Mais cela ne donnait pas la clef de la grande association communiste. Le complot de Paris, soit dit en passant, était dirigé à Londres par quelques ambitieux imbéciles, par des « chevaliers d’industrie » de la politique et, à Paris, par un ancien faussaire condamné qui remplissait l’office de mouchard. Leurs dupes se contentèrent de remplacer par des déclamations furieuses et des discours altérés de sang l’insignifiance complète de leur existence politique.

La police prussienne devait donc chercher à faire de nouvelles découvertes. Elle établit un bureau régulier de police secrète à l’ambassade de Prusse, à Londres. Un agent de police, nommé Greif, cachait son odieux métier sous le titre d’attaché d’ambassade, pratique qui devrait suffire pour mettre toutes les ambassades prussiennes hors la loi internationale et que même l’Autriche n’avait jamais osé appliquer. Sous sa direction travaillait un certain Fleury, marchand dans la cité de Londres, homme d’une certaine fortune et possédant des relations plutôt respectables, une de ces basses créatures qui accomplissent les actes les plus vils par un penchant inné à l’infamie. Un autre agent était un employé de commerce nommé Hirsch, qui avait déjà été dénoncé comme mouchard dès son arrivée. Il s’introduisit dans la société de quelques réfugiés communistes allemands à Londres, qui l’admirent pendant quelque temps, afin de déterminer son véritable caractère. Les preuves de ses relations avec la police furent bientôt trouvées, et M. Hirsch disparut à partir de cette époque. Cependant, bien qu’ayant ainsi perdu toutes les occasions d’obtenir les renseignements pour lesquels il était payé, il ne restait pas inactif. De sa retraite de Kensington, où il ne rencontrait jamais un des communistes en question, il fabriquait toutes les semaines de prétendus rapports sur les prétendues séances du prétendu Comité central de cette même conspiration que la police prussienne ne pouvait arriver à saisir. Le contenu de ces rapports était absurde au plus haut point. Aucun prénom n’était exact, aucun nom n’était écrit correctement, pas une seule personne ne tenait les discours qu’elle aurait tenus en réalité. Son maître Fleury l’aidait dans ses faux, et il n’est pas encore prouvé que l’ « attaché » Greif n’ait pas trempé dans ces infamies. Le Gouvernement prussien, chose incroyable, prit ces folles élucubrations pour une vérité sacrée, et vous pouvez vous imaginer quelle confusion ces rapports devaient apporter dans les témoignages faits devant le jury. Lorsque vint l’audience terminale, M. Stieber, l’officier de police déjà mentionné, parut comme témoin, affirma par serment toutes ces absurdités, et assura avec une grande suffisance qu’il avait un agent secret qui était en relations très intimes avec ceux que l’on considérait à Londres comme les instigateurs de la terrible conspiration. Cet agent secret était, en effet, très secret, car il s’était caché pendant huit mois à Kensington, de peur de rencontrer vraiment une de ces personnes dont il prétendait relater, semaine par semaine, les pensées, les paroles et les actions les plus secrètes.

MM. Hirsch et Fleury avaient, d’ailleurs, une autre invention en réserve. Ils forgèrent, avec les rapports qu’ils avaient faits, un « cahier de procès-verbal original » des séances du Comité secret suprême dont l’existence était affirmée par la police prussienne. Et M. Stieber, trouvant que ce cahier concordait merveilleusement avec les rapports qu’il avait déjà reçus des mêmes personnes, l’apporta aussitôt au jury, affirmant sous serment qu’un sérieux examen et sa conviction la plus profonde lui permettaient de dire que ce livre était authentique. C’est alors que la plupart des absurdités racontées par Hirsch devinrent publiques. On peut s’imaginer la surprise des membres de ce prétendu Comité secret lorsqu’ils virent raconter sur leur compte des choses qu’ils ignoraient parfaitement auparavant. Quelques-uns s’appelaient Guillaume, tandis qu’ils étaient baptisés Louis ou Charles. D’autres étaient représentés comme ayant prononcé des discours à Londres, tandis qu’ils se trouvaient à l’autre extrémité de l’Angleterre, d’autres furent dits avoir lu des lettres qu’ils n’avaient jamais reçues. On prétendait qu’ils se réunissaient régulièrement tous les jeudis, alors qu’ils se réunissaient hebdomadairement en société, le mercredi. Un ouvrier, qui savait à peine écrire, figurait comme l’un des secrétaires ayant fait le procès-verbal et avait signé comme tel. Et à tous on faisait tenir un langage qui, pour être celui des postes de police prussiens, n’était certainement pas celui des réunions où des écrivains favorablement connus dans leur pays formaient la majorité. Et, pour couronner le tout, on falsifia un reçu d’une somme d’argent que les faussaires prétendaient avoir payé pour ce cahier au prétendu secrétaire de l’imaginaire Comité central. Mais l’existence de ce prétendu secrétaire reposait sur un tour que quelque malicieux communiste avait joué à Hirsch.

Cette grossière élucubration était trop scandaleuse pour ne pas produire un effet contraire à celui que l’on désirait. Bien que les amis que les accusés avaient à Londres fussent dépourvus de tout moyen de venir porter devant le jury les faits en cause, bien que les lettres envoyées aux défenseurs fussent saisies par la poste, bien que les documents, les déclarations sous serment qu’ils avaient réussi à procurer aux défenseurs ne fussent pas admis comme témoignages, — l’indignation générale était telle que même le procureur, même M. Stieber, dont le serment garantissait l’authenticité de ce livre, furent forcés d’en avouer la fausseté.

Ce faux n’était d’ailleurs pas le seul acte de ce genre dont la police s’était rendue coupable. Deux ou trois faits analogues s’étaient produits durant le procès. Les documents volés par Reuter étaient interpolés par la police de façon à en changer le sens. Un passage de l’absurdité la plus folle était d’une écriture que l’on attribuait au Dr Marx, et on le représenta pendant un certain temps comme l’auteur de ce document, jusqu’à ce que le procureur se vit forcé de reconnaître le faux. Mais, pour une infamie policière que l’on découvrait, on en remettait cinq ou six nouvelles sur le tapis que l’on ne pouvait immédiatement dévoiler ; la défense était surprise, les moyens de preuve devaient venir de Londres, et la correspondance des avocats des accusés avec les réfugiés communistes de Londres était taxée de complicité avec ce prétendu complot !

Que Greif et Fleury aient été véritablement ce qu’on les dépeint ici, c’est ce que M. Stieber a avoué lui-même dans sa déposition ; mais Hirsch a reconnu, devant un magistrat de Londres, avoir falsifié le « cahier original des procès-verbaux », sur l’ordre et avec l’aide de Fleury ; puis il s’est esquivé d’Angleterre pour éviter une poursuite criminelle.

Le Gouvernement était en mauvaise posture, étant donné les découvertes auxquelles avait conduit le procès ; il avait, il est vrai, réuni un jury tel que la province rhénane n’en avait connu jusqu’alors — six nobles et deux fonctionnaires. Ce n’était pas là les hommes capables d’examiner trop exactement cette énorme masse de documents que, pendant six semaines, on fit passer devant leurs yeux, alors qu’on leur criait aux oreilles que : les accusés étaient les chefs d’une épouvantable conspiration communiste qui poursuivait la destruction des biens les plus sacrés — la propriété, la famille, la religion, l’ordre, le Gouvernement et la loi ! Et cependant, si le Gouvernement n’avait pas, à cette époque, donné à entendre aux classes privilégiées qu’un acquittement prononcé dans ce procès donnerait le signal d’une diminution des attributions du jury, serait interprété comme une démonstration politique directe, prouverait que l’opposition des bourgeois libéraux était prête à s’allier aux pires des révolutionnaires — le verdict aurait été l’acquittement. Mais le Gouvernement réussit, grâce à l’application rétroactive du nouveau Code prussien, à obtenir la condamnation de sept prévenus, alors que quatre seulement étaient acquittés ; on appliqua aux condamnés la détention de cinq à six ans dans une forteresse, ce que vous savez sans doute par les nouvelles qui vous sont parvenues.


Londres, 1er décembre 1852.


FIN