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Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/12

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DOUZIÈME RÊVERIE.



S’il existait une intelligence qui ne fût point dans l’homme, mais qui pourtant pût connoître et juger les opérations de l’intelligence humaine, elle trouverait toute la déviation de notre espèce, et tout son délire moral, dans ce seul mot de la philosophie des Grecs : vis pour mourir.

Ainsi l’être organisé est sensible et actif, afin qu’il soit impassible et nul. Ainsi la matière est animée, afin qu’elle puisse être inerte. Ainsi l’existence est la préparation du néant ; et les actes que la vie produit et qui la perpétuent, ont pour fin la cessation de la vie. Ainsi celui qui est, modifie son être pour s’étudier à un mode meilleur lorsqu’il ne sera plus. Ainsi les rapports et la fin sont contraires aux causes, aux moyens, aux effets ; ou bien la moralité humaine repose uniquement sur la base chimérique d’une hypothèse contradictoire.

Comment l’objet de la vie est-il placé hors de la vie ? est-ce là l’ordre naturel, ou le rêve de l’homme ? Si l’on dit : vis de telle sorte qu’à la mort tu n’ayes ni regrets, ni remords ; celui qui a joui du présent, parce qu’il n’attendoit pas d’avenir, mourra-t-il moins ainsi que celui qui a sacrifié sa vie réelle pour une meilleure qui, à sa mort même, n’est encore dans sa propre conviction qu’un espoir incertain. Si l’on dit : vis présentement de telle sorte que ta vie soit améliorée et prolongée dans le tems sans bornes ; pourquoi changer une hypothèse en assertion ? parle-t-on aux sectaires au lieu de parler à l’homme ? Si cette existence nouvelle est essentiellement différente, comment le mode de l’une décide-t-il le mode de l’autre ? et si elle est la même… le philosophe aussi ressuscite-t-il des cadavres ? Chaque pas creuse un abîme dès que l’on veut faire de l’inconnu la raison du connu, et que l’on explique le présent que l’on pourroit entendre par l’inaccessible que l’on prétend deviner.

S’il y a deux substances contraires dans la nature, et que je sois formé de ces deux substances, pourquoi donc mon esprit ne sent-il pas les autres esprits, comme mon corps sent les autres corps ? Cette certitude m’importoit davantage que la première ; pourquoi la nature ne me l’a-t-elle pas donné à un degré supérieur ? pourquoi du moins ne me l’a-t-elle pas donné au même degré ? Mon intelligence ne pouvoit-elle se connoître comme mon corps se sent, et communiquer avec les autres intelligences par une sorte de tact certain comme celui des êtres corporels ? Ma vie actuelle, ma durée matérielle n’est point équivoque, pourquoi celle de mon ame est-elle douteuse ? Si je ne puis éprouver distinctement ce qui n’est point encore, du moins ne pourrois-je connoître ce qui est déjà pour les autres hommes ? et puisque mes sens me prouvent la vie mortelle des hommes qui m’entourent, pourquoi mon intelligence n’apperçoit-elle pas de même la vie immortelle de ceux qui viennent d’y entrer par leur mort visible ? Je marchois avec mon ami, la mort le frappe, il tombe ; son corps ne suit plus les mouvemens du mien, mais pourquoi sa pensée me quitte-t-elle aussi ? Si l’on me répond que les esprits ne peuvent communiquer que par l’entremise des corps, on me fournit une autre objection non moins forte ; car, dans l’union des deux substances, il n’est pas vraisemblable que l’une soit nécessaire à l’autre pour agir, sans que respectivement celle-ci le soit à la première ; et moins encore que cette différence soit toute entière à l’avantage de la substance inférieure et mortelle sur la substance excellente et impérissable. De plus, si les esprits ne s’entendent ici que par l’entremise des corps, lorsqu’il n’y aura plus de corps, resteront-ils ainsi isolés, inconnus les uns aux autres, et ne pouvant plus se transmettre leurs conceptions parce que les organes de la parole ou de l’ouïe ne sont plus ? Si on leur suppose alors des moyens nouveaux, que rien ne peut nous annoncer dans cette vie corporelle, leur nature sera donc changée puisque leurs moyens seront essentiellement différens ; et comment un être peut-il changer de nature ? comment peut-il changer de nature et rester le même ? et s’il ne reste pas le même, comment la rénumération sera-t-elle possible ? ou bien, sans la rénumération, quelle preuve vous reste-t-il, et quel sera le but de l’union de l’ame avec le corps ? Il ne faut rien moins que cette fin pour rendre, non pas probable, mais moins inconcevable, cette union d’un jour entre deux substances essentiellement contraires dans leur nature, dans leur but, dans leur durée. Comment concevoir cette union instantanée, ( et sans résultat s’il n’y a point de rénumération) entre un être qui s’organise un jour et se dissout pour jamais, et celui qui commence avec lui, qui se développe par ses organes, qui lui est étroitement uni, qui lui est même assujetti et s’affoiblit avec lui, qui néanmoins, lorsque celui-ci périt, le quitte intact et indissoluble pour lui survivre à jamais sans conserver de trace de sa première union ; et qui, après avoir dépendu un moment, perd pour l’éternité toutes les marques de sa dépendance, partage sa durée immortelle en deux parties essentiellement différentes, l’une d’une heure et l’autre incalculable ; et reçoit, dans sa durée, deux manières d’être, ou plutôt deux natures si différentes et dans des tems si disproportionnés, sans même que l’une participe ou résulte de l’autre. Tout ce système porte un caractère de contradiction et d’inconséquence ; il appartient bien mieux aux écarts d’un être circonscrit qui n’imagine que des rapports isolés, qu’aux conceptions harmoniques de l’ordre universel.

J’ai posé comme un principe reçu, que je n’ai point en moi une conviction réelle de la partie spirituelle de mon être ; et ce principe est prouvé par l’histoire des opinions humaines ; car nul siècle, nul peuple n’a pu douter de l’existence des corps, mise en problème par un petit nombre de sophistes qu’ont écouté seulement ceux qui se plaisoient à ces étonnantes subtilités ; mais l’antiquité toute entière, barbare ou civilisée, ignorante ou savante, simple ou profonde[1], croyoit la matérialité des esprits. Si l’on n’eût fait descendre du ciel l’opinion naissante de la spiritualité pure ; si on ne l’eût donné comme une vérité éternelle et sacrée, elle fût restée dans la classe nombreuse des hypothèses hasardées que l’enthousiasme soutient un jour, mais qu’une raison impartiale ne juge que comme des rêves philosophiques.

La pensée, dit-on, ne peut être matérielle parce qu’elle ne peut avoir les attributs des corps, être étendue, divisible, et que nous concevons au contraire qu’elle est une et simple. Mais il me semble que l’on ne prouve rien par là ; la pensée n’est pas l’ame ; elle n’est point non plus une substance effective, un être à part. L’ame est le principe quelconque qui anime le corps, et certes, ce principe peut être matériel dans l’homme qui respire, comme dans l’huître qui s’ouvre, et le lys qui végète. La pensée est un résultat de nos sensations, un mode, une faculté, comme la couleur[2] d’une tulipe, la gravitation d’une planète. Pourquoi ce résultat simple n’appartiendroit-il pas à un être composé ? La tendance, la force inconnue que vous nommez gravitation, a-t-elle une forme }, des couleurs, est-elle divisible ? ou parce qu’elle n’a point l’essence d’un être matériel, est-elle un esprit pur et indestructible ? Elle n’est rien de tout cela ; elle est un être métaphysique, une propriété ; elle n’a pas une existence propre.

Comment expliquer, comment concevoir, comment croire même possible l’action de la matière sur l’esprit et de l’esprit sur la matière ? Dans ce système il faut se taire ou admettre le rêve de Leibnitz ; et qu’est-ce qu’un système que rien ne prouve, que rien n’autorise dans la nature, et qui a de si invincibles difficultés que l’on ne peut même essayer de les éluder, si l’on ne veut recourir à l’hypothèse absolument gratuite de l’harmonie préétablie, pour couper ce nœud que nulle subtilité ne promet de défaire ?

Si nous trouvons en nous quelque répugnance[3] à croire l’ame matérielle, ne seroit-ce point, en partie, parce que nous avons de la matière une idée trop circonscrite et fausse ? Nous la croyons vulgairement une substance grossière, passive, incapable par elle-même de mouvement et de vie. Mais s’il existe une matière subtile et active, principe de mouvement, d’organisation et de vie, agent universel de la nature, un feu élémentaire, tel que nous en pouvons concevoir une idée imparfaite d’après la subtilité et la surprenante activité de la lumière ; alors nous supposerons sans peine que le principe qui meut la nature est aussi celui qui nous anime, et nous aurons levé les principales difficultés : celle entre autres de la différence entre la raison de l’homme et celle des autres êtres animés, différence inexplicable dans le système de la spiritualité ; car, l’instinct des animaux opère les fonctions de notre ame, et si nous voyons notre raison s’élever à un degré supérieur à celle de l’éléphant et du chien, du moins la conformité de leurs opérations plus ou moins parfaites n’annonce nullement une nature essentiellement différente, comme la prodigieuse distance qui est entre l’intelligence de Platon et celle du plus stupide des hommes, ne nous feront pas penser pour cela qu’elles soient d’un ordre distinct.

Thalès définissoit l’ame, une nature sans repos ; et Zenon un feu céleste : on peut voir dans la réunion des ces deux opinions, le feu principe ; et dans le feu principe, l’ame universelle, système si général chez les anciens, et qui paroît être plus qu’une hypothèse.

La pensée elle-même paroît n’être qu’une modification de la sensibilité ; elle en est du moins une suite : nous pensons parce que nous avons senti ; et pourquoi la sensibilité ne seroit-elle pas commune aux composés organiques, animés et végétans, et même à tout corps organisé, c’est-à-dire peut être à tout composé ?

Pour expliquer deux effets, la sensibilité et la pensée, il n’étoit pas nécessaire d’imaginer deux principes distincts, deux ames unies au corps humain. Une seule rend raison de ce double produit, dans les divers rapports de son union avec la matière moins subtiLe, que nous nommons le corps. Ne perdons pas de vue que la sensation et la pensée ne sont que des effets, et que, même s’ils différaient absolument, ils pourraient néanmoins être produits par diverses combinaisons des mêmes principes.

Supposons que tout composé organisé et même tout être, car sans doute l’arôme élémentaire n’existe nulle part seul, soit formé de proportions et de combinaisons différentes de la matière indifférente unie à la matière essentiellement active[4] ; alors, dans l’homme, la matière indifférente opère passivement les mouvemens[5] communs à tous les corps, comme la circulation de nos fluides et tous ceux que nous ne commandons pas, que nous ne sentons même pas.

L’action de la matière indifférente sur la matière active, sur le feu principe qui anime l’homme, produira en lui les sensations que ses organes lui transmettent du dehors.

Le mouvement propre du principe essentiellement actif qui est en nous produira la pensée ; et l’action directe de ce principe actif sur l’indifférent donnera nos mouvemens spontanés. La faculté du principe actif de modifier, cette action, sera la liberté ; et le mode de cette action sera la volonté qui détermine les suites, les effets de la liberté.

Quoique la pensée soit le mouvement propre du principe actif, comme le principe inférieur qui est uni à celui-ci communique à lui et influe sur lui, ses dispositions peuvent aussi beaucoup sur la pensée, et celle-ci dépend de nos sensations en cela qu’elles en sont l’occasion. Par une suite encore de cette union, le principe qui produit la pensée doit avoir besoin d’une disposition analogue des organes ; ensorte que la pensée, quoique libre par son essence, parce qu’elle est l’action propre du principe actif seul, est néanmoins dépendante en ce que ce principe uni à l’autre principe, peut être troublé, abattu, excité ou altéré par celui-ci.

C’est cette disposition nécessaire ! de la matière inerte qui rend surtout raison de ce que la pensée, encore informe dans l’enfance, s’affoiblit dans la maladie, est souvent suspendue dans le sommeil, et s’éteint dans la vieillesse.

Quoiqu’une action particulière et positive du principe inférieur sur le principe actif vienne à cesser, ou que même d’autres impressions, succèdent à celle-là, cette sensation première peut cependant amener à sa suite une pensée ou un enchaînement de mille pensées, et l’esprit est ainsi mu indirectement par les organes. Dans un autre moment, quelque rapport entre la disposition présente des organes et cette disposition passée produira des souvenirs, ou des sentimens inopinés.

Quand l’action respective des deux principes devient plus forte, plus compliquée, plus active, la pensée s’étend et s’agrandit, les organes se fortifient, l’enfant devient homme ; quand elle s’affoiblit, s’épuise momentanément, l’homme repose. Pendant le sommeil les deux principes agissent, mais en quelque sorte à part, et d’une manière isolée ; ce n’est que leur action mutuelle qui est presque suspendue : dans le sommeil l’homme sent et rêve, son sang circule et ses alimens se résolvent en chyle ; mais ses organes n’apportent guères de nouvelles sensations à son esprit, et son esprit s’exprime rarement[6] par ses organes. Les opérations des deux principes sont affaiblies en lui, principalement parce que leur action mutuelle est suspendue. Si quelqu’accident vient déranger cette action mutuelle, elle devient irrégulière et désordonnée ; sa pensée s’altère, il est imbécille ou fou ; ou bien ses organes se perdent, il est aveugle ou sourd. Si tous s’usent et s’oblitèrent, cet état d’entraves et de faiblesse énerve aussi son esprit, et la vieillesse revient à l’enfance ; ou plutôt l’esprit épuisé du vieillard n’est pas plus l’esprit informe de l’enfant, qu’un corps ossifié par le travail de la vie, n’est le corps préparé à se fortifier par elle. Lorsque la balance entre les deux principes est inégale, l’homme est nerveux, mais borné ; ou foible et plein de génie. Si la balance est disposée dans une heureuse harmonie, voilà le mortel parfaitement constitué pour être heureux lui-même, et faire le bonheur des hommes qu’il doit éclairer et protéger.

La constitution intérieure de l’homme le conduit à sa dissolution ; les objets extérieurs la hâtent sans cesse et la précipitent souvent. Son organisation s’altère tous les jours, et elle cesse pour jamais, quand les rapports établis entre les deux principes qui le composent, cessent de se balancer mutuellement paur animer toute la machine ; la matière indifférenten abandonnée à elle-même, s’arrête, et son composé se dissoutn parce que n’ayant plus en lui le principe actif qui le soutenoit[7], il se trouve livré à l’effort des objets extérieurs qui k’altèrent et le dissipent en s’appropriant ses parties.

Quelle sera dans cette hypothèse la différence entre l’homme et les autres êtres animés dont l’intelligence est inférieure ? Dans ceux-ci le feu élémentaire est moins considérable, moins dominant, moins dégagé de la matière indifférente ; et celle-ci respectivement, et peut-être par cela même, est moins parfaitement organisée : ils ne peuvent donc recevoir des sensations aussi délicates et aussi variées, ni concevoir des pensées aussi étendues. Comme ils ont moins du principe actif, leur faculté de penser sera beaucoup plus limitée ; comme ils reçoivent par leurs organes plus grossiers moins d’impressions à comparer, ils jugeront moins, et dès-lors encore penseront moins ; et il s’ensuivra de même qu’ils auront peu de mémoire, et surtout une très-foible et peut-être même aucune prévoyance de l’avenir.

Dans ce que nous nommons végétal, le feu élémentaire beaucoup plus foible, suffit seulement à l’organisation ; il maintient dans la plante le mouvement nécessaire pour conserver et nourrir son ensemble ; et, si vous voulez, il n’y produit rien de plus.

Vous expliquerez ainsi les différences incalculables que la nature a établi entre les êtres organisés, depuis l’être inconnu, mais probable, beaucoup plus intelligent que l’homme, jusqu’à l’être, aussi probable et aussi inconnu, moins organisé que la pierre. Vous ne trouverez plus contradictoire la gradation fortuite des êtres ; vous ne ferez plus de ces classes imaginaires que l’observation de la nature dément sans cesse, et auxquelles vous forçoient le double préjugé de l’ame humaine essentiellement distincte du principe qui anime la bête, et de ce principe essentiellement différent de celui qui fait végéter la plante ; vous ne soutiendrez plus, malgré l’évidence dont la conviction vous accuse intérieurement, que la distance entre l’intelligence de l’ingénieux éléphant et celle du plus stupide maron[8] des Alpes, est plus décisive que celle de cet imbécille même au plus ingénieux des hommes.

Ceux qui ont voulu que l’ame fût une substance particulière, un être réel autre qu’une matière subtile et active, ont été réduits à affirmer des assertions contradictoires, ou bien à admettre les deux âmes, l’une sensitive et l’autre raisonnable ; celle-ci absolument spirituelle, mais l’autre matérielle, afin que l’on conçoive du moins comment nos organes produisent nos sensations. Mais, même en adoptant ces deux âmes, il restera toujours à expliquer comment la pensée, principe immatériel, ame raisonnable, est unie à la sensibilité, principe subtil mais matériel, ame sensitive. Ainsi l’on n’aura tranché la difficulté que pour la voir renaître en l’augmentant même par l’invraisemblance d’une supposition purement gratuite, que rien n’indique dans la nature, qui n’est évidemment produite que par le désir de conserver l’opinion de l’immortalité, et qui multiplie en vain les moyens de la nature, en réunissant trois substances pour faire l’homme seul, tandis que deux (qui ne sont proprement que deux modifications différentes d’une même substance) expliquent tout l’univers ; et que nous voyons tout s’opérer par la réunion et la combinaison de deux contraires, et jamais de trois moyens élémentaires.

Si l’ame étoit une substance distincte et simple, nous ne pourrions penser et sentir à la fois ; desirer une chose, en redouter une autre ; résoudre un problème en savourant un parfum ; jouir à la fois par un sens et souffrir par un autre ; mais, dans l’hypothèse présente, tout cela s’explique naturellement, et sans distinguer deux âmes par la diversité d’action des deux principes.

Cette unité de sentiment et de pensée, dont on prétend déduire l’indivisibilité du principe qui sent et pense, afin de prouver par là sa spiritualité et son immortalité ; cette unité, dis-je, me paroit être seulement une unité d’ensemble ; ce moi distingue du reste du monde le tout que compose les diverses parties de mon être. Mon ame avec ses diverses sensations est une, mais non simple, comme mon corps avec ses diverses parties et ses divers organes est un, quoique composé. L’unité de ma pensée n’est que l’unité de ma faculté de penser ; elle n’est point divisible parce qu’une faculté, un attribut n’est pas un être réel et divisible. Ma pensée est formée de plusieurs parties qui ne forment qu’une pensée, comme la forme de mon corps réunit les formes de ses diverses parties, et n’est cependant qu’une seule forme ; et cette réponse est si simple, que l’on sera tenté de répliquer : ce n’est pas cela que nous contestons, mais que contestezvous donc[9] ?

Si je voulois affirmer ce simple doute, je combattrois toutes les absurdités qu’il faut dévorer dans le préjugé contraire que l’on ne craint point d’affirmer. Je demanderais comment l’ame immatérielle agit sur le corps ? comment elle est dans l’étendue ? comment elle se modifie en couleur, en son, en odeur ? Je demanderais ce qu’étoit avant la formation de l’homme corporel, cet être réel à part, ce pur esprit simple ; à quel moment et par quel moyen il s’unit à lui ? Je demanderais où il étoit avant la formation du fœtus ? S’il existoit avant, je demanderais pourquoi il existoit avant, en quel lieu il attendoit ? ou, s’il n’étoit dans aucun lieu, comment il est maintenant dans un corps ? Je demanderois s’il se connoissoit lui-même, et alors comment il se fait qu’il n’en ait aucun souvenir ? ou s’il s’ignoroit, et alors quelle est l’existence d’un être essentiellement pensant et sentant, qui pourtant ne sent ni ne pense ? S’il n’existoit point avant la formation du corps, je demanderois comment a pu commencer cet être simple ? et, s’il a pu commencer, pourquoi il ne sauroit finir ? si l’idée de son indestructibilité n’entraîne pas l’impossibilité de sa formation autant que celle de son anéantissement ; et par quelle raison cet être, qui est et sera nécessaire, n’étoit pas nécessaire antérieurement ? dans quelle fin cet être qui a commencé pour animer un corps, et n’étoit pas quand il n’en animoit pas, durera quand il n’aura plus de corps à animer ? et comment il sera semblable à lui-même dans un état si différent de celui pour lequel il fut d’abord ordonné ?

Si je voulois changer en système le doute que j’expose, je crois que je dirois facilement dans ce sens quelque chose de vraisemblable sur le problème insoluble de la liberté de l’homme ; car, si le principe actif a un mouvement propre, voilà la liberté ; mais si ce mouvement lui-même est modifié par les réactions de la matière indifférente, voilà la pensée même déterminée par les sensations, et dans des rapports nécessaires avec les impressions des objets extérieurs et les dispositions des organes. Si le principe actif ne peut animer le principe inférieur que selon les rapports nécessaires et limités par la nature des choses qui existent entre les deux principes, voilà sa liberté circonscrite, et elle n’a de choix qu’entre un nombre déterminé d’objets. Dans tel homme le principe actif est absolument dominant, il agit par lui-même, et la pensée s’élève et s’étend ; dans tel autre, il est tellement entravé par la matière inférieure[10] qu’il n’agit même de son mouvement propre qu’à l’occasion des mouvemens qui lui sont ou qui lui ont été communiqués par les organes, et voilà l’homme stupide et dépendant. L’ame la plus libre n’est que la plus active ; elle est plus indépendante parce qu’elle est plus forte, et elle s’élève à des conceptions plus profondes et plus hardies, parce qu’elle est unie à des organes plus parfaits, et qu’elle-même domine davantage, dans cet individu, la matière insensible qui comprime les âmes des hommes foibles et bornés…

Des docteurs chinois, moins hardis du moins que les nôtres, n’ont pas prétendu que l’ame fût immortelle par sa nature ; mais ils ont imaginé qu’elle pouvoit se fortifier, se conserver par l’exercice du bien, et devenir même impérissable à force de « vertus[11]. En cherchant le grand œuvre imaginaire de la physique, on a fait des découvertes heureuses ; j’aime mieux encore le grand œuvre de la morale, les efforts de ses enthousiastes sont quelquefois utiles aux hommes des siècles présens.

On objecte qu’il est consolant pour l’homme, qu’il est utile au vulgaire des hommes actuels de croire l’ame immortelle ; mais puisque cette croyance n’est pas une sanction indispensable à la morale de l’homme pensant, encore moins peut-être à celle de l’homme bon ; puisque de grands adversaires de l’immortalité ont eu de grandes vertus, et que de profonds scélérats ont cru la rénumération, convenons que l’on peut sans crime attaquer cette opinion vénérée, et sentons que les instituteurs des peuples n’ont encore qu’ébauché le grand art de la législation. Il est adroit de faire servir à la fin que l’on se propose, les foiblesses, les erreurs et les passions des hommes, et de prescrire à leur folie la route dans laquelle on veut qu’ils s’égarent. Mais il seroit sublime de trouver dans le concours harmonique de toutes les passions naturelles, la félicité générale et individuelle de l’homme social, la moralité de ses actions, le prix de ses vertus et le terme de ses désirs, sans avoir besoin de recourir au pouvoir dangereux des opinions hasardées ou chimériques, qui, lorsque le peuple les croit, sont mauvaises par cela seul qu’elles le trompent, et plus funestes encore dès qu’il est désabusé, parce qu’elles entraînent dans leur ruine l’édifice fragile construit sur leur base éphémère.

Socrate lui-même, en s’attachant à établir l’immortalité de l’ame, s’appuie sur des principes qu’auroient pu lui contester les Locke de son siècle ; et loin d’expliquer comment l’ame ayant commencé, ne pourra finir, il conclut qu’elle survivra au corps de ce qu’elle existoit avant lui, et il donne de cette existence antérieure une preuve qui n’est qu’une hypothèse chimérique[12]. C’est encore par elle et par ses conséquences qu’il réfute l’opinion naturelle de ceux qui n’en font qu’un résultat harmonique. Il dit de plus que, puisqu’elle conçoit des abstractions simples, elle est nécessairement indivisible comme elles, et dès-lors invariable. Il est vrai qu’il ne pensoit pas que le sage dût long-tems s’arrêter à douter ; et qu’ainsi l’on devoit attendre de lui qu’il parlât plus en grand et éloquent moraliste qu’en métaphysicien profond. Il paroît donc s’être moins attaché à chercher ou à démontrer une vérité nécessaire, qu’à établir une croyance utile ; et dans notre ordre social il pouvoit penser que la consolation de l’espérance convenoit mieux à l’homme individuel que la vérité qui décourage.

Parmi les hommes que nous connoissons, Socrate pouvoit dire : si la raison libre de préventions mais non d’erreurs, s’arrête à sonder cette question essentielle et obscure, elle trouvera que l’ame, en tout dépendante des effets physiques, intérieurs ou extérieurs, se fortifie et s’éteint avec le corps, partage son énergie dans la santé, et s’abat comme lui dans la maladie ; que ses affections dépendent de l’air subtil ou triste qu’il respire, du fluide ardent ou épuisé qui circule dans ses veines ou ses nerfs ; et qu’ainsi, variable comme lui et par lui, elle paroît avec lui périssable. Mais considérons de quelle impénétrabilité[13] s’enveloppe l’essence des choses ; combien il seroit téméraire à l’être borné qui ne peut percevoir qu’un rapport apparent, de prétendre sonder leur nature invisible : avouons que la vérité n’est pas plus dans les choses que nous jugeons, ou dans les rapports métaphysiques que nous supposons, que la couleur dans l’objet que nous voyons, ou dans le milieu qui nous la transmet ; et après avoir en notre grandeur fantastique, fondé les opinions humaines ; et aveugle mortel, osé dire aux mortels aveugles comme nous : ici est la lumière et là sont les ténèbres, redescendons à notre propre foiblesse, sentons le besoin d’être soutenus plus encore que celui d’être éclairés, embrasons notre ame par l’enthousiasme des conceptions élevées, et soutenons à cette hauteur notre volonté pour les vertus mâles ; nous désirerons alors l’immortalité sans l’approfondir, et l’ineffable espérance, ne fût-elle qu’un rêve, consolera nos douleurs, affermira nos volontés abattues, et ranimera, dans nos cœurs flétris, la passion du bien et la sécurité d’une philosophie sublime et impassible.

S’il se trouvoit que l’immortalité fût chimérique, et que cette erreur pourtant fût bonne parmi nous, ce seroit une grande preuve, ajoutée à tant d’autres, que nous sommes hors des véritables voies.

En seroit-il de même de notre liberté ? Que de subtilités pour substituer des rêves qui nous flattent, aux conceptions naturelles que nous rejetons parce qu’elles renverseroient notre œuvre factice !

Qu’entend-on par liberté ? le tout n’est-il pas essentiellement selon sa nature ? a-t-il le pouvoir d’être autre qu’il n’est ? de n’être pas lui-même ?

L’individu est-il libre ? l’action nécessaire de l’être universel ne nécessite-t-elle pas les modifications de ses parties ? Si un seul être est libre, l’univers n’a plus de forme déterminée ; le mode de son existence n’est plus qu’un fantôme.

On a dit très-bien, le hasard n’est que le cours inapperçu de la nature. La liberté est un être chimérique comme le hasard ; elle n’est que la cause déterminante inapperçue.

Si tout est nécessaire, la cause première, la raison de l’univers est seule incompréhensible ; (c’est-à-dire simplement inconnue à l’homme) s’il est autrement, la nature est toute entière inexplicable et contradictoire aux yeux de l’homme.



  1. Quelques modernes ont voulu s’autoriser du sentiment de la sage antiquité comme d’un fait très-important à l’appui de leur système ; mais leurs efforts mêmes ont prouvé qu’il étoit au moins douteux : et des recherches plus judicieuses et faites sans une prévention aveugle ou insidieuse, ont convaincu que Platon même et les docteurs vantés des premiers âges du christianisme, n’entendoient par esprit qu’une matière subtile, et que l’incorporel, selon eux, n’étoit nullement immatériel. Voyez Bayle, d’Argent, etc.
  2. C’est-à-dire, la disposition propre à réfléchir tel rayon de lumière. Cette disposition est-elle un être effectif ?
  3. Et l’habitude d’une opinion contraire suffiroit pour nous donner sur cet objet la répugnance du préjugé contre les raisons qui le veulent détromper ; mais cette persuasion a d’autres causes non moins naturelles.
  4. La première antiquité reconnoissoit deux principes, l’un inactif, l’autre actif. Les Chinois ont encore la matière en repos et le mouvement qui la modifie. L’absence du feu fixe et durcit les corps ; sa présence les agite, les liquéfie, les volatilise. Son absence absolue produiront apparemment un repos absolu, une mort totale, etc. Le dogme universel des deux principes, devenu moral et même théologique, n’est qu’une conséquence plus moderne, une des altérations diverses de ce premier système ontologique des deux élémens, principes. On retrouve par-tout dans l’antique Orient des traces irrécusables de cette doctrine du peuple antérieur, qui paroît avoir instruit l’Orient lui-même dans les tems primitifs.
  5. Cette matière, indifférente au mouvement ou au repos, se peut mouvoir cependant sans une action présente de la matière active, par la continuation du mouvement imprimé, par les incalculables suites ou réactions d’une action première, ou d’une multitude d’actions combinées actuellement ou successivement.
  6. Je dis guères et rarement, car l’un et l’autre arrivent encore, comme il est facile de le reconnoître dans celui qui parle en dormant, et qui quelquefois répond à ce qu’on lui dit, si les sons dont on frappe son oreille se rencontrent avec les impressions de son idée qu’exprimoient ses paroles confuses et mal articulées.
  7. Peut-être le feu élémentaire qui paroît être le principe de l’attraction, rapproche de son centre commun, et retient en corps toute la masse de matière indifférente qu’il peut entraîner dans chacune des sphères particulières de son mouvement. C’est ainsi qu’il forme et agrandit un corps ; mais quand il s’est épuisé pour le conserver, en se dissipant insensiblement par les sécrétions que nécessite le renouvellement du corps par l’air extérieur, les alimens, etc., alors, devenu trop foible, il abandonne ce corps qu’il animoit aux forces supérieures des autres sphères du même feu élémentaire qui le détruisent, en séparant ses parties, pour les réunir chacunes aux corps particuliers qu’elles organisent.
  8. Voyez sur ces hommes affectés de goîtres et d’idiotisme, les ouvrages de Bourrit, de Saussure, etc., sur les Alpes.
  9. Si je m’arrête à cette hypothèse, ce n’est pas dans le dessein d’ajouter un système à nos nombreux systèmes, de les modifier, ou de les concilier ; mais pour nous apprendre à douter ; pour prouver l’incertitude que nous ne pouvons éviter sur l’organisation primitive des choses ; pour nous rendre indifférens sur ce que nous ne pouvons connoître, et nous ramener de nos dogmes inutiles ou erronés, à la morale naturelle, qui seule nous importe, qui seule peut être certaine ; pour nous convaincre que l’homme, né pour sentir toujours et raisonner très-peu, est destiné à être heureux et non savant ; pour nous conduire à ce grand principe, que l’on pourroit instituer un peuple bon sans nos connoissances vaines.

    Les faiseurs de systèmes n’ont pas toujours donné à leurs hypothèses le titre de rêveries.

  10. Je dis la matière inférieure, parce qu’elle le paroît ainsi à nos préventions ; mais sans doute il n’y a rien d’inférieur dans l’universalité des choses. Que la matière que je nomme indifférente soit une matière inerte, ce qui me paroît moins probable, les mêmes phénomènes résulteront toujours de son union avec la matière essentiellement active.
  11. Voyez l’ouvrage de Pastoret, intitulé : Zoroastre Confucius et Mahomet comparés, etc., deuxième partie, art, premier, § sixième.
  12. Voyez le Phédon.
  13. J’ai passé sous silence des objections dont la réponse me paroît facile pour ceux qui cherchent la raison des choses. On observe, par exemple, que le désir de l’immortalité est de tous nos désirs le seul que la vie toute entière ne puisse éteindre ; et qu’il est la passion des hommes que leurs connoissances, leurs talens, leurs génies élèvent au-dessus du vulgaire, et dont l’opinion peut faire autorité. Mais supposons que l’immortalité soit une erreur, il est tout simple que l’on ne revienne à aucun âge de l’erreur dont l’expérience ne peut à aucun âge nous détromper ; il est tout simple encore que la plus sublime, la plus séduisante des erreurs, et par la raison que l’on vient de voir, la plus difficile à quitter, soit celle qui séduise les esprits nobles, avides, ingénieux. Tant d’illusions, dont l’expérience de chaque homme détrompe tous les jours, en séduisent néanmoins le plus grand nombre ; l’on ne peut être surpris qu’il faille une sagesse bien rare pour être détrompée de celle qui flatte, le plus les grandes âmes, et sur laquelle l’expérience ni des autres, ni de soi-même, ne peut rien apprendre.

    La vie est une série d’impressions et d’idées. Il y a dans cette série une suite, une sorte de continuité, ensorte qu’une affection participe de la précédente, et paroît essentiellement liée à celle qui suit ; il en a résulté une habitude de cette même continuité d’où nous inférons une durée sans terme. Mais pour que cette attente illimitée de l’avenir prouvât quelque chose en effet pour notre indestructibilité, il faudroit que cette série, que nous supposons ne devoir pas finir, n’eût pas commencé non plus ; car ces deux termes nous surprennent l’un comme l’autre. Si l’un est réel, comment l’autre seroit-il contradictoire ? Vous riez de la métempsycose ; sa fable étoit plus ingénieuse et plus conséquente.

    J’adjure tout homme d’un sens droit d’avouer que ce passage de la non — existence à l’existence détruit les considérations qu’il vouloit faire valoir en faveur de l’immortalité ; d’avouer que cette série de sensations n’est pas plus surprenante lorsqu’elle cesse que lorsqu’elle commence ; d’avouer que, par cela seul qu’il n’existoit pas, il reçoit dans les momens d’impartialité la conviction qu’il n’existera plus.

    Comment veut-on que l’être qui se sent exister, sente en même tems qu’il n’existera pas ? a-t-il quelque notion de la non-existence ? Dès-lors qu’il se replie sur lui-même, il doit se sentir existant toujours. L’avenir conçu dans le présent, ne peut être que la prolongation supposée de la sensation présente ; puisqu’il se sent exister maintenant, il doit se sentir exister dans le tems sans bornes. Le raisonnement seul l’avertit que, comme la série de ses sensations successives a un terme dans le passé, elle en pourra avoir un dans l’avenir. Une fois ce point obtenu, cent preuves, tirées de conceptions plus étendues, l’avertissent que nécessairement il en doit être ainsi.