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Rêveries sur la nature primitive de l’homme (éd. 1802)/14

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QUATORZIÈME RÊVERIE.



Je ne vois pas un homme possédant ses facultés naturelles, jouissant d’une santé robuste et de la liberté physique, que je ne me demande par quelle étrange foiblesse un tel homme peut être malheureux ou dépendant ?

Misérables esclaves de nos moyens mêmes d’activité et d’indépendance, nous donnons, par nos passions extensives, tant de prise sur nous et aux hommes et aux événemens que pour satisfaire nos désirs considérés, nous consumons notre vie entière à les combattre, à combattre notre indépendance même, à briser l’instrument de notre liberté en rivant les chaînes qu’il devoit rompre.

Ainsi, là où il y a plus de différence dans les destinées individuelles, plus de penchans divers, plus d’industrie, plus d’objets de nos désirs, plus de besoins d’opinions ; là l’homme a moins d’énergie et d’indépendance ; là tout est factice, maniéré, frivole, restreint à force d’être contrebalancé, et confus à force d’être compliqué ; là il y a de la douceur sans générosité, de la vanité sans grandeur, de la morale sans vertu, des habitudes et point de mœurs, de la dévotion et point d’esprit religieux, une conduite honnête sans droiture, de l’ostentation sans magnanimité, sans valeur, sans fermeté ; là il y a des hommes célèbres sans caractère, et a des choses petites et vaines, un masque exagéré qui les déguise sans les améliorer. Suites nécessaires de cette extrême différence dans le sort que chaque individu peut se promettre. Parce que l’on a trop à choisir, on passe ses jours à tout essayer et ne rien suivre ; et parce que rien n’est semblable, les avantages que l’on a sont flétris par le regret de ce que l’on connoît, ou de ce que l’on imagine de meilleur. Tous ces possibles alimentent l’imagination : nous nous passionnons pour ce qui nous est refusé ; et nos affections, toujours occupées au-dehors, ne s’arrêtent point aux choses où nous devons chercher notre bien-être ; ainsi dans la situation même la plus favorable, nous ne saurions être satisfaits, car ce que nous avons est précisément ce que nous ne désirons plus avoir.

La liberté politique ne consiste point à ne reconnoître aucune loi, mais à n’obéir qu’à celles-là seulement que l’on veut ou que du moins l’on avoue ; de même la liberté de la vie ne consiste point à être à chaque moment maître de ses actions, et à ne suivre en toutes choses que sa volonté actuelle[1], mais à n’obéir qu’à la règle de conduite que l’on s’est prescrit par une volonté motivée[2]. D’où l’on verra, si l’on y regarde bien, que cette liberté de la vie n’est que le pouvoir de suivre l’ordre de choses qui nous convient le plus, et de décider une fois ce qu’il nous importera de choisir toujours, chose que nous avons en effet bien le droit de décider[3].

Il s’ensuivroit que la liberté civile elle-même ne seroit que le pouvoir d’être tel qu’il conviendroit le mieux à notre nature. Ce qui expliqueroit comment, malgré tous les préjugé de la politique, on n’est libre qu’avec de bonnes institutions ; comment il se peut que l’on soit libre accidentellement sous un despote ; comment la vie privée est ordinairement si assujettie dans les pays libres comment cet assujettissement lui-même peut être la liberté ; et même comment la liberté inaliénable de l’homme s’accorde très-bien avec sa dépendance nécessaire et de l’influence des choses et de ses propres impulsions.

Quoi ! vous ne sentirez jamais vous par qui les formes sociales se modifient, ou se maintiennent, vous ne sentirez jamais qu’il est contradictoire que tous se consacrent à un avantage qui ne soit pas celui de tous ; qu’il est illusoire que les passions ambitieuses conduisent à la félicité, puisqu’elle n’est que dans l’équilibre et le repos du cœur ; qu’il est absurde que le sort de chaque individu dépende des caprices de tant de milliers d’hommes qui ne savent pas s’il existe ; qu’il est absurde qu’un ministre adroitement perfide et profondément inhumain, dévaste l’Europe pour la gloire du ministère de son pays, ou qu’une spéculation de quelques marchands du Zuider-Sée[4]asservisse les nations africaines, et porte la désolation sous le beau ciel de l’Inde, ou la stérilité dans ses îles ; qu’il est absurde et souverainement funeste que la terre soit divisée en vastes états, tandis que vos politiques eux-mêmes avouent que le peuple d’un petit état peut seul être libre et bon, parce qu’il peut seul connoître l’union et la simplicité. Ou si vous n’êtes pas séduits par ces erreurs vulgaires, quoi ! vous ne frémissez pas de jouer les nations pour la faveur de vos dogmes et l’éclat de votre règne ; vous ne rougissez pas de sacrifier à vos intérêts d’un jour la destinée des générations. Mais vous le savez et vous n’en avez nulle honte, nul remord, et vous ne le désavouez pas, et vous insultez à vos victimes, et elles se taisent. Vous les bravez, et elles vous admirent ; vous écrasez l’homme, et l’homme vous révère ! Qu’êtes-vous donc, ministres d’Ahriman ? et eux que sont-ils, les lâches ? Mais ils tyranniseroient comme vous, et vous ramperiez comme eux. Mortels et vils et méchans !

Pouvoir inexplicable qui fut donné à l’homme d’altérer ainsi sa nature ; d’étendre ses rapports pour multiplier ses douleurs, et son influence pour affliger ses semblables. Je le dirai sans cesse, je le dirai vainement ; mais je ne me lasserai pas de le redire ; laissons ces biens corrupteurs, notre grandeur ridicule, nos progrès funestes ; retournons vers cet état naturel à notre être, qui diffère de la férocité des tems sauvages, et bien plus encore de la déviation de nos arts subtilisés et de nos mœurs énervées.

Combien de siècles encore les sophismes de l’oppression abuseront-ils les hommes, et les préventions inconsidérées feront-elles repousser avec dédain des vérités éternelles, que la nature prouve ; et que la raison séduite ne pouvant condamner, met au rang de beau romanesque ?

Tout est lié dans l’ordre social, dans l’ordre moral, dans l’ordre physique. La plus funeste des erreurs est celle qui éternise le mal en persuadant qu’il est inévitable. Les fruits désastreux de la perfectibilité s’accumuleront, les yeux s’ouvriront enfin sur l’avenir plus sinistre encore ; par l’expérience de ses misères l’homme apprendra quels sont ses biens. Cette révolution générale des choses exigera l’accord universel de tout ce qui compose l’ordre social. Les meilleures institutions que l’on établiroit en négligeant celles qui les doivent soutenir, ne seroient que des réglemens d’un jour. Cependant les hommes jetés dans le moule commun, ces vrais enfans de notre siècle, énivrés d’esprit et privés d’ame ; pour qui l’usage est la loi irrévocable ; qui voient dans le monde comme il va, le monde comme il doit aller ; que tout mouvement alarme ; que toute grande chose étonne ; dont toutes les conceptions étroites sont badines, fleuries, délicieuses qui chérissent surtout les arts aimables, et sont nés pour les choses délicates ; dont la capricieuse et indolente volupté cherche, quitte, reprend et dédaigne des nouveautés d’un goût exquis ; et qui par fois ne sachant de quoi parler, arrangent le monde social en prenant le sorbet dans un lieu charmant ; ces hommes avancés, dont vingt siècles de perfectionnement préparèrent l’ingénieuse légèreté, vous diront avec une grâce inexprimable : qu’il faut se contenter de réformer quelques abus ; que les secousses dérangent tout le monde ; que nous ne sommes plus dans les siècles grossiers de la première Grèce, ni dans les tems rustiques de nos bons aïeux ; qu’un peuple éclairé est fait pour les arts et les agrémens de la vie ; et que tout homme sage abandonne les rêves inutiles de la philosophie, se soucie peu des peuples qui l’écouteroient si rarement, vit pour soi, ne cherche que les amusemens de la société, et ne songe qu’à se rendre aimable.

  1. Cette indépendance produit trop de délibération et d’incertitude. Dès que l’on s’arrête habituellement à peser les avantages de chaque chose, il arrive souvent que l’on ne sait plus à laquelle se déterminer, et plus souvent encore que l’on n’en trouve aucune qui mérite que l’on cherche à l’obtenir ; car il en est bien peu parmi nous qui puissent valoir ce qu’elles coûtent. Cette froide estimation de la valeur réelle des choses, cette triste balance rebute notre aine suspendue dans l’indolence et le dégoût ; et l’illusion à jamais détruite nous livre à l’indifférence pour toutes choses.
  2. Quand on décide l’avenir, on voit assez bien ce qui sera le plus convenable, et nul ne peut plus légitimement que soi-même prescrire quel ordre de choses on veut embrasser ; mais quand on délibère sur le présent, l’impartialité devient d’une difficulté extrême, et il arrive presque toujours que l’on se laisse séduire par le goût actuel, ou l’intérêt du moment présent, qui rarement est le goût que l’on conservera, et l’intérêt de l’ensemble de la vie.
  3. Sans les lieux où de choix entraîneroit trop d’inconstance ou d’irrésolutions, et de desirs trop vagues et trop ambitieux, il pourroit arriver que l’exercice de ce droit naturel rendit moins heureux que les suites de les institutions qui l’ôteroient.

    Chaque consideration nouvelle m’amène toujours à condamner ce qui résulte généralement des grandes sociétés ; car que pourroit-on attendre de convenable et d’heureux pour l’homme là où les lois de sa nature, et ses droits les plus inaliénables, sont presque tous criminels ou mêmes funestes ?

  4. On peut voir dans Raynal, et ailleurs, tout ce que ce sont permis les Hollandais pour détruire chez les Indiens certaines épices, dont ils vouloient faire une récolte exclusive dans les îles qu’ils avoient envahies. On y peut voir aussi toutes les guerres, les injustices, les ravages, produits par le commerce, ce célèbre lien des peuples.