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Rêveries d’un païen mystique/Le Jour des Morts

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Rêveries d’un païen mystique, Texte établi par Rioux de MaillouGeorges Crès et Cie, éditeurs (p. 216-224).




LE JOUR DES MORTS



Il y a dix-huit cents ans, les chrétiens passaient pour des impies, parce qu’ils refusaient de sacrifier aux Dieux de l’empire. Il en sera toujours ainsi pour ceux qui ne reconnaîtront pas la religion officielle. Aujourd’hui, le peuple de Paris passe pour irréligieux. Les prêtres lui déplaisent parce qu’il les a toujours vus du côté de ses ennemis politiques. Il n’aime pas la monarchie, et il ne voit pas pourquoi on en laisserait une dans le ciel. Il dit volontiers avec Blanqui : « Ni Dieu, ni maître. » Eh bien, malgré cela, le peuple de Paris est le plus religieux de tous les peuples. Sa religion c’est le culte des morts. C’est à Paris que s’est établi l’usage de se découvrir devant un cercueil. Tous les ans, au commencement de ce triste et brumeux novembre, bien choisi pour une fête funèbre, la foule envahit les cimetières, spontanément, sans convocation, sans prêtres, sans solennités. On se disperse dans le dédale des pierres funéraires, et chacun cherche ses tombes pour y déposer l’offrande de pensées et de chrysanthèmes, les dernières fleurs de l’automne.

C’est la religion des familles. Bien souvent, l’intérêt a divisé les frères ; on ne se parlait plus : chacun est venu de son côté apporter sa couronne, et devant la tombe des vieux parents on se rencontre et on se tend la main. C’est la religion des orphelins : « Viens porter un petit bouquet à ton pauvre père, qui t’aimait tant, pour lui montrer que tu ne l’as pas oublié. — Mais où est-il, mère, je ne le vois pas ? — Tu ne peux pas le voir, il est dispersé dans l’air que tu respires, mais il est toujours près de toi quand tu penses à lui. Si tu fais quelque chose de mal et si personne ne le sait, lui, il t’a vu. Il ne te grondera pas, mais tu lui as fait de la peine. Si tu es sage, il est content, il te sourit comme autrefois, te rappelles-tu ? »

— Mais ceux qui n’ont pas de tombeaux de famille, les pauvres qui ont vu enterrer leurs morts dans la fosse commune, où iront-ils porter leur offrande ? — C’est pour ceux-là qu’on a mis au milieu du cimetière une stèle où on a écrit : Monument du Souvenir. Sur le piédestal s’accumulent les humbles couronnes et les petits bouquets d’immortelles et de pensées. — Mais les parias, les enfants trouvés, qu’ont-ils à faire de cette religion des familles ? Et tous ceux que leurs parents ont torturés dans leur enfance, quel souvenir d’amour et de respect peuvent-ils porter à ceux qui les faisaient mourir à petit feu et que vos lois ne punissent que d’une façon dérisoire ?

— Eh bien ! non, il n’y a pas de parias, la religion des morts n’exclut personne. À ceux que leur famille a repoussés, il reste la grande famille humaine. Cet enfant abandonné par sa mère, d’autres ont eu pitié de lui. Quelqu’un l’a trouvé au coin d’une rue et l’a porté à l’hôpital où on lui a donné une nourrice pour l’allaiter, un médecin pour le soigner. Il se souvient surtout de la sœur de charité qui faisait la classe, soyez sûr qu’il portera une fleur pour elle au Monument du Souvenir. « Elle nous apprenait à lire dans le catéchisme. Il y avait là un tas de choses que je ne comprenais guère, ni elle non plus, probablement, mais sa conclusion était toujours qu’il faut être charitable pour les autres comme on l’a été pour nous. J’ai été quelquefois bien près de prendre la route gauche ; mais quand on me donne de mauvais conseils, je pense à cette bonne créature : que me dirait-elle si elle était là ? Et je n’ai pas de peine à deviner sa réponse, il me semble que je l’entends. Où est-elle maintenant, cette pauvre sœur Marthe ? Je ne sais pas s’il existe, ce paradis dont elle parlait toujours, mais si quelqu’un a mérité d’y entrer, c’est bien elle. On dit qu’elle aurait dû se marier, avoir une famille : elle a mieux aimé soigner les enfants trouvés. S’il n’y en avait pas quelques-unes comme cela de temps en temps, que serions-nous devenus moi et les autres ? Adieu, bonne sœur Marthe, voici une petite fleur pour toi. »

Les philosophes et les lettrés se perdent en conjectures pour deviner comment les religions commencent, et quand ils pourraient assister à cette genèse, ils ne veulent pas ouvrir les yeux. Voyez dans Tacite l’opinion des Romains de ce temps-là sur le christianisme naissant : c’est un mélange d’horreur et de dédain. N’est-ce pas exactement ce qu’éprouvent aujourd’hui les classes dirigeantes quand, à de funèbres anniversaires, il y a des couronnes d’immortelles rouges déposées au Père-Lachaise, le long du mur des fédérés ? Rappelez-vous qu’il y a quinze ans, dans la Critique philosophique, j’avais prédit ces pèlerinages : étais-je prophète ? C’est que je savais que Paris n’oublie pas ses morts : Gloria victis ! la religion de la Cité, c’est le souvenir de ceux qui sont morts pour elle, Plebeiae Deciorum animæ ! Culte proscrit, confiné dans les cimetières, comme celui des chrétiens dans les catacombes. Quand le corps de Caius Gracchus eut été jeté dans le Tibre, on défendit à sa veuve de porter le deuil. Ce n’est que d’hier qu’Étienne Marcel et Coligny ont leur statue. La Justice peut choisir son heure, puisqu’elle est éternelle. Mais je vous le dis, si vous voulez savoir comment une religion commence, ce n’est pas les philosophes qu’il faut interroger. Regardez dans la profondeur des couches sociales, vous y lirez les deux mots qui sont gravés sur la grosse cloche de Notre-Dame : Defunctos ploro.

Les religions, même quand elles semblent nouvelles, ont des racines dans le plus lointain passé. Les aînés de notre race, les Aryas, offraient des libations aux ancêtres sur les plateaux de la haute Asie. Le Rig Véda nous a conservé un écho des hymnes qui se chantaient aux funérailles : « Pars, va par ces antiques chemins qu’ont suivis nos Pères ; tu verras les dieux Yama et Varouna qui se plaisent aux libations. Rends-toi auprès des pères, demeure avec Yama dans ce ciel suprême que tu as bien mérité. Ceux qui ont lutté dans les combats, ceux qui sont morts en héros, ceux qui ont offert mille sacrifices, rends-toi auprès d’eux tous ! Ceux qui ont pratiqué le bien, aimé le bien, fait prospérer le bien, rends-toi auprès d’eux tous ! Les poètes inspirés aux mille chants, les gardiens du soleil, ô Yama, les rishis aux pieuses austérités, rends-toi auprès d’eux tous ! »

le silence des livres juifs sur la vie future est aussi triste qu’une négation ; c’est une boule noire dans l’urne : « Tu es poussière et tu retourneras poussière. » N’avez-vous rien de plus à nous dire ? Pas un mot, pas une vague promesse, pas une espérance ? Alors nous pèserons les suffrages au lieu de les compter, et la voix des peuples initiateurs couvrira celle des races infécondes. Dans la longue nuit de l’histoire, la Grèce rayonne comme un phare, c’est elle qu’il faut interroger. Eh bien ! on peut le dire à l’éternel honneur de l’hellénisme, il n’y a pas de religion qui ait proclamé si haut ni si clairement la perpétuité de la personne humaine, croyance très différente des doctrines monothéistes ou panthéistes de résurrection des corps ou de transmigration des âmes. Les plus anciennes prières des Grecs contiennent un témoignage formel de l’immortalité personnelle et de la punition des crimes dans une autre vie (Iliade, III, 276 ; XIX, 258). Les Grecs tenaient pour vrai ce qui est conforme aux lois éternelles du beau et du juste ; trouvant la beauté dans l’univers, ils y supposaient la justice. Ils croyaient au libre arbitre et à l’immortalité de l’âme, quoique ces deux affirmations de la foi religieuse ne puissent être démontrées ; mais l’une est la condition, l’autre la sanction de la morale, et la réalité ne peut contredire la loi : cela est, puisque cela doit être ; il ne saurait y avoir ni erreur ni lacune dans l’œuvre magnifique des Dieux.

Les Héros grecs ne s’endorment pas comme les patriarches bibliques à côté de leurs pères ; ils conservent au delà du bûcher une vie indépendante. Le peuple les invoque comme des Dieux et honore leurs tombeaux comme des temples. Les âmes saintes des ancêtres, des hommes de la race d’or, sont devenues les bons démons, qui parcourent la terre dans leur vêtement de brouillard, observant les actions justes ou coupables et distribuant les bienfaits (Hésiode, Opera et dies, 122). Peut-être les Dieux supérieurs sont-ils trop grands pour nous entendre ; occupés de l’ensemble des choses, ils ne peuvent écouter chaque prière ; mais les Médiateurs sont là qui comprennent nos misères, parce qu’ils ont souffert comme nous. Dans ce grand concert de plaintes, ils distingueront des voix amies et sauront adoucir, sans les violer, les grandes lois éternelles. Nous invoquons avec confiance ceux qui nous ont protégés pendant leur vie. Ils nous détournent du mal et nous inspirent les hautes pensées. Les prières montent, les secours descendent, et sur tous les degrés du rude chemin de l’ascension, il y a des Vertus vivantes qui nous tendent la main.

Lares protecteurs des familles, Héros protecteurs des cités, Dieux Mânes, esprits des ancêtres, âmes des saints, ô morts, où êtes-vous ? En nous laissant l’héritage de vos bienfaits et de vos exemples, qu’avez-vous conservé ? Cette immortalité à laquelle les plus sceptiques d’entre nous voudraient croire, dont les plus croyants voudraient avoir la preuve, est-elle autre part que dans le souvenir de ceux qui vous aimaient ? Je ne dis pas, comme M. Renan, que je suis à peu près sûr du contraire, je dis que je n’en sais rien, que jamais je ne le saurai. Mais je sais ce qui devrait être, ce qu’il serait bon de croire, ce que je voudrais être cru par les autres. Quand on sort des cimetières le jour des morts, on en rapporte une sérénité grave : tous ces gens-là ont des regrets ; pour quelques-uns peut-être ces regrets sont déjà une espérance, et peut-être que pour une génération nouvelle, plus heureuse que nous, l’espérance deviendra la foi.