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Rabevel ou le mal des ardents/01/03

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Gallimard — Éditions de la « Nouvelle revue française » (Tome ip. 119-162).

CHAPITRE TROISIÈME

L’habitude réveilla la fille comme le jour blanchissait la lucarne. Elle sentit vaguement une présence étrangère dans son lit étroit, derrière son dos et resta un instant sans bouger, rassemblant ses souvenirs ; elle se retourna avec des précautions, très lente, releva tout doucement les draps ; Bernard dormait, face de pierre totalement immobile dont on ne percevait même pas le souffle. Elle voulut se lever pour faire sa toilette et s’habiller sans troubler son sommeil ; mais à peine l’effleura-t-elle et il fut aussitôt dressé, l’œil agile, bien éveillé, sur le visage l’expression attentive et soupçonneuse, une méfiance de Huron.

— Je me levais, dit-elle avec une sorte de crainte.

Il l’examina ; la fille était saine ; le corps massif, le nez un peu camus, la chevelure raide et drue, des yeux clairs, agréable au demeurant. Elle se pencha pour l’embrasser, mais il la repoussa doucement.

— Laisse-moi, dit-il.

Elle n’insista pas et, ayant enlevé sa chemise, fit sa toilette, toute nue, débarbouillant sans serviette au savon noir son visage, sa nuque et toutes les parties les plus secrètes de son corps avec l’impudeur de la femme du commun qui se montre telle qu’elle est sans honte ni orgueil ; l’amant ne comptait guère pour elle : il était le plaisir hebdomadaire, il représentait le délice gratuit, la promenade du dimanche, la balançoire de Robinson, la guinguette de Rueil ; elle demanda :

— « Tu reviendras la semaine prochaine ? » songeant à l’autre qui s’était fait si proprement renvoyer. Mais Bernard :

— Ce soir.

Elle se révolta, toutes ses idées bouleversées par la possibilité d’un changement d’habitudes, qui ne lui allait point ; elle se retourna, s’écriant avec force :

— Tu n’y penses pas ! je ne veux pas ! ce n’est pas possible, pas du tout possible.

Il la fixa avec dureté et répondit rudement :

— Ce soir. Ce soir et les soirs suivants. Tous les soirs qu’il me plaira. Tu as compris ?

Elle sentit l’accent du maître et se contenta de hocher la tête d’un air de résignation boudeuse. Il continuait à la regarder avidement mais sans tendresse ni désir, avec une curiosité assoiffée de précision pour ce corps de femme enfin possédé. Il ne pensait à rien qu’à satisfaire son envie de bien le connaître, sans même que son intention en fût bien déterminée ni consciente, par une habitude normale de son esprit que les circonstances appliquaient à cet objet. À mesure pourtant que ce besoin de se remplir la vue et la mémoire du spectacle nouveau s’apaisait peu à peu, il semblait que dans le champ de son démon intérieur une sorte de palissade très haute qui l’empêchât de voir autre chose qu’elle même, s’abaissât peu à peu, lui livrant son horizon de piété coutumière à chaque instant agrandi. Il s’attardait à considérer les détails de la palissade par peur de se trouver enfin devant cet horizon dont il n’attendait rien de bon ; il percevait déjà les premiers mouvements de sa conscience, les remords naissants que traîne le péché mortel ; il en redoutait le malaise commençant et essayait de se fuir lui-même ; il se donnait les mille prétextes dont se veut contenter une conscience alarmée avant de se résigner à plonger au plus profond des ténèbres où elle craint des chocs redoutables ; même il se déclarait à lui-même si fatigué qu’il pressentait irréalisable le moindre effort d’analyse et de méditation spirituelles. Pour échapper à cette conscience, pour s’en distraire, pour anesthésier son âme, il excitait son intelligence à se poursuivre elle-même, à se chercher un dérivatif dans les mille jeux du réveil intérieur. Son esprit agile tendait tous les arcs, entre les êtres les plus distants de son troupeau de moi vivants, il palpait les moins sensibles qui réagissaient aussitôt sous ses antennes brusques et venaient s’inscrire instantanément. Il retrouvait l’impression d’une promenade capricieuse sur un clavier où chaque touche faisait bondir sous les sens, l’image, le son, le parfum appelés ; l’essai se poursuivait sans surprise, avec une sorte d’aise ; progressant, il suscitait simultanément plusieurs évocations distinctes dans son champ ; puis, allant plus loin encore, il se jouait à leur laisser la liberté, n’usant que d’un contrôle sélectif en quelque sorte neutre et les laissant effectuer d’elles-mêmes leurs appels, s’enchaîner, se lier, proliférer, construire les systèmes les plus féconds ou les plus saugrenus. Il oubliait la vie concrète. Il ne regardait plus la femme déjà à moitié vêtue. Il ne s’aperçut même pas de son départ ; couché sur le dos, les mains sous la nuque, les yeux au plafond il suivait les fantômes de sa fantaisie ; et, plus il se sentait pressé par la grondante voix de la conscience qui le réclamait à son tribunal, plus il devait s’ingénier à reformer les rondes craintives que dissipait cette voix. À la fin cependant, l’écran intérieur ne parut plus animé de ces fantômes ; les formes pâlirent, les derniers essais ne donnaient que de molles pensées sans consistance qui n’étaient même plus des ombres transparentes : la toile se montra crue sous la lumière et tout d’un coup s’enroula. Comme après le déchirement de la nue qui révélera le visage du Fils de l’Homme, il se trouva brusquement mis en face de son péché et de sa colère.

Car il ressentait surtout une grande colère contre lui-même, il ne concevait point qu’il ne pût demeurer libre de ses pensées, les diriger, les peser, les contraindre au tour qu’il se proposait ; l’intervention d’une loi morale qui le gouvernait par un intermédiaire ignoré lui était soudain devenue insupportable depuis que, conscient du péché mortel, il en portait le joug. Et le sursaut de la révolte le précipitait dans un camp inconnu où il se trouvait l’antagoniste de lui-même ; mais il avait beau vouloir demeurer dans une sorte de brume relativement confortable où il eût pu s’accommoder, se mettre en ménage avec le péché, inexorablement le poids du passé, la charge mystique, l’explosif religieux complaisamment accumulés dans les cavernes intimes le minaient de toutes parts ; le visage qu’il était obligé de se découvrir soudain participait de son éducation immédiate, la forte empreinte des quatre années où le Père Régard l’avait façonné exerçait son empire ; il fallait de toute nécessité passer par son laminoir.

Ainsi, tour à tour, son imagination subit le cortège des punitions éternelles qu’il encourait, la crainte de la mort sans confession, le spectacle des supplices renouvelés du Sauveur ; quelque chose s’émouvait au fond de son être. Et toujours, néanmoins, derrière il ne savait quels remparts bien assurés et fermes, demeuraient la satisfaction de l’acte accompli et le dessein arrêté de recommencer. Une exaltation à double face croissait en lui ; le déchirement du crime et l’envie de le commettre de nouveau ; le remords le ravinait de délice ; il se trouvait ignoble avec une sorte d’étonnement allègre ; sa sincérité le poussait à des larmes douloureuses qu’il goûtait pleinement. Il se découvrait une duplicité profonde, insoupçonnable ; à chacune des traverses où s’engageait sa pensée il reconnaissait deux figures opposées propices à la jouissance et au remords ; le goût du supplice achevait le plaisir sensuel ; il en désirait la pointe aigüe ; et, tout à ses anticipations, gardant la vue claire, il prévoyait déjà qu’un jour viendrait où il n’aurait plus la foi et rejetterait l’épice qu’elle apportait aux plaisirs qu’elle défend. Il sentait comme ces horribles penchants lui étaient intimes et naturels ; il revécut cette journée, si innocente en apparence, de la veille et comprit ce qu’elle enfermait de réflexion, d’astuce, de calcul inexprimés s’achevant par la réalisation d’un désir irrésistible : désir venu de si loin ! désir conclu avec sa mémoire par le rappel subit de la scène à laquelle il avait pris part neuf ans auparavant avec le jeune amant de sa voisine d’alors. Le Diable serait rudement plus fort que Dieu s’ils existaient l’un et l’autre, se dit-il, avec, à ce reniement, un remords qui le remplissait d’aise et le crucifiait. Car, enfin, quelle extraordinaire astuce, quelle manière souterraine de conduire les hommes ? et jusqu’à cette apparence de figure naturelle donnée à l’instinct criminel, jusqu’à ce plaisir découvert au vice ! Il se rappelait toute sa nuit, ses maladresses, ses hésitations, sa méfiance, les trésors d’orgueil et de précaution dépensés à dissimuler son inexpérience : et comment il avait montré le même amour-propre en cachant cette nuit sa virginité qu’en se fâchant la veille de cette appellation de « curé » dont il eût dû être flatté. Ainsi, par nature, l’homme fanfaronnait du vice et rougissait de la vertu. Les images d’autrefois se présentaient à sa complaisance qui s’y attardait avec toujours cette cuisante joie ; il se rappela tout à coup le supplice de Saint Laurent, celui du scorpion, et sa propre curiosité savourante. Il se dit : « je suis un drôle de type tout de même », avec une sorte de vanité et le plaisir de la découverte ; et, en même temps, sans un désir, ni à proprement parler une vision impures sans une localisation déterminée bien que cela lui parut monter du ventre, il éprouvait une puissance nouvelle, forte et subtile ; une puissance, chose si curieuse ! qui lui paraissait physique et mentale, et qui le débarrassait des gens et des dieux ; sans doute était-ce cela qui faisait les hommes ? L’exercice de ce pouvoir sexuel et la conscience de ce pouvoir, la puissance d’engendrer et de perpétuer la race, seul but de la nature, dès qu’ils étaient ressentis, tout le reste s’évanouissait comme des petites choses inutiles : c’est pourquoi les vrais hommes conscients vomissaient la philosophie et la religion ; voilà ce qui les rendait paisibles et si forts.

Il tremblait de blasphémer ; et pourtant le risque lui paraissait faible désormais ; déjà Dieu et les saints lui semblaient idées légères, même lointaines. Il s’apercevait qu’il ne recherchait plus aucune des preuves à lui données, fût-ce pour les discuter : la métaphysique et la théologie croulaient tout d’un coup dans la poussière sans que son intelligence voulût même se donner la peine de s’appliquer à elle ; il suffisait que son tempérament, sa vraie nature parlât ; cette nature tout à coup retrouvée, infiniment affinée certes, douée de nouvelles vertus de prudence par les années dernières, se représentait sensiblement celle qu’elle était avant le Père Régard ; il sortait d’un terrain d’expérience merveilleux mais qui lui était un désert ; et soudainement il réintégrait son véritable pays. Libre ! il était libre ! Il sourit avec une fatuité joyeuse. Certes, il prévoyait bien des retours offensifs de l’ennemi : l’inquiétude, le scrupule, l’astuce métaphysique, toutes les qualités de perfectionnement et d’humilité chrétienne qu’il s’était attaché à faire naître et à développer en lui ne pouvaient vraiment être ainsi arrachés d’un coup de vent comme des roseaux sans racines. Mais déjà il les sentait languir et se dessécher. De tous les péchés il savait que le plus grave était l’incrédulité et qu’après elle venait la luxure. Il connaissait la seconde maintenant, qui ne l’avait jusqu’à ce jour jamais sollicité de sa serre isolée ; et il suffisait qu’il eût commis son péché pour qu’il se sentît libéré de toutes les contraintes et que la première ne l’effrayât plus. Il sentait affluer sournoisement au seuil de sa conscience, encore masqués et timides, tous ses instincts jusqu’à ce jour refrénés, tous ses goûts de domination, de cruauté, de puissance, d’exaltations ambitieuses et vigilantes, une richesse incommensurable de forces terribles, qui constitueraient un fameux mâle. Il se leva et passa sa journée dans la joie.

Le soir, quand il jugea que Flavie devait être dans sa chambre, il y monta à son tour. La fille l’accueillit avec maussaderie : il était heureux et prit la chose en riant : il la taquina ; la lutina, mais l’autre le voyant si enfant en prit avantage pour hausser le ton, le rabrouer et lui déclarer tout net qu’elle entendait coucher seule et qu’il n’avait qu’à s’en aller : et comme il riait encore en disant : « Elle est bien bonne ! » elle s’avança vers lui et le prit par le bras, le poussant assez rudement vers la porte ; mais une terrible gifle de revers donnée à toute volée, l’affala au bout de quatre pas, titubante et le visage meurtri, sur son misérable lit. Le jeune homme ne lui dit rien et elle-même, saisie par la brutalité soudaine de ce geste silencieux, réprima ses sanglots et ne pleura point. Elle jugea Bernard passionné et extraordinaire comme un héros de roman ; et dès lors s’étant forgée une image commode de son amant, image où les brusqueries et les violences s’inséraient tout naturellement, elle ne s’étonna plus de rien ; au contraire cette exaspération froide la flattait ; elle y voyait une preuve d’amour ; et elle renfermait en elle sa conviction comme un secret tant il l’intimidait. Une nuit, pourtant, qu’il avait à l’excès usé d’elle comme d’une chose et qu’il la traitait en animal familier avec une cruauté singulière, broyant ses mains, la serrant à faire craquer les os, la pinçant, la mordant jusqu’au sang, elle osa lui dire avec un faible sourire et encore gémissante :

— N’est-ce pas, Bernard, que tu m’aimes ?

Il en resta étourdi. Jamais il n’avait songé à l’amour. Ce mot, ni l’idée ne l’avaient encore visité depuis qu’il avait connu cette femme. Ainsi donc c’était cela qu’on pouvait appeler l’amour, cela que célébraient les poètes, toutes les faiblesses assez veules avant ou après le lit, toutes les abdications de l’esprit, les baisers insalubres, le sale contact de la chair (agréable, se disait-il, mais enfin répugnant, animal) cela, l’amour ? Il imagina tout à coup sa tante Eugénie dans la posture abandonnée de Flavie et il connut une sorte de honte. Cela, l’amour ? De beaux mots étaient donc forgés par les hommes et ne correspondaient exactement qu’à de pauvres choses ; la bête verticale ne songerait jamais qu’à s’abuser ? Mais non ; la vie était ce qu’elle était : une suite d’actes simples, tous susceptibles d’être définis rigoureusement et relevant d’une science ; la vie c’était la pratique de la vie ; le lyrisme : bavardage ; l’amour : un mot, un euphémisme. Sans doute de même l’amitié, l’honneur… Son esprit vagabondait sur des routes aisées qui sonnaient dur au talon et le renvoyaient élastique et léger ; routes complaisantes, familières à son rêve si exactement matérialiste. La fille dormait sur son épaule mais il n’y pensait pas plus qu’à une étrangère. Seules l’intéressaient les images d’un bonheur qu’il imaginait avec délice et qui ne le laissait pas s’endormir.

La lune monta dans la lucarne ; elle versa dans la chambre une vague laiteuse si matérielle, si liquide que Bernard crut y boire à longs traits. La mer le visita dans son demi-sommeil, la savane, les immensités précieuses des firmaments où nagent des astres. Il pensa à François et de suite à Angèle. Alors vraiment un choc nouveau l’éprouva et il comprit que la seule chose tout à fait importante de sa vie jusqu’à ce jour venait d’entrer dans la chambre. Dans sa tête tournoyante le passé et le présent prirent subitement un sens. Il rêva que le corps allongé contre le sien était ce corps mince et long d’Angèle, cette forme solide et flexible qui épousait la haute mer d’une coupe sûre tandis qu’il rôdait autour du lazaret, possédé de Dieu. Si cette tête se relevant lui montrait soudain le beau visage ? Oui, il l’aimait, il l’avait toujours aimée. Il se rappelait leurs disputes et qu’elle le préférait à tous et qu’il en avait toujours éprouvé une gêne, l’ennui qu’ont les garçons d’être préférés des filles sous l’œil moqueur de leurs camarades. La pétulance de la vierge brune lui devenait tout à coup si chère, il comprenait si bien le regard perdu de rêve qu’elle avait parfois et dont toujours il s’était moqué ; des ondes voyageuses lui apportaient avec lenteur, l’une après l’autre, une infinité de souvenirs qu’il jugeait à jamais perdus ; il revivait avec une acuité totale toute leur vie commune. Tel jour elle était vêtue d’une robe blanche et d’une vareuse blanche aussi avec un col bordé de bleu ; tel autre, elle portait une robe rose ; ces couleurs prenaient une valeur spéciale, unique, elles n’étaient plus un numéro de série mais appartenaient en propre à la personne exquise dont Bernard revivait les aventures avec volupté : les objets les plus humbles auxquels s’associait cette image abandonnaient leur rang, quittaient leurs milliards de semblables, passaient du monde fourmillant de l’informe à l’ordre innumérable de la qualité ; aucune menace ; une immensité concrète lui était délivrée où se consommait l’égarement de lui-même ; il abandonnait ses recours faiblissants à la paix de cette innocence ; il lui versait la libation de ses vues ambitieuses ; pour elle il parachevait la distraction de lui-même au monde des hommes ; et si elle le voulait conquérir, il s’offrait à elle, ouvert et démantelé. Mille images exquises et furtives affluaient au dédale de ses limbes, parmi lesquelles, toujours et répété à l’envi par des glaces variables, le visage d’Angèle souriant, anxieux, ému, craintif ou désolé, et de mille émotions inexprimables encore animé. Il en goûtait la peau dorée, les joues pleines légèrement rosées, creusées de leurs fossettes, la bouche lourde, charnue, comme les baies à l’automne, les narines mobiles de petit faune, et surtout ces yeux dévastateurs, ces yeux si étrangement beaux, obliques sous les sourcils qui se relevaient aux tempes : fille de sarrazin, pensait-il, fille de sarrazin.

Il était tout langueur dans cette somnolence lucide ; le rythme de sa vie et de sa parole intérieure s’alentissait ; et qu’il se sentait heureux ! Il admira comme tout lui semblait vain auprès de ce bonheur ; les plus acharnées de ses ambitions flottaient inutiles et relâchées ; aucun désir charnel ne subsistait ; il balbutiait à mi-voix des mots affectueux, la langue un peu lente, dans son demi-sommeil, s’attardait à jouir d’elle-même sous la caresse douce de la lèvre frôlée ; il lui semblait vaguement que le plaisir de son amour était de la sorte aussi rare, subtil et pur, transposé dans le monde spirituel. Dans tous les ordres de son existence, l’amour apparaissait, transfigurant ; il aveuglait les obstacles, il parait la vie qu’il proposait de l’éclat favorable et sa vague limpide, avec une feinte mollesse, draînait tous les consentements. Qu’il avait besoin de la voir ! Quelle soif irrésistible, quel désir de subir la tyrannie de sa forme mortelle. Les lignes et les contours, le mouvement, la substance, l’apparence, tout cet être rassemblé par ses sens et qu’on nommait Angèle, si étranger qu’il lui fût, si fictif, si idéalisé, si fermé, si réellement autre et clos dans son propre univers, faisait sourdre une nappe obscure qui les joignait ; il la sentait venir à lui, cette Angèle, portée et déposée comme une naufragée, épave minuscule de l’universelle indifférence, petite chose toute sienne faite d’une matière particulière, expressément composée en vue d’une incorporation totale à lui-même.

Un singulier mélange se faisait dans sa conscience où l’émotion et la pensée prenaient figure goûtée des sens. La prédestination d’Angèle à son amour, il la sentait, il en goûtait la sapidité ; sa propre incarnation était réellement lumineuse et réjouissait ses yeux ; le bonheur sans forme visible était comme une fée enchantée jouant dans ses paumes comblées. De ses puissances tout entières, l’une après l’autre dérivées, nulle ne s’appliquait plus désormais à son objet ; elles s’en détournaient, brusquement orientées vers la nouvelle espérance, et leurs lanières, un instant flottantes comme la pieuvre, fouettaient soudain la proie merveilleuse et, la serrant avec amour, l’emportaient, vers ce trou de l’avenir réfugiées où, après mille détours, les anticipations précautionneuses de l’esprit ne se risquent qu’avec lenteur.

Flavie contre son corps eut, en dormant, un mouvement qui fit cristalliser d’un bloc, comme dans l’expérience chimique des solutions sursaturées, les minutes présentes. Les imaginations miraculeuses s’effacèrent dans la masse informe de la solution. Beau songe, se dit-il ; mais il était difficile à reformer. Le présent c’était la chambre froide, la lumière inerte de la lune, la femelle assoupie contre sa propre chair — et enfin le sommeil, qui lui ouvrit tout à coup sous les pieds une trappe de ténèbres.

Il s’éveilla très tard et se trouva seul dans le lit : la servante avait réussi à se lever sans qu’il en eût conscience ; il en conçut quelque aigreur ; son instinct de domination et de contrôle n’avait point de cesse et le persécutait lui-même dès que la moindre broutille lui échappait. Sa mauvaise humeur s’accrut de la conscience qu’il avait de perdre son temps, de dévorer sans profit les quelques jours de vacances dont il pouvait jouir plus utilement ; allongé sur cette couche déshonorante il revivait avec amertume les heures de loisir déjà enfuie ; il en remâchait la tristesse et la vanité, la tête pesante sur l’oreiller. Il avait en effet erré sans but durant des heures sans fin, bâtissant des projets ambitieux, pour la plupart chimériques et rentrant les mains vides ; d’autres heures il les avait passées sur le banc d’un jardin public, désœuvré et maussade, assailli de remords, de scrupules et d’affreux désirs ; un après-midi que, voulant remonter le courant, il avait projeté de se rendre au Conservatoire des Arts et Métiers, il avait été abordé par une infâme garce et l’avait suivie ; il était ressorti d’un taudis, écœuré, avec des nausées, la mémoire salie désormais d’obscènes images. À ce moment encore il imaginait sur ce lit où il reposait l’immense édredon rouge de la putain, tache énorme, sanglante et comme symbolique ; et il ressentait le dégoût de lui-même. La fatigue physique accumulée par ces nuits fièvreuses le disposait aussi à l’aigreur ; une furieuse inclination à la querelle, à la rage, un besoin désespéré de consolation, un désir de travail net, fixe, absorbant et rémunérateur, mêlaient leurs exigences disparates dans son esprit. Il grinça des dents, mordit l’oreiller de toutes ses forces, les muscles raides, dans une extrême colère muette de quelques minutes qui duraient des siècles et d’où il sortit brisé. Enfin, ses pensées de la nuit lui revinrent ; et avec elles un sursaut de joie ; il se sentait soudain purifié, l’image bienheureuse d’Angèle l’inondait d’un pur délice ; était-il vrai qu’il pût aimer ! une jeunesse nouvelle, une virginité singulière lui semblait sourdre du cœur et le vivifier ; il s’interrogea sans faiblesse : l’examen intérieur ne lui porta que de la joie ; rien de suspect ne troublait son amour ; il lui semblait que de toute éternité cette adorable enfant lui était promise, le complément de sa race c’était elle ; il ne jugeait pas que sans elle la vie pût être vécue. Il se leva, baigné d’une fraîcheur, illuminé de toutes les visions que sa mémoire fidèle lui retournait, de toutes celles qu’il projetait dans un riant avenir. Il passa dans sa chambre pour faire sa toilette, heureux et sifflotant. Il eut quelque étonnement de rencontrer sur la porte Eugénie qu’lui dit fort naturellement :

— Te voilà ? je venais voir si Monsieur se levait sans chandelle ?

— Oui, dit-il, c’est vrai, je me suis attardé au lit : je suis un peu souffrant ; un embarras gastrique.

Il posa la main à plat sur son ventre : furtivement il considérait sa chambre : rien ne manquait à la mise en scène qu’il avait pris l’habitude de préparer : la veste et le gilet sur une chaise, le lit défait, un livre ouvert sur la table de nuit, une sorte de désordre, porte du placard entrebaîllée, objets de toilette dispersés, qui marquaient la présence certaine. Mais sa tante s’inquiétait :

— Qu’as-tu donc ?

Il était arrêté devant une étagère et considérait un portrait récent ; il s’y trouvait frais, vif et fort, les yeux nets, la bouche ferme, les cheveux naturellement brillants et relevés. Et sa pensée alla tout de suite à Angèle : allons, il ne pouvait pas lui déplaire tout de même ; d’ailleurs il se rappelait bien qu’elle ne le détestait pas… mais sa tante insistait :

— C’est vrai que tu n’as pas bonne mine, mon pauvre grand !

Il eut un regard interrogateur, tant le contraire était pour lui l’évidence, puis, presque fébrilement, s’approcha de la glace. Il considéra un instant la chevelure terne, la bouche amère, le cerne immense et bistre où s’éteignaient les yeux, le poil rogneux de la petite moustache ; l’éreintement, l’épuisement sexuel se lisaient sur cette triste image. De nouveau il sentit l’amertume de la vie ; il dit d’un ton touchant à Eugénie :

— Crois-tu que je puisse jamais être aimé ?

Elle se mit à rire tant la question et le ton lui parurent surprenants :

— Oui, répondit-elle ; aux lumières tu n’es pas trop affreux.

Et aussitôt, sa bonne nature regretta la plaisanterie. Elle cajola son neveu, l’embrassa, le consola tendrement. Tandis qu’elle lui disait de gentilles choses banales, son esprit travaillait ; et à un moment donné, elle lui prit le visage dans ses mains, l’examina un instant, hocha la tête ; sans affectation, elle découvrit entièrement le lit, se rendit compte que les draps étaient lisses et froids ; elle revit l’attitude exacte de Bernard au moment où il rentrait dans la chambre et y surprit la pointe d’embarras qui lui avait tout d’abord échappé ; l’erreur était pas possible : le jeune homme se perdait avec quelqu’une des domestiques qui dormaient à cet étage ; à son regard elle comprit à la fois qu’elle ne se trompait pas et qu’il s’était déjà senti deviné. Mais il ne rougit pas ; huit jours avant il eût rougi ; l’adolescent était mort, il ne restait qu’un homme et cet homme lui montrait un visage si fier, une décision si délibérée, que ce fut elle qui se sentit gênée. Assez perfidement, par un obscur et secret instinct de revanche, elle lui demanda, rompant le silence à son profit :

— Mais si tu songes à l’amour, c’est donc que tu ne veux plus être prêtre ?

Mais il était déjà retombé aux abîmes ; il se sentait sans force ; il n’avait pas son aise dans la tendresse ; cet amour d’Angèle qu’il sentait, à n’en pas douter, ancré pour la vie à ses os, il ne savait pas s’il le pourrait conquérir ni garder, la douceur, la caresse n’étaient pas son climat ; trop de choses qui lui échappaient avaient dans ces conjonctures particulières leur importance, trop de choses hors de sa puissance. Autant il se sentait prêt à tout dominer suivant le mot du Frère Maninc, dans le domaine des affaires, autant il se reconnaissait hésitant dans l’enclos sentimental ; que sa fatigue fût si apparente et l’enlaidît, il s’en trouvait davantage enlaidi et tassé, en raison même du souci qu’il en éprouvait ; la question de sa tante dont il saisissait l’astuce et la vivacité lui montrait comment, dans les choses du cœur, ces femmes que, dans la personne de sa maîtresse, il avait tant méprisées pouvaient le bafouer et se rendre redoutables, sans qu’il trouvât autre chose à leur répondre que des brutalités ; toutes évidemment n’étaient point faites de la serve chair qu’il opprimait. Une sorte de crainte, un dégoût religieux l’envahirent ; allons, il allait faire ses paquets, repartir définitivement pour le monde religieux. Mais de nouveau il eut un sursaut ; ce pays lui semblait maintenant poussiéreux, noir, tombal. Le visage d’Angèle, l’avenir doré brillaient tellement ! Il leva la tête ; sa tante adoucie le pressa de se coucher ; elle allait lui porter une bonne infusion très chaude. Il lui dit :

— Je ne suis plus souffrant. Je suis ennuyé, embarrassé. Que faire ? » … Il hésita, puis résolut de taire son secret.

— J’achève ma toilette, fit-il, et je vais aller prendre l’air, ça me fera du bien.

En quelques minutes il fut prêt, il descendit, prit le tramway de Montrouge, s’arrêta à la Porte d’Orléans. Il suivit les fortifications, passa sans penser à rien parmi les vagabonds qui hantent ces lieux et jouissaient du soleil de juin étendus sur la terre pelée. Quelques femmes en cheveux l’interpellèrent : « Beau gosse ! » Il haussa les épaules ; il frôla d’obscènes voyous qui puaient déjà les rogommes ; puis il se perdit dans la citée lépreuse de la zone parmi la pourriture des baraques, des chantiers et des dépotoirs. Tout s’accordait à son pessimisme du moment, à sa nausée. Il jugeait l’existence et le destin à impression que lui faisaient ces tristes lieux et ne trouvait pas dans l’argot des faubourgs qu’avait connu son enfance de mots assez forts pour les réprouver. La suie, l’immondice, la saloperie de l’humanité fermentaient avec âcreté ; les individus des deux sexes montraient de dégoûtantes gueules, des structures cariées. Il pensa que le physique dégradé faisait bien comprendre le moral ; les civilisés, bourgeois ou artisans, que je fréquente, se dit-il, sont aussi corrompus mais plus soignés, c’est là toute la différence. Ceux-là n’en font pas pis que je n’en ai fait dans ces quelques jours si crapuleusement employés ; et je ne suis pas pire qu’un autre. Triste chose que l’humanité. Il aspira à la solitude, il désira le renoncement.

Cependant il avait dépassé la zone, s’engageait à travers les champs. Le printemps y faisait son œuvre ; le vent et le soleil émouvaient les feuillages sensibles, déjà il s’amollissait. Un ruissellement d’herbage s’étendait à ses pieds ; les arbres d’une tendre couleur vert naissant étaient de piaillantes grappes d’oiseaux. Et en une seule minute la douceur le noya et l’espérance qui mène la jeunesse ; son cœur fondit. Si Angèle voulait !

Il retourna d’un pas vif vers la ville. Si Angèle voulait ! Elle voudrait être sa femme ; c’était le bonheur prévu ; une situation tranquille, modeste et sûre leur suffirait : il aurait toujours cette présence auprès de lui toujours ; il y pensait avec gourmandise. Ce fut alors que tout simplement se présenta l’image de François ; il n’avait plus songé à son camarade ; or celui-ci allait être fiancé à Angèle ; il l’était peut-être. Une incroyable agitation s’empara de Bernard. Comment n’avait-il pas eu encore cette idée, comment, lorsque Frençois lui avait parlé de ses projets, son propre amour n’avait-il pas éclaté sur l’heure, comment avait-il donc été pareillement aveugle ? Il rentra tout enflammé à la maison, déjeuna à la hâte sans dire mot, sans répondre aux questions d’Eugénie ; ce fut tout juste s’il alla rendre visite à Rodolphe toujours alité et qui se sentait mourir ; il repartit sous l’œil goguenard de Noë, il courut tout d’un trait à la pension de famille Riquet et comme on tardait à répondre à son coup de sonnette, sauta par dessus la grille, traversa en quelques bonds le jardinet en renversant les arceaux d’un croquet et, suivi des clameurs des enfants et de la réprobation des vieilles dames installées dans leur chaise-longue, pénétra en trombe dans le salon.

Angèle y était, et seule ; elle écrivait, assise à un petit bureau ; au bruit, elle leva la tête, et lui, aussitôt, tomba assis sur un fauteuil, presque défaillant et comme vidé de sang ; il se sentait mourant et inimaginablement heureux : ne pas bouger, la sentir là et expirer, s’éteindre lentement sans même la voir ; sa présence l’entourait, le touchait, le favorisait d’une caresse ineffable. Je l’aime, je l’aime, je l’aime, ne cessait-il de se répéter intérieurement ; il lui semblait qu’il se le disait à chaque fois moins fort et que sa puissance s’évanouissait tandis qu’elle gagnait en suavité ; il finit par épuiser ce torrent intérieur et demeurer les yeux clos, comme en extase, étranger au monde avec la seule image et le seul contact imaginaire qui lui fussent demeurés sensibles et suffisaient à cette minute à l’infinitude de son ravissement.

Angèle abasourdie de cet étonnant spectacle, se leva enfin ; elle ne se donna pas le temps de réfléchir, s’approcha de Bernard, lui prit les mains ; le jeune homme ouvrit les yeux et montra une mine toute confuse qui la fit rire.

— Vous allez mieux ? demanda-t-elle.

— Je vais tout à fait bien, répondit-il, reprenant enfin son empire sur lui-même ; je ne sais pas ce que j’ai eu. Excusez-moi, je vous prie, et permettez-moi de vous demander de vos nouvelles.

— Vous avez attendu assez longtemps, fit-elle avec une ironie sans rancune, pour n’avoir pas à vous mettre ainsi hors d’haleine quand vous vous y décidez.

— Ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie, s’écria Bernard, je ne sais pas comment je vis. Mais parlez moi vite de vous. Est-il vrai que vous soyez fiancée ?

Elle répondit très simplement :

— Oui. C’est une chose faite depuis hier.

Cette nouvelle, presque attendue pourtant, arriva parmi ses pensées comme un ordre de retraite parmi des troupes victorieuses ; il sentit un inexprimable désordre dans son cerveau ; il y perçut des mouvements contraires et confus ; rien n’y élevait une voix claire ; en même temps, comme si sa tête se fût alourdie, elle tomba entre ses mains ainsi qu’un fruit, le cou s’étant ployé brusquement, le dos arrondi ; ses yeux fermés ne voyaient qu’une nuit grise où cheminaient d’informes taches de couleur ; le cœur, l’estomac, les poumons se serraient et de ceux-ci monta, et comme se frayant à peine un passage dans la gorge, un long soupir. Il ne souffrait pas vraiment, étant plutôt anesthésié ; il ne pensait à rien, son corps lui-même lui semblait lointain ; tout était étranger, seul subsistait un îlot sensible où parlait une voix de rêve, presque automatique ; « …chose faite depuis hier… chose faite depuis hier… »

Il releva le front. Angèle était restée debout et le considérait, toute pleine d’embarras, les bras ballants ; il la voyait à contre jour, l’ombre adoucissait encore les traits fondus de ce visage fertile en délices ; elle avait la figure de la Sainte Anne de Léonard portée sur un col flexible, pur comme un lys. Elle était vêtue d’une robe noire à corselet qui s’épanouissait à la taille ainsi qu’une cloche. L’étoffe brillante était garnie de franges de velours caressantes aux yeux ; elle joignit les mains toute pensive et Bernard observa que les manches très courtes s’achevaient en d’immenses nuages de gaze argentée qui devaient faire des ailes lorsqu’elle dansait. Il vit les bras nus sous la gaze, il devina de petits seins fermes d’amazone. Il connut la bienheureuse tendresse qu’il n’avait jamais connue. Rien d’autre n’existait plus qu’elle ; il comprenait avec une aisance merveilleuse tout le patient travail de la durée, l’enregistrement continu des gestes et des mots de cette enfant parfaite par le Bernard refoulé qui veillait en silence sous les menaces du Bernard mystique. Ce Bernard s’était fait une retraite prévilégiée, un sanctuaire favorable de la nature d’Angèle ; il y vivait heureux et flatté, tout en elle faisait sa dilection ; la fourmilière invincible des minutes construisait depuis des années, dans les ténèbres intérieures, cet idéal passionné ; les outils du Temps ne prévaudraient pas contre celui qu’eux-mêmes avaient si patiemment édifié.

Il hocha la tête, plein pour lui-même d’une dérision amère : il avait cru au coup de foudre ? nul travail de plus longue baleine que cet amour. Il avait cru pouvoir s’offrir à Angèle ouvert et démantelé ? elle l’occupait en réalité depuis des années. Ce fut à ce moment qu’il ressentit les aiguilles lancinantes du chagrin.

Car il prenait enfin et à la fois conscience du temps perdu, du bonheur manqué, des erreurs du passé et de l’étrangeté apparente de son attitude présente ; il voulut rompre les chaînes du silence, il le fit avec son sûr instinct de domination :

— Que cette nouvelle est imprévue ! dit-il. Qui m’eût dit que vous épouseriez François quand nous devisions ensemble aux vacances dernières ?

Elle fut tout de suite en garde :

— Que voulez-vous dire ?

— Oh ! mon Dieu, rien. Mais figurez-vous qu’il m’avait semblé que vous m’aviez marqué une préférence.

Elle sourit avec coquetterie :

— S’il faut tout vous avouer, je vous préférais certes à tous vos camarades parce que, tout de même, vous étiez plus vivant. Mais entre nous, quelle importance cela pouvait-il avoir ? Vous-même me marquiez de l’indifférence… Si, si…de la courtoisie indifférente ; vous me rendiez honnêtement ma gentillesse ; nous étions quittes voilà tout. D’ailleurs pourquoi me raconter tout cela ? Je n’ai jamais témoigné d’amour à qui que ce soit, à vous moins qu’à tout autre ; maintenant j’aime François, nous sommes fiancés ; les histoires de gamins n’ont plus aucun sens.

Elle prononça ces mots de sa voix chaude, légèrement timbrée d’un accent méridional qui plaisait à Bernard. Elle le regardait maintenant avec une curiosité profonde, se demandant où il voulait en venir, hésitant encore à comprendre.

— Enfin, reprit Bernard, permettez-moi d’insister, François est mon ami ; il me semble que vous vous êtes engagés l’un et l’autre dans cette aventure avec beaucoup de légèreté. Vous ne nierez pas que vous ne m’ayez toujours depuis l’enfance préféré à lui ?

Elle ne répondit pas.

— Or on ne peut pas marier des amis d’enfance ; le résultat est toujours mauvais ; ce n’est pas l’amour qui règne dans de tels mariages. Si véritablement c’était l’amour, croyez-vous que ce ne soit pas moi que vous auriez épousé, puisque ce sentiment d’enfant c’est pour moi que vous l’éprouviez le plus vivement ?

— Oh ! vous, dit elle d’un ton léger, vous, c’est différent ! Vous ignorerez toujours l’amour, vous ne comprenez rien à ces choses, vous n’avez pas de cœur.

Il eut le sentiment de l’injustice et sortit de ses gonds.

— Moi, dit-il, moi ? Je le connais mieux que n’importe qui, l’amour, puisque j’aime une certaine personne de toutes mes forces, à en perdre le boire et le manger ; et depuis des années sans m’en rendre compte ; vous entendez ?

— Eh bien ! répondit-elle tranquillement, assez vexée tout de même, allez le lui dire à cette personne et ne vous occupez pas de nos affaires. D’abord qui vous en a chargé ?

— Mais personne, fit-il interloqué, ou, du moins (ajouta-t-il subitement inspiré) quelqu’un qui y est fort intéressé.

— Oui, dit-elle, ironiquement, François, n’est-ce pas ? Que vous êtes donc malin, mon pauvre garçon !

— Il ne s’agit pas de François et il ne s’agit pas d’être malin. Puisque vous voulez savoir, c’est le père de François qui m’a parlé de cela ce matin avant son départ et en me recommandant le secret ; il craint que, réflexion faite, vous ne soyez trop jeune, ne vous ennuyez de son marin de fils, et ne regrettiez la décision prise ; il craint que vous n’ayez confondu l’amitié, les bonnes camaraderies, avec de l’amour ; que, plus tard, vous ne soyez tentée d’abandonner un mari toujours absent ; il aurait préféré maintenant une fille de la Côte.

— Vous dites vrai ? demanda-t-elle, ébranlée.

— Je vous le jure sur ce que j’ai de plus cher au monde répondit-il sans sourciller.

— Oh ! ce que vous avez de plus cher, observa-t-elle, vous le donneriez certainement pour bien peu…, enfin, tout cela est bien singulier, si c’est vrai. Est-ce que François est au courant ?

— Je ne crois pas.

— Ah ? Elle l’examina un instant de ses yeux violents et il l’aima tellement en cette minute qu’il se jura qu’elle serait sa femme dût-il commettre un crime. Rien d’autre que ce beau visage n’exista plus pour lui ; il haletait presque d’émotion. Il lui prit les mains ; une espèce de ton de confesseur, onctueux et pitoyable, lui vint tout naturellement :

— Comprenez-moi bien, ma petite Angèle ; il s’agit de votre bonheur à tous deux. François et vous, j’en suis convaincu, n’avez pas l’un pour l’autre d’amour véritable. Oubliez-vous et que chacun suive sa route.

— Mais, s’écria-t-elle révoltée, j’aime François, encore une fois.

— Vous ne l’aimez pas plus que vous ne m’aimez, dit-il avec force. Osez-vous prétendre le contraire ?

Elle se dressa, offensée de cette intrusion, outrée de cet orgueil.

— Oui, je le prétends, là. Que croyez-vous donc être, vous ?

Il laissa tomber les bras avec désespoir. Hélas ! la perdre, allait-il la perdre ! Tout plutôt que cela.

— Admettons, dit-il, que vous disiez vrai. Êtes-vous sûre qu’il vous aime, lui ?

— Oui, répondit-elle violemment ; François est l’honnêteté même et je n’en dirais pas autant de vous. Rappelez-vous que je vous connais depuis des années tous les deux.

— Et si je vous disais, moi, que, cette nuit encore, François était entre les bras d’une autre femme ? qu’il ne se marie que pour plaire à son père ? que, tandis que vous l’attendrez il s’est bien juré de mener la vie qu’il lui plairait et d’entasser ses conquêtes de rencontre ? Tenez, il y a quelques jours encore, il me disait : Angèle sera assez bonne pour soigner mes rhumatismes, moi je vais profiter de la vie !

Elle se boucha les oreilles et lui cria avec horreur :

— Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai !

Mais il était déchaîné ; il continua, dénigrant son ami, inventant les pires calomnies, déformant les moindres faits pour peu qu’il y vit germe d’équivoque et parlant avec une passion si évidente qu’elle était doublement bouleversée par la déchéance qu’on lui annonçait et l’épanouissement d’un nouvel amour si longuement désiré.

— Enfin, disait Bernard au paroxysme, vous avez dû vous apercevoir vous-même de la tiédeur de François ; cela se sent. Vous a-t-il jamais prise comme ceci, serré dans ses bras et dit avec amour, perdu en vous, sur les lèvres : je t’aime, Angèle, je t’aime, je t’adore, mon cher amour, pour l’éternité.

La voix chaude, la caresse des lèvres, la venue merveilleuse enfin de cet aveu tant et si vainement attendu la bouleversèrent.

— Ah ! dit-elle sans y pouvoir tenir davantage, moi aussi, Bernard, je vous adore.

Et aussitôt elle se délia et ils se regardèrent tous deux, rouges de passion et de honte. Quelle trahison ! Mais il l’entraînait déjà sur le divan la couvrant de baisers brûlants :

— Tu verras, balbutia-t-il, nous serons heureux ! heureux ! Je vais aller voir le père Blinkine qui va me trouver une bonne petite situation ; nous nous marierons tout de suite ; nous bâclerons ça en deux mois et c’est le bonheur pour toute la vie.

Elle, tout à coup méfiante :

— Mais tout à l’heure ne m’avez-vous pas dit que vous aimiez quelqu’un depuis des années ? Il se mit à rire :

— C’est vous, Angèle, vous le savez bien. Et il lui raconta, sans parler bien entendu de Flavie, comment depuis que François avait songé à elle, lui-même s’était interrogé, poussé par une force irrésistible, comment il en était venu à comprendre qu’elle était l’âme de son âme, la chair de sa chair ; il lui redit ses rêves passionnés, son sentiment triste et profond, il lui fit entendre le son unique que lui-même avait perçu pour la première et, il le savait bien, la seule fois. Elle ne s’y trompa pas. Ce sauvage l’aimait, autant qu’il pouvait aimer certainement et comme il savait ; elle comprit bien qu’un sentiment désintéressé dans un cœur pareil était la chose rare et sans doute l’unique : elle avoua qu’elle n’avait pour François qu’une bonne et profonde affection.

— Il faut le lui dire, avec ménagements, concédait-il, mais enfin d’ici demain soir. Moi je serai fixé sur la situation que pourra me réserver Blinkine et je vous verrai après-demain seulement pour éviter tout commérage. Mais je vous écrirai d’ici là.

Elle se sentait sans courage devant la corvée qui lui restait à remplir. « Et mon père qui est reparti ? » dit-elle. Comment arranger tout cela ? Mais il avait réponse à tout ; elle le sentait déchaîné, dévastateur, emporté comme un torrent et, pour tous les êtres humains, un frère terrible dont la tendresse était à elle seule réservée. Il la pressa, la convainquit, la calcina de sa flamme, et sur un long baiser la laissa palpitante, fervente et toute comblée.

Il quitta la villa, éclatant de bonheur, possédé d’une envie de crier la chose nouvelle sur les toits ; il était fort, il était puissant, il était le maître du monde. Il remarqua avec plaisir qu’une jeune femme fort correcte d’allures s’était attardée à le regarder ; la joie fleurissait son visage, enlevait toute trace de fatigue ; il examina avec complaisance à une glace le nœud de sa cravate, le complet neuf que son oncle lui avait fait faire chez le tailleur même de Blinkine. Il décida d’aller voir Abraham aussitôt. Ce fut la jeune Claudie qui lui ouvrit la porte.

— Mâtin, fit-elle avec un sifflement d’admiration, il a embelli, le gars. Entrez, Monsieur-Dame.

Il sourit, non sans fatuité. Elle le conduisit au bureau d’Abraham, le fit asseoir sur le divan.

— Vous savez, dit-elle, le Coco n’est pas là ; il rentrera vers cinq heures.

Il fut désappointé. Une heure à attendre. Mais que faire ?

— Je vais m’en aller, fit-il.

— Quoi ? alors, faut tout de suite dire que vous vous embêtez avec moi, ça fait toujours plaisir, vous savez.

Il se dit qu’il serait toujours gaffeur et s’excusa comme il put ; il la fit parler ; elle lui raconta son existence de gavroche et que Blinkine l’avait prise vierge ; « il se sent des torts, dit-elle, il parle de réparer, des fois ; c’est un bon gars. Surtout il m’aime follement » ; et elle se mit à citer des faits qui témoignaient d’un attachement dont Bernard se sentait tout attendri ; « Ah ! oui, ajoutait Claudie, je le sens bien comme ça lui ferait de la peine si ça n’allait plus nous deux ! Voyez, maintenant, il ne veut plus que j’aille à l’atelier, il m’a installée ici avec lui, je vis comme sa femme, quoi ; il dit que j’en suis digne, bien que je sois un peu gosse et qu’il mourrait si je le trompais ».

« Tiens, pensa Bernard, Abraham aussi est pincé et bien pincé. C’est la fatalité ! Lui si peu sentimental ! ou du moins d’une nature si particulière, je le voyais en Pascal juif… Enfin, il est vrai que Pascal eût pu être amoureux et y mettre ce feu désespéré.

— Ah ! vraiment, dit-il à Claudie, si vous le trompiez cela lui ferait tant de peine ?

— Dame il tient à ses trésors, ce petit !… Excusez-moi : je rentrais quand vous êtes arrivé, je vais me changer pour être à mon aise. » Elle passa dans la chambre voisine. « Je laisse la porte ouverte, pour qu’on puisse causer tout de même » dit-elle. Et, poursuivant sa pensée : « Alors, quoi, vous croyez que je ne suis pas digne de retenir un homme comme lui ? » Il protesta ; elle s’était dévêtue, il l’apercevait toute nue dans une glace complice ; elle se baissa et les chaleurs du désir firent battre les tempes de Bernard. Paisible, ne se sachant pas observée, elle prenait son temps, cherchant des épingles sur le tapis. Elle dit malicieusement : « Bien sûr je sais bien que les curés ne savent pas apprécier ; peut-être aussi ils ne peuvent pas ! » — « C’est pour moi que vous dites ça ? » interrogea Bernard sur un ton altéré. La réponse se faisait attendre, Claudie insouciante cherchant toujours ses épingles. Le vrai Rabevel s’éveilla. Quoi, il serait le paria, le « curé », puis le simple petit employé larbin, il serait bafoué par des Blinkine et leurs maîtresses ? pour Blinkine les honneurs, la richesse, le loisir et de belles filles dont il tirait orgueil ! Sales gens ! Il reprit : « Et moi Je suis sûr que je saurais mieux apprécier que votre ami, tout curé que je sois ! » — « Ah ! là, là… » répondit-elle. Mais avant qu’elle fût remise de sa stupeur, il était auprès d’elle et l’avait empoignée d’un air tragique qui fit son admiration. Elle ne se défendit pas.

Quand Abraham rentra, elle avait une expression de modestie et de retenue qui eussent dû suffire à la trahir s’il avait pu penser qu’on le trompait. Mais tout de suite Bernard lui exposa l’objet de sa visite :

— J’ai bien réfléchi, lui dit-il, depuis l’autre jour et j’ai fini par me rendre compte que je ne suis pas fait pour rentrer dans les ordres. Je dois donc me préoccuper de n’être pas à charge aux miens et de trouver une situation où je sois payé le plus tôt possible. Pourrais-je voir ton père a ce sujet ?

— Mais certainement. Allons-y maintenant, si tu veux, répondit Abraham sur un ton extrêmement affectueux.

— À la bonne heure, tu es un chic type, toi ! déclara Bernard touché.

— Oh ! tu sais, répondit l’autre gravement, l’amitié est pour moi une chose sacrée… Il se leva « je me donne un coup de brosse et je te suis. »

Il passa dans la chambre ; et aussitôt Bernard embrassa Claudie et lui glissa à voix basse : « On se reverra ? » « Bien sûr » répondit-elle.

Le banquier les reçut avec son aménité coutumière. Dès qu’il eut compris ce dont il s’agissait :

— Bon dit-il, nous allons arranger ça. Je vois ce qu’il faut à peu près vous faire faire. J’ai de l’argent dans quelques affaires intéressantes et où on peut, je crois, vous caser dans l’intérêt de ces affaires comme dans le vôtre. Est-ce qu’Abraham vous a déjà parlé de Mr. Mulot ?… Non ?… Eh bien ! Mr. Mulot est un de mes co-administrateurs dans un certain nombre de sociétés dont il est le conseiller technique comme j’en suis le conseiller (et le soutien) financier. La maison Bordes, armateur, où sert Mr. Régis, le père de votre ami François, est du nombre, Abraham a dû vous le dire ?

— Non, » fit Bernard qui admirait en son for intérieur, la discrétion et la force d’âme de son ami. Comment Abraham n’avait-il donc jamais usé auprès de ses camarades du prestige que lui eût conféré la publication de tels faits ?

— Vous le saurez donc, reprit Mr. Blinkine ; peut-être aurez-vous à vous occuper justement de cette affaire Bordes. Je vous dirai que Mr. Mulot et moi nous voudrions bien mettre au courant un jeune homme intelligent et capable qui deviendrait notre agent de liaison et notre mandataire ; vous pourrez peut-être devenir cet homme. Je vais prendre rendez-vous avec Mr. Mulot pour demain ; revenez me voir dans la soirée, mon ami sera là et je pense que nous pourrons prendre une décision ; d’ailleurs, si Abraham veut être des nôtres, nous pourrons dîner ensemble. Allons, c’est entendu.

Il se leva et avec l’extrême politesse des meilleurs de sa race, il reconduisit les deux jeunes gens tandis que Bernard se confondait en remerciements.

Sur le pas de la porte, ils rencontrèrent François :

— Mes amis, leur dit-il, je suis content de vous trouver ensemble. Je repars après-demain matin, et bien heureux vous savez. Me voilà fiancé avec la plus belle, la plus gentille des femmes.

— C’est fait ? demanda Abraham.

— C’est fini, je suis le plus enviable des hommes. Mais ces trois ans de fiançailles sans retour vont me sembler longs !

— Bah ! dit Bernard, tu te consoleras avec des chochottes aux escales.

— Ça, fit François sur un bel accent de sincérité, c’est fini, mon petit ; j’ai promis et je n’ai pas deux paroles. Pas de sottise. Me voilà vierge et martyr jusqu’au mariage.

Il rit de son bon rire frais et charmant.

— Avec tout ça, ajouta-t-il, je ne vous verrai pas avant mon départ.

— Mais si, mais si, dit Bernard, nous viendrons à la gare après-demain matin.

Abraham tira sa montre.

— Je vous quitte, dit-il avec précipitation.

— Gare aux scènes de ménage, fit Bernard.

Il continua son chemin avec François. Celui-ci était exultant ; l’amour s’exhalait de toutes ses paroles ; il parla d’Angèle en des termes d’un lyrisme éperdu. « Quand on aime comme j’aime, dit-il, c’est pour l’éternité. Si elle mourait, je n’aurais jamais d’autre femme. Et je suis si heureux, si heureux ! » Bernard mordu de jalousie, se taisait ; il lui semblait qu’il haïssait à cette heure l’inconscient ami qui se suspendait à son bras. Il le laissa s’épancher, puis :

— Mais es-tu bien sûr qu’elle t’aime ?

François fut interloqué. Alors Bernard inocula le poison peu à peu : des camarades de si longue date risquent beaucoup de se tromper sur leurs sentiments ; d’ailleurs cette petite, bien que de conduite irréprochable, était bien exaltée, la tête guère solide et le cœur peut-être bien léger. Trois ans, c’est long. Puis aussi elle n’était pas d’une race de marins, que se passerait-il quand ils seraient mariés, lui si loin d’elle ? Enfin, tout cela, il le disait dans l’intérêt de François, lui-même aurait autrement fait son choix. Qui sait aussi si déjà Angèle ne se repentait pas ? intelligente comme elle l’était, peut-être avait-elle réfléchi ? À la place de François, il insisterait, verrait si nulle réticence n’entrait dans cette adhésion.

Tout cela était dit si affectueusement que le naïf Régis n’y sentit point de duplicité. Mais il répondit qu’il ne voyait pas pourquoi Angèle l’aurait trompé. « Elle est belle, elle peut prétendre aux plus beaux partis ; sa famille est honorable. Elle jouit de la meilleure réputation dans son petit bourg de La Commanderie, un patelin endormi au fin fond du Rouergue et où Angèle est née comme son père, son grand-père et une kyrielle de générations successives. Oui, ce sont des braves gens. Il est vrai qu’ils ne sont plus bien riches. Une suite de mauvaises récoltes les a beaucoup éprouvés ».

— Ah ! fit Bernard attentif.

— Oui ; ils ont dû hypothéquer une partie des terres ; mais mon père a promis de leur avancer l’argent nécessaire pour se libérer dans le courant de l’année prochaine. Je suis fils unique ; nous les aiderons ; maintenant ce qui est à elle est à moi, n’est-ce pas ?

— Ne crois-tu pas, demanda perfidement Bernard, que l’amour de ta fiancée ne soit fortement accrû par cette situation difficile ?…

— Veux-tu bien te taire ! s’écria François,

— Je parle dans ton intérêt, répondit-il sans s’émouvoir. Tu sais que c’est un fameux service que tu rends là aux Mauléon ?

— Évidemment, évidemment ; plus grand que tu ne crois encore ; car leur situation est bien difficile : ils ont eu une ferme brûlée entièrement avec le blé, le fourrage et le bétail (par malveillance, c’est sûr). Cela représente plus de cent cinquante mille francs ; et pas d’assurance là-dessus ! Et ils avaient vendu cette récolte, touché des avances, et acheté des machines agricoles dont ils n’ont payé qu’une partie et qu’il va falloir payer tout à fait. Sans nous, c’est la ruine. Alors, tu comprends bien que je serais tout de même étonné d’être repoussé par Angèle qui m’a toujours témoigné de l’affection et que la manière dont mon père et moi nous sommes mis à la disposition des siens n’a pu que fortifier dans ses sentiments.

— Ma foi, dit Bernard, moi je te donne mon impression : j’ai idée qu’elle ne t’aime pas, qu’elle te voit en camarade. Je ne peux rien dire de plus.

Il laissa Français fort inquiet et se dirigea vers la rue des Rosiers. Il se sentait encore plus content qu’à l’heure précédente. Il était aimé d’Angèle qui acceptait la ruine pour le suivre et ne lui en parlait même pas ; il était aimé des femmes qui pouvaient trahir leur amant pour lui ; de ses amis, de ces êtres qui le connaissaient le mieux, l’un qu’il trompait lui procurait une situation, l’autre lui donnait sa fiancée sans même s’en apercevoir. Allons, la vie ne serait pas trop difficile, on réussirait. Pas une seconde, il ne perçut d’infamie dans sa conduite. Pourtant, comme il passait devant l’église Saint-Gervais, la faible voix de ses sentiments religieux mal assassinés se fit entendre ; mais le cyclone qui avait balayé tant de choses en ces quelques jours avait, comme pour les religions disparues, sacrifié l’esprit et laissé la lettre ; il ne restait vraiment que superstition. Bernard, arrêté devant le porche, admirait en soi comment l’enchaînement de ses desseins s’accomplissait ; certainement une volonté supérieure et intelligente l’avait inspiré et exaucé ; il entra dans l’église pour remercier Dieu et se le rendre propice dans l’importante journée qui allait suivre ; le soir, par mortification, il ne voulut pas coucher avec Flavie et celle-ci, qui, la veille encore, bougonnait quand il lui imposait sa présence, fit une crise de larmes ; tandis qu’elle pleurait à la porte, il récita sa prière et s’endormit paisiblement.

Le lendemain matin, il écrivit à Angèle une lettre pleine d’effusions et de tendresse où il lui racontait de sa journée tout ce qu’il pouvait lui en dire ; il n’osa pas aller la voir bien qu’il en brûlât d’envie ; il n’osa pas aller voir Claudie craignant que cela lui portât malheur. Il attendit le soir et, toute la journée, fut secoué d’un tremblement nerveux. La proximité de cette décision sur quoi il fondait son avenir ne lui laissait pas loisir d’imaginer cet avenir lui-même ; aucun rêve ne le pouvait visiter ; il s’hypnotisait sur ce dîner chez le père Blinkine, il se demandait comment était Mr. Mulot, il craignait de se tromper, de mal se présenter, de donner dès l’abord une fâcheuse impression. Il ne vivait plus.

Comme il avait été entendu avec Abraham, il alla chercher celui-ci ; il fut un instant seul avec Claudie et avant qu’il pût faire un geste ou articuler un mot, elle lui dit d’un air pincé : « Il n’y aura plus rien entre nous, vous entendez, ne l’oubliez pas. » Il se dit : « Elle est folle. Tant mieux, je craignais un assaut. » et il se réjouit sincèrement, puis, inexplicablement, cette avanie lui parut de mauvais augure et il s’en tourmenta jusqu’à l’arrivée chez le banquier. En chemin, Abraham lui décrivit Mr. Mulot : « C’est un véritable type de Balzac, lui dit-il, un type étonnant de financier. Il est veuf d’une femme née de Kardoulière et il se fait appeler Marquis Mulot de Kardoulière, avec un sans-gêne étonnant. Il s’est montré fort parcimonieux avec sa femme qui, à son désespoir ne lui donna pas d’enfant. Aussi comptait-il punir la pauvre malheureuse qui n’en pouvait mais. Or voilà qu’un jour, il se décide pour des raisons financières à mettre tout son avoir au nom de celle-ci ; peu de temps après, lassé de ses charmes, il prend une des étoiles de la galanterie qui se fait appeler la Farnesina ; tu en as sûrement vu des portraits ; non ? une créature splendide. Sa femme, en réprésailles, lui coupe tout crédit ; elle lui donnait deux louis tous les matins ; il a été obligé de refaire sa fortune pour vivre à sa guise. Entre temps, injurié par un homme ivre, ce marquis, qui est un colosse, lui donne un coup de poing si malheureux qu’il le tue, et cet ivrogne était un agent de la sûreté : tu vois l’affaire… On l’acquitte ; six mois après il défenestre un amant de sa maîtresse car c’est un monstre de jalousie… Dommage que nous arrivions, j’ai une collection d’histoires inépuisable, sur cet individu… »

Ils entrèrent chez le banquier, Madame Blinkine, petite personne obèse, vive et silencieuse, les accueillit ; un instant après, son mari rentra avec Mr. Mulot. Celui-ci était un homme énorme, entièrement rasé, arborant un masque de César adipeux. Il avait fait de très fortes études et traduisait Euripide et Properce à livre ouvert ; par jeu, il provoquait les universitaires les plus réputés à improviser des vers grecs sur un sujet donné ; il avait une étonnante faculté de combinaison dans les chiffres et le verbe. Une méthode mnémotechnique dont il gardait le secret lui permettait de retenir tout ce qu’il voulait. Il portait sur lui une liste de dix mille dates historiques qu’il remettait à ses interlocuteurs en leur demandant de l’interroger ; il ne se trompait jamais dans ses réponses.

— Ce qu’il nous faudrait, disait-il au banquier au moment où ils pénétraient dans la salle à manger où il mouvait avec une prodigieuse agilité la masse de son ventre, ce serait une société de banque dont tout le haut personnel fût constitué par des professeurs ou des officiers. Ce serait alors la grande ère des affaires…

— Cela peut venir, dit Blinkine en se caressant la barbe. Supposez que le suffrage universel élise quelques universitaires éloquents ; que l’un d’eux devienne ministre ou rapporteur de la commission des finances ; immanquablement on lui proposera un conseil d’administration ; s’il est allant, il aura vite fait de peupler son affaire de camarades…

— Il nous restera à les persuader. C’est facile : oia képhalé kai enképhalé ouk ékei… Vous m’attendrissez ; nous ne verrons pas cette époque.

— Mais ces jeunes gens la verront peut être.

— Ah ! voilà donc la nouvelle recrue ! Eh ! mais, il a l’air intelligent ce garçon. Allons, mettons-nous à table, cher ami, j’ai une faim d’ogre.

Bernard, sur ses gardes, ne faisait pas un geste qu’il n’eût prévu, ne prononçait pas une parole qu’il n’eût pesée. Il s’appliqua à faire briller le gros homme et à paraître laisser filtrer malgré soi une admiration dont l’expression brutale eût mis celui-ci en éveil ; il se rendit compte avec espoir qu’il ne déplaisait pas. Mais, à la fin du repas :

— Il est habile, ce jeune homme, dit Mr. Mulot en pelant une poire, il est habile. Il a réussi fort subtilement à me faire parler, briller, à témoigner cette admiration presque inapparente qui est la seule flatterie intelligente. Il est habile…

Bernard percé à jour, décontenancé, trembla.

— On va le garder ; c’est un garçon précieux. Vous me disiez, mon cher Blinkine, que d’après son professeur il a une instruction et une volonté extraordinaires.

— Oui, le Frère Maninc que j’ai vu tout à l’heure et chez qui défile tout le monde de la finance en quête d’employés me disait qu’il connaissait à Paris peu d’administrateurs quinquagénaires qui eûssent l’acquis, la sûreté et la promptitude de décision de ce jeune homme.

— Il ne rougit même pas, fit Mulot, c’est bien ça. Je serais d’avis de l’envoyer tout de suite, pour l’essayer, à nos asphaltières du Centre ; il pourrait partir dès demain ; il y restera le temps qu’il faudra. Demain, dans la matinée, venez au bureau de Mr. Blinkine. Nous vous donnerons les instructions nécessaires. C’est donc entendu. Reste la question des appointements. Pour débuter, trois cent cinquante francs par mois, nous verrons ensuite. Évidemment ce n’est pas le Pérou ; si vous étiez marié ça ne s’appellerait pas une fortune. Mais celle-ci viendra si vous tenez ce que vous promettez ; d’ailleurs, je pense d’ores et déjà à certain mariage qui, peut-être… Il est permis d’anticiper… vous voyez qui je veux dire, Blinkine, la petite Orsat ? tout le groupe rappliquerait ; le vieux a la majorité du Syndicat des porteurs d’actions des Carrières du Centre, c’est intéressant. Et pour vous, jeune homme, inespéré ; riche mariage, situation fort belle, vous seriez en selle. Enfin c’est à voir.

Il n’attendit pas l’assentiment de Bernard, la question était réglée pour lui. Il s’entretint d’autre chose avec les convives. Le jeune Rabevel, après le repas, calé dans un fauteuil confortable, admirait furtivement le mobilier massif, l’argenterie, tout le luxe cossu et commode, les tapis moelleux, les draperies, les tableaux aux murs.

— J’ai fait une folie, disait Blinkine, ces Impressionnistes, J’ai payé ça jusqu’à mille francs. On dit que c’est pourtant un bon placement.

— Sûrement, répondit le « marquis », car c’est dégueulasse (il ne craignait pas l’argot) et tout ce qui est dégueulasse prospère. D’ailleurs tout ce qui concerne l’imbécilité ou le vice des hommes fait de l’argent : le jeu, l’alimentation, et le reste (il s’inclina devant Madame Blinkine pour lui faire hommage de sa réticence, du regret qu’il ressentait à n’user point, par respect pour elle, prononcer un mot malsonnant).

Cependant Bernard s’assurait qu’il vivrait un jour dans un luxe pareil. Ah ! prudence, pourtant, prudence… Il pensait tout à coup à ce projet de mariage dont avait parlé Mulot. Son cœur fut terriblement pincé : sans hésitation il renonçait à Angèle, sans hésitation, non sans chagrin, mais cet amour, cette partie vive, certaine de son être et qui ne mourrait qu’avec lui, par quelle aberration avait-il pu croire qu’elle était plus importante que son ambition. « Il vaut mieux pour elle que je ne l’épouse pas, se dit-il, nous serions trop malheureux tous les deux, je ne pourrais pas vivre dans la médiocrité. Je la retrouverai bien ».

Le soir, il reprit Flavie, il n’avait plus de dieu à ménager. Le lendemain matin, à la gare, il trouva Abraham qui l’attendait avec François. Celui-ci était désespéré.

— Elle ne m’aime pas, tu avais raison : de la simple affection. Elle m’a avoué tout cela sans une larme. Je lui ai fait observer qu’elle se ruinait ; ça lui est égal, tout lui est égal. À mon avis, elle doit aimer quelqu’un d’autre. Il s’embarqua désespéré. Bernard se répétait : « elle m’aime vraiment pour se ruiner ainsi » ; il la plaignit un instant. Le regret le rongeait de l’abandonner ; mais enfin l’avenir avait ses exigences. Il annonça aux siens sa nouvelle situation, fit sa malle, embrassa tout le monde sans grande émotion et, le soir même, sans avoir écrit à la malheureuse un seul mot d’adieu, prit le train pour Clermont-Ferrand.