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Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/00

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PRÉLIMINAIRES.



J’ai vu la nature mal interprétée, j’ai vu l’homme livré à de funestes déviations : j’ai cru entendre la nature, j’ai désiré ramener l’homme. Je pouvois errer moi-même, mais je sentois profondément qu’il pouvoit être modifié d’une manière meilleure. J’interrogeai ensuite mes besoins individuels ; je me demandai quel seroit l’emploi, l’occupation de ma vie ; je portai mes regards sur ce qui est donné aux mortels et sur ce que leurs désirs poursuivent dans les mœurs et les climats opposés : je n’ai rien vu qui déjà ne fût indifférent à mon cœur, ni dans la possession des biens de la vie, ni dans la recherche des illusions difficiles ; j’ai trouyé que tout étoit vain, même la gloire et la volupté, et j’ai senti que ma vie m’étoit inutile. Voyant qu’elle ne contenoit nul bien pour compenser ses douleurs, je l’ai seulement tolérée comme un fardeau nécessaire. Il y a quatre[1] années environ, (j’en avois vingt-deux alors) je m’appuyai sur la sagesse des Stoïciens ; et sa fière indifférence me soutint contre les afflictions ; mais elle n’eut à opposer contre le sentiment du néant de la vie, que de spécieuses chimères. Je trouvai que, par la sagesse y on étoit moins malheureux ; je trouvai qu’elle pouvoit beaucoup contre les maux ; mais lorsque je cherchai par quel bien positif elle rendoit la vie heureuse, et sur quelle vérité inébranlable s’élevoit son sublime édifice, je dis avec découragement : la sagesse elle-même est vanité. Que faire et qu’aimer au milieu de la folie des joies et de l’incertitude des principes ? Je desirai quitter la vie, bien plus fatigué du néant de ses biens qu’effrayé de tous ses maux. Bientôt mieux instruit par le malheur, je le trouvai douteux lui-même, et je connus qu’il étoit indifférent de vivre ou de ne vivre pas. Je me livrai donc sans choix, sans goût, sans intérêt au déroulement de mes jours. Au milieu des dégoûts et de l’apathie, où ma raison détrompée retenoit mon cœur aimant, mes plus fréquentes impressions étoient la réaction sur moi des misères de mes semblables. Je cherchai leurs causes, et je vis qu’à l’exception de quelques douleurs instantanées, tolérables ou mortelles, qui dès-lors ne pourroient constituer un état de malheur, tous les maux de l’humanité découloient d’erreurs locales et accidentelles ; qu’ainsi le sort de l’homme pouvoit être amélioré ; et que s’il étoit une destinée irrévocable, cette destinée même contenoit sans doute un tems meilleur, puisque la versatilité des opinions funestes sembloit montrer que les habitudes malheureuses ne faisoient point partie de la nature essentielle de l’homme. J’osai donc concevoir un grand dessein[2] ; soit sensibilité, soit génie, soit orgueil, je voulus tenter de ramener l’homme à ses habitudes primitives, à cet état facile et simple composé de ses vrais biens, et qui lui interdît jusqu’à l’idée des maux qu’il s’est fait. Je voulois montrer cet état si méconnu et indiquer cette route de rétrogradation, devenue si nécessaire et que l’on croit si difficile. Mais projeter, qu’est-ce autre chose que choisir dans les possibles des événemens à notre gré, et accorder, par leur moyen, nos affections futures avec nos affections présentes y pour nous dissimuler que nous ignorons et les occasions et les sentimens que l’avenir produira ? Que d’entraves au-dehors et au-dedans sont survenues dès les premiers pas ! Une force comprimante a pesé sur moi lentement et constamment. Des soins puérils et fatigans ont occupé mes jours sous le déguisement des devoirs, et m’ont refusé d’abandonner tout à fait au sort ma vie incertaine et précaire. Libre de tout assujettissement direct, libre aussi du joug des passions, je n’ai pu jouir de ma stérile indépendance.

En abandonnant pour un tems l’exécution entière de l’ouvrage le plus important et le plus nécessaire, je ne changerai point d’objet. Je n’ai qu’un but et n’en puis avoir d’autre.

Dans un travail moins suivi, plus vague, plus convenable à l’importune nullité de mes heures, je m’occuperai toujours de combattre les erreurs dangereuses, de dévoiler les progrès séducteurs de notre déviation, et de chercher quelles institutions peuvent convenir à l’homme social de la nature ; c’est-à-dire, quelle est, des formes possibles à l’homme, la plus facile et la plus heureuse.

Je ne me suis jamais dissimulé combien un pareil dessein étoit au-dessus de mes moyens, et peut-être du génie d’un homme. Que l’on ne m’accuse point d’être le jouet des prestiges de la vie en méprisant ses vanités. L’espoir de servir le genre humain n’aura été pour moi qu’une illusion sans doute ; mais l’illusion est nécessaire à la vie, et celle-là seule restoit à la mienne : voilà ma réponse. Il faudroit trop long-tems parler de moi pour l’expliquer à ceux qui n’entendront pas d’abord tout ce qu’elle contient.

Je ne fais qu’essayer foiblement mes premiers pas à l’entrée de la carrière que je voulois parcourir ; et je l’aurois abandonné tout à fait, si je m’étois arrêté davantage à la considération de tout ce qui me manque pour l’entreprendre. . . . . . . . . Cependant, c’est avec ces craintes pusillanimes que tout cède au torrent, que tout s’endort sous le joug. Emporté par sa passion, celui qui travaille pour lui-même est facilement audacieux. L’amour du bien public plus réfléchi est aussi moins confiant. Tant de prudence mène à l’incertitude : on hésite, on a tout voulu, on n’a rien tenté. L’homme de bien projette, attend ; l’ambitieux s’agite, se précipite : ainsi tout se détériore et se perd.

Peut-être un tems meilleur me permettra-t-il un travail plus utile. On a vu des végétaux déjà flétris reprendre quelques instans d’une vie nouvelle, et produire, dans cette activité inattendue, des fruits qu’ils ne promettoient pas. Quel homme pourra deviner les modifications successives de son être ? passif plus qu’il ne veut se l’avouer au milieu de la sphère d’événemens qu’il prétend activer, qui peut savoir ce qu’il sera, entraîné par des affections qu’il ne pressent pas, et par un ordre de choses dont le fil échappe à son avide imagination ? qui sera semblable à lui-même, livré à l’inertie morale ou soutenu par la sagesse, embrasé par un sentiment effectif ou consumé par un besoin sans objet ; qui sera affecté des mêmes sensations sous les brumes de la Hollande, ou le ciel de Nice ; dans la monotonie des plaines, ou l’âpreté des monts ; dans la fétidité de nos prisons populeuses, ou l’inaltérable pureté des Alpes et de l’Atlas. Ainsi la pensée même de ce maître du globe dépend de la terre qu’il habite, des alimens qu’il prend, de l’air qu’il respire, des événemens qui l’entraînent, des sentimens qui l’affectent. Que de Leibnitz et de Marc-Aurèle morts dans leurs berceaux, abrutis chez les Kamschadales, déformés chez les Omaguas, ignorés dans la misère des chaumières européennes, entravés par les préjugés, éteints dans les ennuis !

De grands hommes ont établis des innovations imposantes, mais ils travailloient selon leurs intérêts ou leurs préjugés, et leurs innovations ambitieuses ou inconsidérées ont affligé la terre. De grands génies et des hommes de bien ont imaginé des systèmes spécieux et des changemens utiles, mais ils n’ont rien produit, soit que l’exécution fût impossible, soit que les circonstances fussent contraires. D’autres plus désintéressés, plus sages ou plus heureux, ont ramené sur des parties du globe quel que ombre de félicité sociale. Il est tems d’oser plus qu’eux tous. L’espèce humaine, trop abandonnée à sa propre détermination, a prodigué, dans de nombreuses erreurs, l’enthousiasme d’une jeunesse toujours flottante et toujours passionnée. Avançons le terme de sa maturité nécessaire, et que cent siècles de déviation lui suffisent enfin pour l’expérience d’elle-même. La folie des tems écoulés ne pourra-t-elle instruire des tems meilleurs ? et faudra-t-il que dans ses mutations inconsidérées cette espèce toujours avide et toujours trompée, perde sa durée toute entière à s’essayer à vivre ? Répétons-lui la leçon terrible, proférée par toutes les contrées et transmise par tous les âges ; qu’elle suive la filiation de toutes ses misères, qu’elle en reconnoisse la source commune dans l’abus du besoin de jouir ; qu’elle abjure enfin le désir trop extensif de l’inexpérimenté, l’avidité des extrêmes, et la vénération de l’inconnu, et l’amour du gigantesque, et l’habitude des passions ostensibles, et l’orgueil des vertus austères, et la manie des abstractions, et la vanité de l’intellectuel, et la crédulité pour l’invisible, et le préjugé universel de la perfectibilité. Lisons avec impartialité dans le grand livre des désastres du monde.

Les fatigantes puérilités des études, des négociations et des arts, les prestiges de la gloire, l’apathie de la servitude, l’opinion si facile aux novateurs, si puissante sur la foule prévenue, et les spectres célestes, et le rêve d’un autre monde, et le fanatisme des passions consacrées, ont livré tous les peuples aux sollicitudes réelles, aux terreurs de l’idéal, à tous les genres d’oppressions, de souffrances et de fureurs. Qu’un zèle généreux, animant le génie de son impérieuse audace, apprenne à la terre désolée, que l’on peut encore ne pas désespérer de l’homme altéré, déformé, vieilli ; et que dans ce cercle de mutations précaires, les formes indélébiles doivent se reproduire de l’épuisement des habitudes sociales, et l’homme primordial rester subsistant quand aura passé l’homme d’un jour.

À qui sera-t-il donné de conduire cette réforme générale, dont les obstacles sont si grands, mais la nécessité si impérieuse ? qui possédera les moyens nécessaires pour persuader les hommes prévenus, et renverser les erreurs gigantesques de leurs bases antiques et vénérées ? qui réunira l’universalité des connoissances dont le génie le plus vaste a besoin pour juger toutes les faces des choses dans un seul apperçu, unir leurs rapports dans un système qui n’admette rien d’occulte ou d’arbitraire, et déduire de leurs nombreuses données une solution rigoureusement vraie et parfaitement simple ? quel génie sera assez grand et assez véritablement savant pour bannir de la terre ces études vaines et cette grandeur trompeuse, ou du moins pour fermer au commun des hommes l’accès de ces voies d’égaremens et d’amertumes ?

Préparons le moment de réparation et de renouvellement, en démasquant toutes les folies puériles ou désastreuses que l’erreur a revêtues d’apparences spécieuses, et qui, sous le sceau de noms révérés, ont usurpé l’aveugle faveur de l’opinion. Cependant, en rappelant des vérités simples, immuables, mais trop universellement oubliées, traduisons-les dans une langue facile et moins étrangère, et souvenons-nous que sur ce globe la lumière de l’aurore ne succède pas rapidement aux ténèbres ; mais que transmise par un milieu qui l’annonce et la modifie, elle convient mieux à nos yeux, en les éclairant indirectement et par degrés.

Je le répète, ce ne sont ici que des essais informes. J’écrivis sans art et presque sans choix ce que rencontra ma pensée. Je la laissai errer librement. Je fus même obligé de faire quelques suppressions et plusieurs rapprochemens, pour donner à ces rêveries le peu d’ordre et d’ensemble que l’on y pourra trouver. À l’exception de ces légers changemens de distribution, j’ai laissé les choses comme elles ont été écrites dans la succession naturelle des idées : rien ne m’étant plus étranger que ce second travail qui consiste à revoir, à perfectionner, et n’a guères pour objet qu’une correction que j’estime peu nécessaire. Je voudrois écrire des choses utiles, et renoncerois volontiers à la gloire de produire un ouvrage fini.

Si l’on peut me lire avec quelqu’intérêt, que l’on m’entende comme un solitaire qui, loin des arts et du bruit, écoute la nature, consulte peu de livres, préfère la vérité des choses à l’art qui les exprime ; apprend seulement à sentir, à penser, surtout à douter ; et, même lorsque la force des événemens le retient dans les villes, veut encore y rêver en liberté.

Je suis souvent réduit à des expressions peu justes, soit que je ne rencontre pas celles que je desirerois, soit qu’elles manquent en effet à la langue. Cependant, si l’on veut s’habituer en quelque sorte avec moi, je crois que l’on entendra ma pensée, quoique mal exprimée.

J’ai considéré les choses sous diverses faces et dans des acceptions circonscrites, et j’ai évité, souvent à dessein, d’aller jusqu’à la vérité. Je veux me faciliter ses routes par l’habitude de m’y promener çà et là. Je craindrois de les oublier trop tôt, si je les franchissois d’un effort trop rapide ; je craindrois de ne me pas familiariser avec cette multitude de communications indirectes, dont les faciles sinuosités mènent au terme par degrés, et où, chemin faisant, l’on reconnoît tous les lieux dé cette contrée trompeuse, et l’on s’instruit à suivre avec sûreté les ramifications du vaste dédale de l’opinion. Peut-être les amis du vrai se reposeront volontiers avec moi sur les confins de l’erreur. Il est bon de l’observer sans dédain[3] : l’universalité des hommes ne l’auroit point prise pour la vérité, si elle n’avoit eu avec celle-ci des rapports et des conformités réelles. Il faut connoître ses moyens de séduction, pour s’assurer que la vérité elle-même n’est pas une séduction nouvelle. Les premières affections de l’homme forment un centre simple, vrai, essentiel, d’où partent des rayons illimités, qui sont seuls des voies de certitude. L’espace vide qu’ils laissent entre eux, est celui des rapports métaphysiques ; c’est la région de l’idéal. Près du centre, l’on ne saurait s’égarer long-tems ; serré de toutes parts entre ces routes certaines, l’on est aussitôt ramené à leur foyer commun ; mais quand l’homme excite en lui cette force de projection que la nature lui a imprimée pour en faire un être actif, et méprise la force contraire qui le ramenoit au centre par une opposition dont devoit résulter le mouvement harmonique d’un être organisé ; quand il s’abandonne avec passion à une tendance factice, alors, l’espace vague entre les routes directes, devenant d’autant plus étendu qu’il s’avance d’avantage, il s’ouvre d’innombrables sentiers de déviation, et une fois perdu dans les déserts de l’erreur, il y consume le plus souvent sa vie entière, avant de rencontrer une de ces traces primitives, qui seules ramènent à la vérité dont, comme les rayons solaires, elles divergent dans leur émanation.

  1. Presque tout ce volume a été écrit l’an VI.
  2. Supposer une vie sans desseins, un être actif sans volonté, ou qui ne se propose point de but aux actes de cette volonté, c’est admettre des sensations sans résultat, une série de causes productives par leur nature, et pourtant stériles par le fait. Il est donc contradictoire qu’un homme qui possède ses facultés naturelles agisse absolument sans choix, et vive sans aucun projet, quelque peu passionné, quelque désabusé qu’il soit, quelque persuadé qu’il puisse être que le cours de toutes choses est déterminé par une invariable nécessité.
  3. C’est encore un préjugé, que le mépris trop partial des préjugés mêmes.