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Racine (Larroumet)/Partie 1/Chap II

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Librairie Hachette (Les Grands Écrivains français) (p. 50-87).

CHAPITRE II

CARRIÈRE THÉATRÂLE

Au moment où Racine était mis en lumière par Alexandre, il avait vingt-cinq ans. Il entrait dans la gloire avec une auréole de jeunesse et de beauté. Les traits de cette noble figure sont bien connus, grâce aux portraits de Santerre et d’Edelinck, souvent reproduits ou imités. Il avait les traits grands et délicats, l’œil humide des voluptueux, le nez aigu des railleurs, une bouche dont le sourire devait être charmant, une expression de vivacité et de réserve. Surmontée de la grande perruque du siècle, cette tête répondait pleinement à l’idée que l’on se faisait alors de la majesté gracieuse. Louis Racine a tracé de son père ce portrait à la plume :

Une cour aimable le trouvoit aimable lui-même et par la conversation et par la figure. Il n’étoit point de ces poètes qui ont un Apollon renfrogné ; il avoit au contraire une physionomie belle et ouverte : Louis XIV la cita un jour comme une des plus heureuses, en parlant des belles physionomies qu’il voyoit à sa cour. À ces grâces extérieures, il joignoit celles de la conversation, dans laquelle, jamais distrait, jamais poète, ni auteur, il songeoit moins à faire paroître son esprit, que l’esprit des personnes qu’il entretenoit. Il ne parloit point le ses ouvrages, et répondoit modestement à ceux qui lui en parloient : doux, tendre, insinuant et possédant le langage du cœur.

Ce portrait empiète sur l’avenir en nous montrant Racine à la cour et complètement formé. Mais, au moment où nous sommes arrivés, les traits physiques et moraux de cette nature devaient être tels que Louis Racine les indique, et le temps ne pouvait que les accentuer. Comme aussi cette beauté, qui résidait surtout dans la douceur et la régularité des lignes, n’avait guère à craindre de l’âge. Vers le temps où son père touchait à la cinquantaine, son fils aîné, Jean-Baptiste, l’a dessiné, avec quelque talent et une fidélité évidente, sur un exemplaire d’Horace que possède la Bibliothèque nationale. Les traits sont légèrement empâtés, mais la beauté reste la même. L’expression a gagné encore en noblesse ; l’œil surtout est admirable de calme et de profondeur.

Avec Andromaque, représentée au mois de novembre 1667, à l’Hôtel de Bourgogne, qui sera désormais son théâtre. Racine abordait vraiment l’antiquité grecque, car, à ce point de vue, la Thébaïde, et même Alexandre, ne comptent guère. Quelques vers d’Homère et de Virgile lui suffisaient pour la pénétrer. Il laissait de côté les deux tragédies d’Euripide, où figure la veuve d’Hector, car il voulait la montrer sous un autre aspect que le tragique grec. Ainsi son sujet lui appartenait tout entier, sauf les noms. En ressuscitant l’âme de la Grèce dans ce qu’elle eut de plus pur, il y mêlait intimement celle de la France monarchique et chrétienne. Il y était encore plus inventeur que dans Iphigénie et Phèdre, où il suivra Euripide de près. Il s’égalera, mais ne se surpassera point, pour la connaissance du cœur, l’habile conduite de l’action, l’énergie et l’harmonie du style.

La duchesse d’Orléans, Henriette d’Angleterre, s’était intéressée à Andromaque avant même la représentation. En lui dédiant sa pièce, le poète se faisait honneur de cet intérêt : « On savoit que Votre Altesse Royale avoit daigné prendre soin de la conduite de ma tragédie. On savoit que vous m’aviez prêté quelques-unes de vos lumières pour y ajouter de nouveaux ornements. » La première, elle l’avait « honorée de quelques larmes ». Cette sorte de collaboration et le suffrage d’une princesse que la cour regardait « comme l’arbitre de tout ce qui se faisoit d’agréable » expliquent que la pièce ait eu l’honneur d’être représentée à la cour, aussitôt après la première représentation à la ville, peut-être même avant.

Le succès fut grand, mais contesté, comme il le sera toujours pour Racine, et, à son ordinaire, le poète ne put se tenir de répondre à ses détracteurs. Il en est deux, le duc de Créqui et le comte d’Olonne, dont il a marqué les noms par deux épigrammes effrayantes de hardiesse. Le grand Condé, qui depuis Alexandre montrait beaucoup de bienveillance à Racine et qui le recevra parmi les familiers de Chantilly, aurait trouvé Pyrrhus « trop violent et trop emporté ». Peut-être Racine faisait-il allusion à ce reproche dans la préface de sa pièce en disant : « Tous les héros ne sont pas faits pour être des Céladons. »

Saint-Évremond s’occupait encore de la nouvelle tragédie, mais il ne retrouvait pas la justesse et l’équité avec lesquelles il avait apprécié Alexandre. La pièce, écrivait-il, « a besoin de grands comédiens, qui remplissent par l’action ce qui lui manque ». Il trouve qu’elle « a bien de l’air des belles choses » et qu’« il ne s’en faut presque de rien qu’il y ait du grand ». Il accorde et retire :

Elle m’a semblé très belle, mais je crois que l’on peut aller plus loin dans les passions, et qu’il y a encore quelque chose de plus profond dans les sentiments que ce qui s’y trouve ; ce qui doit être tendre n’y est que doux, et ce qui doit exciter de la pitié ne donne que de la tendresse. Cependant Racine doit avoir plus de réputation qu’aucun autre après Corneille.

L’explication de ce singulier jugement c’est que, plus Racine dégageait son originalité, plus il éloignait de lui la génération qui avait admiré Corneille. C’est le même sentiment que traduisit à sa manière Mme de Sévigné lorsque, de Vitré, elle écrivait à sa fille, moitié d’après la pièce, moitié d’après les acteurs : « Andromaque me fit pleurer plus de six larmes ; c’est assez pour une troupe de campagne. » En revanche, dit Fontenelle, « les femmes, dont le jugement à tant d’autorité au théâtre français », adoptèrent l’auteur d’Andromaque comme leur poète. Il ajoutait : « J’en excepte quelques femmes, qui sont des hommes. » N’était-ce point le cas pour plusieurs héroïnes de la génération précédente, et même pour Mme de Sévigné, très femme à certains égards, fort peu à d’autres ?

Si le temps n’a pas ratifié ces critiques, du moins avaient-elles leur élévation et leur sincérité. On ne peut, au contraire, voir que basse jalousie et plate sottise dans une parodie, la Folle Querelle, qu’un avocat au Parlement, Subligny, faisait représenter par la troupe de Molière et dans laquelle il avait mis en action la plupart des critiques exprimées sur Andromaque. Racine ne daignait pas nommer Subligny, mais il prenait la peine, dans une préface, de discuter avec ses détracteurs, et il se consolait, comme pour Alexandre, par le jugement général : « Le public m’a été trop favorable pour m’embarrasser du chagrin particulier de deux ou trois personnes. »

Dans un avis au lecteur, d’un tour enjoué et dégagé, Racine a raconté lui-même comment il eut l’idée d’écrire les Plaideurs et le sort qu’obtint la pièce. Ce récit montre le peu d’importance qu’il y attachait. Il avait lu les Guêpes d’Aristophane, et elles l’avaient beaucoup diverti, mais il ne songeait guère à en tirer une comédie, lorsqu’un procès, — que, dit-il, ni ses juges ni lui-même n’entendirent jamais bien et qui avait pour cause, semble-t-il, son prieuré de l’Épinay, — en le familiarisant avec la chicane et en lui montrant les ridicules du Palais, lui fit placer dans le cadre aristophanesque une satire qui résumait ses impressions et le dédommageait de ses ennuis. Il la destinait aux comédiens italiens, parmi lesquels se trouvait le fameux bouffon Scaramouche, et ce ne devait être qu’un canevas à lazzi. Le départ de Scaramouche pour l’Italie et les conseils de ses amis le déterminèrent, non sans résistance, à écrire une vraie pièce pour les comédiens français. « Je leur dis que j’aimerois beaucoup mieux imiter la régularité de Ménandre et de Térence que la liberté de Plaute et d’Aristophane. » Cependant, « moitié en l’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre », ses amis lui firent commencer la pièce, et elle « ne tarda guère à être achevée ». Ces amis étaient le petit groupe qui se réunissait au Mouton blanc, notamment Boileau, sorti d’une famille de greffiers, et Furetière, qui aimait tant à dauber sur les gens du Palais. Mais si la matière des Plaideurs a pu être traitée par plusieurs mains, la forme est visiblement d’une seule.

La pièce parut au mois de novembre 1668 et fut mal accueillie : « On examina d’abord mon amusement, dit Racine, comme on auroit fait une tragédie. Ceux même qui s’y étoient le plus divertis eurent peur de n’avoir pas ri dans les règles, et trouvèrent mauvais que je n’eusse pas songé plus sérieusement à les faire rire. » Peut-être aussi les gens du Palais avaient-ils cabale contre la pièce. Heureusement, un mois après, à la cour, le roi y riait de tout son cœur, et les courtisans l’imitaient. En rentrant de Versailles au milieu de la nuit, les comédiens vinrent réveiller le poète pour lui dire la bonne nouvelle et causèrent beaucoup d’émoi dans sa rue : on avait cru d’abord à son arrestation pour offense à la magistrature. L’opinion de la ville suivit celle de la cour, et, depuis, les Plaideurs ont retrouvé chez tous les publics l’accueil de Louis XIV.

Il y a loin de cette amusante comédie aux grandes pièces de Molière et même au Menteur de Corneille, encore plus loin au modèle grec. Racine ne pouvait emprunter à Aristophane la portée sociale des Guêpes, la licence de leur plaisanterie, leur fantaisie lyrique. Il donnait une physionomie toute française et parisienne au sujet grec. Pour les caractères, il se contentait de joindre au juge Dandin, copie réduite de Philocléon, celui de l’Intimé, le plus original de la pièce, la silhouette de Petit-Jean, les caricatures de Chicanneau et de la Comtesse. Son Léandre est pâle à côté de Bdélycléon, et il forme avec Isabelle un couple conventionnel d’amoureux à l’italienne. D’autre part, si le Menteur n’offre pas un fond bien solide, son style franc et dru fait paraître celui des Plaideurs, d’ailleurs si gai et si vif, un peu grêle en sa finesse. Quant aux comédies de Molière, à cette date de 1668, elles avaient élevé le genre au plus haut, car elles comprenaient déjà le Misanthrope et Tartufe, sans parler de l’École des Femmes et de l’Avare. Racine lui-même faisait bon marché de sa pièce. « Si le but de ma comédie, disait-il, étoit de faire rire, jamais comédie n’a mieux attrapé son but. » Mais il ajoutait : « Ce n’est pas que j’attende un grand honneur d’avoir assez longtemps réjoui le monde. »

L’opinion indiquée par ces derniers mots dépasse les Plaideurs et atteint la comédie toute entière ; elle est parfaitement injuste, car la hiérarchie des genres ne peut rien contre celle des œuvres : le Misanthrope vaut Phèdre. Racine donnait dans la même erreur que Molière sacrifiant la tragédie à la comédie. Mais cela montre que, si l’on peut regretter que Corneille n’ait fait qu’une comédie, le regret doit être moindre pour Racine. Il y avait chez l’auteur des Plaideurs une ironie et une finesse qui se tournaient en satire mordante, comme le prouvent tout ce que nous savons de son caractère, les deux lettres sur Port-Royal, de nombreux passages de la correspondance et les quelques épigrammes authentiques qui nous sont parvenues de lui, mordantes à plaisir. Il y avait aussi le don du rire franc, le sentiment des situations plaisantes, le trait vif, l’aptitude à la bouffonnerie la plus réjouissante. Mais, outre que la profondeur comique est absente des Plaideurs, on n’y trouve pas davantage le sérieux, la pitié, le sentiment des grands contrastes, qui sont une part, et la plus haute, de la comédie. Racine avait ces dons, mais il les réservait pour la tragédie, où il en trouvait un emploi plus conforme à sa nature, ironique à la surface, sérieuse au fond. Dès qu’il réfléchissait, le rire s’éteignait ; il voyait l’homme et la vie à la lumière de la morale austère que la nature et l’éducation avaient formée en lui, et qui, voilée par la vie mondaine, veillait au fond de son âme. Il tournait le comique en tragique, comme dans quelques traits de son Andromaque et de son Pyrrhus, dans les ruses effrayantes de Mithridate amoureux, dans l’attitude féline de Néron aux écoutes.

Autant Racine tenait à dire que les Plaideurs avaient été pour lui un divertissement sans importance, autant, lorsqu’il revenait à la tragédie, avec Britannicus, il s’empressait de déclarer pour sa nouvelle pièce qu’il s’était efforcé « de la rendre bonne ». Dans la seconde préface de la pièce, il déclarait : « Voici celle de mes tragédies que je puis dire que j’ai le plus travaillée. » Britannicus excitait la grande attente que ne pouvait manquer de produire le nouvel ouvrage d’un auteur déjà célèbre. Au début d’une de ses nouvelles, Artémise et Poliante, Boursault nous a laissé un compte rendu de la première représentation, fort intéressant en lui-même, malgré sa forme prétentieuse et lourde. Elle eut lieu le 13 décembre 1669. Une exécution capitale en place de Grève, faisant concurrence à la tragédie, avait éloigné du théâtre « tout ce que la rue Saint-Denis a de marchands qui se rendent régulièrement à l’hôtel de Bourgogne pour avoir la première vue de tous les ouvrages qu’on y représente ». Il y avait des vides dans la salle. Cependant « tous ceux qui se mêlent d’écrire pour le théâtre » étaient là, car la nouvelle pièce « ne (les) menaçait pas moins que de mort violente ». On remarquait surtout Corneille, « tout seul dans une loge ». En revanche, au parterre, un « admirateur de tous les nobles vers de M. Racine, fit tout ce qu’un véritable ami d’auteur peut faire pour contribuer au succès de son ouvrage ». Cet admirateur, semble-t-il, était Boileau, le juge de franche et visible impression : « Son visage, qui à un besoin passeroit pour un répertoire du caractère des passions, épousoit toutes celles de la pièce l’une après l’autre, et se transformoit comme un caméléon à mesure que les acteurs débitoient leur rôle. »

Les sentiments des connaisseurs étaient partagés, les uns dénigrant sans merci les caractères, les autres très touchés par le dénouement, mais tous s’accordant à trouver « les vers fort épurés ». Au total, Boursault conclut que « la pièce n’a pas eu tant de succès qu’on s’en étoit promis ».

Racine s’est montré jusqu’ici fort impatient des critiques ; cette fois, il est exaspéré. Dans ses deux préfaces, il se défend avec une colère vibrante. Les termes de mépris se pressent sous sa plume à l’égard de ceux qui s’efforcent « de le décrier ». « Il n’y a point de cabale qu’ils n’aient faite, point de critique dont ils ne se soient avisés. Il y en a qui ont pris même le parti de Néron contre moi. » Il en veut surtout à Corneille, moins pour ce qu’il a pu dire que pour l’usage que les envieux font de ce grand nom. Dans son irritation, il oublie qu’il a été l’agresseur. Déjà, dans les Plaideurs, il s’était amusé à parodier quelques vers du Cid :

Ses rides sur son front gravoient tous ses exploits.
Viens, mon sang, viens, ma fille !…
Achève, prends ce sac…

« Quoi, disait Corneille, ne tient-il qu’à un jeune homme de venir tourner en ridicule les plus beaux vers des gens ? » Cette fois, le jeune homme oublie tout à fait le respect qu’il doit à son grand devancier. Puisqu’on lui oppose la poétique de celui-ci, il la juge à son tour. On trouvera, dans la seconde partie de cette étude, le passage et sa discussion. Ce qui est plus grave qu’une erreur de jugement et des boutades d’auteur piqué, ce qui touche le caractère de Racine, c’est qu’il est injurieux pour la personne même de son rival. Il reprend à son sujet ce que dit Térence « d’un vieux poète malintentionné, malevoli veteris poetæ, qui venoit briguer des voix contre lui jusqu’aux heures où l’on représentoit ses comédies. » Il réparera plus tard ces torts envers Corneille. Il ne se contentera pas de lui rendre justice en conversation privée et de dire à son fils Jean-Baptiste, avec une modestie excessive : « Corneille fait des vers cent fois plus beaux que les miens. » En recevant, le 2 janvier 1685, Thomas Corneille à l’Académie, il traitera le grand Corneille de « personnage véritablement né pour la gloire de son pays, comparable aux Eschyles, aux Sophocles, aux Euripides. »

Saint-Evremond, d’autant plus sévère que le jeune poète s’élevait plus haut, lui accordait, cette fois encore, quelques éloges parcimonieux et concluait par cette opinion singulière : « Je déplore le malheur de cet auteur d’avoir si dignement travaillé sur un sujet qui ne peut souffrir une représentation agréable. » L’erreur était lourde, surtout de la part de l’homme qui avait parlé si justement du sens de l’histoire dans la tragédie, à propos d’Alexandre. Il était évident, au contraire, que cette fois Racine abordait la tragédie historique avec un même sens de l’histoire et du théâtre ; que, pour un coup d’essai, il égalait Corneille sur son propre terrain ; que si Corneille s’était élevé dans Horace à la hauteur de Tite-Live, avec Britannicus Racine rivalisait avec Tacite, « le plus grand peintre de l’antiquité » ; que, « rempli de la lecture de cet excellent historien », il montrait de Rome et de l’Empire une intelligence telle que, non seulement Corneille, mais Shakespeare, n’en surpassent pas la profondeur.

Boileau lui-même, malgré son attitude à la première représentation, — si c’est bien lui que désigne Boursault, — ne fut pas entièrement juste. Il trouvait que Britannicus était « la pièce de Racine dont les vers sont les plus finis », et que l’auteur « n’avait jamais fait de vers plus sentencieux », c’est-à-dire plus nourris de pensée. En revanche, il critiquait au dénouement l’entrée en religion de Junie, comme peu conforme aux mœurs romaines, et il trouvait « Britannicus trop petit devant Néron ».

Il semble que la pièce fut arrêtée dès la huitième représentation, après un demi-succès. Elle se releva, comme Racine le constate fièrement au début de la seconde préface : « Les critiques se sont évanouies ; la pièce est demeurée. » En attendant, le poète avait obtenu l’approbation de Colbert. Il semble aussi qu’elle fit sur Louis XIV une vive impression, s’il est vrai que, beau danseur et aimant à figurer dans les ballets de la cour, il ait renoncé depuis Britannicus à un divertissement qui pouvait rappeler Néron se donnant « en spectacle aux Romains ».

Britannicus était sorti d’une profonde étude de Tacite. Une courte phrase de Suétone donnait à Racine le sujet de Bérénice. Il a raconté, dans la préface de la pièce, pour quelles raisons d’art ce sujet l’avait séduit : « Nous n’avons rien de plus touchant chez tous les poètes », et il est « extrêmement simple ». Son âme tendre y retrouvait le thème mélancolique de la séparation, illustré par Virgile et Catulle : Bérénice et Titus renouvelaient dans l’histoire l’aventure fabuleuse de Didon et d’Enée, d’Ariane et de Thésée. En outre, il pouvait y tenter l’ambition qu’il nourrissait depuis longtemps de composer une tragédie « avec cette simplicité d’action qui a été si fort du goût des anciens », et « faire quelque chose avec rien ».

Le choix de ce sujet avait aussi une cause dont le poète ne dit rien. Cette pièce, dédiée au grave Colbert, avait été inspirée par Henriette d’Orléans. Alors que Racine attribue son choix à des raisons purement poétiques, il est certain que sa protectrice le lui avait indiqué, tandis qu’elle en faisait autant pour Corneille et, par un vrai jeu de prince, provoquait ainsi entre les deux poètes un duel où tous les avantages étaient pour Racine. Henriette avait été aimée de Louis XIV, et la politique avait traversé cet amour. Une autre qu’elle, Marie Mancini, avait eu pareille aventure avec le roi. Par une complication de sentiments bien féminine, il plaisait à Henriette de voir ces deux romans enveloppés dans une même fiction. Elle était sûre de ne pas déplaire au roi, qui autorisait les poètes à célébrer ses amours par allégorie. Henriette était morte lorsque les deux pièces furent représentées, celle de Racine le 21 novembre 1670, celle de Corneille le 28 du même mois.

Très bien jouée à l’Hôtel de Bourgogne, avec une nouvelle interprète qui va tenir une grande place dans l’histoire du théâtre, comme dans celle de Racine, Mlle Champmeslé, Bérénice eut un grand succès d’émotion. L’auteur le constatait avec complaisance : « Je ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont la trentième représentation a été aussi suivie que la première. » Cependant, malgré cette satisfaction, le ton de la préface est piqué. C’est que la pièce avait été discutée, et que Racine souffrait la critique avec une impatience croissante. Saint-Évremond approuvait de moins en moins, et le poète eut sans doute l’écho de l’opinion qui, plus tard, fut ainsi formulée : « Dans le Titus de Racine, vous voyez du désespoir où il ne faudroit qu’à peine de la douleur. » Les femmes, pour qui un pareil sujet est peut-être le plus intéressant de tous ceux que le théâtre et le roman peuvent traiter, approuvaient de tout cœur le rôle de Bérénice, mais il s’en trouvait pour faire des réserves sur l’ensemble de la pièce. Mme Bossuet écrivait à Bussy-Rabutin : « Jamais femme n’a poussé si loin l’amour et la délicatesse qu’a fait celle-là. Mon Dieu ! la jolie maîtresse ! et que c’est grand dommage qu’un seul personnage ne puisse faire une bonne pièce ! La tragédie de Racine seroit parfaite. »

Le roi daignait témoigner que Bérénice lui avait plu ; le grand Condé l’approuvait sans réserve et appliquait à la pièce ces deux vers tirés de la pièce même :

Depuis trois ans entiers chaque jour je la vois
Et crois toujours la voir pour la première fois.

En revanche, des personnages de haut rang, à qui le poète déclarait « qu’il se ferait toujours gloire de plaire », lui reprochaient cette simplicité même qu’il avait « recherchée avec tant de soin », tout en déclarant qu’ils avaient été touchés. Il leur répondait avec une déférence ironique et pincée : « Je les conjure d’avoir assez bonne opinion d’eux-mêmes pour ne pas croire qu’une pièce qui les touche et leur donne du plaisir puisse être absolument contre les règles… Toutes ces règles sont d’un long détail, dont je ne leur conseille pas de s’embarrasser. Ils ont des occupations plus importantes. »

Ses meilleurs amis faisaient eux-mêmes des réserves. Chapelle résumait la pièce en deux vers de chanson :

Marion pleure, Marion crie,
Marion veut qu’on la marie.

Boileau déclarait « qu’il eût bien empêché son ami de se consumer sur un sujet aussi peu propre à la tragédie que Bérénice, s’il avoit été à portée de le dissuader de promettre qu’il le traiteroit ».

Racine ripostait directement, avec une vigueur cinglante, à un petit écrit, minutieux et pédant, de l’abbé de Villars. Quant au peuple des critiques, il leur témoignait son mépris avec une impatience et une dureté qui n’ont pas été dépassées :

Toutes ces critiques sont le partage de quatre ou cinq petits auteurs infortunés, qui n’ont jamais pu par eux-mêmes exciter la curiosité du public. Ils attendent toujours l’occasion de quelque ouvrage qui réussisse pour l’attaquer. Non point par jalousie. Car sur quel fondement seroient-ils jaloux ? Mais dans l’espérance qu’on se donnera la peine de leur répondre, et qu’on les tirera de l’obscurité où leurs propres ouvrages les auroient laissés toute leur vie.

À la rentrée de Pâques 1670, une jeune actrice d’origine rouennaise, Mlle des Mares, femme du comédien Champmeslé, était entrée avec son mari à l’Hôtel de Bourgogne. Elle y débutait par le rôle d’Hermione, celui-là même que Mlle du Parc avait joué d’original. Mlle Champmeslé avait alors vingt-huit ans. Au témoignage des frères Parfaict, elle n’était pas régulièrement jolie : « Sa peau n’étoit pas blanche et elle avoit les yeux extrêmement petits et ronds. » En revanche, elle était « d’une taille avantageuse, bien prise et noble », et ses défauts « étoient, pour ainsi dire, effacés par les grâces naturelles répandues sur toute sa personne ». Surtout, elle possédait la plus grande des séductions théâtrales, une voix enchanteresse. En l’entendant, « on étoit forcé de verser des larmes, quelque force d’esprit qu’on eût, et quelque violence qu’on se fît sur soi-même ». La Fontaine lui disait :

Est-il quelqu’un que votre voix n’enchante ?
S’en trouve-t-il une autre aussi touchante,
Une autre allant si droit au cœur ?

D’une courte phrase, Mme de Sêvigné résume ces divers témoignages : « Elle est laide de près, mais, quand elle dit des vers, elle est adorable. » Louis Racine, qui a pour la Champmeslé la rancune d’un fils vertueux pour une ancienne passion de son père, lui accorde la beauté, mais lui refuse l’esprit : « Cette femme, dit-il, n’étoit point née actrice. La nature ne lui avoit donné que la beauté, la voix et la mémoire ; du reste, elle avoit si peu d’esprit, qu’il falloit : lui faire entendre les vers qu’elle avoit à dire, et lui en donner le ton. » Mais, d’autre part, nous voyons, parmi les familiers de la comédienne, Boileau, qui ne fut jamais aveuglé par l’amour, la Fontaine, qui lui écrivait des délicieuses lettres, de celles que l’on adresse seulement aux femmes capables de les apprécier, Charles de Sévigné, qui avait beaucoup d’esprit, nombre de brillants seigneurs. On peut conclure de tant de témoignages, divers et contradictoires, que la Champmeslé était jolie et spirituelle.

Ce qui, en revanche, n’est mis en doute que par Louis Racine, c’est qu’elle était une merveilleuse comédienne, qu’elle tirât son talent de son propre fonds ou qu’elle le dût aux leçons de Racine, diseur et lecteur incomparable : « Comme il avoit formé Baron, dit Louis Racine, il avoit formé la Champmeslé, mais avec beaucoup de peine. Il lui faisoit d’abord comprendre les vers qu’elle avoit à dire, lui montroit les gestes et lui dictoit les tons, que même il notoit. » Ceci est en complète contradiction avec ce que les frères Parfaict racontent des débuts de l’actrice. Lorsqu’elle prit le rôle d’Hermione, Racine, craignant qu’il ne fût mal joué par une débutante, avait refusé de la voir et de lui donner ses conseils avant la représenlation ; mais, la pièce finie, transporté d’admiration, « il courut à sa loge, et lui fit à genoux des compliments pour elle et des remerciements pour lui ».

Dès lors, elle créa tous ses grands rôles. Non seulement elle fut à la hauteur de tous, mais elle leur prêta son propre charme, et fut vraiment collaboratrice du poète. Cette union a été consacrée avec une incomparable justesse de termes en des vers célèbres par Boileau. Il semble même que Racine ait écrit pour lui plaire et tirer tout le parti possible de son talent cet admirable rôle de Phèdre, rôle d’« étoile » s’il en fût, qui se subordonne et écrase tous les autres. Elle l’avait prié, disent les frères Parfaict, « de lui donner un rôle où toutes les passions fussent exprimées ; M. Racine chercha quelque temps, et il s’arrêta au sujet de Phèdre. »

Ce qui est aussi certain que le talent de l’actrice, c’est la passion que le poète éprouva pour elle. Louis Racine est encore le seul à la mettre en doute. Dès le début, leur liaison était non seulement publique, mais acceptée. On verra tout à l’heure ce qu’en dit Mme de Sévigné. La Fontaine, écrivant à l’actrice, lui en parle comme de la chose la plus naturelle du monde. Bien longtemps après, Boileau rappelait à Racine les nombreuses bouteilles de vin de Champagne bues par le mari de l’actrice, « vous savez, ajoutait-il, aux dépens de qui ».

Mlle Champmeslé, facile à Racine, l’était à nombre d’autres en même temps ; quant à son mari, le joyeux amateur de Champagne, c’était le plus accommodant des hommes. Une épigramme d’une extrême liberté, que Boileau fit sur un mot de Racine, montre Champmèslé vivant dans les meilleurs termes avec sa femme et le sixième

De six amants contents et non jaloux.

Outre Racine, ces « six amants » étaient, successivement ou ensemble, le comte de Revel, le marquis de la Fare, le comte de Clermont-Tonnerre et Charles de Sévigné. Au milieu de ces multiples intrigues, la comédienne évoluait avec beaucoup d’adresse. À la suite d’une conversation avec M. de Revel, Mme de Sévigné écrivait : « Les manœuvres de la Champmeslé, pour conserver tous ses amants, sans préjudice des rôles d’Atalide, de Bérénice et de Phèdre, font passer cinq lieues de pays fort aisément. » Sans y entendre malice, La Fontaine lui écrivait à elle-même : « Que font vos courtisans ?… Charmez-vous l’ennui, le malheur au jeu, toutes les autres disgrâces de M. de la Fare ? et M. de Tonnerre, rapporte-t-il toujours au logis quelque petit gain ? »

Aux amants se joignaient nombre d’amis, car la maison de la comédienne « étoit le rendez-vous de plusieurs personnes de distinction de la Cour et de la Ville, aussi bien que des plus célèbres auteurs du temps ». La Fontaine y fréquentait assidûment, avec le grand regret de n’être qu’un ami, et aussi le grave Boileau, qui, lui, ne demandait pas davantage. On y soupait avec une gaieté dont Mme de Sévigné, confidente de son fils et appelant la « petite comédienne » sa « belle-fille », parle avec un mélange de terreur et d’admiration : « Ce sont des soupers délicieux, c’est-à-dire des diableries. » Une grande familiarité y régnait. La Fontaine rappelle les « mots » et les « brocards » dont « l’honorait » M. de Tonnerre, et Boileau, écrivant trente ans après à M. de Revel, lui disait : « Trouvez bon que je vous parle aujourd’hui sur ce ton familier auquel vous m’aviez autrefois accoutumé chez la fameuse Champmeslé. »

Le mot de Racine, tourné en épigramme par Boileau, montre assez que, dans cette joyeuse société, le poète s’accommodait aisément du partage. Cependant, il était fort capable de jalousie. Avec Mlle du Parc il avait éprouvé avec force un sentiment qui est la dignité de l’amour. On peut donc s’étonner de sa longue patience avec Mlle Champmeslé. C’est peut-être qu’il l’aimait de l’amour facile qu’inspirent souvent les professionnelles de la galanterie.

Lorsque vint l’heure de la rupture, un peu avant la retraite théâtrale, cette séparation ne dut avoir rien de bien douloureux, quoi qu’en disent les frères Parfaict, d’après lesquels la trahison de la Champmeslé, découverte au bout de sept ans, aurait mis Racine au désespoir et aurait été une des causes de sa retraite.

Le souvenir laissé par l’actrice au poète était assez tranquille pour lui faire commettre, onze ans après la rupture, un singulier manque de tact. Le 16 mai 1698, il écrivait à son fils, avec lequel il n’aurait jamais dû aborder un tel sujet :

M. de Rost m’apprit avant-hier que la Champmeslé étoit à l’extrémité, de quoi il me parut très affligé ; mais ce qui est le plus affligeant, c’est de quoi il ne se soucie guère apparemment, je veux dire l’obstination avec laquelle cette pauvre malheureuse refuse de renoncer à la comédie, ayant déclaré, à ce qu’on m’a dit, qu’elle trouvoit très glorieux pour elle de mourir comédienne. Il faut espérer que, quand elle verra la mort de plus près, elle changera de langage, comme font d’ordinaire la plupart de ces gens qui font tant les fiers quand ils se portent bien.

Deux mois après, il revenait en ces termes sur ce sujet :

Je vous dirai en passant que je dois réparation à la mémoire de la Champmeslé, qui mourut avec d’assez bons sentiments, après avoir renoncé à la comédie, très repentante de sa vie passé, mais surtout fort affligée de mourir.

Il n’y a pas de conversion qui puisse excuser ce ton-là

De Bérénice à Bajazet, qui fut représenté aux environs du 5 janvier 1672, la différence est grande, à tous les points de vue. De Rome, la scène passe à Constantinople et de l’histoire ancienne à l’histoire contemporaine ; le drame succède à l’élégie, et une « grande tuerie », comme disait Mme de Sévigné, remplace la séparation mouillée de larmes. Au lieu de reprocher au génie de Racine quelque monotonie, il faudrait plutôt admirer une variété et une souplesse qui vont de la mythologie à l’empire romain, font alterner une reine juive avec un sultan, Mithridate avec Iphigénie, et remontent jusqu’aux demi-dieux de la Fable avant d’aborder le Dieu de la Bible.

Que le sujet de Bajazet soit vrai ou ait pour seul fondement les récits fantaisistes d’un ambassadeur, M. de Cézy, la hardiesse de Racine n’en est pas diminuée. C’était toujours un sujet contemporain, c’est-à-dire une tentative originale, et, quoique les Turcs fussent peu connus, il y fallait un grand souci de vérité. L’éloignement géographique ne remplaçait qu’en partie celui du temps, condition habituelle de la tragédie française. L’innovation du poète semblera plus audacieuse encore, si l’on admet la conjecture assez vraisemblable d’après laquelle, à travers Bajazet et Roxane, il aurait évoqué Christine et Monaldeschi.

À cette nouveauté du sujet se joignait une telle beauté d’exécution que les partis pris et l’envie se trouvèrent un moment désarmés. Mme de Sévigné, avant d’avoir vu le nouveau spectacle, constatait à contre-cœur l’admiration générale, quitte à épiloguer ensuite. La suite de ses sentiments est amusante et montre bien la lutte que se livraient en elle l’admiration involontaire pour Racine et la partialité cornélienne. Elle écrit d’abord à sa fille : « Racine a fait une comédie qui s’appelle Bajazet et qui enlève la paille ; vraiment elle ne va pas en empirando comme les autres. M. de Tallard dit qu’elle est autant au-dessus de celles de Corneille que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer : voilà ce qui s’appelle bien louer ; il ne faut pas tenir les vérités cachées. Nous en jugerons par nos yeux et nos oreilles.

Du bruit de Bajazet mon âme importunée


fait que je veux aller à la comédie ». Elle y va donc, mais, enthousiaste pour l’interprète, elle est tiède pour la pièce :

La comédie de Racine est belle, nous y avons été. Ma belle-fille m’a paru la plus merveilleuse comédienne que j’aie jamais vue…. Bajazet est beau ; j’y trouve quelque embarras sur la fin ; il y a bien de la passion, et de la passion moins folle que celle de Bérénice : je trouve cependant, à mon petit sens, qu’elle ne surpasse pas Andromaque ; et, pour ce qui est des belles comédies de Corneille, elles sont autant au-dessus…. Croyez que jamais rien n’approchera (je ne dis pas surpassera) des divins endroits de Corneille.

Mais elle n’est pas sûre que tout le monde pense comme elle, et par deux fois elle éprouve le besoin de prêcher encore sa foi cornélienne : « À propos de comédie, voilà Bajazet. Si je pouvois vous envoyer la Champmeslé, vous trouveriez cette comédie belle ; mais, sans elle, elle perd la moitié de ses attraits. Je suis folle de Corneille… Il faut que tout cède à son génie. » Et enfin le passage fameux, si injuste et si amusant dans son injustice :

Le personnage de Bajazet est glacé ; les mœurs des Turcs y sont mal observées ; ils ne font point tant de façons pour se marier ; le dénouement n’est point bien préparé : on n’entre point dans les raisons de cette grande tuerie. Il y a pourtant des choses agréables, et rien de parfaitement beau, rien qui enlève, point de ces tirades de Corneille qui font frissonner. Ma fille, gardons-nous bien de lui comparer Racine, sentons-en la différence. Il y a des endroits froids et faibles, et jamais il n’ira plus loin qu’Alexandre et qu’Andromaque. Bajazet est au-dessous, au sentiment de bien des gens, et au mien, si j’ose me citer. Racine fait des comédies pour la Champmeslé : ce n’est pas pour les siècles à venir. Si jamais il n’est plus jeune, et qu’il cesse d’être amoureux, ce ne sera plus la même chose. Vive donc notre vieil ami Corneille ! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et sublimes beautés qui nous transportent : ce sont des traits de maître, qui sont inimitables ; Despréaux en dit encore plus que moi ; en un mot, c’est le bon goût : tenez-vous-y.

Au reste, dans l’intervalle, un mot d’ordre avait circulé, et il venait de Corneille. Segrais raconte à ce sujet :

Étant une fois près de Corneille, sur le théâtre, à une représentation de Bajazet, il me dit : « Je me garderois bien de le dire à d’autres que vous, parce qu’on diroit que j’en parlerois par jalousie ; mais, prenez-y garde, il n’y a pas un seul personnage dans le Bajazet qui ait les sentiments qu’il doit avoir et que l’on a à Constantinople ; ils ont tous, sous un habit turc, le sentiment qu’on a au milieu de la France.

Segrais retourne la remarque au profit de son interlocuteur. C’était l’argument favori des cornéliens, celui que Saint-Évremond avait formulé le premier à propos d’Andromaque.

Mais les critiques étaient noyées dans un tel flot d’admiration que Racine, cette fois, ne laissa voir aucune aigreur. Ses deux préfaces sont parfaitement calmes. Cela ne l’empêchait pas de répondre directement à ses censeurs : « La principale chose à quoi je me suis attaché, ç’a été de ne rien changer ni aux mœurs ni aux coutumes de la nation ; et j’ai pris soin de ne rien avancer qui ne fût conforme à l’histoire des Turcs. » Entendons par là l’histoire générale, car il semble bien qu’il a trop pris au sérieux ses autorités, le comte de Césy et le chevalier de Nantouillet. Par une vue très juste, il établissait le droit de la tragédie à remplacer l’éloignement dans le temps par l’éloignement dans l’espace : « L’éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps. » Et il s’autorisait de l’exemple d’Eschyle traitant le sujet des Perses. Pour les sentiments, ramenant avec une grande sûreté de vues la question à son point capital, il constatait que l’on trouvait dans sa pièce ce qu’il y a de plus essentiellement turc : « l’éternelle oisiveté » du sérail exaltant l’amour et la jalousie, dans le mépris musulman de la mort.

Aux premiers temps de l’Académie française, un bagage assez mince suffisait pour y entrer et la désignation du roi était docilement suivie. Une carrière dramatique comme celle qui, en huit ans, de 1664 à 1672, avait produit six tragédies et une comédie d’un mérite éclatant, aurait pu suffire à Racine. La bienveillance déclarée de Louis XIV fit le reste. Il fut admis, à sa première tentative, et reçu le 12 janvier 1673, le même jour que Fléchier et l’abbé Gallois. Colbert assistait à la séance. Si jamais homme, par la finesse de l’esprit et la délicatesse du goût, comme aussi par un talent de diction demeuré célèbre, fut merveilleusement doué pour l’éloquence académique, c’était Racine. Il le prouva plus tard, notamment en 1685, lorsqu’il reçut Thomas Corneille et rendit à la mémoire de Pierre l’admirable hommage que l’on sait. Cependant, son début lut des plus ternes : « Le remerciement de mon père, dit Louis Racine, fut fort simple et fort court, et il le prononça d’une voix si basse que M. Colbert n’en entendit rien, et que ses voisins même en entendirent à peine quelques mots. » Ce malheureux discours ne s’est pas retrouvé.

Le lendemain, 13 janvier, est la date probable de la première représentation de Mithridate. Plus encore que pour Bajazet, l’envie se trouva réduite au silence. Mme de Coulanges, écrivant à Mme de Sévigné, prenait en ces termes sa part de l’enthousiasme général : « Mithridate est une pièce charmante ; on y pleure, on y est dans une continuelle admiration ; on la voit trente fois, on la trouve plus belle la trentième que la première. » Le poète pouvait donc, une fois de plus, parler de sa pièce d’un ton uni. Toutefois, le reproche d’infidélité historique lui tenait à cœur, et il consacrait toute une préface à le réfuter : « Tout le monde, disait-il, reconnaîtra aisément que j’ai suivi l’histoire avec beaucoup de fidélité. » Et il rappelait en détail ses autorités.

À la cour, plusieurs représentations de Mithridate avaient lieu coup sur coup. Le compte rendu par le Mercure de celle du 9 mai, donnée à Saint-Cloud, chez Monsieur et Madame, recevant la dauphine nouvellement mariée, est précieux pour l’histoire de la tragédie au xviie siècle :

Le lieu qui devoit servir de théâtre étoit préparé dans l’ancien salon. Des paravents d’une grande beauté, entre lesquels étoient des guéridons d’argent, portant des girandoles garnies de bougies, faisoient la décoration de ce théâtre. Entre chaque guéridon on voyoit des pots remplis de toutes sortes de fleurs avec des vases et des cuvettes d’argent. Au fond du théâtre, il y avoit une manière d’amphithéâtre dressé dans la grande croisée qui regarde Paris. Cet amphithéâtre étoit plein de girandoles garnies de bougies, de vases et d’autres ouvrages d’argent remplis de fleurs.

Dans une page fameuse, Taine a marqué le rapport qui existe entre la pompe élégante de la tragédie racinienne et le luxe royal au milieu duquel elle était jouée. Pour saisir ce rapport au complet, il suffit de parcourir les gravures d’Israël Silvestre et de Lepautre, représentant les fêtes de Versailles. Mais cette vue ingénieuse n’accorde-t-elle pas trop d’importance au cadre que la tragédie classique recevait à la cour ? Le même genre s’accommodait aussi des salles misérables du Marais et de l’Hôtel de Bourgogne, ces salles en forme de rectangle, avec leurs décors élémentaires, la scène encombrée de spectateurs, les loges incommodes, le parterre debout, l’éclairage de chandelles fumeuses. L’élégance et la pompe étaient surtout dans l’esprit du poète et de son public.

Avec Mithridate, Racine n’avait pas réussi seulement, comme dans Britannicus, à reproduire la grandeur de l’histoire. Il avait fait parler l’héroïsme de manière à rivaliser avec Corneille. La grandeur d’âme de Louis XIV trouvait particulièrement à se satisfaire dans la nouvelle tragédie. Onze ans après, en 1684, Dangeau constate que, de toutes les pièces, non seulement de Racine, mais de la « comédie Françoise », c’est encore Mithridale « qui lui plaît le plus ». Les héros sentaient de même : ainsi Charles XII et le prince Eugène de Savoie.

D’Andromaque à Mithridate, Racine avait traité un sujet grec, mais avec une grande liberté d’invention ; à trois reprises il avait profondément pénétré l’histoire romaine ; il avait deviné l’Orient contemporain. Avec Iphigénie et Phèdre, il va s’attacher étroitement aux modèles grecs. Dans la pleine possession de son génie, il tente une lutte respectueuse avec les œuvres où il voit la plus pure expression de l’art dramatique. Le choix même de ces modèles atteste la profondeur de son admiration. Il n’essaye pas de lutter avec Sophocle, dont la perfection lui semble inimitable ; il s’attache à Euripide, plus accessible.

La légende d’Iphigénie a deux aspects, l’un gracieux, l’autre terrible, que les tragiques grecs ont combinés. Lucrèce, qui l’a résumée en quelques vers d’une sombre beauté, n’en a voulu montrer que l’horreur. Dans sa préface, par l’énumération de ces divers modèles, Racine montre qu’il les a tous médités ; mais, en suivant Euripide, il pouvait mettre en lumière ce qu’il aimait par-dessus tout, une lutte des sentiments : le conflit, dans l’âme d’Agamemnon, du devoir royal et de l’amour paternel.

Il semble, du reste, que la légende d’Iphigénie le préoccupait depuis longtemps. Le plan en prose du premier acte d’une Iphigénie en Tauride, retrouvé dans ses papiers, est peut-être antérieur à l’Iphigénie en Aulide. Il se serait décidé pour la seconde, d’après un contemporain, parce que la première « n’avait point de matière pour un cinquième acte ». Il est plus probable qu’il fut séduit par la poignante délibération morale et aussi par le charme de jeunesse que lui offrait l’Iphigénie d’Aulis.

On vient de voir pour Mithridate une représentation de la pièce dans les salons de Saint-Cloud. Ce rapport entre l’œuvre, les spectateurs et le décor, réalisé pour Mithridate peu de temps après la première représentation à Paris, Iphigénie le montre dès sa première apparition, car la pièce fut jouée d’original à Versailles, le 18 août 1674, au milieu des « divertissements donnés par le Roi à toute sa cour, au retour de la conquête de la Franche-Comté ». Cette fois, la représentation avait lieu en plein air, dans un de ces salons de verdure qui prolongeaient les palais royaux. La description de Félibien complète, pour Iphigénie, celle que le Mercure donnait de Mithridate :

La décoration représentoit une longue allée de verdure où, de part et d’autre, il y avoit des bassins de fontaines, et, d’espace en espace, des grottes d’un travail rustique, mais travaillé très délicatement. Sur leur entablement régnoit une balustrade où étoient arrangés des vases de porcelaine pleins de fleurs ; les bassins des fontaines étoient de marbre blanc, soutenus par des tritons dorés, et dans ces bassins on en voyoit d’autres plus élevés qui portoient de grandes statues d’or. Cette allée se terminoit dans le fond du théâtre par des tentes qui avoient rapport à celles qui couvroient l’orchestre ; et au delà paraissoit une longue allée, qui étoit l’allée même de l’Orangerie, bordée des deux cotés de grands orangers et de grenadiers, entremêlés de plusieurs vases de porcelaine remplis de diverses fleurs. Entre chaque arbre il y avoit de grands candélabres et des guéridons d’or et d’azur

qui portoient des girandoles de cristal, allumées de plusieurs bougies. Celte allée finissoit par un portique de marbre ; les pilastres qui en soutenoient la corniche éioient de lapis, et la porte paroissoit toute d’orfèvrerie. Sur ce théâtre,… la troupe des comédiens du Roi représenta la tragédie d’Iphigénie, dernier ouvrage du sieur Racine, qui reçut de toute la cour l’estime qu’ont toujours les pièces de cet auteur.

Une suite d’estampes gravées par Lepautre nous montre les six journées des fêtes. On y voit les représentations de l’Alceste de Quinault et du Malade imaginaire de Molière. Il est regrettable que l’artiste ne nous ait pas laissé également celle d’Iphigénie. Du moins nous a-t-il conservé le somptueux décor dans lequel « le roi des rois » parut devant Louis XIV.

Le succès fut éclatant et unanime, un succès d’émotion que Robinet constatait en son style burlesque : La cour, dit-il, fut « toute pleine de pleureurs ». Paris voyait à son tour la nouvelle pièce dans les premiers jours de janvier 1675 et lui faisait le même accueil que Versailles. Boileau a consacré le souvenir des pleurs versés devant cet « heureux spectacle ». La critique était réduite à se taire. Un acharné détracteur du poète, Barbier d’Aucour, dans son Apollon charlatan, continuait ses froides plaisanteries sur d’autres thèmes, mais, pour Iphigénie, il lui était impossible, malgré qu’il en eût, de nier l’évidence :

Elle fait chaque jour par des torrents de pleurs
Renchérir les mouchoirs aux dépens des pleureurs.

Un jésuite homme de goût, Pierre de Villiers, constatait que, en concentrant l’intérêt sur un rôle de jeune fille, « le grand succès de l’Iphigénie a désabusé le public de l’erreur où il étoit qu’une tragédie ne pouvoit se soutenir sans un violent amour ». Il voyait encore plus juste et semblait prévoir l’avenir en émettant l’avis que des pièces saintes pouvaient plaire, « pourvu qu’elles soient conduites par d’excellents auteurs, qui aient assez de génie pour en soutenir la majesté ».

Le principal reproche adressé jusqu’ici à Racine, l’insuffisance de la vérité historique, ne trouvait plus cette fois à s’appliquer. Le sujet ne comportait que du pathétique et de la grandeur. Les réserves que la pièce pouvait soulever — trop de noblesse chez Iphigénie et Agamemnon, trop de galanterie chez Achille — n’étaient pas de celles qui s’offraient au goût du temps. La France monarchique et polie se reconnaissait dans ce tableau. Racine put donc, pour la première fois, goûter sans mélange d’amertume la douceur de son triomphe. Plus encore que celle de Mithridate, la préface d’Iphigénie est calme et unie. Le poète constate, lui aussi, le succès d’émotion et en rapporte modestement le principal honneur à son modèle grec : « Le goût de Paris, dit-il, s’est trouvé conforme à celui d’Athènes. Nos spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce. » Il se borne à justifier, sur l’autorité de Pausanias, sa principale addition à la donnée d’Euripide, le rôle d’Eriphyle.

S’il n’était pas possible d’enrayer le succès d’Iphigénie, ne l’était-il pas de le détourner, en empruntant le même sujet ? Un confrère de Racine à l’Académie française, Le Clerc, eut cette idée ingénieuse, de concert avec Coras, une obscure « victime de Boileau ». Bien vite les deux compères se mettaient à l’œuvre, et, le 24 mai 1675, ils faisaient représenter une Iphigénie sur le théâtre Guénégaud. L’œuvre était misérable. Non seulement les plagiaires volaient Racine, mais encore Rotrou, auteur d’une Iphigénie qui n’avait été d’aucun secours à Racine. Avaient-ils eu seuls cette idée, ou leur avait-elle été soufflée ? On ne sait, mais il est à remarquer qu’ils faisaient ainsi le premier essai de la manœuvre qui allait être reprise contre Phèdre. Le procédé n’était pas encore assez parfait pour aboutir ; une seconde tentative en tirera le plein effet. En attendant, l’Iphigénie de Le Clerc et Coras tombait lourdement. Pour toute vengeance, Racine laissait courir la méprisante épigramme que l’on sait.

Dans les derniers mois de 1676 et même, sans doute, avant cette époque, on savait que Racine travaillait à un nouveau sujet, imité de l’Hippolyte couronné, d’Euripide. La pièce était représentée à l’Hôtel de Bourgogne le Ier janvier 1677, sous le titre de Phèdre et Hippolyte. Deux jours après, le théâtre de la rue Guénégaud donnait Phèdre et Hippolyte de Pradon. Cette concurrence était le fait d’une cabale enragée de haine et de jalousie. Nous allons la voir à l’œuvre.

Iphigénie avait mis en action une lutte de sentiments dans le cœur des mêmes personnages. Ce genre de ressorts dramatiques n’était pas nouveau dans le théâtre de Racine ; Andromaque et surtout Bérénice les avaient déjà employés. Mais ils se trouvaient combinés avec d’autres ou secondaires. Dans Iphigénie, ils sont dominants ; dans Phèdre, ils vont régler toute la pièce. Le poète a lui-même exposé son dessein dans sa préface :

Je n’ose encore assrer, disait-il, que cette pièce soit la meilleure de mes tragédies. Je laisse aux lecteurs et au temps à décider de son véritable prix. Ce que je puis assurer, c’est que je n’en ai point fait où la vertu soit plus mise en jour que dans celle-ci… C’est là proprement le but que tout homme qui travaille pour le public doit se proposer ; et c’est ce que les premiers poètes tragiques avoient en vue sur toute chose. Leur théâtre étoit une école où la vertu n’étoit pas moins bien enseignée que dans les écoles des philosophes.

Ainsi, non seulement la vertu, c’est-à-dire la lutte contre les passions, est représentée de parti pris dans Phèdre, mais le poète veut la proposer à l’imitation.

Ce dessein n’est pas plus exceptionnel chez Racine que chez ses contemporains. Corneille et Molière parlent comme lui. Jamais la théorie de l’art pour l’art ne fut moins en honneur qu’en ce temps-là. Tous les poètes ont l’intention de faire du théâtre « une école de vertu ». Mais cette intention est plus ou moins affichée ; elle est moins visible dans le Cid que dans Cinna, dans Rodogune que dans Pompée ; surtout, si elle est dans le Misanthrope et Tartufe, elle n’est rien moins qu’apparente dans les Fourberies de Scapin et le Médecin malgré lui. Avec Racine lui-même, elle ne ressort guère de Britannicus, de Bajazet et de Mithridate, où la morale de l’auteur inspire la pièce, mais ne s’y marque pas expressément. L’intention morale qui était au fond d’Andromaque et de Bérénice ressort plus nettement dans Iphigénie ; elle est ouvertement déclarée dans Phèdre.

De là ce que Racine appelle modestement « la route un peu différente de celle d’Euripide qu’il a suivie pour la conduite de l’action ». En réalité, tout en « prenant son sujet » au poète grec et même « en enrichissant sa pièce de tout ce qui lui a paru le plus éclatant dans la sienne », il a profondément transformé le caractère principal, celui de Phèdre, — qui, bientôt, donnait son seul nom à la pièce, primitivement appelée, comme on vient de le voir, Phèdre et Hippolyte, — alors que, dans la tragédie grecque, Hippolyte est le protagoniste.

Dans ce rôle de Phèdre, il mettait au premier plan ce qui est secondaire dans la pièce grecque, l’horreur que Phèdre éprouve pour le crime et sa lutte contre elle-même. Par là, Racine, au sujet duquel un jésuite contemporain, dans une dissertation en forme, posait la question de savoir « s’il était poète et s’il était chrétien », rattachait directement son théâtre à la morale chrétienne. Bien plus, il éprouvait le besoin de recourir à la morale janséniste. Il faisait de la grâce le ressort de sa pièce. La grâce, c’est la faveur de Dieu, nécessaire au chrétien pour éviter le mal. C’est elle qui manque à Phèdre, « malgré soi perfide et incestueuse », disait Boileau, « engagée, disait Racine lui-même, par sa destinée et par la colère des dieux, dans une passion illégitime, dont elle a horreur toute la première ». Là est l’originalité de la Phèdre française. Mais ce n’est pas ce que la majorité des contemporains y vit d’abord. Il fallut même que ceux dont Racine voulait surtout gagner le suffrage, ses anciens maîtres, fussent avertis. Quant à ceux qui allaient reprendre avec succès contre Phèdre le moyen essayé déjà contre Iphigénie, la partie morale de la nouvelle pièce était leur moindre souci.

Sous ses diverses formes, articles du seul journal littéraire qu’il y eut alors, le Mercure, ou dissertations spéciales, la critique se montrait très sévère pour Phèdre. Donneau de Visé en louait les vers, mais, pour le sujet, il estimait qu’on aurait bien fait a d’en épargner l’horreur aux spectateurs français ». Subligny condamnait de même le sujet, s’acharnait contre les caractères, se répandait sur le style en lourdes facéties et pédantes chicanes. Pradon ne se contentait pas de rivaliser en vers avec Racine ; il l’attaquait en prose et s’écriait : « Voilà une grande fortune pour notre siècle de voir courir une femme après le fils de son mari ! » C’est pourtant le même sujet qu’il traitait de son côté.

Ce fatras d’envie et de haine a été résumé et jugé par Boileau, dans quelques vers de la plus belle pièce qu’il ait écrite. Il est probable que les ennemis de Racine n’auraient pas obtenu pour Phèdre plus de résultats de leurs efforts que pour les tragédies antérieures, sans la cabale puissante que forma la duchesse de Bouillon. La duchesse était une Mancini. Elle avait l’esprit et l’orgueil de sa famille. Elle était instruite, aimait les vers, en faisait volontiers et recevait une société brillante où se mêlaient grands seigneurs et poètes, comme jadis à l’Hôtel de Rambouillet. La Fontaine, qui allait partout où il se trouvait bien, en était ; Molière y avait été reçu ; Corneille y venait encore. Le premier reprochait respectueusement à la duchesse son goût de la dispute littéraire :

Les Sophocles du temps et l’illustre Molière
Vous donnent toujours lieu d’agiter quelque point.
Sur quoi ne disputez-vous point ?

Avec son goût pour Molière et Corneille, il n’était pas surprenant qu’elle n’aimât guère Racine. D’autant que ce goût s’étendait aussi aux précieux de petit talent et de grande vanité, comme Segrais et Benserade, qui avaient Racine en horreur. Agressive et impérieuse, la duchesse était une ennemie redoutable et, comme dit Saint-Simon, « un tribunal avec lequel il falloit compter ». Son frère, le duc de Nevers, n’aimait pas davantage Racine et, par surcroît, détestait Boileau.

Un bel esprit femelle, la prétentieuse et fade Mme Deshoulières, précieuse invétérée, offrit à la duchesse l’instrument dont elle avait besoin pour nuire à Racine. Elle lui procura un jeune poète rouennais, Pradon, auteur de deux médiocres tragédies et fort capable d’en faire une troisième sur commande. Il fut prêt au temps voulu. La duchesse loua les premières loges pour les six premières représentations de chaque pièce. Par ce moyen, qui lui coûta quinze mille livres, elle faisait le plein à celle de Pradon et le vide à celle de Racine. En conséquence, « les six premières représentations, rapporte Louis Racine, furent si favorables à la Phèdre de Pradon et si contraires à celle de mon père, qu’il étoit près de craindre pour elle une véritable chute… La bonne tragédie rappela enfin les spectateurs. » Il semble que Racine, connaissant la main qui menait cette campagne et la sachant peu scrupuleuse, ait prié Louis XIV de lui éviter cette concurrence. Louis XIV resta dans son rôle en l’autorisant. Cette démarche montre du moins l’inquiétude du poète. Malgré le succès final, il demeura ulcéré.

D’autant plus qu’un moment il avait pu craindre pour sa personne. Le soir même où sa Phèdre était représentée, la cabale se réunissait chez Mme Deshoulières et composait en collaboration le sonnet fameux :

Dans un fauteuil doré, Phèdre, tremblante et blême,
Dit des vers où d’abord personne n’entend rien…

Très ordurier et fort médiocre, ce sonnet n’est méchant que d’intention. Toute différente est la réponse que Racine, piqué au vif, fit aussitôt sur les mêmes rimes, avec la collaboration de Boileau, peut-être aussi de quelques grands seigneurs de ses amis. Elle était d’une hardiesse encore plus directe et sanglante que les épigrammes lancées, à propos d’Andromaque, contre d’Olonne et Créqui :

Il n’est ni courtisan, ni guerrier, ni chrétien,


y était-il dit du duc de Nevers. Quant à sa sœur, on rappelait une accusation d’inceste jadis portée contre elle.

Le scandale de cette riposte fut aussi grand que l’était la distance sociale entre les deux parties. Le duc de Nevers, furieux, riposta par un nouveau sonnet qui se terminait par une menace

… De coups de bâton donnés en plein théâtre.


On voit, par une lettre de Bussy, quels étaient dans l’affaire les sentiments de l’opinion titrée : « Bien que ces injures fussent des vérités, elles dévoient attirer mille coups d’étrivières à des gens comme ceux-là. » Les deux poètes ne se piquaient ni l’un ni l’autre du courage alors réservé aux nobles et aux gens d’épée, et ils avaient grand’peur. Le grand Condé intervint et leur fit adresser ce billet par son fils M. le Duc : « Si vous n’avez pas fait le sonnet, venez à l’hôtel de Condé, où Monsieur le Prince saura bien vous garantir de ces menaces, puisque vous êtes innocents, et si vous l’avez fait, venez aussi à l’hôtel de Condé, et Monsieur le Prince vous prendra de même sous sa protection, parce que le sonnet est très plaisant et plein d’esprit. » Cependant, quelque temps après, Pradon faisait courir le bruit que Boileau avait été bâtonné. Le grand Condé intervenait encore et faisait dire au duc de Nevers « qu’il vengeroit comme faites à lui-même les insultes qu’on s’aviseroit de faire à deux hommes qu’il aimoit ». Cette fois, l’affaire était terminée.

Nous en avons comme le résumé poétique et la morale littéraire dans l’épître de Boileau « sur l’utilité des ennemis ». Malheureusement, malgré les chaleureuses consolations de son ami, Racine conservait une impression décourageante qui, jointe à d’autres causes, allait l’écarter du théâtre pendant douze ans. Phèdre devait être sa dernière tragédie profane. Il conservera pour ce chef-d’œuvre persécuté une préférence qui s’exprimait encore après Athalie. Boileau lui demandant « quelle étoit celle de ses tragédies qu’il estimoit le plus », il répondait : « Je suis pour Phèdre et M. le prince de Condé est pour Athalie. » Mais recommencer pareille tentative, même pour un pareil succès, lui était désormais impossible, par suite d’une résolution dont il reste à chercher les causes assez diverses.